CHAPITRE V

Dans lequel je fais mon entrée dans le journalisme,
 et presque aussitôt ma sortie !

Lutèce-Midi est en veilleuse en cette fin de dimanche. La grande boîte est silencieuse. Dans le hall d’entrée, il y a un vieillard à barbiche qui lit la dernière édition épinglée au mur et un huissier revêche, dans un box vitré, sérieusement occupé à ne rien faire, ce qui est plus malaisé qu’on ne l’imagine. Le mec en question serait chauve s’il n’avait collé à la Seccotine ses dix-huit derniers cheveux.

Je me pointe vers sa cage et il me regarde arriver avec dégoût, comme si je sortais d’une fosse à purin.

— Mouais ? demande-t-il.

— Le rédacteur en chef est-il ici ?

— Non.

— Je voudrais voir l’un des secrétaires de rédaction, en ce cas.

— C’est pourquoi ?

— Je lui expliquerai moi-même…

— Il est occupé !

— Il le sera bien davantage quand je l’aurai vu !

Comme il reste en catalepsie, je lui montre ma carte. Ce bœuf dominical la contemple sans émoi.

— Allons, pépère, grommelé-je, un bon mouvement : annoncez-moi. Mon blaze, c’est San-Antonio, ça se prononce comme ça s’écrit !

Il réprime un gros rot de bébé repu et décroche son bigophone.

— M. Quillet est ici ? demande-t-il.

On lui répond qu’il est au marbre. Il sonne le marbre. Cette fois il brûle, si je puis oser cette métaphore. Le marbre ! Voilà qui est de circonstance. J’adresse une pensée respectueuse aux deux habitants de Magny qui attendent dans la terre glaise qu’on s’occupe d’eux. Le moment est venu de faire des concessions !

— Monsieur Quillet ? Y a là un commissaire San-Antonio qui veut vous causer !

Il écoute, hoche la tête.

— Il va vous recevoir dans dix minutes…

— Parfait, mais je tiens à vous préciser deux choses, cher monsieur…

Ses sourcils font la toiture chinoise.

— Ah ! Mouais ?

— Mouais. Primo, je ne suis pas « un » commissaire San-Antonio, mais « le » commissaire San-Antonio. Ensuite, je ne veux pas causer à ce monsieur, mais seulement lui parler…

Il est si ahuri que l’un de ses cheveux se décolle sous l’effet de la transpiration.

Je rejoins le vieillard à barbiche près du panneau où est affiché Lutèce-Midi d’hier. Le vioque ligote le feuilleton. Ça s’intitule Yvan Duvan ou le Roman d’un publiciste.

La barbiche du vieux tremblote. Ça doit être certainement très poignant. Le genre de littérature qui donne du courage aux petites gens en leur prouvant que n’importe qui peut faire fortune, à condition d’avoir le téléphone, un porte-documents et une boîte aux lettres aux Champs-Élysées.

Une main vigoureuse s’abat sur mon épaule.

— Qu’est-ce que tu fous là ?

Je décris un mouvement pivotant et je reconnais la petite Blagapar qui, à Lutèce-Midi, s’occupe des « Ragots de la pipelette » sous la haute direction de Manon Ilescié. Amusant personnage que miss Blagapar. Pantalon d’homme, blouson de cuir, coiffure à la Marlon, pas de maquillage, toujours rasée de frais, ayant droit au monocle à l’œil ; bref on a envie d’entonner le God Save the Gouine en l’apercevant.

Je fais jouer mon omoplate et je lui dédie un sourire qui n’a pas plus de chances d’atteindre son cœur qu’une fusée Atlas n’en a d’atteindre la Lune.

— J’attends d’être reçu par un certain Quillet.

— T’as rancart avec Roger ?

— S’il se prénomme Roger, oui !

— Qu’est-ce que tu lui veux ?

— Fais jouer tes cellules, beau gosse… Que veux-tu qu’un poulet veuille à un journaleux ? Un tuyau, parbleu !

— Tu tombes bien, parce que Quillet, justement c’est une encyclopédie !

— Oh ! dis, tu ne fais pas relâche le dimanche, toi au moins. T’as la boutade facile. C’est même de l’extraforte, comme chez Bornibus !

— Mince, tu parles latin, San-A. !

Elle a sur les épaules un duffel-coat dont un clodo ne voudrait pas comme oreiller.

