CHAPITRE XXX

Au creux de son lit, Flavie se laisse flatter par le temps qui passe. Elle n’est pas fâchée de cette pause nocturne. Elle ne ressent plus aucune douleur, à peine un léger inconfort lorsque le fœtus gigote à répétition, ce qu’il fait à présent. Les yeux grands ouverts dans le noir, une main sur sa bedaine, elle est comme suspendue dans l’espace. Elle s’imagine être le bébé flottant dans son liquide, insouciant des mesures que les hommes ont inventées pour régenter l’existence humaine, parce que le seul bruit régulier qui rythme sa vie, c’est celui des battements du cœur à proximité.

Elle a manqué de s’endormir, mais au dernier moment, un sursaut de tout son être l’a réveillée. Il est trop dangereux de baisser la garde ! Il lui faut rester aux aguets. Jusqu’à présent, pour être protégée d’autrui et surtout de son mari, il lui suffisait de plonger en elle-même ; mais puisqu’elle n’a pas le choix de s’ouvrir, elle est dans une position de vulnérabilité extrême tant que cet enfant n’est pas expulsé. À cette pensée, elle se raidit outrageusement. Pas encore, pas maintenant ! Plus tard…

Demain, quand elle aura repris des forces et quand Bastien se sera résigné à s’absorber dans son travail, elle demandera à Léonie de l’assister dans le secret de sa chambre. Mais si sa mère était incapable de s’y résoudre ? Si, pour une niaiserie, elle appelait son gendre à la rescousse ? Aussitôt, Flavie comprend qu’il lui faudra se débrouiller seule. Après tout, elle possède suffisamment son métier pour faire face à toutes les situations. Oui, c’est la seule voie !

Les charnières de la porte de la chambre grincent, et la lueur d’une chandelle valse sur le mur. Au pas et au respir, elle reconnaît Bastien, qui dépose le chandelier sur sa table de chevet. Puis, plus rien, comme s’il s’était évanoui en fumée. Elle retient son souffle et finit par percevoir le sien, lent et ténu… Enfin, il inspire profondément et se laisse tomber assis sur leur couche, prenant garde de trop faire de bruit. De longues minutes plus tard, il s’allonge, et il reste immobile au point qu’elle a l’impression qu’il est tombé instantanément endormi.

Soulagée par le calme qui règne, Flavie essaie de se détendre et de se laisser de nouveau dériver. Néanmoins, elle ne sait trop pourquoi, cela lui est fort malaisé… Elle veut se concentrer sur des évocations insouciantes, mais quelque chose la retient sur place, au creux de ce large lit dans lequel se trouvent deux êtres écartés le plus possible l’un de l’autre. Entre eux, dans le large fossé qui s’est créé, rampent des sensations confuses et troublantes. Flavie voudrait les repousser au loin, mais elles la frôlent !

Pour y échapper, il lui faudrait sauter en bas de la couche, mais ce geste lui demanderait un courage surhumain, en plus d’attirer sur elle une vigilance indue. Alors, elle reste sans bouger, tentant furieusement de défaire le lien qui la rattache à la réalité. Cela lui était si facile auparavant ! Que se passe-t-il ? Serait-ce le poids de l’enfant qui la retient clouée au sol ? Ou peut-être… oui… cette détresse qui lui parvient depuis l’autre côté du lit, une détresse muette mais dont les vagues roulent jusqu’à elle avec la puissance d’un ressac.

Cessant de lutter, elle reste les sens en éveil. Un frémissement presque imperceptible la traverse, qui lui laisse le cœur transi, lourd de tristesse… Énervée, elle se rebelle encore, cherchant frénétiquement la porte d’entrée du chemin de l’oubli et du dépaysement, mais plus elle se crispe, plus le voyage se dérobe à elle ! Dès lors, malgré elle, son attention se fixe sur le fossé qui occupe le centre de la couche. De cet espace immense qu’elle entretenait soigneusement jusqu’alors, lui parviennent de subites risées, des chuchotements et même des grincements, comme sur un navire qui tangue et qui gîte…

– Tu veux me punir, c’est ça ?

L’interpellation s’est élevée au-dessus de la rumeur obsédante. Aux oreilles de Flavie, elle résonne comme le tonnerre dans le lointain, d’abord ténu, mais qui enfle démesurément…

– Parce que, pendant quelques heures, j’ai douté de toi, tu veux me le faire regretter jusqu’à la fin de mes jours ?

La voix rocailleuse s’incarne alors, intégrant le corps de l’homme qui gît de l’autre côté du fossé. Flavie ne prête aucune attention au sens des mots, mais seulement à leur musique si expressive : un chant désolé, d’une tonalité presque tragique !

– Tu es trop dure. Je veux être ici, avec toi, pendant la délivrance. Je veux être sûr qu’il ne t’arrive rien de fâcheux… Je veux te sourire, prendre ta main, t’embrasser. Mais j’ai l’impression que je te dégoûte ! Regarde-moi, Flavie. Regarde-moi !

Elle a le net sentiment qu’il est sur le point de l’agripper pour la faire rouler vers lui, alors elle se déplie avec une grimace d’inconfort, puis elle se tourne. Comme il lui est impossible de se mettre sur le dos, elle poursuit sur sa lancée et avec la sensation d’être une baleine en train de s’échouer, elle laisse son ventre se déposer de l’autre côté. Appuyé sur son coude, son mari lui fait face. Elle est surprise de voir qu’en réalité, l’espace entre eux est minuscule !

La chandelle posée sur la table de chevet nimbe sa tête de lumière, mais laisse son visage dans la pénombre. Avec une colère toute rentrée qui trahit un intense désarroi, il articule :

– Je t’ai laissée tranquille. J’ai cru qu’il te fallait tout ce temps pour récupérer. Mais là, tu dépasses les bornes ! J’avais quelque raison de douter de ma paternité, tu ne crois pas ? Tu venais de passer une année loin de moi ! Une année à jouer les dévergondées parmi des libertins notoires ! J’ai des circonstances atténuantes, non ? Dès que j’ai pu te poser la question, je l’ai fait, et j’ai cru ta réponse. Alors, à quoi ça rime ? Pourquoi tu me punis encore ?

De toute la tirade, seule la dernière phrase la fait tressaillir. Le punir ? Mais elle n’en a aucune intention ! Au contraire, elle veut le protéger ! Comme de l’écorce de bouleau posée sur des braises, une flamme de souffrance se rallume en elle, aussitôt rabattue par un éclair d’exaspération. Tout cela l’importune si fortement qu’elle laisse tomber, d’une voix sans timbre :

– Semence de soupçon devient forêt de suspicion.

– Au diable les proverbes bancals ! Comment je pourrais avoir le moindre soupçon puisque tu n’as pas… disons-le crûment : puisque tu n’as pas accueilli d’homme en toi pendant les deux mois qui ont précédé notre réunion ? À moins que la conception de cet enfant soit l’œuvre du Saint-Esprit ?

