CHAPITRE XVIII

Accrochée au bras de son mari, Flavie observe avec une intense curiosité le paysage qui l’entoure. Ce dimanche, une quinzaine de jours après leur retour, Bastien a proposé à son épouse une longue promenade de par les chemins de la ville. Elle pousse un grand soupir de satisfaction. Elle a été tant occupée ! Le branle-bas autour de la cérémonie funèbre en l’honneur de Simon, puis le réaménagement de la maison pour s’ajuster à cette disparition… L’accompagnement de Léonie, qui errait comme une âme en peine… Les moments à passer avec Cécile, avant qu’elle reparte pour les Eastern Townships… Enfin, et non le moindre, toutes les tâches reliées à sa réinstallation rue Sainte-Monique, entrecoupées de bavardages avec ses beaux-parents, de jeux avec Geoffroy, de discussions d’affaires avec Bastien et de visites de courtoisie ! Les journées n’avaient pas assez d’heures pour tout ce qu’elle voulait y faire tenir !

La main dans celle de son père adoptif, Geoffroy saute comme un cabri. Flavie jette un coup d’œil à la mine radieuse de Bastien et s’attendrit : entre son épouse et son fils, il semble nager dans le bonheur ! La poitrine bombée, une casquette crânement vissée sur sa tête, il ne peut s’empêcher de sourire largement. Prenant cette manifestation de joie pour une salutation qui leur est adressée, les passants lui rendent un hochement de tête mécanique… Flavie se hausse pour effleurer sa joue de ses lèvres, puis elle se tourne vers celui qui les suit sans parler depuis plusieurs minutes :

– Mon pauvre ami, on vous croirait en punition, à cheminer ainsi derrière nous !

Philippe Coallier répond par un haussement d’épaules goguenard. L’étroitesse du trottoir leur interdit de se tenir quatre de front ! Comme sa sœur Delphine, il a le visage criblé de taches de rousseur, néanmoins estompées par son hâle, et des yeux d’un bleu sombre. Ses cheveux brun clair se raréfient aux tempes, ce qui semble allonger un nez mince et d’une longueur certaine. En mettant le pied dehors, Bastien a proposé de passer quérir celui qui est devenu son grand ami et qu’il n’avait pas visité depuis son retour, et Flavie ne s’y est pas opposée.

Pendant les premiers temps de la promenade, les deux compères ont marché côte à côte, devisant à voix basse, tandis que Flavie partageait avec Geoffroy son étonnement de voir encore tant de plaies laissées par le terrible incendie survenu deux années auparavant, sous la forme de clôtures disjointes masquant mal des terrains vagues parfois encore encombrés de débris. Lorsque leurs pas les ont conduits dans le faubourg Saint-Jacques, aux abords de la magnifique rue Craig, élargie et rebâtie sur la longueur d’une douzaine de rues transversales, sa déception s’est muée en émerveillement !

Bastien a mis un terme à son aparté avec Philippe pour lui décrire ce qui est devenu une allée de prestige, bordée de splendides demeures en pierre de taille. La chaussée elle-même a d’abord été comblée par des débris provenant des ruines de l’incendie, pour être ensuite macadamisée au moyen de pierre concassée et de sable compactés au rouleau compresseur. Enfin, des trottoirs de bois flambant neufs complètent l’ensemble.

Ravie, Flavie a tenu à l’arpenter au complet, sautant périodiquement du trottoir pour éprouver du talon la solidité du recouvrement… au grand plaisir de Geoffroy, qui a transformé l’exercice en jeu. Les deux hommes se sont mis de la partie, Bastien feignant l’effroi à voir son fils approcher de trop près les attelages en mouvement, et Philippe, au contraire, l’encourageant à prendre des risques ! Ravi d’être le centre d’attraction d’une pseudo-échauffourée, le garçon riait à gorge déployée, tandis que Flavie, souriante, lui tenait solidement la main pour ne pas qu’il s’enhardisse outrageusement.

Alors qu’ils retournaient vers la cité, Bastien a expliqué à Flavie que quelques artères ont ainsi été élargies, notamment la rue Sainte-Catherine à soixante pieds, entre Main et Saint-Denis. Maintenant, ils sont parvenus rue Saint-Paul, au cœur de la vieille ville, et Flavie est béate d’admiration. Un mois avant la funeste conflagration de juillet 1852, cette rue de prestige a été ravagée, sur une longueur de vingt lots, par un incendie qui fut heureusement circonscrit. Depuis, presque toutes les bâtisses ont été reconstruites en maçonnerie ; dotées d’un étage supplémentaire, ornées avec style, elles sont beaucoup plus étroitement accolées les unes aux autres qu’auparavant.

Faisant un arrêt devant l’un des derniers chantiers de l’artère commerciale, Bastien dit avec fierté :

– Voici où, dès le printemps prochain, mon père déménagera ses affaires.

Abasourdie, Flavie considère les fondations, avant d’envisager son mari.

– Ici ? Mais je n’en savais rien !

Réjoui par sa surprise, Bastien lui reprend le bras pour l’inviter à marcher. Rassuré par la relance confirmée de ses affaires, Édouard s’est démené pour faire l’acquisition de cet emplacement. Parce qu’il pourra louer à prix d’or une partie du bâtiment à venir, il est convaincu de la rentabilité de l’investissement, même s’il s’agissait de l’un des terrains les plus onéreux de toute la ville. Derrière eux, Philippe intervient de sa voix chantante, pour rappeler à Flavie que les incendies des dernières années, et surtout les normes de construction plus sévères qui se sont ensuivies, ont eu des conséquences réelles pour les propriétaires les moins fortunés. Incapables de faire face à l’augmentation des coûts, plusieurs doivent désormais se contenter d’une location. Il conclut :

– Si les Canadiens sont tous un peu charpentiers, ils ne sont pas maçons !

Flavie rétorque :

– Mais j’en ai vu plein qui reconstruisaient en bois !

– Une mesure temporaire. Le conseil de ville les presse de recouvrir les murs de briques ou de pierres. De plus, les dérogations au règlement sont de plus en plus rares.

Las de l’affluence, tous quatre conviennent d’une pause lorsqu’ils débouchent place d’Armes, vidée de ses attelages. Ils se réfugient sous l’arbre qui ombrage la fontaine et dont le tronc est entouré de deux bancs publics qui se font dos. Retirant leurs couvre-chefs, les trois mâles s’ébrouent en s’aspergeant de l’eau de la fontaine, tandis que Flavie, assise, fait glisser son bonnet pour ébouriffer ses cheveux.

