CHAPITRE VI
Les fêtes du Nouvel An 1854 ont déjà eu lieu depuis plusieurs semaines lorsque le Dr Jacques Rousselle daigne faire acte de présence à la Société compatissante. Son entrée dans le refuge bondé fait sensation. Il est vrai, comme Léonie doit en convenir, qu’il a du style : sous sa pelisse d’une superbe fourrure beige pâle, il porte une redingote en drap de laine extrêmement bien coupée. Alors que le père ne possédait plus beaucoup d’atouts pour séduire, le fils au port altier sait éveiller la convoitise féminine…
Après l’échange formel de salutations, Léonie s’empresse de lui présenter Sally Easton au moyen d’un bref résumé de ses compétences et de sa longue expérience. S’il est ennuyé par ce discours, Rousselle n’en laisse rien paraître et s’incline avec civilité devant la petite Écossaise aux cheveux gris. Il dit ensuite :
– Vous ne vous formaliserez pas, je l’espère, du temps qu’il m’a fallu pour honorer mon engagement auprès de votre clientèle. J’étais surchargé par les détails à régler non seulement au sujet de la succession de mon père, mais aussi des changements à ma pratique.
– Le Dr Wittymore a amplement suffi à la tâche pendant ce temps, déclare Léonie avec une fausse amabilité. Comme vous le constatez, la fonction de médecin résident sera bien peu exigeante.
– Nous verrons bien. Daignerez-vous me faire visiter les lieux ?
Léonie s’incline et bientôt, même les plus exigus placards n’ont plus de secrets pour lui. Contrairement à son père, Jacques Rousselle est doté d’un esprit curieux qui lui fait poser d’innombrables questions. Au hasard des rencontres, Léonie l’introduit auprès des membres du personnel sur place : d’abord la garde-malade Marie-Zoé, empourprée sous la coiffe blanche qui lui ceint les cheveux, puis Elmire, une jeune mariée qui vient offrir son temps pour effectuer de menues tâches, et enfin veuve Henriette Minville, la cuisinière.
Même Michael surgit inopinément de la cuisine au sous-sol, un baril sur l’épaule, et Léonie prend le temps de présenter au médecin leur messager et homme à tout faire. Pour meubler le silence qui s’ensuit, elle explique que la maison du jeune Irlandais et de ses parents avait été détruite par l’incendie du faubourg Griffintown, en 1850, de même que le bâtiment qui abritait alors le refuge. Quelques mois plus tard, la Société compatissante rouvrait ses portes dans l’immeuble actuel, rue Henry, et le salaire de Michael était si vital à son bien-être que la famille Tramper trouvait un havre à proximité.
À l’étage, Léonie laisse avec soulagement le jeune praticien errer à sa guise pour examiner les recoins de la vaste pièce et faire connaissance avec les onze femmes hébergées, dont les plus dégourdies s’enhardissent à lier conversation avec lui. Loin d’être rébarbatif à de tels contacts, Jacques Rousselle leur offre un sourire avenant et une oreille attentive. Léonie échange un regard entendu avec Sally. Tout médecin est précédé par sa réputation : célibataire, le fils de Nicolas est un noceur notoire, mais sa clientèle apprécie tant son professionnalisme qu’elle considère ses frasques avec indulgence.
À l’évidence, leur nouvel allié sait flatter la gent féminine et bientôt, le dortoir résonne de babillages parmi lesquels il semble à l’aise comme un poisson dans l’eau. Léonie réalise que, malgré l’atmosphère détendue, il ne néglige pas ses devoirs d’homme de l’art, prenant le temps de consulter les dossiers individuels de chacune des patientes. C’est ce moment que Léonie choisit pour attirer son attention sur l’une d’entre elles. Tous deux se rendent au pied d’un lit où repose une blanchisseuse, qui a son nourrisson au creux du bras. Le médecin la salue, lançant avec jovialité :
– Le magnifique poupon que voilà ! Vous en êtes très fière, j’en suis persuadé !
Mme Lagimonière rougit sans répondre. La maîtresse sage-femme raconte qu’une douzaine de jours auparavant, elle s’est délivrée avec aisance d’une petite fille, son premier enfant. Cependant, dès le lendemain, elle s’est mise à se plaindre de douleurs rhumatismales aux articulations, qui sont devenues plus aiguës au genou droit surtout, mais aussi dans les épaules et les plis des bras. Léonie interpelle la femme d’une trentaine d’années aux traits tirés :
– La veille de votre délivrance, vous laviez encore, n’est-ce pas ?
– Je n’ai guère le choix, madame l’accoucheuse, car mon mari n’a point d’ouvrage à la saison froide.
– Découvrez-nous votre genou, madame, je vous prie.
Elle s’exécute avec une extrême lenteur, ce pour quoi Léonie ne peut la blâmer puisqu’elle partage la méfiance généralisée des classes populaires envers les hommes de l’art. La partie du corps en question est rouge et très gonflée. Jacques Rousselle s’assoit au bord du lit et, d’un mouvement vif, y pose la main. Mme Lagimonière pousse un petit cri et il la délivre, marmonnant :
– Chaud et sensible à la pression… Sérosités hydropiques, sans doute… Les lochies ont eu leur cours régulier ?
– Oui, de même que l’affluence du lait aux mamelles.
– À mon sens, hydarthrose rhumatismale. J’ai vu de nombreux cas du genre quand j’étudiais à la Faculté de médecine de Paris. Cette affliction touche ceux qui sont en contact prolongé avec l’eau. Vous avez appliqué une cure ?
Après le geste de dénégation de Léonie, il pose un regard spéculatif sur le genou de la pauvre blanchisseuse, qui lance un regard suppliant à la maîtresse sage-femme. Cette dernière esquisse un sourire encourageant. Elle-même sent la tension monter en elle comme à l’approche d’un danger… Rousselle se décide :
– Poudre de Dover et julep au colchique.
Infiniment soulagée par cette posologie bénigne, Léonie objecte cependant :
– Deux préparations médicamenteuses, monsieur, c’est trop pour nos moyens.
Il l’envisage avec une stupéfaction teintée de commisération.
