CHAPITRE XVI
Les négociations de départ sont fort brèves avec le fondateur de la communauté utopiste d’Oneida, hautain et suprêmement distant. Jetant à Flavie un regard dégoulinant de mépris, John Humphrey Noyes prend la peine de proférer encore :
– Vous avez eu tout le loisir de vous approprier la vérité. Pourtant, Miss Reenod, vous péchez par orgueil. Vous êtes donc une dépravée devant Dieu.
Bastien, qui ne lâche pas son épouse d’une semelle, l’oblige à quitter la pièce en toute hâte. Elle prend le temps de faire ses adieux à toutes les personnes qui ont occupé un coin de son cœur, mais l’accueil qui lui est réservé est glacial, y compris de la part de Marguerite qui se cantonne dans une stricte réserve. Quant à Stephen, il la fuit avec persévérance, et la jeune accoucheuse choisit de ne pas insister.
Son désarroi est prestement chassé lorsque Bastien l’entraîne dans sa chambrette pour faire son bagage. Dix minutes plus tard, le couple s’engage sur la route. Il tombe maintenant un crachin sur la campagne, mais c’est d’un cœur léger que Flavie attaque la première lieue, coude à coude avec son homme, qui a accédé à sa demande de franchir sans hâte la distance qui les sépare du Bas-Canada. De vraies vacances ! Avec lui à ses côtés, elle a envie de conquérir le monde entier !
Ils sont presque parvenus au village lorsqu’un fiacre, la capote baissée, s’immobilise à une encablure après les avoir croisés, ce qui leur fait faire volte-face. La portière s’ouvre et le crâne dégarni d’un homme rondouillard en émerge. Il examine le couple tombé en arrêt, puis il lance :
– Madame et monsieur Renaud ? Est-ce bien vous ?
– Beurrée de sirop ! s’exclame Flavie à voix basse. Le père de Marguerite en personne !
Tous deux acceptent l’invitation de monter quelques minutes dans la voiture, à l’abri, où Hedwidge Bourbonnière les gratifie d’un sourire égaré. Après avoir posé ses fesses sur la banquette opposée, Flavie dit, en se donnant une tape sur le front :
– Avec tout ce qui vient de se passer, j’avais oublié votre arrivée imminente !
À l’évidence, ces vieilles gens sont fort anxieuses à la perspective de débarquer dans une contrée livrée aux forces du mal. Tout en les informant de son départ, Flavie tâche de les réconforter de son mieux. À quatre reprises au moins, elle répète qu’ils ont très bien fait de venir visiter leur fille et que c’est seulement ainsi que leurs craintes se dissiperont !
Mais le couple est impatient de prendre son envol, et après les salutations reconnaissantes de leurs hôtes, Flavie et Bastien reprennent leur route. Écoutant l’attelage s’éloigner, la jeune femme est prise d’un frisson. Qu’adviendra-t-il du lien qui unit Marguerite à ses proches ? Car l’une des conditions de l’acceptation de nouveaux membres par l’Association, c’est de rompre les contacts avec les incroyants… Le scepticisme mine les forces spirituelles, selon John Noyes, puisqu’il suscite des conflits intérieurs qui infligent de sérieuses blessures !
Tandis qu’ils arpentent la contrée d’un pas régulier, un vif émoi s’empare de Flavie. Un violent trouble l’envahit à l’idée de se retrouver tout à l’heure dans une chambre, seule avec son mari ! Après un casse-croûte qu’ils avalent en trois bouchées, ils se dénichent un coin de prairie isolé pour la sieste, sous l’abri d’un petit bâtiment à moitié écroulé. Sitôt allongée, Flavie se glisse entre les bras d’un amant fougueux, et c’est à grand-peine que l’un et l’autre réussissent à différer l’envie qui les taraude.
Finalement, en fin de journée, ils font halte dans un hameau doté d’une pittoresque auberge, et se retrouvent dans une chambre percée d’une seule étroite fenêtre au battant entrouvert. Bientôt, ils se tiennent nus l’un devant l’autre, se buvant des yeux. Elle prend note de la rondeur émouvante de ses épaules, du galbe suggestif des pectoraux qui se devinent sous la toison douce comme du duvet… et surtout, du magnifique organe mâle qui se dresse comme pour aller plus vite à sa rencontre, et qu’elle vient comprimer de toute la force de son corps tendu contre le sien !