Ses mots sont comme une volée de flèches dont elle essaie de se protéger tant bien que mal. Frénétiquement, elle cherche son bouclier habituel afin de le placer entre eux…

– Il y a autre chose, et je veux que tu me dises de quoi il s’agit. Le geste que tu as posé tout juste avant de partir pour Oneida ? C’est un détail. Je veux dire… c’était le résultat de… de la confusion qui nous entourait alors…

– C’est fièrement pire, le coupe-t-elle avec impétuosité. Je t’ai volé ton enfant. N’importe quel mari… haïrait sa femme pour bien moins.

– Je ne sais pas ce que ferait n’importe quel mari, mais moi, je suis plutôt bien placé pour te comprendre, non ? Moi, je ne te range pas au même niveau que les meubles et les biens fonciers dans mon patrimoine personnel. Tu as jugé que de porter cet enfant, c’était trop pour toi, point à la ligne. Oui, du moins dans un certain milieu, la tradition veut qu’un fœtus tout juste éclos soit la propriété du mari, de même que celle qui le couve. Mais je suis surpris que tu accordes du crédit à cette coutume abusive. D’habitude, tu es prompte à dénoncer…

– C’est que… j’ai eu mal…

Flavie fait une grimace de dépit, mais peine perdue, son sentiment de perte se déploie. En pensée, elle retourne en arrière jusqu’à ce moment cruel où, allongée sur le lit surélevé de l’alcôve de la Société compatissante, elle serrait les dents pour ne pas gémir. Il tâtonne pour prendre sa main, et d’une voix changée, il balbutie :

– C’est si souffrant ?

– Le col qui… qui doit se dilater et… comme des spasmes… J’aurais tellement préféré le garder. J’ai un horrible crime sur la conscience.

– C’est du moins ce que les dévots voudraient te faire avaler. Je croyais que les dévots et leur prêchi-prêcha, tu les vomissais ?

Devant la dureté de la réprimande, elle écarquille les yeux, puis elle réplique avec indignation en retirant ostensiblement sa main de la sienne :

– Tu peux bien parler ! Ce n’est pas toi qui vis avec le remords…

– Un peu, quand même. Le remords de ne pas t’avoir bien regardée. De t’avoir, d’une certaine manière, poussée à ce geste… J’ai de la peine parce que tu as subi cette épreuve toute seule, sans moi. À cause de moi. Le voilà, mon seul vrai regret. Tu me crois ?

Le regard fixé sur son visage aux traits indiscernables, elle finit par opiner fugacement du bonnet.

– À la bonne heure ! murmure-t-il. En fin de compte, c’est rassurant : je n’ai pas été le seul de nous deux à commettre de vilaines bêtises. Tu m’as pardonné mes excès, et moi je fais de même pour les tiens.

Le silence tombe entre eux. Flavie a la conscience soulagée d’un poids notable, mais comme elle voudrait que ce jeu du chat et de la souris prenne fin ! Elle a l’impression que le tremblement qui l’agite intérieurement va devenir irrépressible. Elle va bégayer, hoqueter, trémuler de la tête aux pieds ! Elle souffle :

– Je veux dormir…

– À ta guise. Mais dans mes bras !

Elle a le souffle coupé par un éclair de désarroi.

– Non ! Laisse-moi seule. Je suis mieux…

Comme s’il se vidait de sa force, Bastien se laisse retomber sur le dos et reste sans bouger, respirant fortement. Devant son profil tourmenté révélé par la lueur de la chandelle, elle ferme ses paupières et les presse opiniâtrement l’une contre l’autre. Elle est en train de rassembler l’énergie nécessaire pour se retourner lorsqu’il dit :

– Je te dégoûte, Flavie ? Dis-le-moi franchement.

Elle ne réagit pas, parce qu’elle refuse, de tout son être, de se laisser entraîner sur ce terrain. Pourquoi ne veut-il pas comprendre ? Le lit tangue, et son souffle lui caresse la joue :

– Ouvre les yeux. Le temps des cachettes est terminé. Ouvre les yeux !

Son ton est si chargé de menace qu’elle n’ose pas désobéir. Une fois encore, la pénombre lui dérobe son expression, mais il s’est dangereusement rapproché d’elle, et pendant un moment d’affolement, elle songe à hurler à pleins poumons comme si elle était en danger.

– Je veux l’entendre de ta bouche. Je veux t’entendre dire : tu me dégoûtes et je ne t’aime plus. Dis-le.

– Non…

– Pourquoi non ? C’est pourtant vrai ?

– Ce qui est vrai, s’écrie-t-elle avec désespoir, c’est que je porte malheur !

Avant de retomber, l’exclamation tournoie dans la quasi-obscurité de leur chambre. Frappé de stupeur, Bastien répète :

– Tu portes malheur ? Qu’est-ce que tu me chantes là ?

– Je fais souffrir tous ceux que j’aime. Ne proteste pas, c’est vrai ! Depuis que je te connais… je te mets dans le trouble ! Tes parents et ta sœur aussi ! Chaque décision que je prends, ça tourne mal. Tu ne vois pas ? Comme une chaîne de conséquences funestes… Je suis construite toute croche. Je… je… Oh ! Bastien, je ne voulais pas parler de tout ça… Ça me déchire !

Soudain, le désarroi indicible de Flavie est chassé par un ouragan de rage mauvaise, une tourmente qui la fait s’asseoir d’un brusque mouvement. Aussi rapidement, Bastien se met sur ses genoux pour lui saisir le bras d’une poigne de fer.

– Il faut. C’est invivable autrement…

Secouée par un accès de fureur, elle le foudroie du regard avant de vociférer :

– Non, il ne faut pas ! Tu n’as qu’à me laisser partir, et tout sera terminé ! Plus personne ne pourra parler contre moi ! Vous aurez la sainte paix, la maudite paix !

– Qu’est-ce qui te dit que je la veux, la paix ? Qu’est-ce qui te dit que je ne préfère pas être dans le trouble avec toi plutôt que mener une vie pépère sans toi ?

– Je suis si fatiguée… Quand j’ai su ce qui se disait sur l’enfant… Je ne veux plus. On dirait que chaque pas que je fais… Je te jure, je porte malheur ! Ceux que j’aime, je leur fais du mal ! À toi, Bastien, à toi…

Elle est obligée de s’interrompre parce que sa gorge est outrageusement serrée. Des larmes débordent de ses yeux, qu’elle essuie d’un geste vif avant de reprendre, dans un chuchotement :

– À cause de moi, encore une fois… J’ai ressenti un coup terrible. Cette affreuse médisance… je ne peux plus endurer. Je ne peux plus endurer ce que vous, vous endurez à cause de moi. Il m’a fallu du temps pour comprendre, mais là, ce coup du sort m’indique la porte de sortie…

Comme si une vanne s’était ouverte, Flavie poursuit son explication dans un débit haché, tandis que son mari agenouillé l’écoute. Remontant jusqu’à leurs fréquentations, elle tâche de lui faire comprendre ce qui, selon elle, saute aux yeux : depuis cette époque, elle se moque allègrement des conventions, elle accumule les bravades, au point que le Grand Ordonnateur du monde a fini par voir rouge !