– Trop ? Vous n’êtes pas sérieuse ? Comment voulez-vous que je prenne adéquatement soin de votre clientèle si vous discutaillez de mes ordonnances au moindre prétexte ?
Léonie se raidit devant l’assaut, mais reste stoïque. Avec une grimace exaspérée, il jette :
– Laissez-moi voir… La poudre agit principalement comme sédatif, grâce à un mélange d’opium et d’ipécacuanha. C’est confortatif, mais la patiente peut s’en passer, tandis que la teinture de bulbes de colchique a un effet thérapeutique indéniable. Vous me suivez ?
– Tout à fait, monsieur.
Jacques Rousselle la considère sans dissimuler sa moue ironique. À l’évidence, il la croit ignare mais présomptueuse… Il se relève, saisit la main de la malade et l’effleure galamment de ses lèvres. Un murmure excité passe de l’une à l’autre des patientes, qui s’extasient devant ce geste inusité ! Le jeune médecin traverse la pièce en direction de l’escalier, tout en inclinant la tête vers la gauche et vers la droite en guise d’adieu. Il tombe en arrêt devant la trappe ouverte de l’escalier et, se tournant à demi vers Léonie qui le suit de près, il dit :
– Dans les salles d’hôpitaux, on rencontre constamment ce genre de cas : inflammations ou nécroses en surface, mais qui s’accompagnent de phénomènes qui laissent croire à une profonde altération dans l’économie. Le chirurgien a beau utiliser les moyens les plus radicaux pour guérir les plus graves afflictions de surface, y compris la funeste amputation, mais à quoi bon s’acharner s’il existe, cachées dans le corps, des altérations analogues ?
Léonie renchérit benoîtement :
– À mon sens, les interventions radicales sont une cause flagrante d’infections et de perturbations. S’il est impossible de modifier tout l’organisme, il vaut mieux laisser le malade vivre avec des infirmités quand sa vie n’est pas compromise. Une conduite opposée à ce principe est meurtrière.
Cette fois-ci, Rousselle ne peut plus prétendre que Léonie fait étalage d’une science qu’elle ne possède pas. Il reste interloqué, avant de se détourner pour dévaler l’escalier en grommelant. Léonie fait une pause afin de savourer son contentement. Non seulement vient-elle de faire comprendre à leur nouvel associé qu’on ne peut pas lui faire avaler n’importe quoi, mais elle a pris une première mesure de sa stature professionnelle, qui la porte à croire que le jeune médecin sera, fort heureusement, un praticien prudent et mesuré !
Dans tout ce brouhaha, Léonie oubliait que la direction de la Société compatissante a prévu une modeste réception en l’honneur de Rousselle ; sa surprise est donc vive lorsque, le suivant au rez-de-chaussée, elle y remarque un grand concours de monde. En plus des officières du conseil, le jeune médecin est entouré par deux collègues de l’École de médecine, ainsi que par le très poli Peter Wittymore qui, sans en avoir l’air, tient à se faire une opinion par lui-même des capacités de ce Canadien qu’il ne connaît ni d’Ève ni d’Adam. Léonie s’étonne souvent de la frontière invisible mais étanche qui semble séparer la majorité des hommes de l’art de culture anglaise de ceux de culture française !
Presque aussitôt, Léonie a un deuxième choc : de l’autre côté de la petite foule, Édouard Renaud incline timidement la tête vers elle. Les organisatrices ont invité les messieurs qui siègent au comité de financement ! Égarée, Léonie lui renvoie automatiquement son salut. Elle hésite sur le comportement à adopter, mais le beau-père de Flavie contourne les attroupements pour venir prestement à elle.
– Madame Montreuil, permettez-moi de vous offrir mes hommages. J’ai une vive affection pour votre mari et vous, que les circonstances m’interdisent d’honorer à sa juste valeur.
Émue malgré elle par sa poignée de main chaleureuse et par son expression légèrement suppliante, Léonie finit par balbutier :
– Vous êtes trop aimable, monsieur. Je ne sais que dire…
– Informez-moi de votre santé, l’encourage-t-il avec amabilité. Nous sommes des êtres civilisés et nous sommes capables de passer outre à la brouille qui sépare nos enfants. Du moins, je le présume ?
Un échange courtois de propos s’ensuit. Au fil des phrases, Léonie retrouve son aplomb, reprenant contact avec le plaisir qu’elle a toujours éprouvé en compagnie de cet homme peu loquace mais affable, à l’esprit ouvert. Dans le climat de confiance qui s’installe peu à peu entre eux, ils ne peuvent faire autrement que d’aborder le sujet qui les hante. Après avoir inspiré profondément pour se donner du courage, Édouard Renaud bredouille le premier :
– Quelle tristesse, n’est-ce pas ? Pourtant, je croyais sincèrement que mon fils avait trouvé celle qui lui était parfaitement accordée…
– Tout ça, c’est si difficile à comprendre… Flavie ne m’a pas raconté grand-chose. Selon les apparences, on pourrait croire à un sérieux malentendu, mais rien qui justifie une fuite de l’autre côté de la ligne…
– Tout juste avant son départ, reprend M. Renaud avec agitation, elle m’a dit : « Je suis comme un animal sauvage. Quand j’ai mal, je me cache… » Ces paroles se sont imprimées en moi, même si jamais je n’aurais cru qu’il fallait leur donner un sens littéral. J’ai eu la preuve par mille que ma bru est une personne douée d’intelligence et de raison, mais surtout d’une vive susceptibilité qui la fait parfois réagir avec emportement !
– Par la juifresse, elle n’a plus quinze ans ! D’habitude, la maturité s’acquiert avec l’âge !
– J’ai le sentiment que… quelque chose de très important a échappé à Bastien. Un trait de sa personnalité qu’il a négligé… Flavie se contente de peu. Elle est facile à vivre, tant qu’on ne touche pas à sa corde sensible…
– Son ambition pour la médecine ?
– Non point… Bastien a certainement joué le rôle d’un éteignoir, mais j’ai l’intuition que… c’est quelque chose de plus vaste. Au-delà de sa fierté personnelle, il y a une… comment dire ? Une force vitale qui prend le pas sur tout. Qu’elle ne peut supporter de voir piétinée…
– La présence de Geoffroy a été un choc puissant.