Elle voudrait avoir dix bras pour l’enrober de toutes parts et autant de bouches pour le goûter partout. Son désir de fusion est si total qu’elle se laisse aussitôt aller à la renverse sur leur couche. Tout en suivant son mouvement, il balbutie :
– Je dois quérir… dans mon bagage…
Rebutée par l’utilisation de la baudruche, elle secoue farouchement la tête, et Bastien fronce les sourcils en la regardant intensément. Elle chuchote une supplication, et un sourire extatique illumine ses traits. Avec une douceur infinie, ses yeux fichés sur les siens, il s’insinue en elle, la saisissant à bras-le-corps pour être étroitement accolé à elle. Son visage se défait, et il murmure :
– Tant de fois j’ai rêvé… j’ai rêvé ce moment…
Bouleversée, débordante d’un amour palpitant, elle l’embrasse goulûment. Elle a l’impression grisante de percevoir tout ce qu’il ressent, de prévoir très exactement tout ce qu’il souhaite, de ne faire qu’un avec lui et même d’être lui. Ce rythme accordé à merveille les conduit à un accouplement preste, puis à une jouissance explosive et simultanée. Tandis que leurs respirations s’apaisent, ils demeurent soudés l’un à l’autre pendant de longues minutes. Enfin, se redressant pour la contempler, il grommelle :
– Pff… Un record : moins de dix minutes !
Elle pouffe de rire, ce qui le chatouille tant qu’il s’empresse de se désunir d’elle et de rouler sur le dos. Tout en prenant connaissance du décor simple de la pièce, Flavie se pelotonne confortablement contre lui et clôt les paupières, tout entière occupée à savourer son bonheur d’être. Elle avait oublié à quel point le contentement des sens la laisse repue et sereine… mais jamais autant qu’à présent, alors que son cœur gonflé d’amour lui semble paré à éclater. Son mari la flatte avec langueur, murmurant :
– Ces Yankees ne t’ont pas trop maganée… à part de t’avoir fait beaucoup travailler, à ce que je vois. Tu as perdu quelques rondeurs…
Il suit du doigt la cicatrice mince comme un fil qui descend de sa joue gauche jusque dans son cou.
– Je m’ennuyais même de cette parure unique, ce n’est pas peu dire…
Elle grogne et le mordille à la commissure des lèvres. Imperturbable, il fait remonter sa main jusqu’à ses cheveux, qu’il ébouriffe :
– Et cette chevelure, pas désagréable pour deux sous ! Tu feras sensation en posant le pied sur le débarcadère. Surtout si tu gardes ta jupe courte !
– Si ça ne te dérange pas, j’aimerais m’arrêter dans une boutique en chemin. Je ne tiens pas à me faire tant remarquer.
– Je suis votre chevalier servant, madame.
Elle sent son homme se raidir brusquement contre elle, comme si ses propres paroles faisaient remonter un souvenir pénible. Elle inspecte ses traits, notant son expression maintenant soucieuse et empreinte de malaise. Il fait une grimace impuissante :
– Autant te le dire tout de suite parce que tu le sauras tôt ou tard… Il y a eu trop de témoins. Quand la religieuse envoyée par ta mère m’a trouvé chez Philippe Coallier… enfin, dans le but de quérir Étienne… eh bien, j’étais en compagnie d’une dame.
Flavie accuse le coup, et ses doigts qui caressaient sa poitrine s’immobilisent. Après un temps, elle débloque sa respiration pour émettre, d’une voix chevrotante :
– Je suis très mal placée pour te faire une crise de jalousie, mais… mais j’aurais préféré que tu attendes pour m’annoncer cette nouvelle !
Extrêmement contrariée, elle quitte son flanc et roule sur elle-même afin de s’asseoir, les jambes pendantes au bord du lit. Par-derrière, il glisse son bras autour d’elle pour la maintenir en place. Elle sent son souffle dans son dos lorsqu’il dit :
– C’était une amie de Delphine. Une demoiselle fort accorte qui profite de tout ce que la vie peut offrir. Ça s’adonne que je suis passé sous son nez… Je ne dis pas qu’elle m’a tordu un bras, mais… après toi, comment est-ce que j’aurais pu m’en contenter ?
– Cesse de faire ton beau parleur !
– Elle se donnait volontiers, mais elle ne prenait guère. Elle jouissait comme on apprécie une truffe en chocolat, en roulant vaguement des yeux…
Tentant d’imaginer la scène, Flavie ne peut s’empêcher de rire. Bastien se redresse pour venir se coller de tout son long à son dos et pour soupeser un sein dans sa main chaude. Il reste silencieux un moment, avant de reprendre :
– Après trois fois, j’étais écœuré. Si on m’avait promis mille louis, j’aurais peut-être consenti à la baiser encore… mais uniquement dans le but de contribuer à une œuvre de charité.
Incommodée par la liberté dont il use dans ses propos, Flavie reste immobile, se retenant de ployer sous son poids. Elle finit par comprendre que, par ce ton à la fois nonchalant et égrillard, il souhaite vider un abcès qui aurait risqué de croître… mais peut-être aussi lui rendre la monnaie de sa pièce ? C’est de bonne guerre, et elle riposte, d’un ton bougon :
– Rouler des yeux… Je fais ça, moi aussi ?
– Peut-être… mais c’est accompagné d’une telle pâmoison que ça passe inaperçu.
Il émet un rire bref :
– Tu aurais dû voir la mine de cette pauvre sœur Marie-des-Saints-Anges quand Philippe l’a fait entrer dans le salon…
– Qui ?