– Tu crois vraiment ? l’interrompt-il sans ménagement. Tu ne crois pas que le Grand Ordonnateur, comme tu dis, a des millions d’autres chats à fouetter ? Des sacrilèges qui en sont des vrais : viols, trahisons, meurtres ?

Faisant la sourde oreille, Flavie affirme en guise de conclusion que le seul moyen de mettre un terme à la malédiction, c’est de rompre leur promesse mutuelle ! Il accuse le coup en faisant une grimace de souffrance, puis il se penche vers elle :

– Et l’autre, la dernière, celle que tu m’as faite à Oneida ? Tu veux la rompre aussi ?

Il a parlé très doucement, mais Flavie a l’impression d’avoir été violemment giflée. Elle avait oublié cette promesse de ne plus jamais le quitter… Elle balbutie :

– Tu vois ? Je n’en vaux pas la peine. Je n’ai pas de parole… Laisse-moi partir. Tu ne seras jamais heureux avec moi. Je ne suis pas celle qu’il te faut…

Il tend le bras et caresse sa joue mouillée du revers des doigts. Avec un pauvre sourire, il murmure :

– On m’avait dit que les femmes grosses étaient émotives. Mais à ce point, je ne l’aurais jamais cru !

Soudain, il vient lui dérober un baiser impérieux, à pleine bouche, et ce geste plonge Flavie dans l’effarement. Lorsqu’il se remet droit, la flamme de la chandelle éclaire de biais son visage.

– Ce que ça fait du bien…

Il la couve des yeux. Refusant de se laisser attendrir par cette promesse de joie, Flavie redresse les épaules et réplique avec irritation :

– Ne t’avise pas de recommencer !

– Je ne te laisserai jamais partir, ma toute belle. Enfonce-toi ça dans la caboche. Premièrement, il s’agit aussi de mon enfant, et je ne pourrais pas supporter d’en être séparé.

– Alors, dès qu’il sera sevré…

Pour la faire taire, il plaque sa main sur sa bouche pendant un court moment, puis il reprend, avec gravité :

– Secondement et suprêmement, je t’aime comme un fou. Me semble que c’était clair ?

– La question n’est pas là…

– Est-ce que tu m’estimes encore, Flavie ? Est-ce que ta froidure des dernières semaines, elle est pour tout de bon ?

Comme Flavie doit se raidir contre la tentation ! Elle savait que pour lui résister, elle devait se couvrir d’une carapace de glace, elle ne devait pas lui laisser entrevoir la moindre faille ! Atterrée, elle articule :

– Mais je t’assure ! Je porte malheur…

– Cesse de radoter. La médisance, c’est l’œuvre d’une seule personne, et je parierais mon meilleur forceps qu’il s’agit de notre Rousselle adoré. Bien sûr, ce morceau de choix s’est promené de bouche en bouche… Mais il est rongé jusqu’à l’os.

Brisée, Flavie laisse son regard se mêler au sien. Une brume opaque s’est installée dans sa pauvre cervelle, et elle a l’impression de se cogner aux parois… Impulsivement, elle saisit la main de Bastien qui reposait sur son genou et s’y accroche avec l’énergie du désespoir.

– Ceux que j’aime, bredouille-t-elle, je les blesse.

– Bien malgré toi. Tu veux bien me laisser le soin de choisir ma destinée ? D’accord, avant Oneida, je n’avais pas… tout à fait conscience. Mais depuis… De l’autre côté de la ligne, je t’ai mariée de nouveau. Pour vrai. Tu l’as senti ?

– Oui, souffle-t-elle. Mais peut-être que… je t’ai ensorcelé et que, dans le fond, tu préférerais te passer de moi. Rousselle, c’est ce qu’il prétend : c’est de ma faute s’il m’a dans la peau et s’il ne peut faire autrement que de me poursuivre !

– Foutaises, grommelle Bastien férocement. C’est faire trop d’honneur à ce triste sire que de lui accorder le moindre crédit ! Comme, d’ailleurs, à tous les empêcheurs de tourner en rond. Flavie de mon cœur… je suis fatigué d’être à genoux. On peut s’étendre ? Tu dois te reposer…

Vaincue, elle se laisse retomber. Gentiment, il l’invite à se déplacer jusqu’au milieu de la couche. Avec appréhension, elle le sent s’allonger derrière elle, tout contre son dos. Exhalant un souverain soupir de contentement, il glisse une main jusqu’au ventre de Flavie.

– Je m’ennuyais tant de vous deux…

Elle se laisse happer par sa chaleur. Lutter davantage, c’est au-dessus de ses forces ! Mais tandis qu’elle s’abandonne, l’impression d’un échec funeste enfle démesurément. Ne représente-t-elle pas, pour ses proches, un poids, un boulet, une épine au pied ? Le nœud de chagrin se reforme dans ses entrailles, puis remonte à toute vitesse jusqu’à ses lèvres. Et tandis que Bastien la serre étroitement contre lui, elle se met à pleurer à chaudes larmes et à coup de gémissements plaintifs.

Dès que le ruissellement se tarit un tant soit peu, elle ferme les yeux pour affronter, cette fois, un surprenant cortège de chagrins jusque-là tapis dans le fin fond de son être. Tout d’abord, le sourd regret de son ancienne complicité avec Marguerite, et ensuite, venant tout juste derrière, le deuil d’une existence qu’elle avait imaginée affranchie de l’arbitraire… dégagée du conventionnel… libre de ces entraves qui sont comme des chaînes aux pieds des femmes. Le deuil des valeurs communautaires auxquelles elle a cru avec une telle intensité ! Le deuil d’une bonté innée de l’homme.

Oui, l’homme est faible, parfois dominé par de barbares instincts… Le visage de John Humphrey Noyes passe derrière ses paupières, aussitôt suivi par celui de Jacques Rousselle. Les comportements déréglés de ces deux mâles, pourtant d’un abord si différent, acquièrent une étrange parenté… Délibérément, Flavie choisit de s’en dissocier. Elle s’extirpe de l’emprise qu’à son grand étonnement ils conservaient sur elle, pour les chasser jusqu’aux confins de la ville et du continent. Elle n’a rien à voir avec eux ; leurs obsessions sont à l’opposé des siennes.

Dès lors, Flavie est envahie par une sensation qu’elle repoussait farouchement, son bonheur incertain d’être mère. Elle l’envisage franchement, et c’est avec un intense soulagement qu’elle se pardonne cette entorse à la moralité ambiante. Elle se sentait bizarre, étrangement conformée, à la limite de l’inhumain… Rien de neuf sous le soleil, n’est-ce pas ? Une bonne quantité de ses goûts, comme la plupart de ses appétits inextinguibles, semblent la placer à l’écart de ses semblables ! Résolument, tandis qu’une vive chaleur se répand dans son corps tout entier, elle se réconcilie avec cette encombrante part d’elle-même.

