CHAPITRE IV

Comme à chaque saison morte, l’enseignement religieux connaît un regain à Oneida. Chacun partage la conviction du fondateur selon laquelle, pour éviter de s’égarer, il faut constamment alimenter sa foi afin de la fortifier. Tous les soirs après souper, la collectivité se rassemble pour une leçon, qu’il s’agisse de l’approfondissement d’un passage de la Bible ou de la lecture à voix haute d’un texte écrit par leur pasteur, suivie d’une discussion.

Grâce à Marguerite, Flavie a fini par saisir un point fondamental de la doctrine du fondateur. Sidérée par cette relecture révolutionnaire des enseignements des apôtres, elle est portée, pendant plusieurs jours, par un sentiment d’extase. Elle a toujours ressenti un profond dégoût devant le plaisir morbide des prêtres catholiques à fouiller les âmes. Elle déteste cette obsession du mal ! Selon John Humphrey Noyes, les humains ne sont pas de misérables pécheurs attirés vers ce qui est vil, vers la mauvaiseté, mais des êtres au cœur pur et à la conscience sans tache, à qui Dieu a concédé une aptitude à la perfection. Le visionnaire est persuadé que chacun porte le Messie en lui et qu’il ne s’agit, pour être totalement bon, que de s’abandonner à son message d’amour.

Cette théorie hérétique semble à Flavie d’une souveraine fraîcheur. Depuis aussi longtemps qu’elle s’en souvienne, elle éprouve une méfiance instinctive devant les affirmations des prêtres selon lesquelles les humains doivent, pour accéder au paradis, vaincre leur nature fondamentalement pitoyable et leur propension à la médiocrité. À en croire Father Noyes, cette théologie du péché inévitable est contre-productive puisqu’elle empêche de croire en soi-même. Les menaces et les exhortations restent sans effet ; seule la certitude de la grâce mène à la sainteté.

Dieu a envoyé son Fils sur terre justement pour tirer l’humanité hors de l’abîme du péché. Ce dernier, d’après le fondateur, n’est pas une transgression de règles spécifiques, comme le croient les chrétiens, mais celle d’un code moral qui réprouve toute motivation égoïste. La vertu est donc, bien davantage qu’une conformité inflexible à un corps de lois, une obéissance au mandement d’amour total de Dieu. Ce qui n’exclut pas le besoin de s’improuver et de se sanctifier : la manifestation la plus éloquente d’une conversion à la philosophie de Noyes est le désir insatiable de grandir dans sa foi.

Malgré le ciel plombé et la bise qui dépouille les arbres de leurs dernières feuilles, les jeunes accoucheuses chaudement vêtues ont pris l’habitude de s’offrir de courtes promenades pendant lesquelles Marguerite déploie ses talents d’institutrice. Ce jour-là, elles commencent par bavarder au sujet du climat de l’État de New York, presque aussi tempéré que celui de la vallée du fleuve Saint-Laurent, même s’il est situé au sud du Haut-Canada. L’automne a été bellement coloré et maintenant que novembre est advenu, le nordet souffle avec vigueur, charriant avec lui abats de pluie et vives froidures. Cette parenté est due au relief montagneux, leur a-t-on expliqué. Bientôt, au soulagement général, le sol se couvrira de la première neige…

La récente convertie s’enquiert ensuite avec entrain :

– Alors, qu’est-ce que nous étudions ? Tu as une préférence ? Peut-être qu’il y a encore un point de la philosophie du Père Noyes que tu veux approfondir ?

– Un point ? relève Flavie, avec un désespoir comique. Une douzaine, tu veux dire ! Enfin, Maggy, pour le sûr, tu fais semblant de comprendre ! Avoue-le ! Comme moi, tu es dépassée par les subtilités et les nuances…

Maggy, ainsi que tous la nomment ici, se contente d’un sourire à la fois goguenard et modeste. Ouvrant les mains, paume vers le ciel, Flavie dit plus sérieusement :

– Ce que je trouve très beau, c’est comment Father Noyes place Dieu au centre de tout. Je veux dire, littéralement au centre : selon lui, je porte Dieu en moi et donc je suis aussi digne et aussi précieuse que n’importe quel être humain et même n’importe quelle chose. Un arbre, une fraise…

– Lorsque tu deviendras sensible à sa présence en toi, lorsque chacun de tes actes et même chacune de tes pensées seront motivés par le désir d’aimer Dieu, alors tu seras croyante et tu seras sauvée.

– Je ne sais pas quand ça viendra, grommelle Flavie. Espère toujours… Je veux dire, je ne peux pas adopter une croyance que je ne comprends pas ! L’affaire du retour de Jésus parmi nous… Il serait revenu il y a presque deux mille ans ! Donc, nous sommes déjà tous sauvés ! Mais enfin, Maggy, on peut faire dire n’importe quoi à la Bible !

– Selon les apparences, on pourrait le croire… Father Noyes a senti le besoin de faire de sa religion un système théorique. Il lui fallait expliquer ses croyances aux théologiens. Si chaque être humain est déjà comblé par la grâce, s’il peut réussir avec l’aide de Dieu à vivre sans péché, il faut bien que Jésus soit déjà redescendu parmi nous !

Le credo de Father Noyes, que Flavie a réussi à saisir dans sa globalité, lui a procuré bien des jouissances. Elle n’en revient pas de voir à quel point il est possible de déconstruire un dogme millénaire tout en puisant uniquement dans les textes de la Bible ! Dans sa jeunesse, sitôt qu’il a décidé que la foi de ses semblables ne le satisfaisait plus, John Noyes a plongé dans les milliers de pages des Écritures comme dans un océan de savoir, persuadé que la clef de la félicité s’y trouvait, bien enfouie sous la vase. Il a acquis la conviction qu’il était le premier chrétien depuis les débuts de christianisme à déchiffrer le message biblique, inconnu jusqu’à présent !

Déjà membre d’un groupe de chrétiens se qualifiant de perfectionnistes, et dont la philosophie est fondée sur le postulat que l’être humain peut prétendre à la perfection sur terre s’il a placé son sort entre les mains de Dieu, John Noyes était à ce point troublé par la certitude, inculquée par le puritanisme yankee, d’être faillible et méprisable, qu’il a manqué en perdre la raison. Il a été sauvé par une force de volonté et par une capacité intellectuelle hors du commun… Personne n’en fait mystère et d’ailleurs tous ici, à des degrés divers, ont vécu le même enfer que le fondateur, soit l’impression que leur monde, frêle esquif ballotté sur la mer agitée de la modernité, était sur le point de basculer dans le chaos ! L’impression que nulle rationalité et même nulle foi ne réussiraient à combler l’immense vide intérieur qui s’ensuivrait…

À mesure que Flavie se familiarise avec les membres de la communauté et avec la profession de foi du fondateur, elle a l’intuition que ce chaos intérieur, cette impression envahissante d’être totalement inadéquat devant ce que les autres attendent de soi, se situe à la source du malaise. N’a-t-elle pas ressenti elle-même, au cours de la dernière année à Montréal, le même désarroi oppressant, le même sentiment tenace qu’elle ne serait jamais à la hauteur, quoi qu’elle fasse ? Jamais à la hauteur comme épouse d’un médecin et comme membre rapporté d’une illustre famille…

Avec un enthousiasme contagieux, Marguerite est en train d’expliquer que le second avènement du Christ, ce moment béni que les chrétiens du monde entier sont censés espérer avec impatience, il s’est produit il y a belle lurette, soit en l’an 70 après Jésus-Christ, au moment de la destruction de Jérusalem et du début de la dispersion des Juifs. À ce moment même, une résurrection est survenue, suivie d’un jugement, ce qui signifie le commencement du royaume de Dieu dans les cieux.