Réalisant qu’il ne lui a pas raconté ce détail, il prend le temps de lui révéler l’identité de la jeune messagère, avant d’ajouter, en rigolant :
– Pour moi, l’air embaumait encore des relents de notre conversation ! Tu ne devineras jamais ce qui nous allumait tant : un opuscule écrit par un érudit du siècle dernier et intitulé L’art de péter.
– L’art de… Mais tu te gausses !
– Pas le moins du monde ! C’est une merveille, je te le garantis ! Ce gentilhomme a pris à rebrousse-poil toutes les dissertations sérieuses et pseudo-scientifiques dont raffolaient les pédants. Il a écrit un traité complètement farfelu sur un sujet éminemment trivial… Péter est une chose utile, selon lui, et il faut le faire selon les règles et avec goût. Si les pets ne trouvent pas de sortie, ils attaquent le cerveau par une prodigieuse quantité de vapeurs qui rendent l’homme mélancolique et frénétique et ils l’accablent de plusieurs maladies très fâcheuses, dont des fluxions qui se forment par « la distillation des fumées de ces météores sinistres »…
Incrédule, Flavie se tourne à demi pour apercevoir le visage hilare de Bastien. Il la gratifie d’un baiser gourmand, avant de conclure avec jubilation :
– J’adore ces parodies du discours médical !
Légèrement radoucie, Flavie lui adresse une grimace à la fois enjouée et indignée. Le bras de Bastien s’enroule autour d’elle comme une liane, et il dépose son menton dans le creux de son cou, frottant sa joue contre la sienne. Sa respiration s’est appesantie et Flavie reste immobile, sentant son trouble puissant. Il balbutie enfin :
– C’était une vengeance mesquine. Je parle de la demoiselle que j’ai tenue sur mes genoux. Mais tu sais ce qui m’a fait le plus mal, dans ta lettre ? Je n’étais pas surpris outre mesure d’être cocu. Il m’avait suffi de m’intéresser un tant soit peu à la philosophie de ton prophète de malheur pour en saisir les conséquences pratiques… Non, ce qui m’a transpercé le cœur, Flavie… c’est que tu semblais dire que… tu avais ressenti dans les bras d’un autre… dans les bras de ce Stephen… une ivresse que moi, je n’avais jamais pu te procurer.
Estomaquée, elle proteste aussitôt :
– J’ai écrit ça ?
– Enfin, c’est ce que j’ai cru comprendre. Diras-tu que j’avais la vue brouillée ?
Son espoir manifeste d’être contredit émeut Flavie au plus haut point. Elle se remémore à toute vitesse cet accouplement au bord de la rivière, puis elle articule, la gorge nouée :
– Je ne sais plus, mais… une chose est certaine, mon ange. Ce moment-là, il n’allait pas à la cheville de ce que je viens tout juste d’éprouver avec toi.
Il se détend aussitôt, tout en murmurant avec contrition :
– Tu n’as pas à te justifier. J’ai abordé le sujet pour te faire sentir à quel point la rancune m’a mené… au plus creux d’une sombre forêt. J’ai revécu en pensée toute notre histoire. Au début, c’était pour chercher des arguments contre toi… mais ça n’a pas duré. C’est avec une adorable Flavie que j’ai refait connaissance, une femme qui était le sel de mon existence. Et puis un jour, sans le savoir, ma mère a donné un sérieux coup de pouce à ta cause…
Il décrit alors une scène inimaginable pour Flavie, compte tenu de la personnalité de la dame en question : une harangue d’Archange à son fils, un véritable coup de semonce lors duquel elle s’est vidé le cœur, tout juste avant de partir en vacances.
– Il faut dire que j’avais un peu abusé de leur hospitalité, reconnaît-il, le ton piteux. Je le méritais amplement… C’est elle qui m’a rappelé que moi, comme un malappris, je suis parti un an à Boston. D’accord, je ne t’avais pas encore glissé la bague au doigt, mais…
– … mais c’était tout comme, conclut Flavie gravement.
– Voilà. À l’époque, je n’avais pas vu que… ta foi en moi était à ce point… que tu as souffert autant que moi, j’ai souffert de ton départ et de ta vie ici. J’ai dû admettre que c’est moi qui, le premier, t’ai trahie. Pourtant, tu m’as pardonné. Et moi, j’avais le culot de t’accabler ?
Elle l’enlace, pour se laisser guider dans une position plus commode, soit assise à califourchon sur lui. Dans un chuchotement, il déclare, avec ferveur :
– Je bénis le ciel du soufflet que m’a donné ton père.
Flavie se met à trembler sous la violence d’une onde de choc qui enfle à toute allure en elle. Bastien n’a pas cessé de fréquenter les malades pendant son absence : il aurait donc pu contracter un mal funeste ! Il n’a pas cessé ses allées et venues dans la cité, ce qui l’exposait à de multiples dangers : périr dans un incendie, être renversé par un cabrouet, passer à travers la glace du fleuve, recevoir une brique sur la tête ! La souffrance atteint Flavie comme un coup d’épée dans les entrailles, et elle se recroqueville instinctivement. Au moment où elle a quitté sa ville natale, un an plus tôt, elle a cru que le monde cessait de tourner… Elle s’est enfermée dans une bulle, et pendant ce temps, Bastien aurait pu disparaître à jamais !