— Monte dans mon burlingue, y a du feu, plaisante cette ravissante erreur de la nature.

Un ascenseur ultrarapidos nous entraîne dans une folle ascension.

Les couloirs sont vides comme la poubelle d’un chômeur. Blagapar (dite Aïoli pour les dames) ouvre une lourde.

— Installe-toi !

Je pose la partie essentielle de moi-même dans un fauteuil nucléaire plus moelleux qu’un discours de chanoine.

— Ça marche, les amours ? m’enquiers-je poliment.

— Je me plains pas, assure Aïoli. J’ai recueilli une veuve ces derniers temps… Depuis le french cancan on n’a rien trouvé de mieux que le noir pour vous flageller l’imagination.

Mais cette chère petite a son job chevillé au corps.

— Tu n’aurais pas un écho pour la rubrique, San-Antonio ?

— P’t-être, fais-je, mystérieux. Mais je doute que votre directeur général le trouve à son goût.

— Vas-y, implore-t-elle.

— Non, ma beauté. Avec cet écho-là, je n’ai qu’à aller à France-Soir et ma fortune est faite.

J’ajoute :

— La mienne, mais pas la vôtre.

La voilà qui se transforme en point d’interrogation, comme la publicité de Bic.

— Me fais pas languir, flic à la noix, sinon j’annonce dans toutes les éditions de demain que tu vas épouser Pauline Carton !

À cet instant son bignou retentit. Elle décroche.

— Oui, Roger, dit-elle, il est là. Et ce saligaud joue les sphinx, viens donc m’aider à le dénoyauter !

 

Le dénommé Quillet fait son entrée trois minutes plus tard.

C’est un maigre au visage en forme d’enseigne de notaire. Il porte deux pulls et une longue jaquette caca d’oie à boutons de nacre.

— Voici l’illustre San-Antonio, présente Aïoli en bourrant calmement une pipe ; le flic qui résout les problèmes avant qu’ils lui soient posés.

Elle pointe le tuyau de sa bouffarde vers l’arrivant.

— Et ce truc-là, c’est Quillet, le roi de la mise en page. Suivant l’abondance des nouvelles, il fait d’un vol de clapier quatre colonnes à la une ou trois lignes à la cinq !

Nous nous serrons la louche, Quillet et moi. Il a les doigts noircis par l’encre d’imprimerie. Je m’essuie discrètement à mon mouchoir.

— Vous désirez me voir, commissaire ?

— En toute franchise j’aurais préféré le rédacteur en chef, mais vous pourrez peut-être m’affranchir.

— Tu sais, gouaille Aïoli, il a sa licence de droit et il est sélectionné pour un prochain Télé-Match !

— Qu’est-ce que vous désirez savoir ? demande sardoniquement le fabricant de coquilles, les résultats sportifs d’aujourd’hui ?

« En match de coupe, Sète a battu Troyes par 7 à 3 !

— Spirituel, admets-je, faudra que je m’abonne.

Je n’aime pas cette bouille en grain de courge. C’est le genre de mec qui se croit malin parce qu’il est le premier à savoir que Macmillan a la rubéole ou que Brigitte Bardot va se faire opérer des amygdales. Il ne songe pas un instant que deux plombes plus tard tous les lecteurs de son baveux en sauront autant que lui.

— Alors, San-A., implore Aïoli, tu annonces la couleur ?

— Je voudrais savoir quel est l’endoffé qui s’occupe du concours dans votre usine à bobards.

— Mais au fait, c’est vrai ! clame Quillet ; c’est un de vos subordonnés qui s’est farci la cabane, cette année !

— Dommage qu’elle soit hantée, dis-je, sibyllin comme Tarquin-le-Superbe.

— Hantée ? demande Quillet, croyant à une astuce.

Pour se donner une contenance, il frotte ses pompes de croco avec la housse d’une machine à écrire. Pendant ce temps, la championne du gigot à l’ail toutes catégories fabrique de la fumée malodorante avec son incinérateur de poche.

Je n’ai pas envie de me laisser manœuvrer par ces marchands de scandales.

— Permettez, c’est moi qui questionne…

— Vous vous croyez dans votre bureau de la maison Royco ? remarque Quillet.

Si je ne me retenais pas, je lui ferais becqueter du cartilage de main droite aux marrons.