Enfin, son insoumission devant la disparition de Simon lui apparaît dans toute son amplitude. Cette rébellion est plus ardue à affronter, mais Flavie sait qu’elle n’a pas le choix, si elle veut finir par vivre en paix… Nul n’est responsable de ce funeste enchaînement d’événements, et surtout pas elle-même. Le hasard seul est coupable ! Il lui a infligé un terrible coup, mais comment en vouloir au hasard sans devenir une personne aigrie par la vie ? Simon est mort sans qu’elle ait pu l’embrasser une dernière fois. Cette pensée lui serre outrageusement le cœur, mais elle s’interdit de la repousser. Peu à peu, à force de la remâcher, elle s’y habituera…

À l’endroit exact où la main de Bastien repose, le bébé donne un puissant coup de pied. Flavie grogne d’inconfort, tandis qu’il s’exclame, à mi-voix :

– Bistouri à ressort ! Il a soulevé la matrice d’au moins un pouce ! Ce sera un costaud, notre Gozime !

Elle s’attendrit tant que ses larmes repartent de plus belle. Bastien la réconforte d’une étreinte énergique :

– Si tu continues, je vais m’y mettre, moi aussi ! Là, c’est fini. Tu es revenue pour tout de bon. J’ai eu chaud ! J’ai craint que… que tu ne divagues à jamais, tu sais ? Ça arrive parfois. Comme si la réalité devenait si insupportable que la personne doive s’en couper… Mais tu es trop forte. J’ai eu tort de l’oublier !

Flavie se tourne à demi vers lui, et il vient enfouir son visage dans son cou, joue contre joue. Envahie par un sentiment d’exaltation si vif qu’il en est douloureux, elle murmure :

– C’est grâce à toi. Tu n’as pas battu en retraite… Je te dois la vie.

– Foutaises, grommelle-t-il de nouveau, mais plus tendrement. Il m’a suffi d’insister deux petites minutes.

– Je t’aurai prévenu, chuchote-t-elle. C’est fièrement risqué de m’aimer.

– Oui, mais fièrement plaisant !

Il lève la tête pour l’embrasser. Après un temps, elle se dégage pour souffler :

– Mais les autres… tes parents, ta sœur… ils n’ont pas cette récompense…

– Arrête de croire qu’ils souffrent le martyre à cause de toi. C’est exagérer sacrément ton importance.

Elle pouffe de rire. Comme elle se sent alerte, tout à coup, légère comme une plume, parée à voler au vent ! Elle glisse sa main derrière le cou de Bastien pour le forcer à revenir poser ses lèvres sur les siennes. Son goût de volupté explose ! Leurs bouches se goûtent comme si le fruit le plus exquis leur était offert, comme s’ils voulaient l’englober d’un seul coup pour, ensuite, le savourer à loisir. La main de Bastien glisse sous sa chemise, et la pétrit avidement des hanches jusqu’au ventre. Enfin, elle se concentre sur les seins gonflés et si sensibles que Flavie a l’impression qu’une fulgurance d’énergie descend jusqu’à son entrejambe à chacun de ses attouchements…

Essoufflée, elle met un terme au baiser, puis elle repousse sa main pour se redresser à moitié afin de se débarrasser de son vêtement de nuit. Il l’imite, puis revient s’installer face à elle cette fois-ci. À son tour, elle le caresse des deux mains et même de la plante de pieds, affamée de le toucher sur toutes ses coutures, de reprendre contact avec les textures diverses de ce corps qui lui semble d’une beauté indicible. Sans plus attendre, elle s’installe dans la position d’accouplement, le tirant vers elle. À mi-chemin, il hésite :

– Tu crois que… c’est sage ?

– Je te l’avais bien dit, se gausse-t-elle suavement. Avec moi, tu prends des risques…

S’approchant pour la frôler de toutes parts, un sourire goguenard sur les lèvres, il saisit ses jambes et les noue autour de ses hanches, se plaçant selon cet angle précis qui évite des pressions indues sur le ventre de Flavie. Elle clôt les paupières pour mieux savourer la pénétration. A-t-elle vraiment cru qu’elle aurait la force de quitter cet homme ? Il fallait qu’elle ait perdu la raison ! Plus tard, elle replongera au plus creux d’elle-même pour tenter de comprendre cette fuite du réel. Pour l’instant, Bastien est d’une suprême douceur, et elle n’en veut rien manquer… Pourtant, les mots s’échappent de sa bouche sous forme de balbutiements :

– Oh ! mon ange, je t’aime tant… Je suis désolée de t’avoir fait endurer tout ça. Je vois bien que j’ai été dure… si fermée…

– Je t’absous volontiers, réplique-t-il benoîtement, tant que tu m’accueilles ainsi, comme si on t’avait construite… exactement pour moi.

– C’est le cas, murmure-t-elle avec ferveur. Je le crois de toute mon âme.

– Tu vois ? Le Grand Ordonnateur du monde, il est plutôt mignon…

Dès lors, le temps devient fluctuant comme le rythme d’un désir parfois délicat, et parfois torrentueux, jusqu’au jaillissement final pendant lequel Flavie, malgré l’encombrement de sa bedaine, s’arque énergiquement pour se presser de toute sa force contre son homme, à plusieurs reprises. Elle se laisse choir comme une loque, vidée de toute son énergie ; c’est Bastien qui tue la chandelle et qui les recouvre de la courtepointe. Pour ne pas rompre le contact, elle entremêle ses doigts aux siens, mais elle est totalement incapable de résister au sommeil qui l’emporte en moins de deux.

Lorsqu’elle ouvre les yeux, il fait jour, et elle est seule dans le lit. Pendant un bref moment, elle se demande si le souvenir saisissant qu’elle conserve de sa nuit n’est pas du domaine du rêve, puis elle aperçoit sa robe de nuit, tapon informe au mitan du lit… Soudain, son corps en entier vibre d’exultation. Elle est pleinement réveillée ! Elle a soif et faim, elle a envie de chanter, de vagabonder à travers champs et, par-dessus tout, de se couler de nouveau entre les bras de Bastien pour frotter sa peau nue contre la sienne !

Pour l’instant, il lui faut de toute urgence aller s’accroupir sur le pot de chambre. Elle veut se lever d’un mouvement preste, mais son état la ramène à l’ordre, et elle rit silencieusement. Elle avait oublié sa bedaine de baleine ! La soutenant des deux mains, elle se met debout comme une femme enceinte jusqu’aux yeux, c’est-à-dire avec circonspection. Elle n’a même pas le temps de se rendre sur le pot qu’une goutte coule le long de sa jambe… ce qui, de nouveau, la met en joie. Si elle s’était réveillée trois minutes plus tard, c’était cuit !