Persuadé que la résurrection finale approche à grands pas, Noyes s’est donné pour mission de fonder l’Église sur terre, tâchant de reproduire au sein de sa modeste Association la manière de vivre qui satisfait aux exigences divines. S’alimentant aux Écritures et à l’idéal communautaire des apôtres, il a donc établi le code de vie le plus apte à entraîner la sainteté telle qu’il la définit. Une vie où l’égocentrisme est considéré comme le pire péché à combattre, une société où tout est mis en commun et où le sentiment d’affection ne doit pas être centré sur une seule personne, au risque de susciter jalousie, mesquinerie et possessivité, mais s’étendre à tous, dans un flot sublime ! Dans ces conditions, les codes de lois sont superflus…

– Ce qui me paraît fort discutable, interrompt Flavie, les sourcils froncés. La porte est ouverte à de nombreux abus !

– Les opposants de Father Noyes s’en gargarisent, riposte Marguerite avec dédain, mais rien n’est plus faux. Si je reconnais l’emprise du Christ sur moi, si je m’abandonne à son pouvoir, je n’ai aucun besoin des lois. Elles sont conçues pour les dépravés, pour les pécheurs… La grâce permet une conduite irréprochable.

– Mais nos curés nous exhortent, eux aussi, à la nécessité de ce changement intérieur !

– Par la menace de sanctions. Par la peur de l’enfer. Father Noyes, lui, amène le Messie à l’intérieur de chacun de nous, à portée de main. Si tu savais le soulagement que j’ai ressenti quand j’ai finalement compris ! C’est d’une simplicité lumineuse.

– Une chose qui me paraît claire, c’est que, dans cette optique, la transgression des habituelles règles morales concernant l’indissolubilité du mariage se justifie amplement.

Elles échangent un sourire narquois. Father Noyes a trouvé dans les Écritures tout ce qu’il fallait pour faire voler en éclats cette prétendue loi divine, ce qui leur plaît infiniment ! Dans la société bas-canadienne, les prudes comme les libertins font de la sexualité le centre de leurs préoccupations, tout en s’en prétendant souverainement détachés. Si la communauté d’Oneida séduit tant les deux jeunes femmes, c’est d’abord parce que les jeux amoureux y occupent leur juste place : tout bonnement le plus agréable des plaisirs.

Flavie dit benoîtement, avec un joyeux sourire :

– J’aime la manière de vivre ici. Ce qui est pratique, on l’adopte ; ce qui est malcommode, on l’oublie. Pas de minauderies entre les sexes, mais seulement une franche camaraderie ! Voilà qui fait parfaitement mon affaire. Il y a un travail urgent : pourquoi une dame ne s’y mettrait pas, si elle en a le goût ? Donc… des études en science médicale semblent à notre portée comme jamais, ne crois-tu pas ?

– Selon toute apparence, grommelle Marguerite, les hommes sont attachés aussi solidement qu’auparavant à leur trône.

– Nous avons tout de même éveillé quelques consciences !

– De bien maigres résultats. Tout le problème, Flavie, c’est que nous étions des femmes isolées qui tentaient de pénétrer une chasse gardée masculine. Il en aurait fallu dix, vingt comme nous pour lézarder le mur ! Nous avons été inconscientes, n’est-ce pas ? Et fièrement téméraires…

Flavie réprime un sourire. Il ne fallait pas avoir les couilles molles, comme dit parfois Simon vulgairement ! Faisant brusquement halte, Marguerite se tourne vers sa compagne pour déclarer avec fièvre :

– J’ai fréquemment jonglé à tout ça. Nous avons offensé bien des susceptibilités ! Si c’était à refaire, j’agirais tout autrement. Je cultiverais un tout autre jardin ! Notre unique planche de salut, c’est encourager le regroupement de nos forces. Seule une association franche, comme un corps de métier, donnera aux sages-femmes la puissance de frappe qui leur fait cruellement défaut ! C’est ta mère qui avait raison.

Irritée par cette apparente volte-face, Flavie réplique :

– Mais tu déparles ! Tu te souviens ? Le cercle d’accoucheuses donnait la frousse aux collets montés, alors un corps de métier, tu imagines ? Le Collège des médecins nous vouerait aux gémonies ! Nous ne sommes pas de taille, Marguerite !

– N’empêche… Tous les principes de solidarité qui gouvernent les penseurs socialistes du siècle, nous avons négligé de les appliquer à notre propre cause.

Sans avoir l’air de remarquer l’expression butée de Flavie, elle enchaîne en parlant de la centaine de tentatives de vie communautaire faites depuis le début du siècle. Saint-Simon, Owen et Fourier avaient élaboré de séduisants systèmes théoriques, mais lorsqu’il s’est agi de les mettre en pratique, ce fut le chaos ! Tous ces utopistes avaient la conviction, selon leur théorie, qu’un mauvais environnement faisait naître la méchanceté chez l’homme, qu’il suffisait de modifier les structures sociales. Les réflexes égoïstes s’ancraient en réponse à un monde cruel !

– La durée de vie de l’Association fondée par Father Noyes les dépasse déjà ! déclare-t-elle triomphalement, comme si Flavie ne le savait pas. Seul un fondement religieux sincère semble avoir le pouvoir de faire échec à l’individualisme effréné de l’homme, à ce qu’on peut considérer comme une dépravation. Pensons aux Mormons, aux Shakers… Ce n’est pas la vie en communauté qui parfait l’humain, au dire de John Humphrey Noyes ; au contraire, seuls des humains parfaits peuvent vivre en harmonie. Seules la parole du Messie et la grâce de Dieu ont la puissance voulue pour contraindre l’homme à la bonté.

Même si Flavie doit reconnaître que les faits confirment ces propos, elle oppose à son interlocutrice une certaine défiance. Dès qu’elle aborde le sujet de leurs manigances passées, dès qu’elle s’enthousiasme pour l’idée que, s’il y a un endroit au monde où leur souhait risque de se réaliser, c’est bien ici, Marguerite fait montre d’une discrète réprobation. Au début, Flavie a cru que le choc de son arrivée en était la cause. Son amie, complètement déboussolée de la voir débarquer à l’improviste, s’est crue responsable de ses malheurs. N’était-ce pas elle qui, dès son retour de Paris, en 1850, leur avait mis cette folie en tête ?

