37. Dans la légende

De retour au campus, James intercepta Lauren à la sortie du dernier cours de la journée.

— Félicitations, lâcha-t-elle en découvrant son T-shirt noir. Laisse-moi quand même te rappeler que je l’ai obtenu la première, ce qui signifie que je serai toujours ta supérieure hiérarchique.

— Qu’est-ce que tu as été raconter à Kerry ?

Bethany éclata de rire.

— Tu es drôlement pâlot, James. Tu as mangé un truc qui ne passe pas ?

— Quelqu’un t’a sonnée, toi ?

— Quand on a découvert que tu avais disparu avec Dana, j’ai expliqué à pas mal de gens que je vous avais surpris en train de sortir ensemble, avoua Lauren.

— Kerry est au courant ? demanda James.

— Eh bien...

— La nouvelle a fait le tour du campus, reprit Bethany. Tout le monde ne parle que de ça. Kerry a chialé comme une madeleine.

— Elle va m’étrangler.

— J’espère bien, cracha Bethany, et je veux être là pour assister au spectacle.

Rat sortit d’une autre salle de classe et vint à leur rencontre.

— Eh, James ! lança-t-il. Qu’est-ce que tu fiches ici ? Je croyais que tu avais fugué avec Dana.

— Bon sang, je vous jure qu’il ne s’était rien passé entre nous avant ce soir-là.

— Laisse tomber, dit Bethany. Personne ne te croit.

— Sérieusement, James, à qui tu veux faire gober ça ? Dana avait les seins à l’air…

— Mais je n’ai même pas pu les voir ! protesta James. Et puis merde, croyez-moi ou pas, ça m’est égal.

— Je comprends que tu te fiches de notre avis, mais tu devrais quand même t’inquiéter de la réaction de Kerry.

— Tu ne lui as pas encore parlé, James ? demanda Bethany.

— Son entraînement de foot se termine dans une vingtaine de minutes. Je ne sais vraiment pas quoi faire. J’ai peur qu’elle me massacre si je lui raconte tout en face. En même temps, si je n’ai pas le cran de l’affronter, ça pourrait être encore pire.

— Mais qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda Rat. Rester avec elle ou te caser avec Dana ? Moi, à ta place, je choisirais Dana. Kerry est encore une gamine, elle n’a aucune forme…

Lauren lui donna un coup de coude dans les côtes.

— Ne parle jamais des filles de cette façon, minus. Nous ne sommes pas des objets !

— A vrai dire, fit James, je n’y ai pas encore réfléchi. Pour le moment, mon seul objectif, c’est de rester en vie.

— Je sens qu’on va bien se marrer, gloussa Bethany.

— Ça t’amuse de mettre de l’huile sur le feu, toi ? gronda Lauren, à la surprise générale. Je sais que vous ne pouvez pas vous encadrer, tous les deux, mais je me permets de te rappeler que James est mon frère.

— Oh, très bien, si tu le prends comme ça, je me casse ! Rejoins-moi dans ma chambre quand tu seras de meilleure humeur. Souviens-toi qu’on a un exposé de biologie à préparer.

Lorsque la jeune fille eut tourné les talons, James lui adressa une grimace.

— On devrait aller chercher Kerry tous les deux à la fin de son entraînement, dit Lauren. Je serai là pour la calmer, si la situation dégénère.

James consulta sa montre et secoua la tête.

— C’est trop tôt. Je n’ai pas encore décidé de ce que je vais lui dire.

— Et tu comptes faire l’autruche combien de temps ?

— Je ne sais pas, mais pour le moment, je n’ai aucune autre stratégie.

 

***

 

Avant de regagner sa chambre, James rendit visite à Bruce. Ce dernier était étendu sur son lit.

— Ça fait encore mal ? demanda James en désignant sa jambe plâtrée.

— Oh, c’est rien du tout, comparé à ce que tu vas endurer dès que Kerry te sera tombée dessus.

— C’est vraiment pas de bol que tu sois blessé. J’aurais bien aimé que tu me serves de garde du corps.

— Désolé, mon pote, mais pour le moment, il me faut dix minutes pour me traîner jusqu’aux toilettes. Tiens, au fait, Kevin Sumner m’a rendu visite, ce matin. Il avait l’air vachement content de lui.

— Il est trop sympa, ce gamin. J’espère vraiment qu’il arrivera au bout du programme d’entraînement.