Elle se relève en s’encourageant d’une grimace, puis elle songe à s’habiller. Sa chemise de nuit ou de jour ? La poignée de la porte tourne lentement, puis la porte s’entrebâille et la tête de Bastien se glisse dans l’ouverture. Apercevant Flavie plantée debout près du lit, nue comme à son premier jour, il fait un sourire béat. Elle lui répond de même ; il se glisse dans la pièce, refermant soigneusement derrière lui.

– Comment tu vas, ce matin ?

– Comme un charme. Et toi, mon ange ?

– J’avais peur de… d’avoir fabulé, dit-il en venant jusqu’à elle.

– À ta place, j’aurais honte, douter ainsi de ton chat sauvage !

– Moque-toi, cruelle ! Moque-toi de ton pauvre mari…

Il l’enlace tendrement, et elle s’appuie de tout son corps contre lui. Elle reste le regard dans le vague, puis elle se secoue pour dire pensivement :

– J’ai repris mes sens. Avant, je crois que… j’étais revenue à moitié seulement. Je me retenais pour ne pas fuir de l’autre côté de la ligne… C’est toi qui me retenais.

– Encore heureux…

Tous deux restent ainsi un long moment, sans parler, puis elle glisse une main sous son pantalon, dans le bas de son dos. Il tressaille et grommelle indistinctement, puis sa main à lui suit la courbe de son ventre, de bas en haut jusqu’aux seins qui profitent de cet appui temporaire pour s’étaler sans vergogne. Il insinue sa main dans la suggestive moiteur de ce repli de chairs, et Flavie murmure :

– Le temps nous est compté… Tu viens te coucher quelques minutes ?

– Ce serait indécent…

La bouche déjà entrouverte, elle va l’embrasser. De la main, elle tâte son devant dont la saillie lui prouve que, comme elle, il a une toute-puissante envie de luxure. Une brusque émotion la saisit, le goût de rire et de sangloter tout à la fois, qu’elle laisse s’évaporer en s’abandonnant au baiser lascif. Enfin, elle chuchote :

– Je veux te dire encore à quel point je t’aime…

Pour toute réponse, il la fait reculer jusqu’au pied du lit où tous deux se laissent tomber. Il l’embrasse et la lèche partout, des orteils aux oreilles, puis il revient s’attarder aux mamelons dressés. Encore une fois, elle s’émerveille de l’attrait irrésistible que ressentent les hommes, du moins ceux qu’elle a connus, pour la poitrine féminine. Comme la nature est adorablement ordonnée ! Et comme elle a envie d’être chevauchée, non pas comme à l’accoutumée, mais de cette façon un peu perverse qu’ils osent de temps à autre…

Elle se dégage, se coule en bas du lit et s’installe à quatre pattes, écartant largement les jambes. Il se place à genoux derrière elle, puis la saisit aux hanches pour, après quelques tâtonnements, l’empaler sur lui. Elle se redresse à moitié, comme si elle voulait s’asseoir à califourchon sur ses cuisses, et elle imprime le rythme tandis que les mains de Bastien pétrissent le devant de son corps. Enfin, elle se laisse aller de nouveau vers l’avant, affalant le haut de son torse sur les fraîches lattes de bois. Tout en s’arc-boutant sur son bras, il suit son mouvement. Elle jouit intensément de la pression de son abdomen sur ses fesses, du frottement accru de son membre en elle, de cette copulation au parfum de sauvagerie, comme les animaux en rut…

Elle constate qu’il est en train de se laisser emporter, alors elle glisse sa main jusqu’à son bouton de plaisir. Quelques pressions suffisent pour la faire se pâmer, non pas avec la fougue de cette nuit, mais comme si une vaguelette faisait frissonner nerfs et fluides… De son côté, Bastien enfonce ses doigts dans sa chair pour la combler de quelques ultimes coups de boutoir qui la font grimacer de douleur, puis il inspire brusquement et se laisse secouer par un tremblement de terre qui lui tire des gémissements contenus.

Dès qu’il s’apaise, elle se redresse et s’installe assise sur lui, soutenue par ses bras qui la ceignent. Ils restent ainsi, en silence, prenant conscience des bruits habituels : Lucie qui nettoie tout en bavardant avec Léonie, mais surtout, rumeurs de la rue, éclats de voix, hennissements des chevaux, aboiements des chiens… L’estomac de Flavie gargouille et une vague crampe vient confirmer son appétit. Elle se libère de Bastien, qui en profite pour déplier ses jambes et pour s’adosser aux montants du lit. Incapable de s’éloigner de lui, elle se cale entre ses cuisses et se laisse aller contre son torse, la tête sur son épaule. Il grommelle, sarcastique :

– Si je racontais ça à mes collègues, ils me prendraient pour un timbré… Pour eux, une épouse perd tout intérêt dès le cinquième mois de grossesse ! Alors, imagine, une bourgeoise sur le point d’accoucher, à quatre pattes par terre…

– Ce sont des goujats, murmure-t-elle paresseusement. Et puis, je ne suis pas une bourgeoise. Je suis juste une Flavie fièrement ramollie.

– Ramollie ? Tu veux dire que je te fais perdre la tête ?

– Je passerais la journée à te donner du plaisir.

– Fichtre… De voir tes yeux qui brillent, de pouvoir te voler un bec, c’est déjà beaucoup.

Il ajoute, avec une moue comique :

– En tout cas, à nous deux, on en produit du liquide ! C’est tout trempé sous toi…

Flavie ne réagit pas, attentive à la légère crampe qui, de nouveau, la traverse. Enfin, elle se résigne à le délester de son poids en se mettant sur ses genoux. Aussitôt, elle est chatouillée par quelque chose qui glisse à l’intérieur, vers la sortie de son vagin. Instinctivement, elle contracte ses muscles. Si elle est habituée aux rejets aqueux après les étreintes pendant lesquelles la semence de Bastien a été émise librement, elle s’étonne de la quantité inhabituelle.

S’appuyant sur le lit, elle se met debout et, aussitôt, du liquide coule le long de sa cuisse. Elle redresse le torse et un bruit sec la surprend ; reculant d’un pas, elle voit au sol une petite flaque transparente. Elle échange un regard avec Bastien toujours assis par terre. De nouveau, elle sent un glissement dans son conduit, puis quelques larges gouttes s’écrasent sur le plancher. Il s’exclame :

– Bistouri à ressort ! Il mouille !

– La poche des eaux, bredouille-t-elle.

Il fait une grimace, puis il avance, tout déconfit :

– Tu crois que c’est moi qui… ?

Flavie pouffe de rire, ce qui fait gicler de nouvelles gouttes. Elle sait que c’est impossible, que l’extrémité du membre mâle est si douce et si ronde qu’elle n’écraserait même pas un maringouin, mais elle ne peut s’empêcher d’imaginer le gland recouvert d’un engin barbare en métal, hérissé de pics… Son hilarité augmente tant qu’elle revient en toute hâte vers Bastien pour s’appuyer sur son épaule. Mortifié, il grommelle :

– Vas-tu cesser ? On pourrait te suivre à la trace !