— Écoutez, Quillet, dis-je, conciliant en surface, mais vachement en renaud de l’intérieur, quand je vous aurai affranchi sur ce qui m’amène – à condition naturlich que vous soyez sage – vous n’aurez rien de plus pressé que de cavaler à Notre-Dame pour y faire fondre à ma santé des cierges gros comme mes cuisses.

— Ah mouais ?

— Mouais. Et autre chose encore, cher gaspilleur de papier, si vous continuez à le prendre sur ce ton, je change de crémerie. Et si je change de crémerie à cause de vous, en l’apprenant votre diro vous filera dehors tellement vite que vous n’aurez pas le temps d’aller décrocher votre imper ; après ça, le seul emploi auquel vous pourrez postuler sera celui de vidangeur, à condition toutefois que vous vous cloquiez une fausse barbe et que vous changiez d’identité.

Aïoli se trémousse.

— Tu ne vois donc pas que c’est grave, eh ! apôtre ? lance-t-elle à son collègue.

Quillet me paraît impressionné tout de même.

— Mais sapristi, c’est vous qui faites des mystères ! grogne-t-il, si vous nous disiez ce que…

— Alors on reprend tout à la base : qui s’occupe de ce bon Dieu de concours ?

La môme Blagapar fait entendre un hennissement. Au fait, c’est vrai qu’elle ressemble à Gélinotte.

— C’est lui, justement, dit-elle. Il en a eu l’idée. Bonne affaire pour notre cher petit canard. La direction lui a voté de l’augmentation à cause de cette trouvaille de génie.

M’est avis que je suis tombé pile, les mecs !

Je regarde mon chétif vis-à-vis, m’apprêtant à le déguster… Avant de l’attaquer par la base, je m’approche de la croisée. J’aperçois Félicie, bien sage, à l’intérieur, qui lit la revue du Touring Club de France en m’attendant.

La journée agonise. Les enseignes commencent à justifier ce surnom de Ville Lumière que les gars de Saint-Symphorien-d’Ozon ont donné à la capitale un jour qu’il y avait panne de secteur dans leur patelin.

Je m’assieds sur le burlingue d’Aïoli.

— Comment organisez-vous ce concours ?

— Vous ne lisez donc pas notre journal ?

— Il n’a pas cet honneur. Alors ?

— Eh bien, le concours est financé par une firme. Cette année, c’était par les nouilles Levantre !

— Qui achète la « maison de vos rêves » ?

— L’homme d’affaires du journal. Il soumet une liste de propriétés à vendre correspondant à l’esprit du concours à la direction publicitaire de la firme et ensemble ils choisissent le gros lot, vu ?

— Cette liste de maisons à brader est constituée par qui ?

— Par notre homme d’affaires. Il me montre les photos des propriétés et je fais une présélection.

— Vous avez vu la carrée de Magny ?

— En photo seulement.

Je réfléchis.

— L’adresse de l’homme d’affaires, please ?

— Me Barbautour, 69, rue de la Pompe.

Je note.

— O.K., merci.

Quillet me cramponne par un bouton de ma veste.

— Eh ! dites, commissaire de mes choses, à votre tour de vous mettre à table !

— Oh ! très juste. Eh bien voilà. Je pendais la crémaillère chez mon heureux gagnant de subordonné ; mine de rien, nous avons voulu faire un peu de jardinage, ce qui nous a permis de mettre au jour les restes de deux personnes : un homme et une femme.

Aïoli glapit :

— Qu’est-ce que tu débloques ?

— Ceci pour vous dire le parti que vos petits confrères peuvent tirer de ça. Lutèce-Midi, le journal qui offre des maisons bourrées de cadavres à ses lecteurs ! Votre concours est dans le lac, mes chéris !

« Vous allez être la risée des chansonniers…

Quillet perd sa morgue. (Et pourtant il en faudrait une pour y fourrer nos trouvailles.)

— San-Antonio, il faut absolument écraser ça !

— Tiens ! dis-je à Blagapar, il se réveille, le calibreur de boniments !

L’autre est plus pâle que toutes les laiteries suisses réunies.

— Faites quelque chose, quoi ! ronchonne-t-il.

— Ah oui, et quoi ? On va récupérer les quidams et on distribue leurs os aux médors du quartier en guise de susucre ? L’art d’utiliser les restes, hein ?

