Dans lequel je me traite par le mépris
À midi, le thermomètre est descendu à 38,4 mais je me sens dans les vapes. Félicie insiste pour faire venir le toubib.
Le docteur Théo est presque un ami of the San-Antonio’s family. Il m’a mis au monde, ce qui lui vaudrait la Légion d’honneur s’il ne l’avait déjà au titre de la Santé publique.
Je dis à M’man que c’est d’accord, car je sais qu’elle ne vivra pas tant que le bon doc n’aura pas assuré que dans quarante-huit plombes je pourrai tortorer du bœuf mode et grimper les bergères qui ne sont pas allergiques à mon charme.
Le toubib pioge à trois rues de notre pavillon. Il accourt. C’est un grand balèze aux cheveux de neige, avec des lunettes d’or et les oreilles décollées.
— Comment vas-tu, mon petit ? demande-t-il, car il est fort distrait.
— J’attends que vous me le disiez, doc !
Il rit.
Rien que sa présence calme les affres de Félicie. Elle croit en lui comme en Notre-Dame de Lourdes.
Un coup de périscope dans la descente et son diagnostic déboule, archiprévu.
— Une petite angine.
Il ordonne un truc en « ine », puis on se met à blaguer. Le bigophone retentit en coulisse. Félicie va décrocher. Quand elle revient, son front est obscurci.
— C’est l’inspecteur Lavoine, Antoine. Il m’a dit de t’apprendre que le dénommé Ange Ravioli a été assassiné cette nuit.
Je bondis.
— Quoi ?
Du coup je ne sens plus ma gorge, ma fièvre, mon mal de tête. J’oublie la présence du toubib et son ordonnance. Me voilà hors du pageot…
— Tu es fou ! s’écrie M’man ; veux-tu vite te recoucher…
— Plus tard, fais-je. Il faut absolument que j’aille là-bas.
— Ce n’est pas raisonnable, déclare sévèrement Théo, tu risques des complications…
— Elles viennent de se produire, les complications, doc ! Faites confiance…
— Mais…
Tout en m’habillant frénétiquement, je lui dis :
— Donnez-moi seulement de quoi me doper un peu pour aujourd’hui et je vous promets que demain je resterai dans les torchons.
— Quelle drôle de vie tu mènes, grogne le praticien.
Il ouvre sa trousse noire, farfouille dedans et lance sur mon lit une petite boîte plate.
— Trois cachets par jour. Mais ça ne te permettra que d’exploiter tes réserves, il n’y a pas de miracle, tu sais.
— O.K., doc, vous êtes un chef !
— Il se tuera au travail, gémit Félicie.
Je balance une œillade au doc.
— Bast ! il est solide comme du roc, ma chère amie, console Théo. N’oubliez pas que vous avez des coureurs du Tour de France qui continuent la course avec des angines.
Je me débarbouille façon chat de gouttière et je calte avec un cache-col de soie au cou sans m’être rasé.
*
Lavoine sourit.
— J’étais certain que vous viendriez, patron.
C’est beau d’être un meneur d’hommes. Seulement, ça implique pas mal d’obligations parmi lesquelles celle de n’être jamais malade.
— Merci pour ta foi ; accouche !
— Des motards ont découvert Ravioli sur la route de Pontoise au volant de sa chignole. Il a été buté d’une balle dans la tronche. La balle a traversé la tête et pulvérisé le pare-brise de son américaine, c’est ce qui a attiré l’attention des vestes de cuir.
— À quel endroit était l’auto ?
— À l’entrée de la ville. Bien remisée sur le bas-côté de la route avec ses feux de position. Le corps avait glissé sur la banquette et on aurait pu croire qu’il dormait. Sans ce pare-brise éclaté, il y serait peut-être encore.
— Quelle heure, le décès ?
— D’après les premières constatations du légiste, il aurait eu lieu entre minuit et deux heures…
J’adresse une pensée émue à ce bon Aquoix Serge qui fut absent de son domicile entre onze heures et trois heures. J’ai grande envie de lui parler en tête à tête.