James sentit son téléphone portable vibrer dans sa poche. Il porta l’appareil à son oreille et reconnut aussitôt la voix de Dana.

— Où es-tu ? demanda la jeune fille.

— Dans la chambre de Bruce.

— Je suis devant ta porte. Il faut qu’on parle.

James rabattit le clapet du couvercle et prit congé de son camarade.

Dana, vêtue de son T-shirt noir flambant neuf, l’attendait dans le couloir.

— Ça te va bien, dit-il.

— Toi aussi.

Un peu nerveux, ils entrèrent dans la chambre. James aurait aimé disposer de davantage de temps pour réfléchir aux bouleversements de sa vie sentimentale.

— Tu penses que c’est sérieux entre nous ? demanda Dana.

Au moment où il entendit cette question, à sa grande surprise, la réponse s’imposa à son esprit.

Depuis deux ans, sa relation à éclipses avec Kerry s’essoufflait progressivement. Ils avaient partagé plein de bons moments, mais la lassitude avait fini par s’installer.

— Tu as été là pour moi au moment où j’en avais le plus besoin, dit James. Kerry et moi, ce n’est plus comme avant, depuis qu’on s’est remis ensemble, en avril. Et c’est grâce à toi que je réalise tout ça.

Dana lui adressa un sourire ému.

— Tu sais, je ne suis pas un cadeau. Je suis solitaire. J’ai eu quelques copains, mais ça n’a jamais duré plus de quelques semaines…

James haussa les épaules.

— T’inquiète, on verra bien. Inutile de se mettre la pression.

— Et Kerry ?

— Il va falloir que je lui parle.

— Je n’ai rien avalé depuis le petit déjeuner. Si on allait dîner tôt ?

— Super. Puis on pourra retourner ici pour regarder un DVD. J’ai…

James observa quelques secondes de silence.

— En fait, je m’aperçois que je ne sais même pas quel genre de films tu préfères. Je ne sais presque rien de toi.

— Moi, mon truc, c’est la lecture, expliqua Dana. Je lis deux ou trois bouquins par semaine.

— Oh, moi aussi j’ai lu un livre, une fois, sourit James. Ça parlait d’un chauffeur de taxi nommé Oui-Oui, je crois. C’était passionnant.

— Le pire, c’est que je ne suis même pas sûre que tu plaisantes. Je te prêterai le tome un du Seigneur des Anneaux, si tu veux.

James fit la grimace.

— Ce bouquin comporte à peu près vingt millions de pages. En plus, j’ai vu les films, et je sais déjà ce qui va se passer.

— Au moins, tu aimes nager ? demanda Dana. Moi, j’adore les centres aquatiques avec des piscines à vagues, des toboggans, des cascades et des rivières artificielles.

— Ouais, c’est pas mal. Kerry déteste ces endroits parce qu’elle trouve que les mômes font trop de bruit.

— Elle n’a rien compris. Ça ne fait pas de mal de retomber en enfance, de temps en temps.

 

***

 

Les deux amoureux firent la queue au self sous le regard inquisiteur des rares agents présents dans le réfectoire, puis ils se dirigèrent vers la table encore déserte où James avait l’habitude de retrouver les membres de sa bande. Il craignait leur réaction : s’il s’asseyait là, il risquait d’essuyer une pluie de reproches et d’être confronté à Kerry ; s’il s’isolait au fond de la salle en compagnie de Dana, il leur laisserait entendre qu’il leur préférait sa nouvelle amie.

— Qu’est-ce que tu attends ? demanda la jeune fille.

— Tu veux te poser ici ? Tu es sûre ?

— Ben, c’est là que tu t’installes normalement, non ? dit-elle en tirant une chaise. Tu n’as pas honte de moi, quand même ?

— Mais non, ne dis pas n’importe quoi, répondit-il en posant son plateau sur la table.

James commença à mâcher mécaniquement son rôti en surveillant d’un œil anxieux la foule grandissante qui se pressait à l’entrée du self-service.

Bruce, qui se déplaçait à l’aide de deux béquilles, fut le premier à les rejoindre, accompagné de la femme de service qui portait son plateau.

— Alors, c’est vrai ce que tout le monde raconte ? lança-t-il avec le tact d’un bulldozer. Vous êtes ensemble ?