— Alors ?

— Vous pourriez p’t-être commencer par un coup de grelot au grand boss pour le mettre au parfum, son avis est intéressant. Des fois que le cher vénérable n’aurait pas la même optique que vous ?

— Il va me jouer Manon, soupire Quillet.

— Il te le jouera en version intégrale s’il apprend que tu lui as fait des cachotteries ! promet Aïoli, pour qui rien de ce qui concerne les réactions masculines n’est étranger.

L’escogriffe se décide. Il est sur les rives de la débine, le Quillet illustré, à la confluence de la pestouille, là où l’on aperçoit les premiers contreforts de la mouise.

Il se voit déjà offrant ses bons et aloyaux services dans les rédactions et ce futur ne l’enthousiasme pas. Pierre Larousse n’amasse pas mousse ; voilà ce qu’il se dit, Quillet, le chérubin aux mains noires.

— Je crois que vous avez raison, bavoche-t-il.

Il sort son Hermès de sa chaussette et cherche le tube privé du big boss. D’un doigt qui laisserait une collégienne de marbre, il compose le numéro de Simon Persavéça, le diro de Lutèce-Midi.

C’est un larbin qui débouche le flacon. Il dit que Monsieur est en java avec le ministre des Affaires en cours. Quillet, téméraire en diable, objecte que c’est grave. Bref, il obtient son appareil à refuser les augmentations. L’autre doit être vachement pète-sec je vous le garantis. Il parle comme on crache. Les trompes d’Eustache à Quillet se fripent comme la robe d’une jeune fille violentée.

— Monsieur le directeur, un événement de la plus haute importance pour le journal… Non, non, monsieur le directeur, ce n’est pas la guerre avec le grand-duché de Luxembourg… Cela concerne uniquement notre maison !

Notre maison ! Il en a de chouettes, comment qu’il se cramponne à ce pluriel, le grain de courge. Un pluriel, comme dit l’autre, qui commence à devenir singulier. Il s’en sert pour bercer son espoir.

— … Il est indispensable que je vous voie, monsieur le directeur ! Comment ? Parfaitement… Bien…

Il remet l’écouteur au portemanteau.

— Il NOUS attend, fait-il.

— D’après ce qu’ai cru piger, c’est vous qu’il attend, cher Quillet.

— Je pense que vous saurez mieux que moi lui exposer… heu… Vous me comprenez ?

— Tu parles, Jules !

— Je vais me laver les mains.

Il se trisse. Je reste en tête à tête avec Aïoli. Elle caresse rêveusement ses moustaches en tétant sa pipe.

— J’espère que ton petit pote n’emploie pas Omo, fais-je.

— Pourquoi ?

— Parce que, comme avec Omo, la saleté s’en va, il ne resterait plus grand-chose de sa personne. Tu parles d’un roquet hargneux…

Elle se marre.

— Il est malheureux en ménage, explique-t-elle, sa bergère fait des fugues, comme Bach, et ça l’aigrit un peu, mais à part ça, il est plutôt bon cheval.

Elle tape sa pipe sur son talon plat.

— Dommage que cet événement se produise chez vous, tu te rends compte d’une exclusivité, San-Antonio ?

— Très bien, merci et toi ?

— Y a des moments où je regrette d’être fidèle.

— C’est ton côté Castro, ma vieille. Ça et la barbe, voilà vos points communs à tous les deux. C’est au cigare que la divergence s’amorce… Lui n’aime que le havane et toi que la pipe.

Retour de Quillet, mains propres, haleine fraîche, cravate nouée, veston sport à boutons de cuir. C’est pas encore la gravure de mode, mais ça n’est déjà plus le faf de gogues.

— J’y suis, déclare-t-il.

Je prends congé d’Aïoli.

— Tu ne fais pas partie de la caravane ?

— Non, faut que je trouve des échos pour la chronique… En ce moment, c’est mollasson.

— Ah oui ? Brigitte Bardot est entrée au couvent et Bernard Buffet est malade ?

Elle soupire.

— Tu ne peux pas savoir ce que c’est que ce turbin, San-A. Malgré les apparences, il ne se passe rien dans le monde. Rien de neuf du moins, et il faut que nous fassions croire à nos lecteurs qu’il est plein d’imprévu et de fantaisie.