Pendant les jours suivant son arrivée, Flavie s’est empressée de lui rappeler qu’elle est entrée dans la danse les yeux grands ouverts. Toutes deux, elles ont cru sincèrement qu’un médecin de leur connaissance les accepterait comme apprenties. Elles ont cru que leur époux ou leur fiancé aurait le courage de les faire cheminer à leur côté sur cette voie royale ! Néanmoins, persuadée d’avoir précipité son amie dans l’abîme, Marguerite s’est mise dans un état pitoyable d’agitation. Elle était prête à reprendre le train pour Montréal afin de tout expliquer au mari éconduit et de tenter de les réconcilier !

Flavie s’est donné beaucoup de peine pour lui faire comprendre que la question de son accession à la médecine n’a été qu’un élément déclencheur. Bastien voulait lui dicter sa conduite et elle ne l’a pas supporté. Au contraire, songe-t-elle encore une fois tandis qu’une goutte de pluie l’atteint au front, elle est ravie de s’être rendu compte de sa vraie nature avant d’avoir un nourrisson dans les bras ! À chaque fois, cette pensée lui perce le cœur d’un coup de couteau. De toute sa détermination morale, elle repousse cette souffrance jusqu’à l’enfermer derrière les portes épaisses d’un coffre-fort situé dans un minuscule recoin de son âme.

Malgré ses efforts, Marguerite reste ombrageuse à ce sujet, comme si un soupçon de culpabilité la hantait encore. Cette susceptibilité fait souffler en Flavie une bourrasque de froidure. Les atermoiements de Marguerite lui sont insupportables ! Elles n’ont pas fait tout ce boucan pour des prunes ? Flavie n’a pas sacrifié l’amour de son mari pour une niaiserie risible dont leurs contemporains avaient bien raison de se moquer ? C’était un combat inégal, mais un noble combat !

– Un jour, les écoles de médecine accueilleront les femmes, déclare Flavie avec opiniâtreté. Alors, l’humanité aura fait un grand bond en avant !

Interrompue dans son envolée oratoire sur l’idéal religieux comme unique moyen de réaliser une réforme morale, Marguerite fronce excessivement les sourcils. Elles échangent un regard contraint et Flavie bredouille :

– J’ai mis en jeu tout ce que je possédais. Il faut que nous deux, au moins… que nous deux, on sache que c’était la seule chose à faire.

Des images se succèdent dans son esprit : l’expression ravie de Joseph Lainier, le fiancé de Marguerite, le sourire accueillant de Marcel Provandier, la galerie de visages abasourdis dans l’amphithéâtre de l’École de médecine pendant que sa consœur disséquait… Mais surtout, ponctuant de façon grandiose ce panorama qui défile à toute vitesse, les pâleurs subites de Bastien, ses invectives de plus en plus dures et sa funeste gifle !

– Moi aussi, réplique Marguerite, j’y ai beaucoup perdu.

Flavie a cru déceler dans le ton de son amie une nuance de reproche… Désarçonnée par cet apparent manque de sympathie, elle préfère abandonner la partie. Marguerite en profite pour déclarer que l’humain est égocentrique de nature et que la vie en communauté utopiste n’est possible que si chaque participant est engagé dans un processus actif d’éradication de l’égoïsme, péché capital ! Sur ce, elle tourne le dos à sa consœur pour s’élancer vers Mansion House.

La suivant à quelque distance, Flavie est plongée dans ses pensées. Si elle voit juste, Marguerite ramène leurs agissements d’antan à une lubie égocentrique, tout à fait contraire aux valeurs fondamentales de la vie en communauté. C’est d’un ridicule consommé ! De quelle manière un accomplissement personnel de cette nature pourrait-il s’opposer au bien-être collectif ? Au contraire, le second est une résultante du premier ! Elles ont voulu faire éclater les frontières de leur pratique pour être des praticiennes plus douées !

Observant la mince silhouette qui se presse sous l’ondée qui augmente en intensité, Flavie est envahie par l’attendrissement. À force de jongler avec une surabondance de préceptes et de mandements, la pauvre doit en perdre son latin ! Et puis, comme elle est devenue la sage-femme attitrée de la communauté, elle a le bonheur, contrairement à sa consœur, d’exercer encore son métier, même si fort rarement… Elle reviendra à la raison, Flavie en est persuadée. Bientôt, toutes deux monteront à l’assaut des autorités de l’Association des perfectionnistes d’Oneida !

Sans se soucier de la pluie, Flavie arrête un moment pour lever son visage vers le ciel. Une chose est sûre : pour asseoir les bases d’un nouveau style de vie, le fondateur a dû s’isoler en compagnie de ses fidèles, mais c’est une mesure temporaire. Tous les utopistes espèrent qu’un jour, après en avoir constaté le bien-fondé, leurs contemporains l’adopteront ! En vérité, la communauté est un laboratoire. Father Noyes affirme que le Messie est le plus convaincu des associationnistes et que la Bible est l’arme la plus puissante des socialistes !

Frappée par la justesse de cette assertion, Flavie a très envie de participer à cette aventure qui la fait vibrer tout entière de joie. Elle veut être de cette avant-garde qui fait la démonstration que les principes altruistes peuvent présider à tous les échanges entre humains, que les passions humaines peuvent s’entrecroiser en harmonie, sans même la contrainte de la loi ! Ce modèle devrait s’étendre ensuite, du moins dans ses principes, au monde entier. Un changement dans les institutions ne peut que suivre une modification des mentalités, et pour cela, il faut replacer la confiance mutuelle à la base de tous les contacts humains !

Dans Mansion House, Flavie va s’installer dans la salle commune pour approfondir le credo de John Humphrey Noyes, un exercice dont elle émerge généralement assez confuse. C’est qu’il en a écrit, des choses, le bougre ! Comment s’y retrouver dans ce fatras de déclarations, d’exposés théoriques, d’explications tarabiscotées ? Le fondateur a établi son système théologique sur la conviction que Dieu, en tant qu’essence, était hermaphrodite. Incarné en Dieu le Père, il est devenu mâle, tandis que le Christ, son fils, s’est chargé des qualités morales féminines, tout en s’affublant d’une enveloppe charnelle d’homme. Tout cela parce que l’amour, dans son expression sexuelle, est la force qui faisait tourner le monde, et qu’elle doit donc s’exprimer jusque tout en haut…

Un mouvement à l’entrée de la pièce attire son regard. Stephen Waters, qui passait par là, vient de constater sa présence ; il tombe en arrêt, puis se décide à entrer et à franchir la distance qui les sépare. Elle observe son approche avec intérêt, notant sans déplaisir son embarras croissant. Il s’incline légèrement et Flavie lui fait signe de s’installer à ses côtés, dans la chaleur du bas soleil automnal. Ils se sourient d’abord sans mot dire, puis il désigne le livre et s’enquiert de ses lectures. Elle lui confie la nature de ses pensées et il pouffe gaiement de rire.

– Bien peu d’entre nous savent expliquer le système de Father Noyes dans sa totalité. C’est d’une complexité confondante ! L’important, c’est notre manière de faire et notre manière d’être. Vous sentez-vous en confiance, Flavie, parmi nous ? Sentez-vous que la seule chose importante, c’est de bâtir entre nous la société idéale, qui fera de nous le peuple élu de Dieu ?