Sentant son émoi, il l’agrippe afin d’appuyer sa joue sur le haut de son torse.
– Simon est redevenu alerte comme un jouvenceau, chuchote-t-il, j’en suis persuadé.
– Ce n’est pas ça, bafouille-t-elle. C’est que tu… tu aurais pu… tous les jours, tu prends des risques… encore davantage avec le choléra… et j’étais si loin. S’il t’était arrivé quelque chose…
Il la fixe de ses yeux écarquillés, puis il réplique, avec une feinte désinvolture :
– Nous avons joué avec le feu, ma toute belle. Nous avons tenté le diable, mais il nous a laissé un sursis. Je suis bien mieux armé contre lui, maintenant. J’ai appris l’art de péter, et il paraît que le démon déteste le tintamarre des ventosités !
Flavie rit à travers les larmes qui débordent de ses yeux, et qu’il lèche comme un chiot enjoué. Comme elle aime cet homme ! En fait, en cet instant précis, elle l’adore… Elle le lui souffle à l’oreille, et il la contemple avec un mélange de satisfaction et de scepticisme.
– Ça ne durera pas. J’ai trop de défauts… Mais je ne suis pas contre d’en profiter pendant que ça passe. Est-ce que tu remarques que ma vigueur est revenue ? Je sais que c’est l’heure du souper, mais que dirais-tu de m’adorer concrètement ?
– Faire l’adoration… comme c’est joli…
– Rudement poétique, convient-il en l’entraînant à s’allonger sur la couche.
Il prend place à ses côtés et se dresse sur un coude pour, dans la lumière feutrée du couchant, la parcourir du regard. Encore frémissante de la vague de terreur qui vient tout juste de la traverser, elle ferme les yeux… et ne peut s’empêcher de tressaillir de bonheur lorsque deux lèvres chaudes viennent englober les siennes. Elle répond à ce baiser avec un abandon total, avec une confiance infinie… Il se redresse ensuite pour aller poser sa langue entre ses seins, sur la plaque dure de l’os. Avec une formidable lenteur, il fait glisser sa main libre jusqu’à son entrejambe. Pour étouffer son gémissement, Flavie tourne la tête et saisit la chair de son bras entre ses dents. Elle se sent déjà propulsée au cœur d’un autre univers, mise en orbite du corps céleste le plus attirant qui soit…
Fermant la porte d’entrée derrière son visiteur, Léonie s’amuse de son expression faussement détachée tandis qu’il ne peut s’empêcher d’examiner la salle de classe. Elle lance, narquoise :
– Vous avez de la chance : entre deux semestres, je réussis à dépoussiérer !
Jacques Rousselle répond par une moue goguenarde, avant d’obéir à Léonie qui lui indique une chaise en face d’elle, de l’autre côté de la table, à proximité de la fenêtre au battant largement ouvert. La chaleur de ce début de septembre est néanmoins accablante, même en cette fin d’avant-midi, et Léonie adresse au jeune médecin un regard plein de commisération :
– Débougrinez-vous, monsieur. À ce temps-ci, les redingotes sont mauvaises pour la santé ! Elles font bouillir les humeurs…
Il ne se le fait pas dire deux fois, révélant une magnifique chemise aux manches bouffantes. Il grommelle :
– À ce que je vois, vous êtes dans une forme éblouissante !
– Trois semaines de vacances à la campagne m’ont fait le plus grand bien ! À Simon aussi, d’ailleurs.
– Votre mari a retrouvé son allant ?
– Pour tout dire, ses forces semblent décuplées ! Manifestement, il s’est purgé de quelques lourdeurs. Il a le teint frais, une vigueur de jeune homme…
Il hausse les sourcils devant le ton aimablement grivois, ce qui réjouit Léonie encore davantage. Elle n’exagère pas : depuis qu’il a échappé au trépas, Simon ne se prive d’aucun des plaisirs de vivre qui sont à sa portée… et les étreintes avec son épouse sont placées tout en haut de sa liste ! Le récit de leurs ébats en plein cœur de la nature sauvage ferait rougir même un libertin aguerri.