Le père de Bastien fait une éloquente grimace d’assentiment. Se penchant vers son interlocutrice, il confie, avec un mélange d’exaspération et d’affection :
– C’est qu’il nous en fait voir de toutes les couleurs, mon sacripant de fils ! Dire qu’Archange et moi, on se félicitait du fait qu’il semblait avoir passé une jeunesse paisible, libre de ces élans fiévreux et destructeurs qui ont troublé tant de ses camarades !
– La raison en est que vous avez exercé une influence salutaire, commente Léonie dans un élan de sincérité. Bien des parents ne réalisent pas à quels torts ils exposent leurs fils en les enfermant dans un séminaire, à la merci des austères religieux. J’ai parfois l’impression que l’âme tendre de ces enfants se recouvre d’un voile noir, d’une chape de mélancolie. Ça me vire les sens, pour le sûr !
Sous la montée de l’émotion, Léonie retrouve son langage des faubourgs mais, loin de s’en formaliser, M. Renaud lui presse la main un bref instant, les traits empreints de gravité :
– Vous dites si juste, chère amie, que je vous placerais sur-le-champ au gouvernement, comme surintendant à l’instruction publique, à régenter ces arrogants cols romains ! Pardi, la future élite de notre nation troquerait volontiers l’apprentissage du grec contre celui de l’anatomie féminine…
Réjouie par cette allusion grivoise et par leur familiarité retrouvée, Léonie rit de bon cœur et Édouard Renaud l’imite volontiers. Un moment d’embarras s’ensuit, qu’il rompt en laissant tomber :
– N’empêche… Ou bien je connais très mal Flavie, ou bien Geoffroy n’a été que la goutte qui a fait déborder le vase ! En tous les cas, elle était celle qui a manqué faire déborder le nôtre. À force de se méfier de nous, ce petit chenapan nous a fait tourner en bourrique ! Au point que pas plus tard qu’avant-hier, Archange s’est fâchée toute rouge. L’événement est rare comme de la merde de pape, croyez-moi sur parole ! Son fils unique, elle le cajole à outrance…
Dans un précieux moment de verve que Léonie apprécie à sa juste valeur, Édouard poursuit sur sa lancée en racontant que le jeune médecin a pris l’habitude de laisser traîner les lettres de Flavie sur un guéridon à l’intention de ses parents, dans le but évident de confier à son épouse en exil le soin de répondre à sa place à d’éventuelles questions. Eh bien ! Archange a saisi la récente missive qui y était déposée et, la chiffonnant comme une balle, elle l’a lancée à la poitrine de Bastien avec une formidable précision ! Ensuite, elle a claironné que personne n’est capable de lire dans l’esprit d’autrui et que, s’il attend après son retour, il faut le lui écrire !
– Quel spectacle… Elle criait : « Tu l’attends, c’est prouvable comme un nez au milieu de la figure ! Et pourtant, tu n’as pas daigné tracer un traître mot à son intention, ce me semble ! » Dressé comme un coq sur ses ergots, Bastien a répliqué aussitôt : « Pour lui dire quoi ? La supplier à genoux de revenir ? Ç’aurait été un comble ! C’est elle qui a sacré son camp ! »
Après un profond soupir, Édouard ajoute plus posément :
– Il a admis qu’en effet, au début, il espérait la voir revenir d’un jour à l’autre. Puis les mois ont passé et il a réalisé qu’elle a trouvé un havre… loin de lui. Ce sont ses propres mots. Mais je ne peux me résoudre à accepter que… que le sentiment de Flavie pour Bastien a changé du tout au tout !
– Il y a des gens, murmure Léonie, qui préfèrent un large horizon à celui, beaucoup plus étroit, de l’amour.
Surprise par ses propres mots, elle reste coite, mais comme Édouard la dévisage avec intérêt, elle se résout à dévider le fil de sa pensée :
– Nous, les femmes… On veut nous faire croire que notre époux et notre famille sont notre seule raison de vivre. Beaucoup s’en contentent. Mais d’autres…
Après un éloquent silence, le père de Bastien hausse les épaules avec une indifférence feinte, puis il jette, un sourire en coin :
– Mais dites-moi… Vous avez compris quelque chose à cette audacieuse religion qui a suscité la fondation de cette secte ?
Léonie répond que si un lettré comme lui a de la difficulté à s’y retrouver, une inculte comme elle est plongée dans le brouillard ! Après s’être galamment récrié, il s’empresse d’exposer que s’il se donne du mal pour en comprendre l’essence, c’est principalement afin d’en exposer les tenants et les aboutissants à Archange et à leur fille Julie, emplies d’un mélange de curiosité et d’effroi devant une si téméraire croyance ! Léonie l’encourage avec malice à déployer son savoir et M. Renaud entreprend de démontrer que ce prophète n’est pas le premier, loin s’en faut, à orienter la pratique chrétienne selon une vision éminemment personnelle.
Les siècles précédents ont eu leur lot de réformateurs, dont quelques-uns ont acquis une immense notoriété, donnant naissance à des Églises réformées prospères. Au début du XIXe siècle, le mouvement contestataire s’est accéléré en sol américain et plusieurs sectes chrétiennes ont vu le jour. Parmi elles, les millénaristes ont acquis une grande renommée… qui s’est rétrécie comme une peau de chagrin lorsqu’on a constaté que les prédictions du fondateur, selon lesquelles l’apocalypse aurait lieu en 1847, ne se réalisaient pas !
Néanmoins, cette espérance du royaume de Dieu sur terre n’a pas disparu complètement, si l’on se fie aux prétentions de John Humphrey Noyes qui, cette année-là, a proclamé que c’était dans sa petite communauté, pénétrée des enseignements du Messie au point d’atteindre l’idéal biblique, que ce royaume s’incarnait désormais. Avec une grimace, Léonie rétorque :
– Ces fantaisies dogmatiques me donnent le tournis…
– En tout cas, elles donnent de l’urticaire aux fidèles protestants ! Je vous avoue, chère amie, que je m’amuse comme un petit fou. À la base du credo de ce Noyes, il y a la conviction que le second avènement de Jésus s’est produit il y a dix-huit siècles et que le jugement des âmes est déjà commencé. En laissant la Bible en héritage, le Messie escomptait que ses préceptes se répandraient peu à peu, tandis que lui établissait son royaume dans les cieux. Lorsque le fruit sera mûr, ce royaume descendra parmi nous – c’est-à-dire maintenant, au sein du groupe de fidèles de Noyes.