Toute frémissante intérieurement, Flavie répond par l’affirmative. Comme elle se sentirait comblée si l’Association d’Oneida réussissait à faire la preuve que les problèmes sociaux criants seront résolus par la coopération plutôt que par une polarisation extrême des classes, des sexes ou des factions politiques, comme à présent ! Stephen se penche vers elle et dit à mi-voix, ses yeux ardents fichés dans les siens :

– Me permettrez-vous une communion plus intime avec vous ? L’amour de Dieu est comme un fluide qu’il faut laisser s’épancher puisque ses propriétés nous connectent au monde spirituel…

Un fluide ? Flavie ignore si elle doit prendre ce mot dans son sens littéral, ce que Stephen confirme aussitôt en faisant référence à ce fluide comme l’Esprit saint qui sert de pont entre le visible et l’invisible. L’Esprit saint, selon Noyes, a toutes les propriétés d’un fluide vital, de ceux qui galvanisent, qui magnétisent, qui illuminent ; il en a même la substance concrète, matérielle.

Chassant d’un geste ces considérations théoriques, Stephen s’avance pour prendre délicatement la main de Flavie dans la sienne. C’est leur premier contact physique et Flavie reste figée, incertaine de ses sentiments. Son interlocuteur murmure :

– Je ne suis pas censé vous faire d’avances avant d’avoir parlé à Miss Worden. Je voulais simplement voir si… si mon contact ne vous répugnait pas.

Il baisse la tête pour attacher son regard à leurs deux mains jointes et le silence s’installe entre eux. Sa peau est douce ; instinctivement, Flavie se met à la flatter. Il y a peu, elle a appris qu’il exerçait le métier de charpentier avant de se joindre à la communauté, mais que, pour l’instant, ses compétences ne sont pas sollicitées. Après un temps, il redresse le menton pour la considérer attentivement. À l’évidence, cet examen le rassure et il sourit, ce à quoi Flavie répond de même. Doucement, il retire sa main et la gratifie d’un clin d’œil, puis il saute sur ses pieds et s’éloigne à longues enjambées.

Plus tard pendant l’après-dînée, John Noyes arrive de Brooklyn pour un court séjour. Cependant, préoccupé par d’abondants détails à régler en compagnie de son bras droit, John Miller, il ne vient pas parmi eux. C’est un secret de Polichinelle que les finances de la communauté sont précaires. Ici, nécessité devient vertu : l’austérité à laquelle chacun doit s’astreindre convient parfaitement, affirme-t-on, à un idéal de renoncement aux vains plaisirs, certes moins prononcé que chez les catholiques, mais présent quand même. Le beurre et la viande se font rares au menu, mais Flavie n’a jamais vraiment apprécié les mets complexes et raffinés. En revanche, les produits des potagers et des vergers de la communauté, de même que le petit gibier et les poissons, sont abondamment utilisés.

Le lendemain matin, attablée avec un petit groupe de convertis, la jeune femme déjeune tout en participant distraitement à une discussion plutôt échevelée. Lorsque John Noyes fait son entrée en compagnie de son épouse Harriet et du couple Miller, un silence respectueux tombe dans la vaste pièce tandis que le quatuor prend place à une table isolée. Les conversations reprennent, mais Flavie continue d’observer le fondateur à la dérobée. Elle n’a pas encore eu d’entretien particulier avec lui ; à son arrivée, c’est John Miller qui s’est entretenu avec elle de ses motivations.

Elle est curieuse de mieux connaître cette personnalité hors du commun, à qui certains reprocheraient une propension à l’instabilité psychologique et même au délire… Mais comment garder une contenance naturelle en présence d’un homme paré d’une telle auréole ? La tentation est grande de se mettre, pour le moins, sur son quant-à-soi… Elle a rapidement constaté à quel point Noyes bénéficiait d’un statut spécial. Seul le groupe initial de ses fidèles, devenus ses proches collaborateurs, l’aborde en toute simplicité. Pour les autres, il est un oracle, presque un dieu vivant, celui qui incarne le commandement suprême. Un nouveau Messie !

En apparence, tous, ici, sont convaincus que le Créateur l’a choisi pour mener son peuple jusqu’à Lui. Pesante responsabilité, ne peut s’empêcher de penser Flavie, pour un seul homme… La jeune accoucheuse doit se rendre à l’évidence : pour être confortable à Oneida, elle doit accepter cette autorité sans arrière-pensée, sans l’ombre d’un doute. Y parviendra-t-elle ? Cela exige de sa part une humilité qui ne lui est pas naturelle… Mais peut-être que la source de tous ses malheurs réside justement dans cet esprit indomptable ? Peut-être que si elle abdique, elle aussi jouira de ce bonheur ineffable qui semble l’apanage de ces convertis ? Un bonheur dont Marguerite semble maintenant pénétrée…

Presque malgré elle, Flavie jette un coup d’œil à son ancienne sœur d’armes qui discute avec animation au sein d’un groupe de jeunes femmes et de quelques hommes plus âgés, dont Frank Prindle, un homme au visage glabre, sauf pour un mince collier de barbe d’un brun roux qui va de l’une à l’autre de ses oreilles en passant par la pointe de son menton. Ses traits rudes sont agrémentés par un nez très droit et de grands yeux verts surmontés de fins sourcils. Lorsqu’on ajoute à cet ensemble une voix chaude et grave, Flavie doit bien admettre que l’homme a une réelle prestance et un charme incontestable, magnifié à l’instant même par l’ampleur de son désir pour Marguerite.

Au fil des mois, elle a pris conscience du réseau de relations amoureuses qui tisse sa toile entre les membres de la communauté. Très subtilement, entourant leurs gestes d’un soin extrême des convenances, mâles et femelles accordent leurs faveurs à quelques-uns de leurs proches, parfois deux en même temps, rarement trois… Flavie a appris à décoder les œillades voilées, les sourires esquissés et les émois discrets, de même que les allées et venues qu’elle surprend parfois vers les chambrettes.

En théorie, les couples ne doivent pas passer la nuit ensemble, mais ils peuvent se permettre jusqu’à plusieurs heures de tête-à-tête, selon l’intensité de leur passion. En théorie également, l’échange amoureux doit inclure tous les membres de l’Association, même ceux qui sont âgés ou défavorisés par la nature, mais Flavie a remarqué que les très jeunes femmes bénéficient d’un traitement de faveur. De par leur verdeur et leur beauté, elles s’attirent les regards non seulement des hommes plus matures, mais également de ceux qui entrent à peine dans l’adolescence.

Pour leur part, n’étant plus de la première jeunesse, Marguerite et Flavie suscitent moins de convoitise. De surcroît, cette dernière est encore une étrangère avec laquelle il faut agir avec une grande prudence ! Néanmoins, elle reçoit une bonne partie de l’attention générale masculine, ce qui provoque en elle une tension grandissante, pas désagréable pour deux sous. Les hommes de cette communauté sont loin d’être vilains ! Leur vigueur physique est manifeste et ils se sont peu à peu dépouillés de leur suffisance de propriétaires…

Flavie se lève et se dirige vers le corridor, mais Miss Worden l’aborde en lui signifiant que le maître horticulteur vient de la charger d’un message à son intention. Elle n’a pas besoin d’expliciter davantage ; Flavie sent ses pommettes s’empourprer tandis qu’une agréable chaleur se répand dans ses veines. L’entremetteuse prend soin de lui rappeler son droit au refus, mais Flavie se jette à l’eau en donnant son accord d’une voix grêle.