Mais l’instant des conversations intimes n’est pas encore venu.
— Des empreintes dans la guinde d’Ange ?
— Les copains du labo s’en occupent ; seulement, les empreintes dans une voiture, vous savez ce que c’est ? Il y en a tellement que pour mettre ça en ordre…
— Calibre du pétard ?
— Un neuf millimètres, c’est pour ça que la balle a perforé la boîte crânienne de part en part. Un calibre de cette importance, vous pensez ! Il lui manque la moitié de la tirelire, au Ravioli. Il est vraiment à la sauce tomate !
L’image me cloque mal au cœur. Bonté divine, ce que je me sens vasouillard. J’ai l’impression d’avoir la tronche dans de l’eau chaude…
— Passe-moi un verre d’eau, bonhomme.
Je gobe un des cachetons au docteur Théo. Avec toute la daube qu’on avale de nos jours dès que ça ne carbure pas rond, je m’étonne que la moyenne de vie soit augmentée.
Je reste un moment, la bouille dans les pognes, à essayer de surmonter ma défaillance. Et puis je comprends que ça n’est pas avec des produits pharmaceutiques que j’arriverai à tenir le choc aujourd’hui. Pour se doper, on n’a trouvé qu’un seul vrai système et c’est à celui-ci qu’il faut revenir toujours dans notre vacherie de turbin.
— Descends chez le marchand d’oubli, en face, et ramène-moi un plein verre de whisky sans flotte ni glace, vieux.
Il sourit.
— Les grands remèdes ?
— Pour les petits maux, c’est idéal.
Tandis qu’il est parti, je sonne le labo.
— Vous avez les photos que je vous ai données à développer hier ?
— Oui, m’sieur le commissaire.
— Qu’attendez-vous pour me les descendre ?
— Elles ne sont pas fameuses.
— C’est à moi qu’il appartient d’en juger !
Oh ! pardon, ce qu’il devient phraseur, votre San-Antonio chéri, quand il fait de la température. Je me cintre tout seul en raccrochant.
Trois minutes plus tard, on m’apporte les deux épreuves.
En ce qui concerne la photo d’Aquoix, elle est en pied mais il lui manque la moitié de la hure. Heureusement, bien que floue, celle de sa belle-fille est reconnaissable et c’est ce qui importe. Je la glisse dans mon portefeuille. Retour de Lavoine avec un godet plein de whisky. J’écluse cul sec en faisant la grimace, because ça me cisaille les amygdales au passage. Mais presque aussitôt je sens qu’un grand mieux s’épand dans ma carcasse.
Avec ce supercarburant, je vais peut-être pouvoir finir le parcours.
— Dis donc, Lavoine, tu m’as bien dit que c’était par une agence de Magny que Ravioli avait trouvé à louer cette maison ?
— Oui.
— D’après moi, Ange Ravioli était en cheville avec Aquoix, je subodore une complicité entre eux. Est-elle intervenue avant ou après l’installation du locataire à Magny, ça reste à déterminer. Tu vas retourner chez le gars de l’agence de location et tirer ce point au clair. Lorsqu’il a loué, Ravioli s’est-il présenté de la part d’Aquoix ? A-t-il lu une annonce ? Bref je veux que tu étudies ce nœud de l’histoire à la loupe, compris ?
— Bien, patron, je file tout de suite !
— Attends.
Je rouvre mon portefeuille.
— Voilà une photo de la belle-fille d’Aquoix. Emporte-la et montre-la à ce type, afin qu’il te confirme s’il s’agit bien là de la fille Planqueblé. Je te recommande encore la discrétion la plus absolue…
Il s’évacue, coiffé d’un bitos en tissu imperméable qui renifle son poultok d’une lieue.