Léonie réagit par une moue si incrédule que son interlocuteur éclate de rire. Dès qu’il a repris son sérieux, il se penche vers elle pour lui confier :
– Vous avez raison : cette Bible supposément infaillible nous cause bien des maux de tête. Elle oblige à quelques excentricités théoriques ! J’ai le sentiment que ce prophète yankee a étudié les Écritures principalement pour confirmer ses convictions personnelles.
– Personne ne peut lui reprocher un défaut d’érudition, fait remarquer Léonie. Il paraît qu’il connaît le livre sacré comme le fond de sa poche. Selon Flavie, il est imbattable à un jeu que les membres de l’Association ont inventé…
Sa voix s’étrangle. Elle n’a plus aucune envie de badiner ; son angoisse au sujet du bien-être de sa fille la submerge tout entière. Ce voyant, Édouard Renaud devient très grave et se dépêche d’étreindre sa main entre les deux siennes. Il bredouille :
– Pauvre chère amie… Votre inquiétude est légitime, mais je vous supplie de garder confiance. Flavie est forte et pleine de ressources !
– Mais une femme seule court bien des dangers…
– Flavie n’est pas seule. Premièrement, il y a son amie Marguerite, n’est-ce pas ? Ensuite, elle se trouve au sein d’un groupe de gens intelligents. Ce ne sont pas tous des illuminés, loin de là ! Vous seriez surprise du degré de protection qu’apporte le groupe. Votre métier vous le confirme au centuple : les femmes les plus isolées sont les plus vulnérables !
– La chose est entendue, murmure Léonie, légèrement apaisée. Merci, Édouard. Vous me faites grand bien.
Il presse sa main, puis la libère et se redresse avec une moue contrite.
– Le temps file trop vite et des affaires pressantes me réclament. À la revoyure, chère amie, j’espère !
– Attendez !
Son interlocuteur interrompt brusquement son mouvement de retraite et la dévisage d’un air interrogateur. Léonie hésite un moment, puis elle plonge, s’enquérant d’une voix blanche :
– Dites-moi… Bastien, il le sait que là-bas les lois canoniques du mariage ne sont pas respectées ?
– C’est l’aspect de la doctrine de Noyes qui est le mieux connu, jusqu’à être même traîné dans la boue, répond-il sobrement.
– Et… j’imagine que vous en concevez… une vive colère envers Flavie… et même un puissant dégoût…
– Il y a bien longtemps que j’ai pris le parti de ne plus juger personne, réplique-t-il avec énergie. Même nos hautains dévots, je tâche de leur manifester de la bienveillance. Non point que j’approuve leurs actes, mais si je me donne la liberté de vivre à ma guise… je dois l’accorder aux autres, n’est-ce pas ?
– Votre épouse ?
– Malgré ce que les apparences peuvent parfois porter à croire, Archange a le cœur infiniment bon, comme elle est dotée d’une superbe grandeur d’âme. Si elle se laisse aller à des jugements à l’emporte-pièce, elle affine prestement son opinion… Quant à Bastien, avant que vous ne posiez la question : je suis dans l’ignorance. Remarquez, il est difficile pour un fils de confier de si intimes tourments à son père, mais il reste muet même auprès d’Archange. Cependant… en quelque sorte, ce silence me rassure. Il me prouve que Bastien ne prend pas les choses à la légère. Il me prouve – du moins, c’est ce que je veux me faire croire – qu’il s’agit d’un sujet encore trop éprouvant pour lui.
Pour Léonie, la tentation est irrésistible de relater à son interlocuteur ses deux dernières rencontres avec son fils, au sujet du poste de médecin associé de la Société compatissante. Elle atténue sciemment la dureté des paroles de Bastien à son égard, mais Édouard Renaud n’est pas dupe.
– Il a osé ? Le bougre ! Je ne lui en ferai pas reproche parce que je ne veux surtout pas me l’aliéner, mais en temps normal, madame Montreuil, je vous assure que je lui aurais chauffé les oreilles ! Soyez indulgente, je vous prie, il n’est pas dans son état normal.
Léonie lui adresse un sourire ému tandis qu’il s’éloigne prestement. Non seulement cette rencontre la réconforte grandement, mais elle lui permet de tempérer, même d’un petit peu, le courroux qui s’empare d’elle chaque fois qu’elle songe à la fatuité du fils Renaud ! Après tout, Bastien bénéficie de quelques circonstances atténuantes…
Une réception tenue au mitan de la semaine et d’une journée de travail ne peut s’éterniser et la pièce s’est rapidement vidée. Observant les dernières personnes présentes, la maîtresse sage-femme n’est pas sans constater que la conseillère Delphine Coallier accorde une attention toute spéciale à Joseph Lainier, l’un des professeurs de l’École de médecine et de chirurgie, membre de leur bureau médical. Tous deux semblent avoir atteint un degré rare de complicité…
Pendant les premiers mois qui ont suivi la déconcertante volte-face de sa fiancée Marguerite, le médecin s’est isolé pour se guérir de son chagrin et de son désarroi. Lorsqu’il a émergé de sa retraite forcée, il s’est trouvé par hasard nez à nez avec l’une de ses connaissances, la vive et accorte Delphine… Le séduisant médecin, ses cheveux bruns grisonnants rejetés vers l’arrière, sourit de toutes ses fossettes à la jeune femme qui, comme un jeu, s’est emparée de la bougrine de son compagnon pour la lui présenter avec une galanterie affectée. Pour un peu, note Léonie, il se serait permis de lui voler un baiser avant de prendre son envol ! Comme les hommes sont inconstants… Léonie se corrige prestement. À l’évidence, ce pauvre Joseph aurait le temps de sécher sur place avant le retour de Marguerite. Nul ne pourrait le blâmer de reporter ses affections sur une autre demoiselle, de surcroît leur Delphine si intelligente et si enjouée !