Néanmoins, la vieille demoiselle, ainsi que toutes les femmes, même mariées, sont qualifiées à Oneida, n’en a pas fini avec la jeune Canadienne. Elle lui mentionne que la proposition de Stephen a été discutée en petit comité de sages, comme toutes les demandes d’intimité particulière le sont, et qu’il a été convenu qu’en effet Stephen serait apte à faire progresser Flavie sur la voie de la grâce. Elle doit donc s’abandonner à sa gouverne, le considérer comme un maître à penser, comme un guide spirituel.

Miss Worden lui demande si elle est au courant de la pratique de la continence mâle dans ses détails ; Flavie répond de manière si explicite que son interlocutrice se déclare satisfaite. Elle conclut en énumérant quelques règles de comportement amoureux : de la discrétion en tout, pas d’exclusivité malsaine, une affection qui doit rayonner sur tout un chacun… Father Noyes, ajoute Miss Worden, a défini l’étreinte sexuelle idéale comme une conversation tranquille qui peut être interrompue à tout moment, puis reprise à loisir. Sur ce, elle s’éloigne en trottinant.

– Une conversation tranquille ? marmonne Flavie. Beurrée de sirop ! Vu sous cet angle, l’adultère est fièrement moins épeurant !

Prestement, Flavie endosse sa bougrine et chausse ses bottes, puis elle sort dans la froidure et emprunte le sentier bien piétiné qui mène au moulin hydraulique sis au bord de la rivière. En plus de contenir les traditionnelles meules pour moudre la farine, ce bâtiment abrite plusieurs industries : imprimerie, fabrication des fauteuils rustiques, confection des pièges pour la trappe, ébénisterie, assemblage de balais… Pour l’heure, Flavie se joint à un petit groupe de typographes, occupés à aligner les caractères de fonte de ce qui deviendra, une fois imprimé, The Circular, un papier-nouvelles qui paraît trois fois par semaine.

C’est une tâche dont la monotonie est allégée par des chants, par des mouvements de gymnastique qui deviennent une chorégraphie impromptue ou par la lecture commentée d’un passage de la Bible, comme ce matin, celui qui fait allusion au fait que les croyants mettent tout en commun, que tous ceux qui croient ne deviennent qu’une seule âme et que rien de ce qu’ils possèdent ne leur appartient en propre.

Habituellement, Flavie s’oblige à prêter attention à cette édifiante leçon mais, depuis la veille, son esprit est ailleurs, en compagnie de Stephen. Cependant, son intérêt renaît quand le vieil homme assis parmi eux abandonne la question des biens et du cheptel pour affirmer qu’il n’y a aucune différence intrinsèque entre la possession d’avoirs et celle de personnes, que l’Esprit qui a aboli l’exclusivisme économique ferait de même, dans des circonstances favorables, pour les femmes et les enfants. Donc, l’exclusivité du mariage sera abolie lorsque l’Église aura atteint l’état de béatitude, le royaume des cieux, comme elle est abolie ici, parmi ceux qui vivent selon les préceptes divins.

Mais l’ouvrage ne manque pas et l’orateur referme son livre pour prêter main-forte à la petite équipe. Flavie en est soulagée ; il est si facile de se laisser distraire et de faire des fautes d’orthographe ! Ce n’est que plus tard dans la journée, alors qu’elle a troqué le caractère d’imprimerie pour l’aiguille à coudre, que la jeune accoucheuse est mise au courant de l’événement qui se prépare pour ce soir. Profitant de la présence de Father Noyes, Miss Maggy fera sa confession ! Étreinte par une angoisse inexplicable, Flavie suspend tout geste. Pendant une fraction de seconde, elle l’imagine disparaissant dans un gouffre sans fond !

Elle se ressaisit aussitôt pour tâcher de se connecter à l’allégresse ambiante. Jusqu’au soir, elle se sent étrangement agitée et nerveuse, et c’est avec un profond soulagement que, parmi toute la communauté installée coude à coude dans la salle commune, elle voit Marguerite entrer dans la pièce et prendre place au centre, dans le tout petit espace circulaire créé par plusieurs enfants assis par terre.

Aussitôt, Flavie comprend que son amie ne se contentera pas d’une banale déclaration. Avec grand soin, Marguerite déplie deux feuillets de ses mains qui tremblent. Les pommettes aussi rouges que ce fruit et les yeux agrandis par l’exaltation, elle puise du courage dans les regards des personnes à proximité pour déclarer :

– Depuis mon arrivée, j’ai compris que Father Noyes possède Dieu dans son cœur. En fait, Dieu a choisi Father Noyes pour établir son royaume. L’Église d’Oneida est l’embryon de ce royaume qui va s’étendre à toute la planète. En suivant la trace des pas de Father Noyes, je rends grâce à Dieu.

Elle reprend son souffle et l’assemblée en profite pour applaudir. Avec un mince sourire, elle poursuit :

– Depuis mon arrivée, je me suis astreinte à devenir plus spirituelle. Ce fut une épreuve. Jusque-là, je me sentais pourtant une bonne catholique. Même si j’en étais venue à rejeter certaines prétentions dogmatiques de l’Église romaine, je me croyais davantage pénétrée des fondements de la spiritualité chrétienne, ceux que partagent toutes les dénominations sans distinction. Ceux que même les personnes éclairées sont incapables d’abandonner.

Marguerite relève la tête de son texte et ajoute avec un abandon touchant :

– Mais sans le savoir, j’étais déjà rendue plus loin sur le chemin de la véritable connaissance de Dieu. Plus loin et plus proche de vous… Je n’ai pas fait mystère auprès de vous de mes fiançailles avec un médecin et surtout de mon désir de m’associer avec lui avant notre mariage pour le partage du fluide vital. Je l’ignorais alors, mais j’étais animée par le même besoin que vous, celui de toucher à l’amour universel. Celui de m’inscrire dans un flot d’énergie collective, d’énergie surnaturelle.

Elle avoue alors que s’il lui fut aisé d’adopter les pratiques sanctifiantes en vigueur, ce le fut beaucoup moins de cesser d’analyser le pouvoir de Father Noyes, de réussir à s’abandonner à lui. Cette quête de spiritualité fut ardue jusqu’à ce que John Noyes lui-même lui rappelle qu’il suffisait de Lui préparer un foyer calme et angélique au centre de soi. Qu’il lui suffisait de plonger jusqu’à son propre cœur et s’y installer pour vivre, tout en recherchant Dieu par soi-même.