Souriante, elle observe Philippe tirer parti de sa haute taille pour taquiner Bastien en faisant mine de le dominer avec arrogance. Géologue de profession et raquetteur aguerri, il manifeste à tout venant une vigueur physique débordante, ainsi qu’un réel appétit pour la vie et ses plaisirs ! Il se penche vers Geoffroy, et peu après, tous deux détalent sans crier gare. Venant prendre place à côté de Flavie, Bastien lui explique que son ami vient d’offrir au petit d’aller lui acheter une friandise.

Il prend la main qu’elle avait déposée sur son giron et y entremêle ses doigts, en un amalgame si suggestif que Flavie lève vers lui un regard entendu. Ils sont ivres l’un de l’autre, encore plus que pendant les premiers temps de leur mariage. Chaque coucher, ou presque, leur promet un coin de paradis… d’autant plus que Flavie ne peut tolérer le moindre empêchement à la spontanéité parfaite de leurs étreintes, qu’il s’agisse d’une baudruche ou de l’étreinte réservée. Ce goût de l’extase fusionnelle se réveille au moindre effleurement, comme maintenant, à une encablure de l’église paroissiale dont ils n’ont cure, absorbés par une ardente contemplation mutuelle.

– Flavie ? Monsieur Renaud ?

Tandis que leurs mains se désunissent, tous deux reviennent à la réalité. Les joues rouges d’embarras, une jeune femme se tient debout à quelques pas d’eux. Il ne faut qu’une fraction de seconde à Flavie, qui ne l’a jamais vue qu’en civil, pour reconnaître Catherine Ayotte, tandis que Bastien doit, mentalement, troquer sa jolie tournure contre une robe de religieuse… Flavie saute sur ses pieds pour l’accueillir avec effusion. Elle est reconnaissante à son ancienne camarade de classe d’avoir, pendant son absence, pris soin de Léonie dont elle est devenue très proche.

Un homme mûr, aux cheveux blonds mêlés de blanc, se tient à proximité. Flavie et Bastien accueillent Alexis Ayotte avec bonhomie, puis s’engagent avec lui et sa fille dans une conversation mondaine au sujet de la magnifique température et de la ville en reconstruction telle que Flavie l’a redécouverte aujourd’hui.

– Quand je suis partie, s’exclame-t-elle, il y avait pourtant une année entière que les braises s’étaient éteintes, mais il semble que je n’ai rien su voir !

Il est vrai que, dans l’intervalle entre la catastrophe et son départ, elle a eu bien d’autres chats à fouetter ! Un silence malaisé s’ensuit, rompu par l’arrivée intempestive parmi eux de Geoffroy, la mine barbouillée de confiture. Bastien s’empresse de l’entraîner vers la fontaine, tout en extirpant son mouchoir de sa poche. Constatant que Philippe piétine à quelque distance, Flavie lui fait signe d’approcher, ce à quoi il consent avec désinvolture. Elle est sur le point de faire les présentations lorsqu’elle est frappée par l’évidence : Catherine et lui se connaissent !

Flavie jette un regard de connivence à la demoiselle, mais elle fige devant sa tête baissée et son expression d’extrême confusion. Elle envisage enfin Philippe qui, sidéré, considère celle qui fut sœur Marie-des-Saints-Anges avec des yeux agrandis par la stupéfaction. Après s’être raclé la gorge, M. Ayotte laisse tomber négligemment, prenant Flavie à témoin :

– Au début, je me vexais légèrement de cette contemplation sans vergogne de ma fille, mais je me suis parfaitement accoutumé…

Avec un effort manifeste, Philippe se détourne pour adresser une moue contrite à M. Ayotte. D’une toute petite voix, Catherine bredouille :

– Bien le bonjour, monsieur Coallier.

– Philippe, réplique-t-il, encore effaré. Je vous en prie, pas de formalités entre nous. Bonjour, sœur… euh… mademoiselle…

– Catherine, dit-elle posément.

Elle le présente à son père, lui décrivant en quelques phrases les circonstances de leur rencontre. Pendant tout ce temps, Philippe l’observe de biais tandis qu’un sourire, qu’il tente de réprimer, se fraie un chemin sur son visage. Il est vrai que Catherine offre un spectacle réjouissant : des joues rouges et pleines, des yeux clairs, une chevelure blonde attachée en un chignon dont quelques mèches volettent au vent, un corps bien davantage rebondi et mis en valeur par une robe certes bigarrée, mais qui épouse ses formes… En comparaison de la maigre et austère novice de naguère, il y a de quoi tomber des nues !

La mine indulgente, Alexis Ayotte fait diversion en engageant une conversation courtoise avec le jeune homme. Le commerçant aurait, parmi ses connaissances, un dénommé Hector Coallier… Pendant ce temps, Flavie invite sa jeune amie à s’asseoir à ses côtés sur le banc. Catherine s’enquiert de la santé de Léonie, et Flavie répond brièvement, la gorge soudain serrée :

– Elle fait ce qu’elle doit faire. Elle mange, elle dort, elle passe le balai… Mais elle est ailleurs. Comme une eau au calme trompeur…

– Et vous ?

La gentille question provoque un éclair de souffrance au creux de son ventre. Pour elle, Simon est en voyage. Pour le sûr, il reviendra incessamment… C’est uniquement en se confortant ainsi que Flavie peut tolérer l’absence, d’autant plus cruelle qu’elle est survenue au moment de son retour d’exil. Elle laisse son regard errer au loin, vers Bastien à la traîne de Geoffroy qui caracole, et murmure enfin, envahie par un mélange de douleur et de gratitude :

– Moi, j’ai mon mari, que j’aime plus que jamais. Il allège mon chagrin…

Ce disant, Flavie est prise d’une intense émotion. Au fil des jours, elle a réalisé que le sort ne lui était pas si funeste puisqu’il contrebalance son affliction par un tel bonheur d’aimer ! Malgré sa propre peine devant le trépas de son beau-père, Bastien lui offre un soutien incroyablement généreux, sans compromis. Si elle se couche malheureuse, si elle se réveille au milieu de la nuit en proie à des cauchemars, elle peut quémander de ce réconfort dont il est si prodigue.

– Pardonnez-moi. Je suis trop curieuse…

Flavie fait un geste d’indifférence, avant de reprendre avec une gaieté forcée :

– Mais dites-moi, comment ça se passe pour vous ? Êtes-vous obligée de refaire vos débuts ?