Dès que le dernier invité referme la porte du refuge derrière lui, Marie-Claire annonce à la cantonade :
– Mesdames du conseil ? Quand les patientes seront installées en bas pour leur repas, réunion dans le salon. Il nous faut jaser d’une affaire sérieuse. Léonie ? J’apprécierais que tu restes, toi aussi.
Dix minutes plus tard, six des conseillères ainsi que la sage-femme en chef sont assises en cercle. Avec une réticence évidente, Marie-Claire prend la parole :
– C’est notre amie Céleste qui a insisté pour discuter aujourd’hui de la question de l’Institut canadien.
Elle interpelle du regard la dame patronnesse dont les cheveux blancs semblent, ce midi, légers comme un nuage. Léonie s’oblige à être extrêmement attentive puisque tout ce qui concerne l’Institut, cette association culturelle libérale, la touche particulièrement, non seulement parce que Simon y est très attaché, mais parce qu’elle en est venue à la considérer comme le héraut de la liberté de conscience au Bas-Canada.
– Alors voilà, commence Céleste d’Artien d’une voix faible, vous savez que je rencontre à l’occasion notre évêque, qui m’est apparenté du côté de ma mère… Vous savez aussi que Mgr Bourget est ainsi fait que certains ne se gênent pas pour l’accuser d’intolérance et de fanatisme religieux…
Mmes Sanspitié et Charbonneau, qui considèrent leur chef spirituel comme un être infaillible à travers lequel Dieu lui-même s’exprime, murmurent leur désapprobation. Sans se démonter, Céleste poursuit :
– Eh bien, monseigneur a pris de longues minutes de son temps très précieux pour s’entretenir privément avec moi. Il a été très clair : l’Institut canadien est mené par des hérétiques et notre alliance avec lui risque de ternir notre réputation. Une réputation qui, selon lui, est déjà entachée… Il nous engage à mettre fin immédiatement à notre collaboration avec cet organisme.
– Ne vous avais-je pas prévenues ? lance Émérance, triomphante. Quand j’ai accepté la charge que vous m’avez proposée…
– Personne n’a oublié, la coupe Françoise sèchement. Vous avez souligné à gros traits le danger moral qui guette les Montréalistes qui se pressent à nos propres conférences comme aux lectures publiques de l’Institut. Vous avez presque exigé que nous abandonnions cette pratique sur-le-champ !
Rougissante, Émérance précise néanmoins avec dignité :
– Uniquement pour le bien de notre refuge ! C’est un secret de Polichinelle que monseigneur est irrité par l’esprit d’indépendance qui règne ici !
– La question des conférences est finalement venue entre nous, intervient Céleste d’un ton tranquille. Monseigneur a précisé qu’il n’avait pas eu la possibilité de s’en préoccuper depuis l’incendie de l’année dernière, mais que dès qu’il en aura le loisir…
Trop agitée pour rester assise, Françoise saute sur ses pieds et se met à marcher dans la pièce. Elle tient au programme de conférences de la Société compatissante comme à la prunelle de ses yeux ; c’est elle qui en a eu l’idée et qui, année après année, en planifie le contenu. Léonie suit des yeux sa silhouette filiforme aux épaules solides et aux hanches presque aussi étroites que celles d’un homme. Marie-Claire commente, en jetant un regard las à la vice-présidente :
– Nul doute que le jugement du tribunal divin sera sans pitié. Jusqu’à maintenant, nous avons réussi à louvoyer…
Marie-Onésime se penche, pleine d’ardeur :
– Ne voyez-vous pas, Marie-Claire, que la cause est désespérée ? Je comprends la noblesse de vos intentions, mais dans l’époque troublée où nous sommes, cela équivaut à fourbir les armes du démon ! L’Église romaine doit être comme une citadelle que chacun des fidèles érige de ses mains, pierre par pierre ! C’est à ce prix seulement qu’elle pourra résister aux assauts qui…
Delphine l’interrompt, goguenarde :
– Ce sermon nous est familier, chère amie, ne gaspillez pas ainsi votre salive.
– Vraiment ? Pourtant, je ne vous croise pas souvent à la messe !
La mine dédaigneuse, la jeune femme aux traits rehaussés de jolies taches de rousseur néglige de relever la remarque. La voix tremblante et l’expression sourcilleuse, Céleste jette :
– Ça me fend le cœur, combien nous nous disputons chaque fois qu’il est question de religion !
– Je ne vous le fais pas dire, renchérit Léonie avec un regard de reproche à l’adresse de Marie-Onésime. Personne ne devrait être obligé de se justifier. Le sujet de la foi et du salut est personnel.
– Mgr Bourget…
– … n’est pas de cet avis, vous ne m’apprenez rien. Il en fait une question d’ordre public, il veut rendre chaque Canadien aussi déterminé qu’un Croisé !
Delphine ajoute, moqueuse :
– Peut-être l’ignorez-vous, mais les croisades ont semé la haine et la discorde parmi les peuples.
Les mains ouvertes, Émérance tente une diversion :
– Au-delà de nos croyances personnelles qui, en effet, ne devraient pas être matière à discussion… la Société compatissante adopte une position qui constitue un affront à l’autorité légitime de l’évêque ! Vous devez en convenir !
– J’en conviens, articule Françoise d’une voix claire, debout dans le fond de la pièce. Jusqu’à présent, les conférences avaient l’aval du conseil d’administration et de l’assemblée générale. Les choses ont-elles changé ?
Elle promène un regard spéculatif sur chacune des conseillères. Après un temps, Céleste bredouille :
– Je vous ai soutenue jusqu’ici, Françoise. Mais depuis ma rencontre avec monseigneur… mon malaise grandit. J’estime que les conférences ne sont plus opportunes, qu’elles nuisent à notre mission plus qu’elles ne l’encouragent. Je propose d’y mettre un terme au printemps prochain, à la fin de la présente saison.
Marie-Onésime et Émérance approuvent bruyamment. Revenant à grandes enjambées vers le cercle qu’elles forment, Françoise dit péremptoirement :
– Je fais une contre-proposition. Nous mettons fin à notre collaboration avec l’Institut canadien en trouvant une nouvelle salle pour nos conférences.