Rousselle se racle la gorge et suggère d’aborder tout de suite le sujet de leur rencontre, soit le cours qu’ils donneront tous les deux à la Société compatissante à partir de février prochain. Ils doivent en tracer les grandes lignes, non seulement en ce qui concerne la clientèle visée et l’horaire, mais également en ce qui concerne le contenu. Dès le début, le jeune médecin dirige la discussion, alignant un ordre du jour, puis, après l’assentiment de Léonie, attaquant chacun des points à fond de train. Même si elle n’est pas fâchée de lui laisser les rênes de la discussion, la maîtresse sage-femme doit brider sa fougue, lui rappelant en riant qu’elle est plus âgée que lui et que sa pensée ne galope pas au même rythme…
Compte tenu des récriminations des curés qui envoyaient leurs jeunes paroissiennes étudier à l’École de sages-femmes, Mgr Bourget a rapidement accepté la solution de rechange humblement proposée par la conseillère Marie-Onésime Charbonneau. S’il est impossible d’offrir une formation d’envergure, Rousselle propose deux sessions intensives d’un mois, au printemps et à l’automne, un mélange de cours théoriques et de stages pratiques offerts aux demoiselles de la campagne et donnant accès à un diplôme.
Par ailleurs, à chaque semestre, un cours magistral par semaine sera à l’horaire pour les praticiens de tout acabit. Enfin, il serait possible de prévoir des conférences scientifiques mensuelles ouvertes à tous. Après avoir mûrement réfléchi, Léonie convient du bien-fondé de cette proposition, même si elle réalise que sa clientèle pour les stages ne sera plus formée que des clercs en médecine, à l’exception des deux mois pendant lesquels les campagnardes seront présentes. Car le cours qui s’adressera aux Montréalistes est dénué de toute formation pratique…
À voix haute, elle exprime ses regrets, affirmant sans ambages à son interlocuteur que, contrairement à ce que leur évêque semble croire, la présence d’aspirantes accoucheuses auprès des étudiants suscite chez ces derniers non seulement un esprit sérieux, mais un souci d’émulation qui semble leur faire cruellement défaut sous d’autres cieux ! Rousselle saisit immédiatement cette allusion à l’hospice Sainte-Pélagie et il hoche gravement la tête. Après un temps, Léonie ose le presser davantage :
– Vous me détromperez peut-être, monsieur, mais… j’ai l’impression que la Société compatissante est en train de perdre tous ses appuis parmi les bienfaiteurs de l’École de médecine et de chirurgie. J’ai l’impression que les jours de notre alliance sont comptés…
Il se permet un sourire indulgent, avant de répliquer :
– Je vais vous répondre ce que je me tue à répéter à ces dames du conseil, qui me harcèlent de leurs questions. Jusqu’à présent, les médecins affiliés à l’École de médecine se refusaient à quelque action concertée que ce soit. Trudel et ses partisans se sont introduits chez les Sœurs de Miséricorde, tandis que mon père faisait de même à la Société compatissante. Mon ambition à moi, c’est de convaincre mes confrères de deux choses. Un : il est stupide de courir deux lièvres à la fois. Deux : les conditions offertes par la Société compatissante surpassent, et de beaucoup, celles en vigueur chez les timorées religieuses. La qualité du savoir médical de l’équipe soignante, par exemple…
Sceptique, Léonie se récrie : leur refuge pourrait offrir la lune que la plupart des messieurs en seraient insatisfaits. L’avantage des Sœurs de Miséricorde, celui avec lequel la Société ne peut rivaliser, c’est l’esprit d’obéissance qu’on y cultive et qui convient parfaitement aux prétentions masculines ! Rousselle ne peut retenir un sourire railleur, tout en grommelant :
– Je ne vous le fais pas dire. Votre tendance à discutailler agace les nerfs…
– Je vous suggère de vous y faire promptement, réplique Léonie solennellement, parce que je n’en changerai pas. D’ailleurs…
Elle hésite, mais ne peut laisser passer une si belle occasion.
– D’ailleurs, monsieur le docteur, vous me voyez plutôt perplexe. J’ai de la misère à réconcilier deux aspects de vous. D’un côté, l’homme de l’art pondéré dont j’admire le professionnalisme… et de l’autre, le petit garçon trop gâté qui refuse de s’incliner devant l’évidence.
Outré par l’audace de son interlocutrice, Rousselle la dévisage. Posément, Léonie soutient son regard jusqu’à ce qu’il exhale un bruyant soupir, avant de rétorquer, la voix vibrante d’indignation :
– L’évidence ? Mais quelle évidence ? Celle qui veut faire des dames les égales des hommes ? Ce n’est pas une évidence, mais une hypothèse qu’il est aisé de démolir ! Ne m’entraînez pas sur cette voie, Léonie, parce que vous y perdrez des plumes !
– Peut-être. Vous maniez la rhétorique bien mieux que moi. Cependant… Quand on étudie les sciences humaines, on ne peut faire autrement que d’être frappé par une chose. Ce que l’on tenait pour acquis, ce que l’on croyait de toutes ses forces, n’est qu’un échafaudage qui ne résiste pas à la force de l’examen. Donc, n’en va-t-il pas de même des préjugés sur la nature féminine ? Ne doit-on pas les examiner honnêtement…
– Ce ne sont pas des préjugés, la coupe-t-il avec une fureur contenue, mais des prescriptions divines.