– Alors, poursuit Marguerite d’une voix vibrante, je me suis isolée pour me concentrer sur cet objet. J’ai commencé à voir les choses différemment… comme si des illuminations mentales m’amenaient à un niveau supérieur de conscience. C’est alors que je me suis soumise. J’ai discarté toutes les idées qui me troublaient jusqu’alors – des idées d’imposture, de clairvoyance, de spiritisme – pour accepter enfin qu’il existe une intelligence étrangère à nous et qui descend vers nous. La vie est un flot continu qui se modifie selon le processus de l’évolution ; il doit donc y avoir une jonction vitale entre tous ces changements infinitésimaux, une jonction qui préserve l’essence de la vie. L’existence de Dieu découle d’une loi naturelle qu’il m’est désormais impossible de nier.

Abruptement, elle se tait et un lourd silence plane sur l’assistance. Puis, peu à peu, des chuchotements abasourdis commentent cette confession inusitée… L’expression à la fois condescendante et réjouie, John Noyes progresse jusqu’à Marguerite. Il commence par lui donner l’accolade et pose un baiser sur chacune de ses joues, puis il s’écarte et lance à la cantonade :

– Quel esprit bondissant que celui de Miss Maggy, n’est-ce pas, chers amis ?

Un moment d’allégresse s’ensuit, pendant lequel Flavie scrute la maigre silhouette aux épaules tombantes du fondateur. Une arrogance perceptible suinte de lui, cependant tempérée par l’expression affectueuse de son visage. Prenant la jeune femme par les deux mains, il dit, goguenard :

– Savez-vous qu’en m’obéissant vous comblez le Créateur ?

Toute rougissante, Marguerite acquiesce vivement.

– Croyez-vous que ma doctrine représente l’ordonnance réelle des cieux et que l’amour et le désir d’unité qui sont requis constituent le miracle qui va confondre les infidèles ?

– Je remercie Dieu d’avoir lié ma prospérité à la vôtre, s’écrie Marguerite. Je ne pourrais atteindre un plus grand bonheur !

Un rugissement de joie collectif lui répond. Pendant un long moment, Marguerite est entourée, congratulée, embrassée. Soudain, dominant le tumulte, la voix étonnamment forte de John Noyes résonne :

– Eh bien, Miss Reenod, que pensez-vous de tout cela ?

Il faut de longues secondes à Flavie pour réaliser que ce nom prononcé avec un horrible accent yankee… ce nom est le sien ! Tous les regards convergent vers elle et un silence général se fait. Son premier réflexe est de chercher Marguerite des yeux pour trouver du réconfort dans la chaleur de son expression. Mais son amie, au contraire, imite en tout point la mine presque méfiante du fondateur ! Se secouant enfin, Flavie se campe sur ses pieds et, d’une voix mal assurée, elle répond avec une extrême lenteur :

– J’envie ma compatriote, Father Noyes, d’avoir trouvé la paix de l’âme.

En quelques foulées, l’homme s’approche d’elle. C’est la première fois qu’elle a le loisir de le contempler de si près. En un éclair, elle enregistre la pomme d’Adam proéminente, le collier de barbe brune, le nez large et droit entouré de sillons qui descendent jusqu’à la commissure des lèvres minces, les joues creuses dont la peau semble rêche et, surtout, les grands yeux aux iris sombres, bien enfoncés dans leurs orbites et surmontés de sourcils en accents circonflexes.

Tendue comme un ressort, Flavie sent une sueur froide lui couvrir la nuque. Se pourrait-il qu’on la juge si peu méritante ? À travers un brouillard, elle l’entend dire :

– Ne vous inquiétez pas, gente dame. Vous êtes trop fraîchement arrivée parmi nous pour qu’une séance de remontrances soit utile. De plus, votre comportement est exemplaire à bien des égards.

Inondée de soulagement, Flavie disjoint ses doigts devenus blancs à force d’être pressés les uns contre les autres. Épisodiquement, une partie des membres de la communauté se réunit pour une critique sévère des faiblesses de l’un d’entre eux. C’est une réelle épreuve dont, paraît-il, on émerge grandi… Noyes s’est accoutumé à cette pratique alors qu’il était étudiant en théologie et il estime que c’est un excellent moyen pour aider les convertis à se perfectionner, à abandonner les us et coutumes de « l’ancien monde » afin d’acquérir ceux qui sont requis à Oneida.

– Cependant, nous avons jugé qu’il était temps de vérifier la force de votre engagement. Seule une totale sincérité apporte la liberté. C’est en proie à une crise conjugale que vous êtes arrivée parmi nous, Miss Reenod, et l’urgence n’est pas toujours la meilleure conseillère. Nous aimerions avoir de vous une première confession. Peut-être pas l’ultime confession, celle grâce à laquelle vous devenez membre à part entière de notre communauté, mais disons… un énoncé d’intentions. Vous savez que nous sommes extrêmement prudents concernant les admissions…

Pendant les premières années d’existence de la communauté, un plus grand laxisme régnait à cet égard, ce qui a entraîné un roulement élevé de membres. Le climat de stabilité et l’élévation spirituelle en ont souffert… Flavie admet humblement :

– Je suis consciente d’avoir été extrêmement privilégiée à mon arrivée, Father Noyes. Vous auriez fort bien pu me renvoyer en Canada…

– Si j’avais été présent, c’est sans doute ce que j’aurais fait. Mais our brother avait l’âme tendre, ce jour-là !

La boutade a été lancée avec froideur et personne n’ose sourire, surtout pas Flavie qui sait qu’il faut souvent aux candidats des années d’une correspondance assidue avec l’un des membres pour que leur demande soit prise en considération. Cependant, elle ne peut s’empêcher de préciser, tout en jetant un regard vers John Miller qui a la tête baissée et l’attitude repentante :

– Nous avons eu une très sérieuse conversation, Mr. Miller et moi. Il m’a posé de nombreuses questions sur ma vie et sur mes connaissances au sujet d’Oneida et de votre religion.

– Je suis parfaitement au courant. John s’est avoué impressionné par tout ce que vous saviez déjà à notre sujet.

– Vraiment ? s’étonne candidement Flavie. Pourtant, si je songe à tout ce qu’il me reste à apprendre…

– Cette attitude modeste vous fait honneur, mais ne vous diminuez pas. J’ai pu vérifier à mon tour comme vous étiez avancée dans votre connaissance des grandes erreurs de ce temps. Philosophiquement, vous avez compris à quel point le mode de vie en vogue est en train de conduire le monde à sa perte. Il était clair pour John et moi que vous avez fait beaucoup de chemin. Par ailleurs…

Noyes marque une pause et, sans la quitter des yeux, se gratte la barbe un moment. Puis, de la même voix calme qu’il prend bien garde d’élever, il reprend :

– Par ailleurs, nous avons été frappés par ce qui semble une parfaite sincérité, de même que par votre aisance à parler de vous-même, sans faux-fuyants, sans fausse pudeur. Ce sont deux attitudes essentielles, Miss Reenod, pour être acceptée parmi nous.