— Disons qu’on a décidé de tenter notre chance, hocha James en plongeant un brownie dans son bol de fruits à la crème anglaise.

La file d’attente s’étendait désormais jusqu’au couloir. Lauren, Bethany, Rat, Andy et le reste de leur gang prirent place à la table voisine et commencèrent à bavarder avec animation.

Quelques instants plus tard, Gabrielle et Kerry firent leur entrée dans le réfectoire.

— Tu veux un autre dessert ? demanda Dana.

— C’est une bonne idée, dit-il.

La jeune fille se leva et se dirigea vers le buffet des desserts. Shak et les jumeaux posèrent leur plateau au bout de la table.

— Vous voulez pas vous décaler vers moi ? chuchota James, qui craignait que Kerry ne s’asseye à l’une des deux places libres situées à côté de lui.

— Combien tu nous donnes ? sourit Callum.

— La vache, vous êtes presque aussi bronzés que Shak, dit James aux jumeaux. Vous revenez d’où ?

— On était en Australie, mec, dit Connor. Trafic d’héroïne, flics véreux et hors-bord de compétition. La routine, pour des beaux gosses dans notre genre.

— Vous avez rencontré des filles ?

— Les Australiennes sont super bien roulées ! lança Bruce.

Les jumeaux observèrent un silence gêné.

— Tu m’étonnes, ajouta James en jetant un œil vers Dana qui revenait avec les desserts. D’ailleurs, j’en ai une rien qu’à moi, maintenant.

— Ça te fait une copine de trop, si tu veux mon avis, gloussa son camarade.

Gabrielle et Kerry se dirigèrent droit vers la table, sous le regard attentif de l’assemblée.

James, qui s’attendait à recevoir un plateau en plein visage, eut la surprise de voir son ex-petite amie s’asseoir à ses côtés, comme si de rien n’était.

— Salut James ! Salut Dana ! lança-t-elle avant de planter rageusement sa fourchette dans une pomme de terre.

Un silence pesant s’abattit sur le réfectoire.

— Kerry, je suis désolé, dit James. Je ne voulais pas te faire de la peine…

— Ah vraiment ? Dis-moi, combien de temps tu comptais me faire passer pour une conne devant tout le monde ?

— Ce n’est pas ce que tu crois. Il ne s’est rien passé entre Dana et moi… avant cette nuit.

— Tu pourrais au moins avoir la décence de me dire la vérité. De toute façon, tu me dégoûtes. Tu peux faire tout ce que tu veux avec cette salope, je m’en moque !

Lauren et ses camarades saluèrent cette réplique par un concert d’exclamations.

— Eh, protesta Dana, James ne ment pas. Et je n’apprécie pas trop qu’on me traite de salope.

— Et qu’est-ce que tu veux que ça me foute, salope ? Je ne crois pas le moindre mot qui sort de ta bouche de salope.

— Eh, calmez-vous, toutes les deux ! gronda James.

Dana se leva d’un bond.

— Je vais te dire pourquoi tu t’es fait plaquer, ma grande. Quand James t’a demandé de l’aide, tu l’as envoyé balader. Tu as préféré jouer les petites filles modèles et tu es restée coincée dans ta chambre à regarder tes séries télé débiles.

— J’ai appris ce qui vous était arrivé, grinça Kerry. Vous avez vraiment eu du bol. C’est un miracle que vous n’ayez pas été virés tous les deux.

— C’est ça, t’as raison, on est des baltringues. Ça doit être pour ça qu’on a reçu le T-shirt noir.

— Tu veux savoir ce que j’en pense de ton T-shirt ?

Kerry saisit son bol de crème anglaise et le renversa sur la poitrine de sa rivale.

— Oh ! mais c’est très mature, comme attitude, ironisa cette dernière. Franchement, tu as quel âge ?

— Espèce de SALOPE ! Tu m’as volé mon mec !

— Sérieusement, les filles, bredouilla James, vous m’avez bien regardé ? Je ne vaux vraiment pas la peine qu’on se batte pour moi…

— Je sais, merci, répliqua Kerry. Mais je ne supporte pas d’être passée pour une idiote devant tout le campus.

— Puisqu’on te dit que ça n’a commencé qu’hier soir ! insista Dana. C’est Lauren qui a propagé cette rumeur imbécile.

— Et comment j’aurais pu savoir ? lança cette dernière depuis la table voisine.