– Insuffisant ! s’écrie Émérance d’une voix tonitruante, faisant sursauter ses compagnes. C’est le contenu même des conférences qui pose problème ! Trop souvent, la morale religieuse y est bafouée ! Monseigneur ne s’en contentera pas !
– Monseigneur a-t-il entretenu Céleste du contenu des conférences ? Non point : il a insisté sur l’Institut canadien. Est-ce que je me trompe ?
À contrecœur, Céleste grommelle un accord. Françoise se redresse et conclut d’un ton mesuré, mais implacable :
– Je trouve présomptueux de présumer l’avis de notre évêque. C’est nous donner une importance que nous n’avons pas. Il en a contre l’Institut ? Fort bien, nous allons déménager. Si, un jour, monseigneur nous dit clairement qu’il abhorre les conférences, nous aviserons.
– Je propose un vote sur la contre-proposition de Françoise, déclare Marie-Claire. Si elle est acceptée, celle de Céleste devient caduque. Sinon, nous la prendrons en considération. Notre décision devra être ratifiée par l’assemblée générale, comme vous ne l’ignorez pas.
– Je réclame un vote secret, annonce Delphine avec aplomb. De plus, je souhaite que la conseillère absente, Mme Grenelle, ait l’opportunité de se prononcer.
Léonie réprime un sourire. La manœuvre est habile, puisque la dame en question est gagnée d’avance aux forces progressistes. Néanmoins, considérant le changement d’allégeance de Céleste… Marie-Claire, Françoise, Delphine et Priscille d’un côté, contre Émérance, Marie-Onésime et Céleste. Partagé jusqu’alors en cinq contre deux, le conseil est maintenant à quatre contre trois. Il suffirait d’une secousse pour que tout bascule et que Bourget ait la haute main sur les destinées de leur organisme de charité !
Pressées de mettre fin à cette réunion déplaisante, les conseillères établissent à la hâte les modalités du vote et déposent leurs bulletins dans une boîte en fer-blanc. Émérance et Delphine sont chargées de se rendre à l’instant au chevet de Priscille Grenelle, retenue au lit par une indisposition, puis le dépouillage sera fait.
Sa présence requise par Marie-Zoé qui souhaite s’entretenir avec elle, Léonie lui accorde les dix minutes suivantes. Son esprit absorbé par le problème médical que la garde-malade vient de porter à son attention, Léonie se dirige à grandes enjambées vers la petite pièce, à droite du hall d’entrée, qui lui sert de bureau. Elle pousse la porte légèrement entrouverte… et reste clouée sur place, estomaquée, la poignée dans la main. Derrière le secrétaire, au fond, deux femmes sont étroitement pressées l’une contre l’autre, en train de s’embrasser passionnément. La plus grande a posé une main sur la croupe de l’autre, qui a noué ses bras autour de son cou.
Il faut plusieurs secondes à Marie-Claire pour prendre conscience de la présence de Léonie, plusieurs secondes qui semblent à cette dernière durer une éternité. Enfin, la présidente du conseil s’arrache des bras de Françoise. Toutes deux fixent Léonie qui détourne brusquement la tête, les émotions en bataille. Un lourd silence s’installe tandis qu’elle tente de donner un sens à la scène qu’elle a surprise. Marie-Claire et Françoise, des amantes, des tribades ?
Léonie est envahie par une implacable colère doublée d’un sentiment viscéral de révulsion. Elle est sur le point de tourner les talons lorsque Françoise traverse la pièce et sort, prenant soin de refermer la porte après son départ. Léonie ne peut s’empêcher de relever la tête et de jeter un regard en coin à Marie-Claire. Complètement déconfite, son amie la considère avec une expression suppliante. Son visage est blanc comme neige, sauf un rond rouge sur chacune de ses joues. La voix rauque, elle balbutie :
– Je ne voulais pas t’offenser ainsi. Je t’assure que je ne voulais pas… Mais nous avons tellement peu l’occasion d’être seules toutes les deux !
Abasourdie par cette révélation d’une relation amoureuse dont elle ignorait totalement l’existence, choquée par l’idée d’une telle concupiscence charnelle, Léonie reste muette. Marie-Claire chuchote à toute vitesse, d’une voix vibrante :
– C’est tout nouveau, il y a un mois à peine… Tu le sais, nous étions devenues très amies, et je ne saurais dire comment ça s’est fait… En fait, il y a longtemps que Françoise est amoureuse de moi. Je crois que je le sentais, mais je n’osais pas y faire face… Parce que je t’assure que c’est bizarre, au début. Tellement bizarre…
Encore remplie d’indignation à la suite du spectacle inconvenant qui s’est étalé sous ses yeux, Léonie réussit à dire avec raideur :
– Ta vie privée ne me regarde pas, Marie-Claire. Tu es libre de tes choix. Mais je préférerais que tu… que tu fasses étalage de tes passions ailleurs.
Marie-Claire accuse le coup, incapable de retenir une légère grimace de souffrance. Elle articule faiblement :
– Ça ne se reproduira plus, Léonie. Prends-en ma parole.
Elle rassemble sa jupe d’un geste plein de dignité et, la tête haute, elle tourne les talons sans accorder à Léonie un seul regard. Consciente de l’avoir profondément offensée, peut-être même d’avoir irrémédiablement trahi son amitié, Léonie s’assoit pesamment sur un coin du secrétaire, les jambes coupées. Elle ferme les yeux un long moment pour laisser ses émotions se calmer. Elle est bien obligée de constater à quel point son rejet d’une relation… comment dit-on déjà ? Une relation saphique… Oui, son rejet d’une telle relation est instinctif et brutal. Elles n’ont pas le droit ! Toutes deux sont mariées ! À l’évidence mal mariées, mais quand même ! Et surtout, c’est tout à fait contraire à l’ordre naturel des choses. Toute personne normalement constituée ne peut ressentir un tel attrait !