Elle le considère attentivement, puis s’encourage à poursuivre, après une pause :
– Vous me surprenez. Plusieurs philosophes ont démontré que les dogmes sont une construction humaine, donc susceptibles d’être revus et corrigés. De votre part, je m’attendrais à…
– Ce que Jésus et ses apôtres ont prêché, ce ne sont pas des dogmes, mais la vérité émanant de Dieu le Père lui-même !
Son ton menaçant réduit Léonie au silence. Elle ne le contredira pas, même si elle pourrait lui faire remarquer, à l’instar de quelques-uns qui ont livré leurs pensées par écrit à ce sujet, que la Bible a été maintes fois traduite et, par le fait même, modifiée dans le sens des idées préconçues. Elle ne le contredira pas davantage parce qu’elle se rend bien compte, devant le spectacle de sa mine décomposée par la colère et par un ressentiment presque palpable, que ce n’est plus à l’intelligence et au sens commun de cet homme de l’art qu’elle s’adresse, mais à un recoin caché de son être. Un recoin dans lequel se dissimulent de sombres émotions, si virulentes qu’elles pourraient en devenir incontrôlables…
Tranquillement, elle propose de revenir au vif du sujet, puis elle enchaîne sur le contenu du cours que tous deux assumeront dès l’année prochaine. Si leur échange de propos demeure à la limite du courtois, de singulières dissensions naissent en rapport avec leur place respective dans l’enseignement théorique. Léonie réalise que Rousselle comptait ne lui en laisser qu’une petite part, accaparant pour lui-même l’essentiel des notions d’obstétrique. Elle y est farouchement opposée : l’art des accouchements, elle le possède sur le bout des doigts, et ses années d’enseignement à l’École de sages-femmes la qualifient pour transmettre cette matière !
Finalement, ils en viennent à un compromis, néanmoins insatisfaisant pour Léonie, qui sera obligée de couvrir en accéléré les rudiments du métier. Si Rousselle accepte de se réserver uniquement les cas problématiques, il élargit singulièrement l’éventail de ces derniers ! Il se réserve les sièges, les cas d’inertie, les hémorragies ; c’est tout juste s’il accepte de laisser à sa consœur, non sans avoir rechigné, les délivrances par les pieds.
Frémissante de colère, Léonie conclut l’entretien dès que possible, claquant sans ménagement la porte derrière le hautain personnage. Pour se calmer, elle se livre à un impétueux va-et-vient dans la salle de classe. Toute son allégresse à relever ce nouveau défi, et qui tempérait son chagrin de la perte imminente de son école, vient de fondre comme neige au soleil. Elle se retrouve devant l’implacable réalité : pour les hommes de l’art, elle appartient à la catégorie des guérisseuses au savoir uniquement empirique, indigne d’une quelconque tribune ! Pour les mâles qui gouvernent ce monde, elle est tout juste bonne à se faire mener par le bout du nez !
Chargé de la locomotive et des trois premiers wagons du Montreal & New York Railroad, le transbordeur s’éloigne du quai. Épatés, le Dr Renaud et son épouse observent la manœuvre de ce navire aux formes inusitées. Mis en service l’été précédent sur le Saint-Laurent, il suscite encore de nombreuses exclamations d’étonnement ! Rapidement, les jeunes gens s’arrachent à ce spectacle pour une courte promenade avant de traverser le fleuve, sorte de pèlerinage vers un lieu qu’ils ont appris à aimer lors de leurs séjours chez Catherine, la sœur de Léonie, dans la belle campagne de Longueuil.
Après un bon moment de marche, tous deux arrivent en vue d’un géant centenaire, un immense peuplier aux branches largement étalées, dont le tronc fait environ dix pieds de diamètre. Les jeunes gens s’y accotent, enlacés, admirant en silence le paysage champêtre et le clocher de l’église du village, au loin. C’est grand-père Jean-Baptiste qui leur a raconté sa jolie histoire : il a été planté en 1743 par un cultivateur nommé Dubuc, en l’honneur du mariage de sa fille avec un jeune notaire français tout juste débarqué.
Enfin, les yeux mi-clos, Flavie lève son visage vers son mari, quêtant un baiser qu’il s’empresse de lui donner. Elle n’a pas besoin de lui dire à quel point elle se sent fébrile et déboussolée à l’idée de mettre le pied dans sa ville, dans sa rue, dans sa maison : lui-même a manifestement l’estomac noué… Dans cette étreinte qui se prolonge, dans les gestes amoureux dont il la comble, Flavie puise un courage dont elle a bien besoin.
Avant de quitter l’ombrage de cet arbre vénérable, aux racines qui plongent jusqu’au temps lointain de la Nouvelle-France, Flavie ramasse quelques feuilles roussies balayées par la brise d’automne. Pendant le retour vers le débarcadère, elle les garde dans sa main, humant leur odeur pénétrante… Le jeune couple monte à bord de l’un des traditionnels vapeurs qui font la navette entre les deux rives.