Je quitte mon fauteuil pivotant et décris une embardée. Ma parole, je suis chlass. Mais en tout cas, je le suis d’une drôle de manière. C’est de la biture maladive ; avec les guitares en coton, la bouche amère et le cerveau qui joue à la toupie infernale. Les murs de la pièce tristement administrative décrivent un mouvement de rotation qui les rend plus déprimants encore.
« Mon petit San-Antonio, me dis-je gentiment afin de ne pas m’effaroucher, si t’es un homme, c’est le moment de le montrer. Tu l’as prouvé moult fois aux dames, tâche de te le prouver à toi-même. »
Je fais un pas, deux pas… Tout se tasse. Il ne reste en moi qu’une étrange mollesse et une envie de restituer au plancher jusqu’à mes plus humbles organes.
J’avise Rigolier dans le couloir. Je ne vous en ai pas encore parlé beaucoup, de Rigolier. C’est un nouveau. Pas un jeune : un nouveau dans les services. Il arrive de la mondaine et il a conservé de son ancienne brigade cette recherche dans l’élégance qui fait reconnaître ces messieurs à travers une vitre dépolie.
Costar marron, chemise marron, cravate brique, souliers en croco, ceinture assortie, chapeau à bord rabattu, imperméable mastic et les inévitables gants beurre frais. Une vraie gravure pour une histoire de la fliquerie à travers les âges.
— Qu’est-ce que tu maquilles, Rigo ?
— Je m’occupe de l’affaire Ravioli, m’sieur le commissaire. J’arrive de Pontoise… rapport aux constatations.
— Et qu’as-tu constaté ?
Il hausse les épaules.
— Une automobile a stationné près de celle de Ravioli. Probablement celle de l’assassin. Il y a une grosse tache d’huile dans l’herbe du fossé ainsi que des traces de pneus. Ce sont ceux d’une voiture de moyenne importance : Aronde ou 203 !
— Qu’as-tu fait ?
— J’ai chargé la gendarmerie de Pontoise d’enquêter auprès des gens demeurant sur la route, à proximité du lieu de la tragédie (comment qu’il ligote les baveux, Rigolier, il leur emprunte leur vocabulaire) pour essayer de trouver quelqu’un qui aurait remarqué…
— C’est bien. Puisqu’on est sur le chapitre bagnole, tu vas te livrer à un autre genre d’exercice. Je veux que tu me retrouves le chauffeur d’un G7 qui, cette nuit, vers onze heures, a chargé un petit homme d’une cinquantaine d’années à cheveux blancs rue Blanche… Quand tu l’auras dégauchi, demande-lui où il a déposé son client ; ça boume ?
— Tout de suite, m’sieur le commissaire.
— Et plus tu feras vite, plus tu auras droit à mon estime !
Il touche le bord de son casque de royco. Le gars bibi s’adosse alors au mur car le vertige revient, plus sévère encore. Est-ce le scotch ou l’angine ? Mystère… Un collègue qui passe me file un regard surpris.
— T’as de la tension ou quoi, San-A. ?
Je le vois double et, comme il n’est pas beau, je déplore cette ubiquité.
— M’en parle pas, je carbure à quarante degrés de longitude nord…
— Tu devrais aller te zoner !
— Merci, j’avais pas pensé à ça…
Il s’éloigne guilleret en sifflant Pourquoi pleures-tu avec ton bel oignon ? Curieux comme les autres sont contents d’eux lorsque vous êtes mal foutu. Ils sont dans leur santé comme dans une forteresse et, du haut des créneaux, ils vous font le pied de naze.
Je me dirige de ma démarche de somnambule jusqu’à la salle des entrées et je m’approche du standard.
— Mathias est-il ici ?
— Je vais voir, m’sieur le commissaire !
M’sieur le commissaire ! M’sieur le commissaire ! Ces mots me flanquent mal au cœur. Pourquoi ont-ils l’air de poissons exotiques, tous ces gens ? Ils font des bulles et, quand les bulles éclatent à la surface de leur aquarium, ça donne : « M’sieur le commissaire ».