Flavie hoche faiblement la tête. Si elle est impressionnée par son discours, elle l’est encore davantage par l’intensité qui irradie de son être et qui se devine aussi, malgré le timbre contenu, dans ses propos. Elle a la sensation qu’il est impossible de cacher à cet homme quoi que ce soit d’essentiel et qu’il sait déchiffrer même les âmes les plus opaques. Ce qu’elle a cru percevoir à la lecture de ses textes lui apparaît clairement : John Noyes a réussi à comprendre l’être humain diablement mieux que la plupart de ses contemporains. Il faut dire qu’il a plongé bien creux en lui-même…

Subitement, Noyes l’interroge sur Bastien et, tout en se raidissant, Flavie répond que, puisqu’il ne donne pas suite à ses lettres, elle ignore totalement ce qu’il pense de son intention de se joindre à l’Association. Cependant, la perspective qu’il se convertisse à leurs idées semble tellement absurde à Flavie qu’elle ne peut retenir un mince sourire de dérision. Cette expression fugace n’échappe pas à son interlocuteur, qui l’interpelle d’un regard interrogateur. Elle précise hâtivement :

– Mon mari est un homme de valeur, dans ses idées comme dans ses actes. Mais il est fièrement moins préoccupé que moi par les idées socialisantes. Je ne crois pas qu’il partage mon désir de vivre dans une société communautaire telle que la vôtre.

– L’aimez-vous encore, Miss Reenod ?

Flavie tressaille comme si on venait de la piquer avec une aiguille. Une quasi-centaine de personnes boivent ses paroles et c’est également pour leur bénéfice qu’elle doit s’ouvrir le cœur ! Elle doit rester ingénue, elle ne doit rien leur dissimuler d’important parce que l’un d’entre eux, à défaut de Noyes lui-même, s’en apercevra fatalement… De toute façon, cette antipathie viscérale pour la prétention et le mensonge, elle a l’impression de la ressentir elle-même, à des degrés divers, depuis toujours.

– Oui, d’une certaine manière, je l’aime encore. Il a été tendre envers moi, Father Noyes. Ce que j’ai aimé de lui demeure encore en lui.

Elle inspire profondément pour se donner du courage. Elle a la sensation que tout son être vibre littéralement d’émotion…

– Cependant, j’ai compris que… que je ne correspondais pas à qui il recherchait comme épouse. De même, il ne me convient pas… En fait, j’ai compris grâce à vous bien des choses sur la nature de l’amour. J’ai compris que l’amour des hommes ne sert qu’à vivre l’amour divin. C’est une philosophie qui me plaît infiniment. Le divin est en nous…

Flavie hésite un moment, puis elle envisage le fondateur avec franchise avant de poursuivre :

– Il y a longtemps que j’hésite sur la nature du divin. Plus jeune, je regardais les images de Dieu, dans les livres et sur les murs des églises, et je ne pouvais pas m’empêcher de le trouver bizarre… Ce Dieu représenté comme un patriarche à la barbe blanche, il ne me touchait pas. Il m’empêchait de comprendre que Dieu, en fait… je ne sais pas, Father Noyes, mais il me semble que le vrai Dieu, c’est la force de l’amour.

Attendri, le fondateur murmure avec gentillesse :

– Je comprends votre sentiment d’étrangeté…

– Selon vous, le fils de Dieu est déjà revenu sur terre pour nous sauver. J’essaie de me pénétrer de votre vénération pour le Messie. Ses enseignements me semblent très justes et j’essaie de les faire miens, mais sa personne… Sa personne qui vous semble si concrète, comme si vous l’aviez côtoyée vous-même…

– Si vous m’acceptiez comme son représentant, comme un intermédiaire entre son père et vous, ce serait déjà magnifique.

Soulagée d’un grand poids, Flavie considère John Noyes avec bonheur. En réaction, son expression s’adoucit considérablement et il lui sourit, des étoiles dans les yeux.

– À vous regarder, Miss Flavie, je sens que vous êtes bien proche d’atteindre à cette joie à laquelle nous aspirons tous ! Vous permettez que je vous appelle par votre prénom ?

Elle hoche la tête à plusieurs reprises, avec allégresse. Désireuse de préciser sa pensée, elle dit encore :

– Je partage sans réserve votre dédain de l’idolâtrie. Si vous saviez, Father Noyes, à quel point je suis révoltée par les pratiques barbares des hommes ! J’en voyais de belles, dans mon métier… J’essayais de comprendre ce qui pouvait engendrer une concupiscence si malsaine du mâle envers la femelle. J’ai la conviction que je suis en train de trouver la réponse parmi vous. J’ai la conviction, Father Noyes, que c’est parce que nous n’avons pas appris à aimer !

Une salve d’applaudissements spontanés répond à Flavie, à sa grande surprise, et elle en rougit jusqu’à la racine des cheveux. Réjoui, John Noyes se dandine et réplique enfin :

– Un système théologique, ça s’apprend. Je suis parfaitement conscient que le mien est complexe et dérangeant. Mais avant de nous rejoindre, vous portiez déjà en vous les germes de notre philosophie !

En provenance de la droite de Flavie, une voix féminine s’exclame :

– De la part d’une amie de Maggy, on ne pouvait s’attendre à moins !

Rosissant, Marguerite incline la tête en signe de déférence. C’est avec une gravité nouvelle que Noyes reprend :

– Vous avez passé plusieurs mois parmi nous. Il est plus que temps, maintenant, de vivre pleinement selon nos principes. De cette manière seulement, vous pourrez aspirer au titre de membre d’Oneida. Si votre mari était parmi vous, Flavie… seriez-vous capable de distribuer votre affection à tous ?

Devant le regard ardent de John Noyes, Flavie frissonne de la tête aux pieds, comme si elle coulait en eaux froides. Peut-il lire jusqu’au tréfonds de son être, comme elle en a l’impression très nette ? La bouche sèche, elle articule :

– Je ne sais pas encore. Je veux bien essayer. Je ne vous cacherai pas que ce qui m’effraie, Father Noyes, c’est la réaction de mon mari lorsqu’il viendra à… à entendre parler de ce qu’il interprétera comme une trahison, n’est-ce pas ? J’ai peur de sa colère, j’ai peur de sa déception et j’ai peur surtout du chagrin qu’il aura peut-être…

Envahie par un puissant désarroi, Flavie ne peut retenir les larmes qui se pressent sous ses paupières. Des paroles de réconfort lui parviennent de l’auditoire, tandis que Harriet Noyes et Charlotte Miller viennent l’entourer et lui prendre la main. L’expression fervente, l’épouse du fondateur bafouille, pleine de compassion :

– Pauvre amie, si belle et si douce… Comme vous êtes aimable de nous confier la source de vos tourments ! Vous nous donnez ainsi la chance de vous aider, de vous accompagner dans votre quête de Dieu.

– Votre sentiment de commisération pour votre mari est admirable, dit la seconde à son tour, mais il vous faut passer outre. Ne vous retenez pas sur la voie de la sainteté à cause de lui. Lorsque vous vous abandonnerez à vivre l’amour de Dieu dans toute sa plénitude, vous serez envahie par un tel sentiment d’exaltation que vos frayeurs de ce soir vous paraîtront bien négligeables !

La voix de Noyes s’élève de nouveau :

– Flavie, si votre mari était présent parmi nous… accepteriez-vous de bonne grâce de le voir aimer chacune des femmes présentes, en vous réjouissant de le savoir si heureux ?