— Oh toi, reste en dehors de tout ça ! hurla Kerry. Tu crois pas que t’as assez foutu la merde comme ça ?

— Moi ? mais qu’est-ce que j’ai fait ?

— Eh ! pourquoi tu t’en prends à ma sœur ? protesta James. Elle n’a rien à voir avec notre histoire.

Pour toute réponse, Kerry lui administra une claque retentissante.

— Ah ! tu veux jouer à ça… gronda Dana en lui balançant au visage le contenu de son propre bol de crème.

Le liquide gicla aux quatre vents, si bien que James et Gabrielle essuyèrent d’importants dommages collatéraux.

— Pour l’amour du ciel ! cria cette dernière en considérant son T-shirt souillé, ce truc ne partira jamais !

Kerry et Dana se jetèrent l’une sur l’autre et se saisirent par le cou. James essaya de s’interposer, mais il se retrouva proprement éjecté vers la table de Lauren. Il tituba en arrière, acheva sa course sur les genoux de Bethany et posa une main pleine de crème anglaise sur son épaule.

— Fais gaffe, nom d’un chien ! gronda la fillette. Ulcérée par l’outrage fait à son T-shirt, Gabrielle envoya son gâteau à la confiture tout chaud en direction de Dana. Au contact de sa cible, il se fragmenta en une quinzaine d’éclats qui atteignirent Bruce et Shak.

Bethany saisit son pot de yaourt et l’écrasa sur le visage de James.

— Toi, je commence vraiment à en avoir marre que tu t’en prennes sans arrêt à mon frère ! hurla Lauren en la giflant à l’aide d’une tranche de rôti dégoulinante de sauce ramassée dans l’assiette de son voisin. Ton frère est un demeuré comparé au mien, mais moi, j’ai toujours fait des efforts pour que ça se passe bien entre nous.

— Eh, protesta Jake, j’ai tout entendu ! Au même instant, quelques gouttes de confiture brûlante tombèrent sur les orteils nus de Bruce. Incapable d’atteindre l’extrémité de sa jambe plâtrée, il poussa un hurlement de bête puis, ivre de rage, catapulta une cuillerée de purée de carotte en direction de Gabrielle.

— Hélas, il manqua son coup et atteignit la nuque d’une fille assise à deux tables de là.

Enthousiasmés par ce spectacle, deux T-shirts rouges commencèrent à bombarder la salle de morceaux de pain.

Toujours aux prises avec Kerry, Dana s’empara de la carafe posée au centre de la table et la vida sur la tête de son ennemie. Les deux jeunes filles se battaient avec une telle énergie que l’eau gicla dans un rayon de plusieurs mètres.

Alors, un cri retentit :

— TOUS À L’ATTAQUE !

Moins de deux minutes s’étaient écoulées depuis que Kerry avait ouvert les hostilités. Quand James se redressa, il aperçut des centaines de projectiles qui fendaient les airs, puis il reçut un poulet entier en pleine face.

Il s’efforçait d’éponger la sauce brûlante qui dégoulinait sur son T-shirt noir lorsqu’une pomme de terre le frappa entre les deux omoplates. Il la ramassa et, ignorant qui l’avait pris pour cible, la lança vers l’autre extrémité du réfectoire. Le projectile s’écrasa sur l’écran plasma.

Sourd aux appels au calme du personnel, un commando de T-shirts rouges prit d’assaut le buffet des desserts et s’empara de louches qu’il plongea dans de hautes soupières en inox. L’instant suivant, une pluie de crème anglaise s’abattit sur le réfectoire, arrosant sans distinction l’ensemble des belligérants.

Kerry maintenait Dana les épaules clouées sur la table. Rat essayait tant bien que mal de sortir Lauren et Bethany de ce bourbier. Les femmes de service et les cuisiniers hurlaient des menaces en se protégeant le visage à l’aide de plateaux.

De temps à autre, James baissait la tête pour éviter un morceau de nourriture, mais le spectacle de dévastation absolue qui s’offrait à son regard lui inspirait un profond sentiment d’exaltation.

Il vivait l’un de ces moments rares, un événement exceptionnel dont les agents de CHERUB parleraient pendant des années. Il était la seule cause de ce chaos.

Deux filles se battaient par amour pour lui.

Il venait d’entrer dans la légende.