— Oui, il est là !
— Dites-lui de descendre dans la cour, je l’attends dans ma bagnole.
Je vais me glisser sur la banquette. Mathias s’annonce, un cigare italoche au bec. Juste ce qu’il faut pour remonter le battant d’un mec délabré.
— Éteins-moi cette saloperie et mets-toi au volant ! grogné-je…
— Ça ne va pas, m’sieur le commissaire ?
— Et ne m’appelle pas m’sieur le commissaire, ça me file envie de vomir. Je suis malade à crever…
— Vous devriez…
— Je sais. Conduis-moi rue des Martyrs… Le Raminagrobis…
Il ne pipe plus et se met à driver mon char d’assaut.
Les rues de Paname dansent une sarabande fantastique. Je m’attends à voir dégringoler les cheminées. Bonté ! Ce cauchemar !
— Nous sommes arrivés, m’sieur le…
— Hein ! Quoi ?
J’ai dû m’assoupir. Je vois la façade du bar fermée. Un môme passe sur un vélo avec plein de brignolets sur son porte-bagages et il siffle comme vingt merles qui se seraient établis peintres en bâtiment.
— Va voir s’il y a du personnel à l’intérieur, passe par-derrière.
Il obéit. Je pique dans ma boîte à gants un flacon de vulnéraire. L’Arquebuse des frères Pétaouchnoque, ça s’appelle. Je m’en tire un coup à bout portant dans l’évier. C’est magique. Me voici passagèrement tonifié.
— Il y a là l’amie d’Ange Ravioli, la gonzesse du vestiaire et quelques garçons… Des potes de la Criminelle sont en train de les questionner.
Ça me casse les urnes, comme disent les présidents des bureaux de vote.
J’ai horreur de trouver des confrères sur mon terrain de chasse, même lorsque leur présence est aussi pleinement justifiée que dans la conjoncture présente.
En soupirant, je pénètre sous le porche voisin. Mathias me guide comme un aveugle. C’est le cas de le dire, car je suis presque miraud. J’entre dans le local qui paraît immense dans la pénombre. Des gens graves sont réunis devant la scène. Une boîte de nuit est un endroit que je trouve déjà sinistre en pleine activité, mais alors, quand elle est vide, ça fait Kafka, comme disent les snobinards qui n’ont jamais lu l’auteur du Château. Des collègues que je reconnais vaguement me serrent la louche, m’interrogent.
— Le commissaire est malade, explique Mathias, il fait une angine et au lieu de rester dans son lit…
— Ta gueule !
Qui est-ce qui a eu le toupet de lancer ça ? Je mate les personnes présentes. À leur frime, je pige que c’est moi.
— Je veux parler à la dame de Ravioli.
Une pépée s’annonce, en larmes. Charles Martel fondit sur les Arabes à Poitiers, mais c’est sur moi que cette personne se répand. Pauvre veuve sans pension !
— Je boirais bien un coup de raide ! dis-je à la cantonade.
Et v’là la cantonade qui se précipite. Des loufiats en civil galopent me drainer du scotch. À ce rythme, je vais finir par m’écrouler comme une vieille savate. Il en a de choucardes, le docteur Théo, avec ses coureurs qui gagnent dans l’Aubisque grâce à une angine. Je voudrais leur recette, à ces rois de la pédale !
— Madame, il faut que nous ayons une conversation en privé, passons dans le bureau d’Ange.
Je la cramponne par une aile, à la réprobation générale, et la guide dans la petite pièce où, hier soir, j’ai joué ma sérénade portugaise à Ravioli, le roi du décarpillage.
C’est vrai qu’il s’y connaissait, le bougre, pour faire déloquer les gens. Je pense au strip des gens de Magny. C’est le fin des fins, se dévêtir jusqu’au squelette, n’est-ce pas du grand art ?
Je boucle la porte. Les collègues doivent fumer, mais je m’assieds sur leur déconvenue.