À l’idée de replonger dans le tumulte des réceptions mondaines auquel doivent s’astreindre les jeunes filles à marier, Catherine fait une grimace.

– Plutôt rendosser l’habit ! Je suis trop vieille pour ce genre de futilités. J’en ai trop vu ! Je suis parée à mourir vieille fille. Mais en attendant, il n’est pas dit que je vais gaspiller mon temps à soupirer ! Les occupations sont nombreuses pour qui sait les chercher. D’ailleurs…

Elle se trouble et s’octroie une pause, puis enchaîne :

– Après tout, je suis accoucheuse et je me suis bien perfectionnée à Sainte-Pélagie. Je me disais que je pouvais reprendre le métier…

– Excellente idée. Il y a de la place pour vous !

Les traits animés, Catherine poursuit :

– Pour tout dire… Pour tout dire, j’ai pensé à vous et à votre époux. C’est que j’ignore par où m’introduire et je me suis dit que peut-être…

Elle s’interrompt, confuse. Après un temps, Flavie dit, gentiment :

– Vous apprécieriez notre patronage ? La chose n’est pas impossible. Pour le sûr, vous êtes fièrement plus experte qu’avant… Parce que je vous avoue, Catherine, que j’avais quelques préjugés sur vous du temps que nous étions à l’école. Je vous trouvais plutôt frivole… imbue de votre personne…

Loin de s’offusquer, Catherine hoche la tête avec regret.

– Vous aviez vu juste. Mais croyez-moi sur parole : mon séjour à Sainte-Pélagie m’a mis du plomb dans la cervelle ! Et de la bonté dans le cœur, j’ose espérer. La Catherine qui se croyait trop bien née pour fréquenter la lie du peuple, elle a bel et bien disparu !

Voyant M. Ayotte et Philippe s’approcher, Flavie presse brièvement sa main avant de clore la conversation :

– J’en discuterai avec Bastien et je vous en donnerai des nouvelles. Espérez-moi !

Débonnaire, le grossiste en bois leur annonce que l’un de ses fidèles clients est l’oncle du jeune géologue. Un homme d’une grande probité, qui paie ses achats rubis sur l’ongle ! Philippe s’incline vers lui pour le remercier du compliment, puis tend ses mains vers les dames qui, tout naturellement, se servent de cet appui pour se remettre debout. Catherine amorce les salutations de départ mais, lui coupant la parole, Philippe s’adresse à son père :

– Vous n’allez pas nous quitter de sitôt ? Nous venons à peine de prendre contact !

– C’est que nous errons de par la ville depuis une escousse, s’excuse-t-il, et que mes vieilles jambes…

– Alors, permettez-nous de vous voler votre fille. Nous vous la ramènerons pour le souper, c’est promis !

Décontenancé, Alexis Ayotte glisse un œil vers la principale intéressée, qui reste coite mais qui rosit d’agrément. Il soupire :

– Moi qui ronchonne à te voir t’étioler entre quatre murs, je ne peux guère te refuser cette distraction ! Alors, messieurs dames, à la revoyure !

Abruptement, il tourne les talons pour s’éloigner avec dignité. Flavie explique à Catherine, d’un ton joyeux, qu’ils se proposaient de se rendre rue Saint-Joseph. D’une voix sans timbre, sa jeune amie répond qu’elle serait bien contente de faire un brin de jasette avec Léonie. Philippe s’insinue dans ce tête-à-tête :

– Je suis ravi que vous ayez accepté mon invitation. Vous allez pouvoir assouvir ma brûlante curiosité. Comment donc une religieuse défroquée peut-elle bien passer le temps ?

Il lui offre son bras. Les yeux fixés droit devant, elle réagit avec obligeance tout en répliquant sereinement :

– Novice, monsieur. Je n’étais que novice.

– Appelez-moi Philippe. Novice ou professe, c’est du pareil au même…

– Permettez-moi de vous détromper. On voit que vous ne connaissez rien à la vie religieuse pour dire avec sérieux une énormité pareille. Une novice…

Flavie ne peut entendre le reste de la tirade, parce que Philippe entraîne sa compagne à forcer l’allure. Souriante, elle cherche Bastien du regard et le déniche de l’autre côté de la place. Elle le hèle ; après avoir attrapé son fils par le fond de culotte, le jeune médecin revient vers elle, essoufflé, les tempes luisantes de sueur. D’autorité, elle saisit la main d’un Geoffroy agité, l’obligeant à se mettre au pas entre eux, qui suivent à quelque distance le duo formé par Philippe et Catherine.

Après s’être informé des événements récents, Bastien garde le silence, ce dont Flavie n’est pas fâchée. Elle-même commence à ressentir une réelle lassitude, comme si celle de Geoffroy, qui se traîne les pieds, était contagieuse… Ce n’est que lorsqu’ils parviennent à la rue McGill qu’elle en fait la remarque à son mari. Il se contente de sourire, puis ses sourcils se froncent notablement. Après un temps, plongé dans ses pensées, il finit par marmonner, avec hésitation :

– Chaque fois que j’entends le mot « contagion », je repense à ton père. Je n’ai pas voulu t’en parler avant, pour ne pas ajouter à ton tourment, mais… dans tout ça, quelque chose m’échappe. Ses deux attaques ne correspondent pas au modèle…

Plutôt mécontente de cette discussion rabat-joie, Flavie réplique avec mauvaise foi :

– Au modèle ? Pff… Ça prend des scientifiques prétentieux pour croire que les miasmes se conforment à un système quelconque.

– Moque-toi tant que tu veux, mais c’est comme ça. La transmission du choléra obéit bel et bien à un modèle. Mais je gaspille ma salive, tu le sais aussi bien que moi. Non, ce qui me tracasse, c’est que le modèle semble avoir une faille… Au-delà des contacts directs ou par effets personnels interposés, se pourrait-il que le miasme… ?

Il s’interrompt. Captivée malgré elle, Flavie jette un regard curieux à son air concentré. Elle l’encourage :

– Tu veux dire que le miasme pourrait se transmettre d’une autre manière ?

– Oui. Une manière à laquelle personne n’a songé jusqu’à maintenant…

Il ne développe pas sa pensée, et Flavie laisse tomber cette conversation ardue. Constatant que Philippe et Catherine sont en train de les semer, elle accélère le pas. Ils ont quitté le faubourg des Récollets, et la rue Saint-Joseph s’étire sous leurs yeux. Presque par magie, ils sont passés de l’animation d’une cité commerçante à celle de la rue principale d’un village prospère, bordée de maisons de bois espacées à l’ornementation hétéroclite.