Malgré son rejet viscéral des dogmes et des prescriptions de la hiérarchie catholique, Léonie n’est pas loin de croire, à défaut d’une autre explication, que le diable a pris possession de leurs âmes. Seules des natures dégénérées peuvent se laisser emporter de la sorte par des passions vicieuses ! Comment est-il possible d’embrasser ainsi une personne du même sexe, avec un désir si manifeste ? Elle savait qu’une telle inclination pouvait exister, mais jamais elle n’aurait cru Marie-Claire capable de s’y abandonner…
Seule dans l’entrée du refuge, enveloppée de son manteau de fourrure, Françoise attendait que Léonie émerge de son bureau. À son approche, elle lui dit à voix basse :
– Je vous prierais de ne pas ébruiter la relation dont vous venez de prendre connaissance.
Léonie acquiesce tout en endossant sa bougrine, et Françoise bredouille encore :
– La convoitise d’une femme pour une autre est considérée comme le dernier degré du vice dans lequel une créature humaine puisse tomber. Bien des gens n’hésiteraient pas à nous conduire devant le tribunal pour attentat grave aux mœurs.
Alarmée par cette perspective, Léonie jette un regard saisi sur son interlocutrice, qui fait une brève inclination de la tête avant d’affronter le froid. Arrivant à son tour à l’extérieur, Léonie arrache son bonnet de sa tête et ferme les yeux, heureuse de l’air glacial qui procure un réel soulagement à son esprit surchauffé. Puis, avec un soupir, elle s’en recoiffe prestement, sachant à quel point il est important pour la santé de conserver les extrémités du corps bien couvertes. C’est donc vrai, ce dont se plaignent les vieilles gens… Les mœurs changent à une vitesse affolante et ce qui semblait immuable hier, soit une vie paisible dans son village à faire produire la terre ou à façonner avec art des biens de consommation, est déjà dépassé. Non seulement ses dévergondées de filles courent le vaste monde, mais ses amies se vautrent dans… dans la débauche, voilà !
Léonie parvient enfin chez elle. Refermant la porte de la salle de classe, elle est saisie par la bonne odeur de pot-au-feu qui s’insinue dans les moindres recoins de la maison. Des voix d’enfants se font entendre et elle se détend aussitôt, enveloppée par cette atmosphère rassurante comme d’une couverture chaude. Ses deux petites-filles l’accueillent avec effusion et Léonie, malgré sa faim, leur consacre de longues minutes, écoutant patiemment leur babillage.
Finalement, Cécile lui sert d’autorité un bol qu’elle s’empresse de dévorer sous les regards réjouis de Lizzie et d’Aurélie. Quand la première a su que la fille de Cécile deviendrait sa sœur, elle a failli s’étouffer de bonheur et, depuis, il ne se passe pas une demi-journée sans que l’aînée explique à la cadette qu’elles sont maintenant unies à la vie, à la mort. Difficile de savoir ce qu’Aurélie comprend de tout cela, mais la vue de sa grande sœur rayonnante suffit à la rendre aussi allègre !
Dès le retour de Cécile de sa lointaine contrée, elles se sont adoptées mutuellement, conscientes d’être toutes deux pareillement singulières aux yeux du voisinage. Elles ne se ressemblent pourtant pas du tout. Lizzie, âgée de presque sept ans, est un parfait mélange des deux races : une peau couleur chocolat au lait, des traits vaguement négroïdes et des cheveux noirs et joliment frisés. De son côté, Aurélie, deux ans et demi, a hérité de la rondeur du visage et des yeux étirés s’appuyant sur des pommettes hautes et saillantes caractéristiques des peuplades amérindiennes. Par contre, sa peau est plutôt claire, son nez effilé comme celui de sa mère et ses yeux sont d’un brun pâle tirant sur le vert. Elle refuse obstinément de se défaire du bandeau de cuir qui lui ceint le front, par-dessus ses légers cheveux bruns.
Au cours de ses allées et venues dans la cuisine, Cécile sifflote et sa mère coule vers elle un regard attendri. Si la perspective de ce mariage a rendu Léonie légèrement mal à l’aise, elle ne peut nier que l’arrimage entre ces deux êtres semble réussi. Elle craignait que l’attachement de Daniel soit moins profond que celui de Cécile, mais il est vrai que les liens peuvent fort bien se solidifier avec le temps. Tous deux ont vécu auparavant une autre relation amoureuse qui s’est mal terminée et, à l’évidence, tous deux étaient assoiffés de proximité et de caresses… Dès la sobre cérémonie terminée, à l’église paroissiale, ils n’avaient d’yeux que l’un pour l’autre. La nuit de festivités a dû leur paraître bien longue !
La jeune femme s’exclame gaiement :
– Nous irons chercher votre papa à l’école à la relevée, n’est-ce pas, mes biches adorées ? Un peu d’air froid nous fouettera les sangs !
Toutes deux approuvent avec effusion, puis Cécile ajoute malicieusement :
– En attendant, c’est l’heure de faire un somme. Venez, mes pouliches, vous serez gentilles de laisser votre maman fermer les yeux quelques minutes…
Léonie sourit devant ce prétexte éculé, mais généralement efficace, pour justifier cette pause qui fait regimber les enfants. Elle reçoit des baisers humides, mais ardents, et bientôt lui parviennent les bruits étouffés de sa fille cadette s’allongeant au milieu de son lit et des petiotes qui prennent place chacune contre son flanc. Le rituel est bien établi maintenant : Cécile et Lizzie feront semblant de dormir pour permettre à Aurélie de sombrer dans le sommeil. Si les conditions sont favorables, la petite roupillera pendant deux bonnes heures.
Pour sa part, après avoir nettoyé son bol, Léonie se laisse tomber dans la chaise berçante près du poêle, non sans avoir au préalable placé un coussin plat sur le siège. La tête appuyée au dossier et le cou soutenu par un vieux chandail de laine roulé, les pieds relevés sur un tabouret, elle ferme les yeux. Il n’y a pas deux journées par semaine au cours desquelles elle peut se permettre ce luxe, si jouissant en plein cœur de l’hiver… Les pensées traversent son esprit sans qu’elle cherche à les retenir et même des réminiscences de la scène dérangeante de ce midi, à la Société compatissante, ne réussissent pas à l’empêcher de partir à la dérive.
En fin d’après-dînée, Léonie a droit à une heure de solitude pendant laquelle elle compulse ses notes pour le cours qu’elle donnera le lendemain à ses élèves de l’École de sages-femmes. Elle feuillette ensuite l’un des quelques livres savants qu’elle a réussi à se procurer, celui de Marie-Anne Boivin intitulé Mémorial de l’art des accouchements, pour s’arrêter à la page 143 du premier tome où l’accoucheuse décrit de belle façon un accouchement spontané et régulier.