— Prenez une chaise, madame…
Elle essuie son pauvre visage d’ancienne poufiasse convertie.
Son rêve, à cette ex-déboutonneuse de falzar, c’est une vie douillette en province. Elle ferait partie de l’ouvroir de la paroisse et, en compagnie des vieilles tarderies du patelin, elle tricoterait des chaussettes aux Esquimaux orphelins ou des maillots de corps aux hommes-grenouilles qu’ont le crapaud vide.
— C’est affreux ! Ange ! Ange !
Je me retiens de lui dire qu’avec un prénom pareil et démerdard comme il était, il a dû se faire admettre au paradis en jouant sur la confusion.
— On a dû déjà vous questionner, ma pauvre amie, commencé-je en me massant l’abdomen où les multiples boissons que j’ai ingérées se tirent la bourre. Mais nous allons tout reprendre à zéro. Hier j’ai vu votre mari. Vous a-t-il parlé de ma visite ?
Elle ouvre la bouche, mais aucun son ne s’en échappe. À moins que mes portugaises ne se soient mises en grève, ce qui n’est pas exclu.
— Je tiens à vous faire remarquer que Ravioli n’est plus. Il a été assassiné et il pourrait bien vous arriver un turbin de ce genre si vous étiez trop discrète… Nous avons affaire à quelqu’un de déterminé. De plus, je vois à votre douleur (nouveau torrent lacrymal de madame) que vous aimiez votre compagnon. Vous tenez à le venger, non ?
— Oui ! crie-t-elle à travers ses sanglots, ce qui m’envoie des éclats de chagrin dans la porcif.
— Bien. Je réitère donc ma question : Ange vous a-t-il parlé de ma visite ?
— Oui.
— Que vous en a-t-il dit ?
— Il semblait troublé. Il m’a dit qu’un flic… Je vous demande pardon…
Je fais un geste nonchalant.
— Vous tracassez pas, j’ai déjà entendu ce mot quelque part.
— Il m’a dit qu’un flic était venu enquêter au sujet d’un certain Keller…
— Et puis ?
— Ange redoutait des ennuis.
— Pourquoi ?
— Je l’ignore. Il paraît que l’Allemand avait disparu et qu’on avait trouvé sa trace au Raminagrobis.
— Vous connaissiez Keller ?
— Je l’ai vu à plusieurs reprises…
— Votre mari entretenait des relations avec lui ?
— Comme ça… Ils causaient, quoi ! Quand Keller venait à Paris, il passait ses soirées ici…
— Vous l’emmeniez dans vos appartements privés ?
— Non !
C’est catégorique.
— Jamais ?
— Au grand jamais !
— Vous n’avez pas fait… heu… par exemple des parties de campagne avec lui ?
— Mais non, quelle idée ! C’était pas un ami, c’était un client… Un client qu’Ange connaissait mieux que les autres, voilà tout !
— Bon. Donc, hier, après mon départ, il vous a fait part de ma visite, vous a paru soucieux… Et ensuite ?
Elle secoue ses épaules grassouillettes de taulière bien nourrie.
— Il est retourné dans son bureau.
— Où étiez-vous, vous ?
— À la caisse. Je surveillais le service !
Bon, elle enfournait l’artiche. C’était son vice, à la chère dame. Pendant des années, elle a arpenté des trottoirs et grimpé des escaliers couverts de linoléum avec des pauvres mecs triturés par le printemps… Maintenant, elle peut rester assise à se faire du lard en épinglant les biftons que son personnel lui apporte ! Le flouse, elle le met plus dans un bas de soie mais dans un bas de laine ce qui, paradoxalement, est un signe d’évolution.
— Continuez…
— Une demi-heure après m’avoir dit ça, il est revenu vers moi. Il m’a demandé combien y avait de fraîche dans le tiroir. « Deux cent trente », je lui réponds. « Aboule deux cents lacsés », il me fait. « Pour quoi faire ? » que je m’étonne. « T’occupe pas », il me dit d’un air soucieux.