Soudain, Flavie note que Bastien n’est plus à côté d’eux. Elle fait halte pour jeter un regard par-dessus son épaule. Planté en plein milieu du trottoir, indifférent à ceux et celles qui le contournent, il a les traits transfigurés par ce qui semble être une révélation. Impatiente, la jeune accoucheuse attire son attention. Il se secoue en bégayant :

– Bistouri à ressort ! Quelqu’un y a songé, Flavie ! Avec tout ce qui s’est passé, ça m’a sorti de l’idée, mais… John Snow, le médecin anglais… Vite, Flavie, il faut en prévenir ta mère !

Aussitôt dit, il se met à courir, descendant sur la chaussée pour aller plus vite.

Les pieds nus dans la terre du potager, Léonie plante sa bêche dans le sol, puis elle lève le visage vers le ciel. L’azur est sans nuages, d’un bleu si profond qu’il donne envie d’y plonger comme dans un lac sans fond, et quelques oiseaux s’y promènent paresseusement. Une feuille d’arbre toute jaunie virevolte dans son champ de vision ; elle la suit du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse au loin. Voilà ce qui a attiré son attention : un coup de vent automnal dans lequel se perçoit un bruissement encore très ténu, celui des feuilles mortes.

Les Montréalistes verront bientôt les feuilles tourbillonner autour d’eux en une folle sarabande. Ce plaisir enfantin, celui des rafales de feuilles d’érable rougies et de chêne roussies, fait palpiter l’âme de Léonie. Les yeux clos, elle savoure la caresse de la brise comme si c’était celle du soleil printanier après un long hiver. Elle avait oublié ces petits bonheurs offerts par l’existence, et que les gens aigris dédaignent. Elle avait oublié, sous le choc de l’irréparable perte de son mari, que les sens à l’affût procurent de charmantes jouissances, certes moins vives que celles de l’amour, mais savoureuses…

Pour la première fois depuis le cataclysme qui a mis sa vie sens dessus dessous, Léonie est ainsi tirée de la torpeur qui lui embrumait l’esprit. Relevant sa jupe, elle retrousse les jambes de ses pantalettes jusqu’à ses cuisses, puis elle se laisse tomber à genoux dans la terre qu’elle vient tout juste de remuer. Comme l’humus est frais ! Un frisson remonte sa colonne vertébrale jusqu’à sa nuque, où il semble exploser. Cette chaleur se répand dans le haut de son torse, jusqu’à se concentrer dans son cœur…

Saisie, Léonie reste parfaitement immobile, attentive à la rumeur qui sourd du centre de son être comme un filet d’eau s’échappe d’une digue. Simon n’est plus. Simon n’est plus ici, sur terre, à ses côtés, mais il restera à jamais son homme… N’ont-ils pas eu, tous deux, un bonheur insolent ? En ce monde où la détresse fait une âpre lutte à la joie, où les deuils et les regrets s’accumulent en nombre incalculable, n’ont-ils pas été bénis des dieux ? Malgré les cahots, ils sont restés stoïques, offrant à l’autre, lors des périodes difficiles, un indéfectible soutien. Malgré les chocs, ils sont restés agrippés l’un à l’autre… Ils sont restés amoureux.

En Léonie, le filet d’eau se transforme en une fraîche cascade. Cet amour qui fortifie, elle le conserve en elle, intact, afin d’y puiser à loisir… Ce n’est pas dans un ailleurs lointain que Simon est éternel, ce n’est pas dans un paradis désincarné, mais tout proche, en elle, partout en elle ! Les larmes qui jaillissent ne sont pas l’expression du désespoir, mais celle d’un intense soulagement, d’une immense gratitude. Elle sanglote en souriant, le visage chaleureux de Simon derrière ses paupières closes, se repaissant de cette vision souverainement réconfortante.

– Léonie ! Que faites-vous là ? Vous avez une faiblesse ?

Elle tressaille et ouvre de grands yeux sur son gendre, hors d’haleine, qui incline vers elle un front soucieux. À la hâte, tout en secouant la tête, elle essuie ses joues avec ses manches. Elle lui tend ses mains maculées, qu’il n’hésite pas à saisir entre les siennes pour l’aider à se relever. Impulsivement, elle lui donne une accolade, se servant de son appui pour reprendre la maîtrise de ses émotions. Elle murmure :

– Je parlais à Simon. Je le sens encore si vivant…

Il ne dit rien, mais lui presse brièvement les épaules, avant de la repousser gentiment et de l’entraîner hors du carré de terre retournée. Le souffle court, il l’avise que les autres s’en viennent, précisant que lui s’est dépêché parce qu’il a compris subitement comment Simon avait été contaminé par le choléra. Il oblige Léonie à se tourner vers le fond de la cour. D’un geste accusateur, il désigne le vieux puits entouré d’une margelle de bois, sa brimbale dressée vers le ciel.

Bientôt, c’est un petit groupe attentif, mais interloqué, qui écoute les explications fiévreuses du jeune médecin. Au cours des dernières années, Bastien a pris connaissance des exposés scientifiques signés par un confrère londonien, John Snow, qui est non seulement un expert des toutes récentes techniques d’anesthésie, mais aussi un observateur perspicace des épidémies et de leurs signes distinctifs. Pour prouver ses intuitions au sujet du choléra, il s’est astreint à de minutieuses enquêtes concernant quelques épisodes de contagion dans sa ville natale.

Ses constatations ont de quoi donner la chair de poule : selon lui, l’eau souillée par les déjections des malades est un puissant vecteur de contamination. Cet été même, il a analysé, avec autant de minutie qu’on en met à disséquer un organe atteint, la progression du choléra dans l’un des quartiers les plus touchés de Londres ; ses conclusions, qu’il vient tout juste de publier, semblent confirmer ses hypothèses. Une mère avait rincé les langes de son bébé, déjà atteint du miasme, dans des latrines. Or ces eaux s’épanchaient dans celle d’une pompe publique à proximité. Le miasme s’y est répandu sans entraves !

Essoufflé, Bastien s’interrompt. Tous les regards convergent vers le puits, d’un aspect pourtant bien inoffensif… Les sourcils froncés, Philippe fait appel à son esprit scientifique pour conjecturer, les yeux fixés sur le lointain :

– Si je t’entends bien… Tu avances que l’eau de ce puits aurait pu être souillée par une personne déjà malade ?