Flavie est secouée d’un tel fou rire qu’elle en tressaute de tout le corps. Elle répugne à s’asseoir sur le lit, mais elle n’a pas le choix tellement elle craint de tomber ! Dès qu’elle le délivre, Bastien saute sur ses pieds et s’empresse d’approcher une chaise sur laquelle il l’encourage à prendre place. Cela fait, elle se crispe, perdant du coup toute envie de se gausser : une brutale contraction la transperce et la fait haleter. Bastien s’accroupit devant elle pour la soutenir du regard. Dès qu’elle se détend, il se précipite pour quérir sa chemise de nuit et l’aider à l’enfiler. Enfin, il se rhabille sommairement. Il n’a pas le temps de boutonner son pantalon que Flavie se cambre de nouveau et il doit lui consacrer toute son attention.

– Plutôt rapprochées, marmonne-t-il enfin. La douleur ?

– Assez vive. Plus qu’hier. J’ai très soif, Bastien.

– Ça s’en vient. Ta mère devait partir. J’espère que…

Il ouvre la porte de la chambre à la volée, puis il appelle Léonie à pleins poumons. Elle grimpe aussitôt à l’étage, un châle léger sur ses épaules, le bonnet dénoué sur la tête. Dès que Flavie a bu tout son content, ils font le bilan de la situation : elle a perdu, lentement mais sûrement, une bonne partie du liquide de l’amnios. Donc, la poche ne doit être que fissurée. Cependant, les contractions sont puissantes et rapprochées, ce qui augure une délivrance rapide.

Laissant sa fille sous les soins de Bastien, Léonie ressort pour se préparer. Le jeune médecin couvre les épaules de Flavie d’un châle, puis à sa demande il ouvre tout grand le battant de la fenêtre. Il pleut, une averse chaude et obstinée qui emplit la pièce d’une odeur suave d’humidité. Enfin, il va quérir une chaise dans une autre pièce, puis il s’assoit très près d’elle.

Après avoir frappé quelques coups, Lucie entre, un chiffon à la main. L’air fort intimidée, elle entreprend d’essuyer le plancher. Lorsque Flavie se met à gémir doucement, elle lui jette un regard farouche et apeuré. Dès que possible, Bastien la rassure d’un sourire :

– Tout va bien. Dans quelques heures, vous serez encombrée d’un nourrisson…

Il se trouble, luttant pour garder son calme. Flavie agrippe sa main qu’elle serre très fort. Elle se sent incroyablement sereine. Nulle trace des angoisses qui la tenaillaient pendant la gestation ; elle est intimement persuadée de mener cette délivrance à bon port. Elle n’a qu’à s’abandonner. S’ouvrir ! Songeant à son effroi de la veille au soir ainsi qu’à sa résolution d’accoucher seule, elle est prise de sueurs froides. Elle l’a échappé belle ! Peut-être aurait-elle réussi, mais au prix de quelle souffrance muette, de quelle solitude abjecte ? Elle n’en revient pas encore d’avoir sérieusement considéré cette possibilité. En elle, il y a quelques sombres recoins qu’elle devra explorer de fond en comble…

De toute évidence, le col de la matrice de Flavie se dilate à fringante allure. Elle aurait préféré une randonnée plus tranquille et surtout moins souffrante, mais elle n’y peut rien ! Les vagues de contractions se succèdent, et voyant sa fille accueillir cette douleur envahissante avec une agitation croissante, Léonie propose à Bastien de prendre place sur une chaise profonde afin de tenir Flavie contre lui, bien serrée dans ses bras. Ainsi, elle n’aura même pas besoin de se déplacer pour l’expulsion qui, assure-t-elle, est imminente !

Cette position réconforte grandement Flavie, qui peut se laisser aller de tout son poids et fermer les yeux. Bastien lui murmure des mots tendres à l’oreille qu’elle entend à moitié, mais qui l’émeuvent. Rassérénée par cet ancrage solide, libérée du plus gros de sa peur de perdre pied sous la puissance souveraine des contractions, elle tâche de ne pas se rebeller contre ce coup d’épée dans les entrailles qui, à coup sûr, va bientôt être chose du passé. Bientôt, très bientôt…

Pendant ce temps, Léonie installe le nécessaire à leurs pieds. Lorsqu’elle commence à souffrir du dos, Flavie veut se lever pour se dérouiller les membres, mais un tel poids lui encombre le bas-ventre qu’elle se rassoit hâtivement. Léonie s’accroupit pour un examen visuel accompagné de palpations du ventre. Elle finit par marmonner, pince-sans-rire :

– Cré fauvette ! Je n’ai plus à te convaincre de la valeur des remèdes de bonne femme… pour remettre une délivrance en branle, je veux dire…

Devant cette allusion explicite aux jeux amoureux, Flavie ne peut retenir un sourire leste. Bastien pousse un grognement d’incompréhension, ce qui la met dans une telle joie qu’elle éclate d’un rire en cascade. Un bruit sourd d’explosion se fait entendre, aussitôt suivi d’un jaillissement de liquide amniotique qui éclabousse le tablier de Léonie. Abasourdie, Flavie contemple la scène sans comprendre, puis elle se confond en excuses enjouées. Les mots s’étranglent dans sa gorge ; une telle douleur la cisaille qu’elle ahane et se cambre à outrance. Elle agrippe les mains de Bastien posées sur le haut de sa bedaine, les serrant à s’en faire blanchir les jointures.

En moins de deux heures, la dilatation est complétée, et Flavie pousse pour la première fois. En fait, théorise-t-elle à voix haute pendant le bref moment de lucidité qui suit, c’est sa matrice qui agit de son propre chef ! Elle constate de même que la douleur, légèrement moins aiguë, est plus supportable. Néanmoins, le répit qu’elle espérait est de courte durée. L’effort souverain d’expulsion, combiné à l’élargissement progressif de son vagin, mobilise ses ressources au grand complet. Elle ne peut s’empêcher de grincer, de criailler, de rugir !

Comme il s’agit de son premier accouchement, la voie n’est pas encore balisée ; c’est donc avec une lenteur décourageante que l’enfant se fraye un chemin. Il semble avancer d’un pas pour reculer de deux… Léonie s’empresse de réconforter sa fille éprouvée. Cette allure de tortue est idéale pour ne pas malmener les fragiles organes ! Brusquement, Flavie ressent une étrange sensation qu’elle attribue à la vulve qui commence à se dilater, ce qui lui donne un regain de courage.

Il faut plus d’une heure et presque deux dizaines de poussées pour que la tête du fœtus émerge à la sortie, maintenant béante et d’où irradie une douleur cuisante, comme une coupure. Même si Léonie lui enjoint de prendre son temps, Flavie a diablement hâte d’éjecter cette masse solide qui risque, elle en est persuadée, de faire éclater ses organes génitaux tellement elle les distend et les compresse ! S’aiguillonnant au moyen d’un long cri plaintif, elle se recroqueville au-dessus de son ventre en bandant tous ses muscles. Léonie s’écrie :

– La tête est boutée dehors !