Je vais à la lourde.
— Mathias !
Mon pote annonce ces cent quatre-vingts livres avec os.
— Oui, patron.
Tiens ! il ne m’appelle plus m’sieur le commissaire. Du coup je me sens mieux, j’y vois comme un bon présage pour ma petite santé.
— Sais-tu si on a retrouvé de l’argent sur Ravioli ?
— Oui, patron…
— Combien ?
— Dans les dix sacs, je crois !
La bonne veuve pousse un gémissement.
— Il a été pillé ! C’était pas l’homme à sortir démuni !
Mathias écarquille ses boules, because pour lui, jusqu’à preuve du contraire (et ce contraire-là est près de se manifester) dix sacs restent une somme.
— Combien avait-il sur lui ?
— Jamais moins de cent raides.
— Si bien qu’on l’aurait dépouillé de trois cents lacsés environ ?
— Au moins !
D’un geste, je congédie Mathias.
— Vous dites qu’il a empoché ces deux cents tickets. Il est sorti aussitôt ?
— Oui.
— Il vous a dit où il allait ?
— Non. Il m’a seulement annoncé qu’il avait quelqu’un à voir hors de Paris et qu’il ne fallait pas m’inquiéter…
— Qu’avez-vous pensé ?
— Je me suis demandé s’il me faisait pas de l’arnaque. Ange, c’était un homme porté sur la viande fraîche. Seulement, ce qui m’a rassurée, c’est l’artiche justement. Cavaleur mais pas pigeon, mon homme ! déclara-t-elle fièrement. Jamais il aurait carmé pour une sœur, même que ça se serait agi de Brigitte Bardot !
Elle baisse le ton et, amoureuse, nostalgique, murmure :
— Au contraire. Il avait le chic pour relever le compteur.
— Bon, en conclusion il ne vous a pas dit où il allait, ni qui il allait voir. Vous ne le lui avez pas demandé ?
— Écoutez, m’sieur, Ange c’était pas un garçon qu’on pouvait lui poser trop de questions. Déjà que je lui demande pourquoi il me vidait le tiroir, ça l’avait défrisé… Il est parti, comme ça…
Elle me remet cinquante centilitres de pleurs bien salés.
— Et je ne l’ai plus revu.
Un silence bourdonnant s’établit. Je sens que je vais un peu mieux. À force de traiter mon angine par le mépris, elle va peut-être bien se chercher d’autres amygdales pour y passer ses vacances ! Mes yeux brouillés se posent sur l’appareil téléphonique. Je m’aperçois qu’il ne comporte pas de cadran, mais seulement une fiche rouge.
— Quand on veut bigophoner, je demande, on doit passer par un standard ?
— C’est Ginette des lavabos qui a la ligne. Quand c’est une communication pour nous, elle nous branche ici…
— Elle se trouve ici, Ginette ?
— Oui.
— Bien. Dites-moi, le Raminagrobis, vous l’avez acheté à quelle époque ?
— En 55 !
— Ça vaut dans les quarante tuiles, une taule commak, non ?
Là elle se renfrogne. Dès qu’on cause tirelire, son chagrin a des ratés.
— J’en sais rien. C’était l’affaire d’Ange.
— Il était donc bourré pour se permettre un placement de cette ampleur ?
— Probable, lance-t-elle, bravache.
— À moins que des potes à lui ne l’aient financé ?
— C’est également possible. Je vous répète que je suis au parfum de rien !
Pas la peine d’insister. D’ailleurs j’ai ma petite idée là-dessus itou. Dans notre turbin, l’essentiel c’est d’avoir des idées sur toutes les questions flottantes. Faut meubler les trous, combler les lagunes, comme disent les Vénitiens. Très important ! Même si les idées sont fausses, ça vous soutient…
— Vous pouvez disposer. Envoyez-moi Ginette !
Elle se casse. Je me pince les carreaux entre le pouce et l’index, ce qui me permet une forte concentration.