– Vois… Le ruisseau qui coule au bout du terrain est fréquemment trouble. De plus, les eaux souterraines, dont on ignore les méandres, ont fort bien pu transporter le germe jusqu’à lui !

– Il est notoire que l’eau est l’une des plus grandes puissances de la nature. Elle est capable de creuser le roc, de franchir des milliers de milles, de s’insinuer partout où se trouve la moindre brèche…

Léonie interjette :

– Mais j’ai bu la même eau que Simon ! Comment se fait-il, alors… ?

– Ce ne sont que des suppositions, s’empresse de répondre Bastien, mais sans doute que la dangerosité du miasme s’abaisse rapidement. Il pourrait suffire d’une heure ou deux pour qu’il devienne anodin… Nous en reparlerons, belle-maman. Je vais m’instruire davantage. Pour l’instant, je vous en conjure : fuyez l’eau de votre puits comme la peste. Certes, le choléra est chose du passé, mais Dieu sait quel autre miasme pourrait vous attaquer ! Les porteurs d’eau font actuellement un travail honnête.

Après s’être assurée que Geoffroy est toujours en train de jouer, étendu par terre sous l’un des pommiers, Flavie prend la parole à son tour :

– Je suis du même avis, maman. Ce puits, qui était fièrement précieux à ton arrivée à Montréal, est devenu une nuisance. Son eau est polluée… Il n’y avait que des champs et des fermes aux alentours, mais maintenant…

Enhardie, Catherine offre un sourire consolant à Léonie avant de renchérir :

– Les travaux d’aqueduc vont bon train. Le maire et ses conseillers sont inondés de pétitions pour faire passer les tuyaux d’eau sous les chaussées ! Sans nul doute qu’ils recevraient favorablement une requête en ce sens pour la rue Saint-Joseph.

Léonie fait une moue indulgente tout en répliquant, sa main sur le bras de la jeune femme :

– Ma pauvre… Vous étiez encore un bébé dans ses langes que les échevins recevaient des pétitions signées par nos voisins et nous ! Il y a bien longtemps que le faubourg souhaite être raccordé à la Compagnie des Eaux, quitte à payer la facture. Mais on nous chante toujours la même rengaine : les tuyaux manquent, la main-d’œuvre est rare, l’évêché a priorité !

– Cette époque est révolue, affirme Bastien sans sourciller. Si les Montréalistes veulent une ville moderne et sûre, ils n’ont plus le choix. Les échevins aussi l’ont compris.

– Voilà qui met un point d’orgue à la conversation, approuve Philippe.

Il tend à Léonie sa main à serrer.

– Je crois, madame, que nous n’avons pas été présentés…

Tous cinq prennent place sur les bancs de jardin que les jeunes hommes installent face à face, et se laissent aller à un échange de propos paresseux, mais plaisant. Une vingtaine de minutes plus tard, Catherine se relève, époussette vaguement sa jupe, puis elle indique le soleil couchant d’un geste du menton.

– La noirceur approche… Si je ne veux pas indisposer mon père, il me faut rentrer.

– Votre père me semble d’une nature trop bienveillante, remarque Léonie avec un sourire, pour s’en faire pour si peu.

– N’empêche, je tiens trop à ma liberté de mouvement pour la mettre en péril !

Philippe se lève à son tour, coiffant son chapeau qu’il retournait entre ses doigts.

– Je vous reconduis, Catherine. Je m’y suis engagé.

Nous, rectifie Flavie. Enfin, c’est le mot que vous avez employé. Mais ton faubourg, chère consœur, me semble loin comme d’icitte à demain…

– Geoffroy est fatigué, commente à son tour Bastien, qui tient son fils indolent tout contre son flanc. Il faudra que je le porte sur mon dos…

– Me croyez-vous incapable d’assurer une totale protection à mademoiselle ?

– Vu la nature de ta réputation, rétorque son ami du tac au tac, elle pourrait croire qu’on l’envoie direct dans la gueule du loup !

Plutôt que de riposter par une badinerie, Philippe le foudroie du regard. Interloqué, Bastien hausse les sourcils, puis fait une grimace de repentir. Contrairement à toute attente, sa repartie a provoqué un réel malaise chez Philippe, devenu pâle et muet, et chez Catherine, clouée sur place. Flavie se creuse la cervelle pour rattraper la bourde son mari, mais sa consœur se résout enfin à envisager le géologue et à bredouiller :

– Quand je suis montée chez vous pour quérir l’un de ces messieurs médecins… j’ai bien vu que vous ne vous refusiez aucun amusement.

Ce disant, elle lance un regard de reproche à Bastien, qui se tasse sur son siège. Se dressant de toute sa taille, Philippe répond sèchement :

– Vous avez la vue claire, mademoiselle. Je trouve que la vie est trop prodigue de ses douceurs pour que l’on s’en prive. Par contre, il y a une chose que je tiens à préciser, et je le fais avec une légitime fierté : je ne contrains jamais une femme. Je les préfère libres.

Sous le regard perçant de Catherine, sa superbe fond peu à peu, remplacée par un tel trouble qu’il semble sur le point de détaler comme un lièvre. Mais d’une voix plus assurée, elle laisse tomber :

– Ce qui n’est pas le cas de tous les maris, j’en suis persuadée.

Philippe saisit la balle au bond :

– Je ne vous le fais pas dire. Les collets montés peuvent me reprocher bien des choses, mais certes pas d’abuser des dames. Celles qui montent chez moi, mademoiselle… elles le font sans contrainte. Uniquement parce qu’elles en ont envie.

Flavie retient son souffle. L’allusion est limpide, et plus d’une bourgeoise s’en offusquerait. Cependant, Philippe semble si sincère ! Comme pour vérifier si elle peut s’y fier, Catherine jette un coup d’œil à Flavie, qui bat des cils en guise d’assentiment. Bastien lui a raconté son amitié croissante avec le frère de Delphine, de même que la teneur des quelques soirées auxquelles il a assisté. Sur la tête de sa mère, il a juré qu’il n’avait pas vu là l’ombre d’une fille publique ; juste des dames de conditions variées qui faisaient partie de son cercle de relations et qui avaient tout bonnement envie de gaieté et de plaisir.

– Si vous préférez un autre que moi comme escorte, jette enfin Philippe, vous n’avez qu’à le signifier, mademoiselle.

– Vous savez, monsieur… euh, Philippe… à l’hospice, j’ai perdu toutes mes illusions au sujet de la gent masculine.