Encore une fois, Léonie ne peut se retenir de plonger dans cet ouvrage qui exerce sur elle une réelle fascination. Elle se délecte de la manière dont la Française insiste sur le toucher des os du crâne pour sentir très précisément la progression de l’expulsion : avant la flexion, puis après, puis le franchissement de l’orifice utérin, puis la rotation, puis le passage des tubérosités sciatiques…
Par hasard, Simon a rejoint sur la route du retour sa fille, son gendre et leurs enfants : c’est donc une joyeuse troupe qui fait irruption sur le coup de six heures. Dès qu’elle a ôté ses vêtements d’hiver, Cécile se précipite vers sa mère, un petit paquet long et plat, bien ficelé, à la main.
– Regarde, maman ! Je suis passée chez le maître de poste et j’y ai trouvé ceci qui m’attendait !
Elle lui place le colis sous les yeux comme pour avoir confirmation qu’elle n’a pas la berlue et que l’envoi lui est bien destiné. Après avoir lu l’adresse de la destinataire, Léonie déchiffre celle de l’expéditeur et son cœur fait une embardée dans sa poitrine.
– Eh oui, grommelle Simon, ce cher docteur s’est souvenu de notre existence !
Son mari fait mine d’être offusqué de cet éloignement, mais Léonie sait fort bien qu’il le considère d’abord et avant tout comme une pauvre victime des frasques de leur fille… Aurélie danse devant sa mère en tendant les bras vers le paquet et Cécile répond à sa muette supplique :
– Oui, ma biche, nous allons l’ouvrir ensemble. Ouste, dans la cuisine !
Bientôt, Léonie, sa fille et ses petites-filles sont attablées. C’est Lizzie qui a la responsabilité de dénouer les ficelles, sous les yeux avides de sa petite sœur. Les deux hommes feignent de n’y prêter guère attention, mais Léonie n’est pas dupe de leur manège et ne peut s’empêcher de guetter Daniel du coin de l’œil. Le grand et mince jeune homme à la couette blonde jette vers la scène des regards circonspects et, semble-t-il à Léonie, étrangement défiants…
Lizzie pousse un cri de triomphe : elle a vaincu les solides nœuds. Magnanime, elle laisse sa sœur déplier le papier, qui crisse bruyamment dans le pesant silence. Elle découvre non seulement une jolie boîte qui lui arrache des exclamations d’admiration, mais une petite enveloppe adressée à Cécile, qui s’empresse d’en extirper la carte de visite de Bastien, sur laquelle le jeune médecin a écrit : « Avec tous mes souhaits de bonheur. »
Cécile ouvre la boîte et découvre, dans un écrin de papier de soie, un bracelet fait d’un filament d’argent serti d’une pierre rouge lisse comme un galet. C’est un bijou trop sobre pour que le cadeau soit considéré comme inconvenant, mais d’un goût sûr et qui fait monter le feu aux joues de la jeune mariée. Sa tendre moitié bougonne :
– Une chance qu’il se démène, cet agrès-là, pour t’offrir la parure que tu mérites et que moi, je n’ai pas les moyens…
Le bracelet au poignet, Cécile se lève d’un bond, s’empresse d’aller à lui et de nouer ses bras autour de son cou, un large sourire aux lèvres.
– Ne gâche pas mon plaisir… qui est minuscule comparé à tous ceux qui me viennent de toi.
Simon pousse un sifflement coquin tandis que Daniel, légèrement rasséréné, dépose un baiser sonore sur le front de son épouse. Couvrant ses épaules de son bras, il ajoute ensuite à la cantonade, l’air goguenard :
– Combien vous pariez qu’il s’est contenté de piger dans le coffre des bijoux de famille ?
Son beau-père pouffe de rire puis, les mains sur les hanches, il renchérit :
– Tant qu’à faire, dans ceux qu’il avait offerts à sa femme, peut-être ?
Les deux hommes sont hilares, mais Léonie s’écrie, furieuse :
– Cessez tous les deux ! C’est insultant pour Cécile ! Je veux dire, mon gendre me porte sur les nerfs par les temps qui courent, mais jamais il ne manquerait à ce point de considération !
Pour se faire pardonner, Daniel serre Cécile dans ses bras à l’étouffer et Lizzie, qui guettait cette ouverture, en profite pour retirer prestement le bracelet de son poignet et pour aller s’accroupir dans un recoin de la pièce. La petiote se précipite à ses côtés et, la mine extasiée, toutes deux contemplent le bijou en le retournant dans tous les sens. Cécile crie, faussement offusquée :
– Espèce de chapardeuse ! Dès que tu bouges de là, tu me le rapportes, c’est compris ?
Les yeux pleins de rêve, Lizzie fait un signe affirmatif. Daniel fait pivoter Cécile et la pousse vers l’escalier, en disant par-dessus son épaule :
– Trois minutes là-haut et on revient, c’est promis !
– Toi et moi, mon gendre, on n’a pas la même notion du temps !
Léonie remarque placidement :
– Si ça s’éternise, on cognera dans le plafond avec un manche à balai.
Elle s’approche de Simon, entoure sa taille de ses bras et pose la tête contre son épaule avec un soupir de contentement. Il murmure avec gentillesse :
– Longue journée ?
Elle se contente de frotter doucement sa joue contre le drap de sa chemise. Aujourd’hui, elle a pris conscience d’une réalité qui la pousse dans ses derniers retranchements… et elle ne peut même pas lui en glisser un mot ! Elle ne peut compter sur la grandeur d’âme de son mari concernant ce sujet sulfureux. Il existe un tout petit risque qu’il trahisse le secret… Elle est condamnée au silence. À dire vrai, il n’y a qu’un seul être humain dans le monde entier auquel elle oserait se confier : sa fille aînée. Mais il serait bien trop dangereux de tenter une telle conversation par lettre interposée ! Le chagrin de cette absence devient un fardeau qui pèse sur les épaules de Léonie, et elle cache son visage dans le creux du cou de Simon.