Flavie reste sans voix. Elle n’avait pas songé à cette éventualité… Elle clôt les paupières un court instant pour plonger au plus creux d’elle-même, et elle bégaye enfin :

– J’essaierais, Father Noyes. J’essaierais de toute mon âme, parce que c’est la plus belle façon d’aimer. J’aurais tant voulu qu’il m’aime sans entraves ! J’aurais voulu qu’il me préfère libre… Oui, Father Noyes, je veux apprendre à aimer de même.

Un silence respectueux lui fait écho. Les yeux baissés, ses mains bien au chaud dans celles des deux dames les plus puissantes de la communauté, Flavie n’ose pas bouger d’un pouce. Enfin, Harriet Noyes déclare gentiment :

– Chère amie, vous connaissez nos habitudes de compagnonnage. Selon le principe qu’il est nécessaire, pour s’élever, que le flot d’amour se déverse à partir de Dieu jusqu’au plus commun des mortels, il vous faut cultiver des amitiés qui comptent. Vous devez fréquenter ceux qui se tiennent en avant de vous, sur le chemin, et qui peuvent vous tendre la main pour vous aider à franchir les précipices. Notre bon Stephen fait partie de ceux-là, n’est-ce pas ?

Saisie par cette allusion si directe, Flavie ne peut néanmoins s’empêcher de le chercher des yeux. À quelques rangées de distance, il soutient posément son regard. La voix de l’épouse du fondateur, plus dure, résonne encore :

– N’allez pas croire qu’il s’agit d’un chemin aisé. Malgré toute votre bonne volonté, vous rencontrerez les mêmes écueils que nous. Le culte de l’idolâtrie est si bien ancré qu’il faut un incessant travail pour s’en débarrasser.

– Il faut surtout, enchaîne son époux, s’abandonner à la volonté de Dieu. Tous, ici, vous feront le même témoignage : c’est à partir du jour où l’on abdique totalement, où l’on se place entre les mains du Créateur, que les difficultés s’estompent. Il ne reste, alors, que la joie pure d’accomplir totalement Sa volonté. Vous verrez comme c’est grisant…

En Flavie, le démon du scepticisme s’éveille. Sa volonté ? Comment le sait-il, que c’est Sa volonté ? Comment Noyes peut-il réellement prétendre qu’il est le seul à avoir compris dans toute sa perfection les intentions du Créateur ? Mais Flavie ne peut endurer ces dérangeantes pensées et elle se morigène aussitôt. Va-t-elle finir par comprendre que des événements extraordinaires surviennent parfois dans la grande marche de la planète ? Que les esprits trop raisonnables restent insensibles aux réalités d’un monde invisible, celui des forces spirituelles en action ? Si une seule personne peut faire pénétrer Flavie jusqu’au cœur de cette sphère fabuleuse où semble régner un incommensurable bonheur, c’est bien John Noyes…

Ce dernier gratifie Flavie d’une légère inclinaison du torse, puis il tourne les talons. Après une dernière pression de la main, les deux dames lui emboîtent le pas. Des conversations feutrées reprennent, mais Flavie sent bien que l’attention générale est encore tournée vers elle. Elle est épuisée et n’a qu’une seule envie, courir se cacher sous les couvertures de son lit, mais soudain Stephen, qui s’est approché, lui tend la main en bredouillant :

– Je vous reconduis à votre chambre ?

Elle acquiesce d’un battement de cils. Avec hésitation, elle glisse ses doigts entre les siens et, ainsi liés, tous deux sortent de la pièce, tandis que la sollicitude du groupe se porte vers Marguerite, la récente convertie. Une fois dans le corridor, elle murmure qu’elle est terriblement fatiguée et il répond qu’il s’en doutait et qu’il ne comptait pas la retenir plus de quelques minutes, le temps de commencer à faire connaissance. Obligeamment, elle le suit jusque dans un recoin sombre du rez-de-chaussée. Il tire le rideau d’une fenêtre et découvre, à travers les carreaux, un paysage pâle éclairé par une lune aux trois quarts pleine.

Pour Flavie, c’est comme si une bouffée d’air frais s’insinuait dans son esprit, chassant le terrible chaos qui y règne. Rassérénée, elle contemple sans mot dire le spectacle de la nuit automnale, respirant amplement pour se détendre. Elle tient toujours la main de son prétendant et, à son tour, elle étreint ses doigts un bref moment.

– Comment vous le saviez, Stephen, qu’il fallait m’emmener ici ?

Il sourit.

– Moi aussi, de telles épreuves, j’en ai traversé… C’est ici que je viens me réfugier quand j’ai besoin de calme. Parfois même, je prie en regardant le ciel. Je trouve ça inspirant…

À l’idée qu’elle va bientôt se glisser entre les bras de cet homme, Flavie se sent chavirer. Elle est prise d’un long frisson où l’impatience et l’appréhension s’entremêlent… Il faudra qu’elle l’écrive à Bastien. Elle est incapable d’accomplir un tel acte sans être parfaitement honnête avec lui. Entre eux, déjà, il y a eu trop de dissimulation… Sans réfléchir, elle confie cette pensée à Stephen qui, les yeux agrandis, l’écoute avec attention. Lorsqu’elle se tait, confuse, il réagit enfin :

– À votre guise, ma belle amie. Cependant, si vous espérez qu’il vous comprenne, vous serez déçue ! L’instinct de possession est l’un des plus forts chez le mâle. Peut-être même… le plus brutal d’entre tous. J’en sais quelque chose. J’ai sué comme un damné pour m’en délivrer…

La manière dont la nouvelle sera reçue, Flavie n’en a cure. Tout ce qui compte à ses yeux, c’est de ne pas vivre avec ce pesant secret, d’agir en pleine lumière, sans fausse honte. Dès sa première lettre à Bastien, elle était décidée à ne faire aucun geste important sans le tenir au courant. Elle n’attend rien de cette franchise, qui lui procure tout bonnement un intense soulagement, celui de fuir les zones d’ombre déjà trop nombreuses dans leur vie conjugale. Il pourra la haïr, mais au moins, il ne pourra lui reprocher, cette fois-ci, de lui jouer dans le dos.

Stephen lui propose de la raccompagner jusqu’au pied de l’escalier. Elle voit bien qu’il apprécierait, avant de quitter ce recoin, une preuve d’affection, même ténue. Jusqu’ici, elle n’a fait que recevoir ses avances… Parfois mue par son ressentiment envers Bastien, elle est prête à sauter la clôture ; le lendemain, elle appréhende fort les conséquences de ce qui est vu par la morale dominante comme une trahison ! Elle rassemble tout son courage pour se hausser sur la pointe des pieds et pour poser ses lèvres sur sa joue, un peu longuement. Lorsqu’elle recule, elle soutient son regard ravi avant de chuchoter :

– Je vous trouve agréable, Stephen. J’espère que vous le savez…

Une fois dans le dortoir, elle se prépare pour la nuit en un temps record et disparaît enfin au creux de son lit comme si elle se glissait dans une tanière où ne peut pénétrer âme qui vive. La vie communautaire se révèle exaltante, mais une chance qu’existe cet espace privé de la nuit et du sommeil !