– Tous les hommes ne sont pas des brutes, intervient doucement Léonie. Loin s’en faut !

– Ce que je veux dire, poursuit Catherine avec une moue obstinée, c’est qu’on ne peut plus me faire des accroires. J’ai vu que certains agissent comme des malappris. Encore pire : comme s’ils avaient un cœur de pierre, comme si leur compagne n’avait aucune sensibilité, comme si elle ne ressentait rien de toutes les injures qui pleuvaient sur sa tête !

Le rouge aux joues, les yeux lançant des éclairs, les poings serrés contre son flanc, Catherine a presque crié. Elle tremble d’humiliation et de rage, sentiments qu’elle a dû éprouver à maintes reprises quand elle portait le voile, et qui sont encore bien vifs en son for intérieur… Flavie songe que, décidément, Philippe Coallier et sa sœur Delphine sont de fascinants personnages. En leur présence, la discussion prend souvent une tournure intime, à l’image de leur mépris du convenu et des prétendues bonnes manières !

Estomaqué, Philippe fait un geste d’apaisement en direction de Catherine, qu’il interrompt à mi-chemin. Sur un ton qui a retrouvé toute sa chaleur, il dit cependant :

– Les dames sont parfois victimes d’une bien cruelle guerre… Je peux comprendre votre sentiment d’outrage. Un sentiment que je partage, soyez-en bien sûre. Néanmoins, si je peux contribuer à bonifier, au moins un tout petit peu, votre opinion des hommes, j’en serais ravi.

Catherine fait une grimace si sceptique qu’il éclate d’un franc rire. Personne ne peut résister à cet accès de joie et bientôt, la contagion les a tous gagnés, y compris Geoffroy qui rigole sans rien y entendre.

– À force de rester plantés là, grommelle Philippe, nous allons prendre racine ! Allons, Catherine, que décidez-vous ?

– Mais de vous faire confiance, bien entendu, réplique-t-elle le plus naturellement du monde. Vous allez pouvoir m’entretenir à loisir de votre respect absolu pour les femmes. Pour vous laisser amplement de temps, je ne marcherai pas trop vite, c’est promis ! Bien le bonsoir, tout le monde !

– Je vous mets au défi de trouver la moindre faille dans la carapace de ma moralité. À la revoyure !

Tout guillerets, l’ancienne novice et son accompagnateur s’éloignent en causant avec animation. Déconcerté, Bastien les suit du regard, puis marmonne :

– Eh ben… Dans tout cela, il y a quelque chose qui m’échappe.

– M’est avis, glisse Léonie, goguenarde, que votre Philippe a trouvé un adversaire à sa mesure !

Enchantée par le ton espiègle de sa mère, Flavie l’examine à la dérobée. Disparus, les yeux mornes, le teint blême, la bouche au pli amer ; en lieu et place, Léonie distille un discret plaisir de vivre qui réchauffe le cœur. Rassérénée, Flavie la gratifie d’un large sourire, auquel elle répond par un clin d’œil coquin. Bastien lève le nez vers le ciel :

– Il nous faut rentrer. La fraîche va tomber… Mais auparavant… L’hiver approche, Léonie, et bien certainement, vous ne pouvez envisager de passer la saison froide toute fin seule…

Déstabilisée par le changement abrupt de propos, l’interpellée hésite avant de répondre, un peu sèchement parce qu’elle n’est pas contente de se faire ramener aussi brutalement à la dure réalité :

– Pour le sûr, ce sera une vraie corvée. Laurent s’occupe des poules et du bois, mais il en aura plein les bras avec sa propre maisonnée.

– Vous savez, Flavie et moi, on songeait à venir s’installer dans le voisinage.

Il n’en dit pas plus, faisant mine de s’absorber dans le frottement de ses chaussures l’une contre l’autre pour les décrasser, mais la jeune accoucheuse saute à pieds joints dans la brèche ainsi ouverte.

– À quoi tu jongles, Bastien ? Aurais-tu un projet dont tu ne m’as pas informée ?

– Le temps m’a manqué, mais j’ai pensé que… ici, ce serait un emplacement de choix pour mon office. Je veux dire, notre office. Il faudrait faire quelques travaux d’agrandissement. Pour l’étage, j’envisageais des combles mansardés. Tu connais ? C’est si élégant !

Médusée, Flavie considère la mine bonasse de son mari, puis celle de Léonie, tout émue. Soudain hésitant, Bastien bredouille, les yeux baissés :

– Mais peut-être que ta mère avait d’autres plans…

– D’autres plans ? s’écrie Léonie. Si j’en avais, je les donnerais aux cochons ! Bastien, je le répète, vous êtes un gendre dépareillé ! La salle de classe fera un cabinet parfait ! Elle sera à vous dès que j’aurai remis leur diplôme à mes élèves.

La voix de Léonie s’est étranglée. La toute dernière promotion… Bastien se racle la gorge :

– Nous aurons bien des détails à régler. Je ne peux pas vous offrir d’acheter la bâtisse. Je n’ai pas les reins assez solides. Mais nous pourrions en venir à une entente progressive…

– Chaque chose en son temps.

Envahie par l’allégresse, Flavie se précipite vers son mari, toujours assis, pour le serrer dans ses bras. Elle le gratifie d’un baiser emporté sur la joue avant de s’exclamer :

– Espèce de cachottier ! Tu m’as flanqué une de ces émotions… Ne t’avise plus de recommencer !

Le jeune homme se défend faiblement, et Léonie contemple avec béatitude le spectacle de leur tendre chamaillerie. Comme elle se régale de leur présence ! Elle en a été cruellement privée pendant de si longs mois… D’accord, elle avait Laurent, mais ce n’est pas tout à fait la même chose. Elle partage avec Flavie et Bastien une parenté d’âme… Dire qu’elle profitera d’eux tout son content ! Son horizon vient de se libérer, d’un seul coup, du plus lourd nuage qui l’obscurcissait, celui de son sort futur.

Quelle journée ! Simon en sera ravi… Cette pensée la fait tressaillir intérieurement. Elle a fait allusion à lui comme s’il était sur le point de se joindre à eux ! Émue, elle songe qu’il est toujours là, les écoutant avec bienveillance. Elle réalise alors que l’absence est devenue présence, à jamais… Elle est délivrée de cette douleur provoquée par le sentiment d’une perte totale et irrémédiable, par la sensation d’être abandonnée, une douleur tellement vive qu’elle lui transperçait les entrailles. Simon est revenu vivre à ses côtés, non pas comme un souvenir pesant, mais comme une présence aimante et rassurante.