Tandis qu’ils voguent lentement, Flavie admire le panorama familier mais toujours émouvant de la métropole blottie aux pieds du mont Royal. Si, au centre, plusieurs clochers de tailles différentes brisent la ligne horizontale de la vieille ville, ce sont les cheminées et les grues qui jouent ce rôle de part et d’autre, dans les faubourgs Sainte-Marie et Sainte-Anne… Une masse étrange attire son regard, du côté de la Pointe-Saint-Charles, et elle demande des explications à Bastien, qui l’identifie comme la culée du futur pont Victoria.
Il en profite pour la renseigner au sujet de la progression de ce chantier héroïque. Au cours du dernier hiver, l’ingénieur en chef et responsable de la main-d’œuvre, le Britannique James Hodges, a été vu à maintes reprises en train d’arpenter le fleuve gelé. Accompagné de son équipe, il effectuait les vérifications finales concernant le site du pont. Plus tard, afin de marquer l’emplacement exact des piliers, il a fait découper la glace pour, à l’aide de forets en acier à longue queue, creuser des trous dans le lit du fleuve.
À chaque extrémité du pont, le batardeau du pilier initial a ensuite été immergé. Récemment, le 22 juillet, tout Montréal se mettait sur son trente-six pour la cérémonie de la pose de la première pierre. Les invités sont descendus jusqu’au fond de cette portion du fleuve asséché pour y écouter les discours de circonstance, se faire servir un somptueux banquet et danser à la belle étoile ! Bien entendu, le jeune médecin ne faisait pas partie de ces privilégiés, mais l’événement a impressionné à tel point que ses moindres détails ont alimenté les commérages pendant une semaine entière.
Bastien décrit à Flavie le futur pont ferroviaire tel qu’il a été représenté dans les premières images publiées. À intervalles réguliers, des piliers massifs en maçonnerie franchiront le large lit du fleuve, leur arête tranchante orientée face au courant. Sur eux seront posées des travées tubulaires, munies d’ouvertures pour que la fumée des locomotives puisse s’en échapper.
C’est alors que Flavie aperçoit une scène incroyable. Dominant le lit du fleuve à quelque distance, à proximité de la rive de Pointe-Saint-Charles, une paroi retient les eaux. La masse sombre d’un pilier en émerge, environnée de mâts de battage et de grues. Sur son faîte, des fourmis humaines s’agitent… Abasourdie, elle scrute le spectacle un long moment, les yeux plissés, avant de glisser son bras sous celui de son mari, lui faisant remarquer qu’une entreprise aussi folle comporte des risques certains pour les ouvriers ! Très sérieux, il opine du bonnet :
– Tu n’as rien vu encore. Imagine le pénible sort des plongeurs !
– Des plongeurs ? bredouille-t-elle, effarée.
– Ils se vêtent de scaphandres à casque de cuivre pour inspecter les batardeaux, en plus de fixer à des blocs de pierre d’immenses crochets pesant entre dix et vingt tonnes.
– Dans quel but ?
– Les blocs servent à assurer l’étanchéité des batardeaux, et ce sont d’immenses grues qui les déplacent.
Littéralement médusée par les défis titanesques à relever, Flavie laisse son regard errer sur la surface du fleuve au calme trompeur. Tous les Montréalistes savent à quel point ses eaux sont froides, du moins au printemps, et tumultueuses. Pour s’aventurer dans les entrailles de la bête, il faut être risquetout ! Comme le rivage du port approche et que la nervosité de Flavie augmente en proportion, elle s’empresse de questionner son compagnon au sujet des mesures prises pour assurer la sécurité des travailleurs embauchés.
Il évoque les bouées installées aux endroits stratégiques, les canots de sauvetage prêts à être mis à l’eau, mais surtout les excellentes installations médicales qui font l’envie de tous les praticiens de la cité. Fondé en 1852, l’hôpital St. Patrick, au coin des rues Guy et Dorchester, réserve aux éprouvés deux salles de vingt-quatre lits. Quatre réputés médecins anglais y sont en service, tandis qu’un cinquième, un Canadien celui-là, s’est installé à proximité de la carrière de Pointe-Claire.
Dès qu’elle pose un pied sur la promenade en larges pierres plates qui borde les quais, dès qu’elle entend les appels des conducteurs d’omnibus qui tentent d’attirer la clientèle vers l’hôtel qu’ils desservent, Flavie plonge dans un véritable enchantement, celui d’arpenter les rues à la fois familières et étranges de la cité. Elle jouit intensément du fait d’être une voyageuse dans son propre pays et de contempler le paysage avec un regard neuf, mais énamouré !
La rue Saint-Joseph n’a pas changé, sauf pour quelques maisons reconstruites ainsi qu’un nouveau quincaillier installé sur un coin de rue et dont l’enseigne de bois, qui s’avance au-dessus du trottoir, représente un godendard et un marteau enlacés. La cohue est toujours aussi grande sur cette artère fréquentée, et même pire qu’avant, comme elle le fait remarquer à Bastien, qui renchérit en observant que les maisons rognent sur les champs et les boisés environnants.