Toc-toc !
— Entrez !
Ginette, c’est l’inévitable môme de lavabo qu’on trouve dans tous les établissements huppés. Elle a des couleurs, mais ce sont celles d’une endive avec un petit côté fille mère résignée.
Passer sa vie dans un sous-sol où les gens vont se vider, admettez que c’est pas du destin hors série comme on en trouve dans Confidences.
Le drame, surtout, c’est ces vingt balles qu’on vous octroie uniquement parce que votre intestin ou votre vessie a bien fonctionné. La prime à la diurétique et à la déconstipation ! Comme si vous y étiez pour quelque chose, vous, derrière votre petite table, supportant la sous-tasse-sébile ! Vous êtes là à attendre le prince charmant, et c’est un gros zig qui radine, triomphant, en se reboutonnant. Il vous aperçoit et réagit en cherchant de la mornifle. Ou alors il rouscaille parce qu’il n’y avait pas de faf à train dans son compartiment de fumeur !
Unique distraction, lot de consolation : le téléphone.
« Un jeton, mademoiselle ! »
Et en réalité c’est miss Pipi qui le prend, le jeton. Jeton sonore… « Allô ! c’est toi, chérie ? Je suis en plein conseil d’administration, ça s’éternise, le président veut qu’on vote une motion au sujet de l’amendement du capital indexé sur le carré de l’hypoténuse et les Charbonnages de France, alors y en aura pour jusqu’à quatre heures, du train où ça va ! »
Ou bien :
« C’est toi, mon amour ? Ton mari n’est pas rentré de voyage ? Bon, j’arrive. Tu verras comme ça va être bon, nous deux. Tu te rappelles, dis, chérie, la dernière fois ? Tu sais, quand on a dégringolé sur la descente de lit et que… »
Et miss Goguenots rêvasse, gamberge, imagine, tout en découpant en huit le journal d’hier afin de le répartir dans les différents bureaux de vote.
— Dites-moi, ma petite Ginette…
Ça lui en colle plein l’idéal. Elle remue simultanément le nez, les yeux et le faubourg sud.
— Oui ?
— Lorsqu’on veut appeler un numéro depuis ce bureau, on s’y prend comment ?
Elle sourit avec l’air appliqué d’une petite écolière qui fait la lèche à sa maîtresse.
— On pousse la fiche comme ceci. Un voyant rouge s’allume chez moi… (chez elle ! des ouatères !!!) Et je décroche… On me dit le numéro, je le compose, on remet la fiche en place…
— M. Ravioli vous a certainement demandé un numéro hier soir, vers onze heures, un peu avant, même ?
Elle réfléchit.
— Non.
— Oh ! écoutez, mignonne enfant, vous devez vous tromper, réfléchissez bien, car c’est très important.
Elle secoue énergiquement la tête.
— Je vous jure que le patron n’a appelé personne.
V’lan ! Une de mes idées préconçues qui tombe en brioche.
— Mais, ajoute-t-elle, par contre, on l’a appelé, lui !
Je bondis :
— À quelle heure ?
— À celle que vous dites, à peu de chose près.
— Qui l’a demandé ?
— Un homme.
— Son nom ?
— Il n’a pas voulu le dire. Il m’a demandé M. Ravioli en affirmant que c’était très important. Il a même ajouté : « Dites que c’est un ami du Vexin qui veut lui parler… »
— Un ami du Vexin !
— Oui.
Je souris béatement. Ça se précise, ça s’éclaire, que dis-je : ça s’illumine !
— Vous n’avez pas entendu par hasard la communication ?
— C’est impossible.
— Elle a été longue ?
— Oh ! oui, pas loin de dix minutes…
— Merci, mon lapin, vous m’avez apporté un témoignage précieux.
Elle sort. Je refais un petit tour de la situation puis, comprenant que j’ai assez occupé le Raminagrobis, je décide de foutre mon camp et de l’abandonner à mes confrères.