Redevenue attentive au jeune trio qui lui fait face, Léonie laisse glisser ses yeux sur Geoffroy, qui s’est redressé et qui, l’expression neutre, observe son père qui discute avec Flavie. Léonie l’a côtoyé à quelques reprises seulement depuis le retour de sa fille, et jusqu’alors, le comportement satisfait du garçon avait toutes les apparences de la normalité. Qu’est-ce qui, à l’instant même, la porte à croire que la surface lisse est trompeuse ? Serait-ce son regard où perce une pointe de méfiance, et même de jalousie ?

Léonie en a trop vu pour ignorer que les enfants sont des êtres complexes, aux émotions troubles et contradictoires. Beaucoup les imaginent comme une pâte à pain qu’il suffit de modeler à son gré pour qu’elle prenne la forme désirée, mais c’est un leurre. Ne serait-ce que grâce à ses propres enfants dont la parole a rarement été muselée, Léonie a compris, devant leurs élans si vifs de joie et de peine, qu’ils ressentent les choses avec une acuité insoupçonnée. Tout l’art de grandir ne consiste-t-il pas à se domestiquer soi-même ? Le sort a réservé bien des ébranlements successifs à Geoffroy, dont le moindre n’est peut-être pas l’impression que son père le prive, au profit d’une épouse, d’une partie de son affection toute neuve…

Après que la visite a pris congé, Léonie reste plongée dans ses pensées. Le souvenir de sa chère Marie-Claire, avec qui elle n’a pas encore osé un rapprochement, la hante… N’est-il pas d’une grande sottise de se priver de celle qui lui a ouvert de si vastes perspectives ? Pendant la cérémonie religieuse en l’honneur de Simon, elle a été traversée d’un puissant éclair de regret, si douloureux qu’il lui a tiré des larmes. Elle a eu une envie irrépressible de l’avoir à ses côtés, toute proche, de lui prendre la main, de se perdre dans ses yeux affectueux… Elle s’est tournée brusquement pour la regarder, assise en compagnie de son mari à quelques bancs de distance. Devant son mince sourire empreint d’un mélange de courage et de commisération, le cœur de Léonie s’est porté à sa rencontre… pour se fracasser sur la barrière érigée entre elles.

Depuis ce jour, Léonie est en mesure d’envisager Françoise et Marie-Claire comme un couple d’amoureuses. Au début, cette évocation la jetait dans un abîme de malaise et de dégoût ! Un soir cependant, alors qu’elle se sentait si horriblement esseulée, un soir qu’elle se retenait à grand-peine de hurler à la lune son désir pour Simon, elle a eu une vision, celle de Marie-Claire, seule dans sa grande maison, encombrée d’un mari froid et égocentrique… Seule depuis presque toujours, et privée de ces câlineries amoureuses qui, si elles viennent du fond du cœur, font de chaque humain un être aimable, un être meilleur !

Léonie a senti une bienfaisante vague de compassion l’envahir de la tête aux pieds. Comment pouvait-elle en vouloir à son amie d’avoir trouvé dans d’autres bras accueillants, même ceux d’une femme, la chaleur et la tendresse qui lui manquaient cruellement avec son Richard ? Comment pouvait-elle la juger ? Pendant des jours, elle a été portée par le soulagement de ne plus détester, de ne plus blâmer. Elle a dépouillé Marie-Claire et son amante de leur aura sulfureuse, une couche après l’autre…

Léonie prend une brusque décision. Les bourgeois soupent à l’heure du coucher du commun. Il n’est pas trop tard pour bien faire ! La marche jusqu’au faubourg Saint-Jacques, rue Sainte-Élisabeth, semble à Léonie durer des heures. Dans ce voisinage, les contremaîtres de chantier laissent parfois les matériaux de construction déborder sur la chaussée, ce qui complique encore la progression ! Si l’alerte a été chaude, le logis de son amie a été épargné par l’incendie de 1852, et c’est d’une main tremblante que Léonie fait résonner le heurtoir.

Lorsque Marie-Claire ouvre la porte, son visage avenant se couvre aussitôt d’une expression à la fois ravie et méfiante. Il lui faut d’interminables secondes avant de faire signe à Léonie de la suivre à l’intérieur. La sage-femme se débougrine, puis elle pénètre dans le salon où Marie-Claire a repris place dans un fauteuil. Sans dire un mot, observant les aiguilles qui tricotent des mailles à une vitesse surprenante, Léonie s’assoit du bout des fesses sur le sofa.

D’une voix calme, Marie-Claire explique :

– C’est pour le bébé de Suzanne. Malgré toutes ses idées modernes, elle apprécie que je lui offre une layette.

Léonie reste silencieuse. Ce qu’elle voudrait dire lui paraît fort compliqué…

– Qui l’aurait cru ? murmure Marie-Claire avec un sourire de dérision. Ma bourgeoise de fille engendre comme une lapine, tandis que la tienne… Tu es sûre que ton gendre n’est pas affligé d’une incapacité quelconque ?

– En tout cas, rien de mécanique, réplique Léonie narquoisement. Flavie ne se plaint pas.

Enfin, Marie-Claire lève les yeux vers elle. Toute trace de méfiance a disparu, remplacée par une expression vulnérable et touchante. Elle murmure :

– Tu t’es décidée à venir me voir ? Tu en as mis, du temps…

Trop bouleversée pour émettre un son, Léonie fait une grimace d’impuissance. Marie-Claire soutient son regard et articule :

– Je voulais te dire… Je suis désolée pour ton Simon. Je ne verserai pas une larme sur mon mari, mais le tien en a profité pour avoir plus que sa part !

– Je…

Au grand désarroi de Léonie, sa gorge se serre et les larmes s’amoncellent derrière ses paupières. Abandonnant son tricot, Marie-Claire se précipite à ses côtés et prend sa main entre les siennes. D’une voix rauque, tandis que Léonie sanglote, elle bredouille un chapelet de phrases de consolation au sujet de la valeur de Simon, de la qualité de leur amour, de la brutalité de son trépas, du sentiment de perte qui doit hanter Léonie… Enfin, cette dernière balbutie :

– Je m’excuse. Je ne voulais pas t’accabler…

– Ne dis pas de sottises. J’ai pensé souvent à toi, va… J’espérais qu’un jour…

Avec un haussement d’épaules faussement détaché, elle ajoute :

– Ta réaction était bien compréhensible. Je t’en ai voulu, mais c’était par orgueil. J’aurais fait comme toi.