Flavie laisse échapper une exclamation soulagée, mélange de gémissement et de gloussement. Exténuée, elle relâche la tension. Déposant sa tête sur l’épaule de Bastien, elle ferme les yeux. Elle a l’impression d’avoir parcouru des lieues dans une carriole brimbalée par une violente tempête de neige. Il lui faut reprendre son souffle après la tourmente, retrouver sa dimension normale, se rappeler qu’elle n’est pas uniquement une matrice en furie !

Bastien inspire brusquement, et elle se redresse. Dans les mains de sa grand-mère, un bébé tout maculé ouvre et referme ses poings minuscules, l’expression concentrée, les bras repliés contre sa poitrine… Le cœur de Flavie fait un bond prodigieux. Sa fille, sa magnifique fille ! Elle tend les bras, mais Léonie prend un bref moment pour s’assurer que sa gorge est libre d’obstacles. La toute première inspiration de la nouveau-née est vigoureuse et bruyante !

Émue, Léonie vient placer sa petite-fille sur la poitrine de sa mère. Tout réjoui, Bastien pose ses doigts sur la tête couverte d’un sombre duvet. Flavie contemple le menu visage… et au même moment, la petiote ouvre de grands yeux étonnés. Mère et fille se fixent gravement, amoureusement. Ce moment de grâce n’est que fugitif ; bébé plisse le nez, fronce les sourcils et lance un vagissement vers le ciel. Flavie presse sa fille contre elle en lui chuchotant des mots doux, et elle s’apaise aussitôt.

Cependant, les trois praticiens ne peuvent faire autrement que de remarquer sa respiration sifflante. Manifestement, ses voies respiratoires sont encombrées de sécrétions ! Flavie fait une moue d’inquiétude et se tourne à moitié vers Bastien, qui murmure :

– Ce n’est pas grave. Ça arrive de temps en temps, tu le sais… De l’eau ou un autre liquide, dont elle mettra quelques jours à se débarrasser…

– Nous la surveillerons attentivement, la rassure Léonie à son tour, mais selon mon expérience un bébé en bonne santé n’en pâtit aucunement.

Flavie reporte son attention sur la petiote, et pendant quelques minutes, comme Bastien, elle se concentre sur le mouvement de l’air jusqu’aux poumons tout neufs. À part le bruit dérangeant, tout semble normal : son torse bombe bellement et selon un rythme parfait… Elle sent un tiraillement dans ses entrailles, de même qu’un léger spasme tandis que sa matrice se contracte en expulsant peu à peu l’arrière-faix. Proprement, Léonie coupe le cordon à quelques pouces du futur nombril, puis elle le ligature.

Derrière Flavie, Bastien s’agite :

– J’ai des crampes dans les jambes… les boutons de ma chemise imprimés sur la peau…

Il réussit à se lever en se contorsionnant. Il fait quelques pas en grimaçant, puis il va se poster devant la fenêtre, les mains derrière le dos. Flavie devine qu’il a besoin, lui aussi, de se retrouver… Tout ce temps, il lui a été entièrement dévoué, il s’est oublié pour ne vivre que pour elle ! Léonie se penche au-dessus de Flavie pour tripoter la nouveau-née des pieds à la tête, faisant jouer ses articulations, passant sa main partout. Enfin, elle l’enveloppe d’une couverture soyeuse.

Avec un bruit mat, l’arrière-faix tombe sur le sol, accompagné d’une bonne quantité d’un liquide brunâtre. Flavie se laisse aller contre le dossier de la chaise, qu’elle commence à trouver extrêmement dure. Elle se sent molle comme une poupée de chiffon, rompue comme si elle s’était livrée à une séance de pugilat avec un colosse ! Elle rouspète distinctement :

– Pour la sensation de légèreté, il faudra repasser !

Maintenant installée à ses pieds, Léonie rit de bon cœur.

– Je me souviens… On a mal partout pendant deux jours… Mon gendre, accourez !

Le jeune médecin obéit avec diligence. Léonie prend la fillette emmitouflée et la dépose d’autorité dans ses bras. Avant que Flavie puisse s’allonger, il faut mettre des guenilles épaisses entre ses jambes flageolantes. Enfin, elle grimpe sur sa couche et s’y vautre avec un contentement souverain. Seuls les bijoux de la Couronne placés à portée de main pourraient la faire mouvoir. Et encore ! On frappe discrètement à la porte. Léonie crie, enjouée :

– Entrez, Lucie ! Et laissez ouvert !

Empourprée, la domestique fait un pas timide dans la pièce. Elle parcourt la scène du regard, et son visage s’éclaire considérablement. S’adressant à Bastien, elle dit :

– Monsieur, une visite pour vous, en bas.

– Zut de zut !

Il dépose un baiser empreint de ferveur sur la joue de sa fille, ce qui lui laisse une tache sur le coin de la bouche, puis il remet le petit paquet à Lucie avant de sortir en toute hâte. Émue, cette dernière contemple béatement ce cadeau du ciel. Flavie a peur qu’elle ne l’échappe, ce qui est absurde, mais elle ne peut s’empêcher de lui commander de venir s’asseoir à côté d’elle, sur le lit. Toutes deux s’extasient pendant quelques minutes sur la peau si douce, la ligne élégante des sourcils, l’ourlet fin de la lèvre…

Tout ce temps, la petiote reste stoïque, mais soudain, elle est emportée par un immense et comique bâillement. Léonie déclare qu’il faut la laver de suite, et les deux femmes partent en direction du rez-de-chaussée. Ce qui ennuie Flavie : elle n’aime pas voir s’éloigner sa fille toute neuve et si fragile… Quelques minutes plus tard, Bastien revient. Les yeux brillants, l’expression émue, il annonce avec difficulté :

– Elle est parfaite. Je l’ai vue en entier…

Incapable d’en dire davantage, il vient s’asseoir tout près pour lui étreindre la main et la couver d’un regard reconnaissant. Flavie répond par une légère grimace. Il n’a pas à la remercier. Tout cela est dans l’ordre des choses ! Tout de même, sa gratitude lui fait un petit velours…

– J’en ai senti des choses dans ton corps, pendant que je te ceinturais… Je ne verrai plus jamais les parturientes du même œil.

Il vient poser sa joue contre la sienne, puis il glisse jusqu’à sa bouche qu’il effleure de ses lèvres.

– Je dois te laisser. Quelques patients à voir… Et Catherine qui m’attend en bas pour régler certaines affaires…

– Plus tard cette après-dînée, si elle veut monter, ça me ferait plaisir.