Il est quatre heures de l’après-dînée lorsque tous deux se retrouvent devant la maison de Flavie. Le cœur battant, cette dernière martèle la porte, puis elle entre sans attendre, lançant à la cantonade :
– Il y a quelqu’un ? C’est moi, Flavie !
En réponse, des exclamations lui parviennent de la cuisine, et elle ne prend même pas la peine de se délivrer de sa besace avant de s’y précipiter. À sa grande joie, plusieurs personnes s’y trouvent : non seulement Léonie et son frère Laurent, mais une jeune femme qu’elle reconnaît aussitôt comme étant Catherine Ayotte, son ancienne camarade d’étude. D’une voix étranglée, Léonie s’écrie, en se levant à demi de la berçante :
– Ma petite fille, enfin ! Je guettais ton retour…
Frappé de stupéfaction à la vue de sœur Marie-des-Saints-Anges libérée de son habit de novice, Bastien s’exclame :
– Bistouri à ressort ! Ne me dites pas, mademoiselle, que vous avez défroqué ?
Flavie n’écoute pas la réponse : avec impatience, elle se débarrasse de son bagage pour étreindre sa mère avec effusion. L’accolade de Léonie semble à sa fille étonnamment faible, mais la jeune femme ne s’en formalise pas. Elle lui chuchote, avec émoi et gaieté tout à la fois :
– Je reviens pour de bon, maman ! Bastien m’a… il a refait ma conquête… Je te raconterai…
Léonie la saisit par les épaules afin de la repousser légèrement. Avec un effarement croissant, Flavie remarque les traits tirés de son visage, les yeux bouffis, l’expression brisée… Sa mère murmure :
– Non, bien entendu, tu n’as pu recevoir la lettre… Elle a été portée à la poste hier.
Léonie est vêtue tout de noir. Comment cela est-il possible ? Jamais elle ne s’habille ainsi, sauf… La voix enrouée de Laurent, qui s’adresse à Bastien, lui parvient :
– C’est un vrai miracle ! Nous allions faire la cérémonie sans vous…
Sur un ton épuisé dans lequel perce cependant une note d’urgence, Léonie interpelle son fils :
– Laurent ! Ta sœur ignore tout…
– Quoi donc ? balbutie Flavie. Un malheur est arrivé ?
Une vive alarme sur le visage, Bastien vient poser un bras protecteur sur ses épaules. Tous deux sont suspendus aux lèvres de Laurent qui, blêmissant, ouvre et referme la bouche sans qu’aucun son en sorte. C’est Catherine qui vient faire face au jeune couple et qui le gratifie d’un doux mais sincère sourire. Elle bredouille :
– Quel plaisir de vous revoir, mes amis… Je suis désolée que ce soit en une si lugubre circonstance. Je suis venue offrir mon secours à madame votre mère et je crois qu’il me revient de vous annoncer que… votre père, Flavie…
– Quoi, papa ? Où est-il ?
– Le choléra…
– Que dites-vous ? rugit Bastien. Le choléra ? Mais il s’en est tiré en parfaite santé ! Quand je vous ai quittée, Léonie…
Incapable d’affronter le désarroi de son gendre, cette dernière détourne les yeux et se réfugie tout contre son fils. Avec une patience d’ange, Catherine reprend :
– Il y a deux jours, il a été emporté par une seconde attaque. Il a été terrassé en moins de quatre heures.
– Impossible ! tonne encore un Bastien hors de lui. Jamais je n’ai eu connaissance d’un tel enchaînement de circonstances !
– C’est pourtant le diagnostic du Dr Rousselle. Une crise aiguë de choléra-morbus…
Le jeune médecin s’emporte :
– Mais je m’en contrefous, de son diagnostic ! Le choléra ne peut toucher deux fois la même personne !
Flavie souffle :
– Bastien…
– Quoi ?
– Cesse donc… Papa est… il est…
Suffoquée par cet épouvantable coup du sort, elle titube de chagrin, et il s’empresse de la soutenir en l’attirant contre lui. Plus jamais Simon ne s’assoira dans la berçante. Plus jamais il ne jasera avec elle ni ne lui offrira le spectacle de ses certitudes et de ses indignations. Le spectacle du torrent de vie qui s’échappait à l’occasion de lui et qui faisait croire à sa fille, ne serait-ce qu’un instant, que le bonheur terrestre méritait qu’on se démène pour lui ! Plus jamais il ne la fera se sentir importante, unique, précieuse…
Aspirée dans un maelström de douleur, elle se sent tomber dans un gouffre. Le destin vient lui rappeler qu’on ne déserte pas impunément ceux qu’on aime ! Agrippée à la veste de Bastien, le visage caché dans son cou, elle a l’impression de se fendre en deux, comme un arbre atteint par l’éclair, sous la force des sanglots. Elle se sent dévastée comme si plus rien n’avait de sens, comme si elle était privée de sa seule raison de vivre…