Après un silence, elle reprend avec agitation :

– Tu dois me croire ensorcelée. Folle ! Quand j’ai compris que Françoise… Il m’en a fallu, du temps, jamais je n’aurais imaginé que… Oh ! je savais bien que les disciples de Sapho existent depuis longtemps, du moins parmi une certaine classe, celle des riches et des influents, mais je n’avais jamais subi les attentions de l’une d’entre elles ! Quand j’ai compris, je l’ai chassée de chez moi !

Léonie tique devant la brutalité de ce traitement, et Marie-Claire se justifie avec véhémence, lâchant sa main pour faire d’amples gestes :

– J’aurais bien voulu t’y voir ! Une femme qui te lance des allusions comme un homme, qui te tasse dans un coin pour te saouler de caresses, comme un homme ! J’étais affolée ! Et puis j’avais si honte, Léonie, de susciter une telle passion ! Moi qui n’avais jamais même songé à une femme de cette manière ! J’avais sûrement fait quelque chose pour la provoquer ? J’étais une vraie perverse ! Ne souris pas, c’est exactement ce que j’ai ressenti !

Mécaniquement, Marie-Claire jette un regard méfiant autour d’elle, aussitôt imitée par Léonie, puis elle chuchote :

– Il n’y a personne, rassure-toi. Mes deux servantes sont sorties. On nous répète à tout vent que pareil comportement constitue un péché, même un crime, et j’en ai été tourmentée pendant des semaines. Françoise voulait m’entraîner avec elle dans un vice tel que même la loi s’y oppose !

– La loi s’oppose aussi à l’adultère, objecte Léonie. Mais en ton âme et conscience, est-ce un crime, sauf pour l’instinct de propriété de nos maris ?

Marie-Claire fait un visage joyeux.

– Ce que je m’ennuyais de Léonie Laflamme ! Léonie qui professe d’un ton calme les pires énormités, celles qui lui mériteraient une remise d’absolution perpétuelle et un séjour sans fin parmi les damnés ! J’adore ce surnom dont ta Marie-Thérèse t’a coiffée. Il te va comme un gant…

Elles échangent un doux sourire, puis Marie-Claire se rembrunit pour reprendre :

– En tout cas, le saphisme était tout en haut de ma liste de péchés, bien avant l’adultère ! Oui, tout en haut…

Elle se lève et se met à marcher nerveusement dans la pièce.

– Et pourtant, après avoir repoussé Françoise, mon tourment a pris une tournure nouvelle. J’imaginais son chagrin… un chagrin qui, au lieu de me réjouir, m’affligeait. Je ne pouvais pas envisager de ne plus la voir. Une telle éventualité me mettait au supplice.

Marie-Claire s’immobilise, pour jeter à Léonie un regard dans lequel se lit une puissante ambivalence teintée d’angoisse. Par pudeur, elle tait la suite, mais Léonie devine le rapprochement et l’apprivoisement qui ont fini par survenir. Posément, elle déclare :

– Tout ce qui m’importe, Marie-Claire, c’est ton bien-être. J’en ai eu plus que ma part et je ne me pardonne plus cette mesquinerie…

Elle inspire profondément, avant de reprendre en toute franchise :

– J’essaie de ne plus condamner. C’est difficile : on nous a appris à mépriser tout ce qui n’est pas convenable. Mais ce qui compte maintenant pour moi, c’est que tu es moins malheureuse qu’avec ton mari. Que ce soit en compagnie de Françoise ou de n’importe qui.

Léonie a prononcé ce prénom avec une aisance qui la réjouit. Pénétrée de gratitude, Marie-Claire vient à elle et lui tend les deux mains. Ainsi liées, elles se regardent gravement.

– Je suis heureuse, Léonie. Je suis…

Il lui faut fermer les yeux pour trouver le courage de conclure :

– Je suis amoureuse.

L’affirmation heurte de plein fouet Léonie, qui s’oblige cependant à rester parfaitement immobile, le visage impassible. De toutes ses forces, elle repousse d’abord les images offensantes qui lui viennent à l’esprit, celles de deux femmes lascives… Puis, résolue à les apprivoiser, elle laisse son imagination inventer une scène qu’elle couvre cependant d’un voile pudique.

Marie-Claire lâche ses mains et se remet à arpenter la pièce, puis elle se retourne d’un seul bloc pour s’écrier, les larmes aux yeux :

– Tu es la seule avec qui je peux en parler. La seule ! Si tu préfères partir, fais-le tout de suite, s’il te plaît. Mais pour l’amour de moi, n’en souffle mot à personne !

Léonie hoche vigoureusement la tête, puis elle adresse un sourire timide, mais cordial, à sa vieille amie. Rassérénée, Marie-Claire grommelle d’un air mi-figue, mi-raisin :

– Deux heureux événements en quelques jours ! Le sort me comble !

Devant l’air surpris de Léonie, elle précise, avec une moue moqueuse :

– Notre réconciliation, et puis le départ de notre évêque pour l’Italie. Le vapeur vient à peine de lever l’ancre, mais il me semble que je respire déjà beaucoup mieux !

Léonie éclate d’un rire libérateur auquel son amie se joint. Enfin, cette dernière essuie ses larmes de joie, avant de déclarer :

– Le pire, c’est que c’est parfaitement vrai. J’ai la nette impression que s’il était resté… les jours de notre petit refuge étaient comptés.

Son envie de rire totalement disparue, Léonie considère la mine grave de la présidente de la Société compatissante. Elle se souvient de l’allusion de Catherine Ayotte, tout juste avant la première attaque de choléra qui a frappé Simon… Le DrTrudel n’aura pas à se désâmer pour convaincre Mgr Bourget de favoriser l’hospice Sainte-Pélagie. Tous les écarts de comportement qui s’y produisent ne sont rien en comparaison de la prétendue atmosphère vicieuse qui règne à la Société !

Pendant un court moment, les deux amies jasent des visées d’Ignace Bourget, finissant par bénir la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception de Marie qui attire le prélat à Rome. Après une supplication facétieuse ponctuée d’un signe de croix afin que son séjour se prolonge, Marie-Claire propose à Léonie un repas en tête-à-tête. Elles se retrouvent dans la vaste cuisine, à fourrager en gloussant parmi les chaudrons et à tenter de préparer, malgré les lieux presque aussi étrangers à l’une comme à l’autre, un souper digne de ce nom.