Au moment où il se redresse, un vagissement leur parvient d’en bas. Flavie sent ses entrailles se nouer et ses seins fourmiller d’une étrange chaleur. Elle bredouille :

– Je veux mon bébé…

– Elles ont presque fini. Espère-la…

Il déboule du lit, se change en silence, puis disparaît. Flavie se laisse emporter par une vague d’indolence jusqu’à ce que Léonie vienne déposer entre ses bras sa fille, toute rouge d’avoir pleuré. Elle murmure :

– Entrebâille ta chemise. Place-la contre ton sein. Rien de plus réconfortant…

De fait, son nourrisson s’apaise et se met à chercher le mamelon. Émerveillée, Flavie la guide, et bientôt, elle tète avidement, les paupières closes. La jeune mère se cale contre les oreillers. Elle se sent à la fois comblée et drainée, enchantée et lessivée, et surtout, les émotions sur la corde raide, risquant de basculer d’un côté comme de l’autre ! Il lui faut impérativement une bonne dose de repos… Toutefois, la respiration râpeuse de sa fille l’empêche de se détendre, et une demi-heure plus tard, elle se résout à lancer un appel à l’aide.

C’est Catherine qui fait son entrée et qui, après quelques minutes de jasette, repart avec la petiote ensommeillée dans ses bras. Flavie est plutôt mécontente de devoir s’en séparer, même si elle a une entière confiance dans les dames qui l’entourent ! Au cours des heures qui suivent, jusqu’à ce que Lucie revienne replacer la fillette agitée tout contre sa peau, elle glisse dans une belle période de somnolence.

De nouveau, Flavie lui donne à boire, tout en réclamant un en-cas. Lorsque la servante monte un plateau, Geoffroy se cache dans ses jupes ; Flavie l’invite à venir s’asseoir sur le lit, et tous deux devisent pendant une dizaine de minutes. Enfin, elle chasse tout le monde, sauf son petit paquet précieux qu’elle garde au creux du lit. Il lui semble que, déjà, sa respiration est moins bruyante…

L’heure du souper approche à grands pas lorsque Bastien vient s’allonger à leurs côtés. Bien réveillée, Flavie offre un large sourire à son mari. Il dépose sa tête sur son bras et il observe longuement le bébé endormi. Son visage a perdu son aspect boursouflé : elle est mignonne comme tout ! Il place son doigt dans sa paume, et automatiquement, elle referme sa main. Ravi, il lance une œillade à Flavie dont la gorge se serre de bonheur.

Insensiblement, le jeune médecin s’assoupit, toujours relié à sa fille, et Flavie en profite pour repasser dans sa tête toutes les étapes de la preste délivrance. L’acuité de ses souffrances commence à s’estomper, et elle s’émerveille de leur amplitude toute relative, compte tenu du chambardement puissant qu’elles accompagnent. Une malédiction divine, les douleurs de l’enfantement ? Vraiment, les dévots font flèche de tout bois…

Après un long soupir, Bastien ouvre les yeux. Aussitôt, Flavie dit paresseusement :

– Quand j’étais petite, ma poupée préférée s’appelait Brigitte. En fait, c’était Bridget, parce que ça faisait plus chic, mais je m’en voudrais de l’encombrer d’un tel prénom…

Il faut de longues secondes à Bastien, le temps de s’étirer de tout son long, pour réagir.

– Brigitte ? Plutôt joli… Mais c’est de la vente sous pression que tu fais !

– Tu as une autre suggestion ?

Il secoue piteusement la tête.

– Les prénoms de mes aïeules sont ampoulés au possible.

Il se redresse, puis il caresse fugacement la joue de sa fille.

– Longue vie, petite Brigitte de mon cœur…

Enfin, il croise le regard de Flavie. Comme elle, il lutte pour ne pas s’attacher trop solidement à la petiote, mais il est bien près de déclarer forfait… Tant d’enfants meurent pendant leurs premières années de vie ! Il murmure :

– Elle sera baptisée demain. Mes parents ont très hâte de la voir…

– Il faut que ce soit très court. Jure-le-moi.

– Le curé expédie le tout en cinq minutes.

– Oui, mais il y a souvent des queues devant les fonts !

– Ne crains rien. Je sais que c’est près de toi, dans ta chaleur, qu’elle est le mieux.

Réduite au silence, Flavie se laisse aller contre les oreillers. Ce qu’elle est impressionnable ! Elle en tremble presque… D’un ton neutre, Bastien fait une remarque sur l’aisance nouvelle dans la respiration de leur fille, et tous deux se retrouvent à gloser comme les praticiens expérimentés qu’ils sont. La conversation se transporte ensuite sur le terrain de la pratique de Bastien et de son associée Catherine. Flavie a un sacré retard dans les nouvelles, et c’est avec une avidité contrite qu’elle écoute son mari lui raconter les faits notables des dernières semaines.

Pour des raisons pratiques évidentes, le jeune médecin s’installe une couche de fortune dans la chambre de Geoffroy. Flavie passe une nuit entrecoupée par les tétées, par les changements de langes et de guenilles, et surtout par l’agitation de sa fille qui n’aime rien tant que d’être peau contre peau avec sa mère. Dès l’aube, Léonie s’installe avec elle dans la berçante, ce qui donne à Flavie un repos bien mérité.

Cette dernière est réveillée par des vagissements sonores. Désorientée, elle met quelques secondes à en déterminer la provenance. De l’autre côté de la cloison, Brigitte proteste à pleins poumons ! Le sang de Flavie ne fait qu’un tour et, se laissant glisser en bas du lit, elle quitte sa chambre pour pénétrer dans celle de sa mère, où Léonie et Lucie sont en train de préparer la nouveau-née pour le baptême, lui passant la délicate robe blanche que Bastien et sa sœur ont portée. Perché sur le lit, Geoffroy s’amuse grandement du spectacle.

D’une voix claire, Flavie lance à la cantonade :

– Ma toute petite, ce que tu es fâchée !

Brigitte cesse de pleurer tout net et tourne la tête dans sa direction. Avec saisissement, Flavie réalise que sa fille a reconnu le son de sa voix ! Subjuguée, elle va placer son doigt dans sa main, qui se referme avec vigueur. Léonie grommelle, d’un ton qui masque son attendrissement :

– Par la juifresse ! Cette demoiselle est loin d’être sotte… Flavie, retourne te coucher !

– Quand vous aurez fini, répond-elle d’une voix éraillée.

Ce n’est pas la fatigue qui lui serre la gorge, mais un vif émoi. Désormais, entre sa fille et elle, c’est à la vie, à la mort. Flavie n’aurait jamais pu l’envisager, mais après avoir passé neuf mois dans son ventre, Brigitte pourrait identifier sa génitrice entre cent mille femmes ! Ce n’était pas un fœtus sourd et aveugle qu’elle portait, mais un être sensible, aux aguets, qui faisait corps avec celle qui le nourrissait ! Quelle merveille… Et quelle tristesse lorsque ce lien vital doit être rompu brutalement, comme cela arrive trop souvent en ce Canada aux mœurs cruelles !