6. Secret d’État
Le gymnase des garçons était l’un des bâtiments les plus anciens du campus. Au cours d’une récente réfection, il avait été équipé d’appareils de fitness et de musculation dernier cri. Une petite annexe avait été ajoutée à l’édifice afin d’y construire des douches et des vestiaires réservés aux filles. Au sous-sol, la vieille salle de cinéma où, dans les années 1950 et 1960, les agents avaient regardé films et documents d’actualité, avait été reconvertie en salon de détente. Il disposait de canapés démesurés, d’une piscine à remous, de tables de billard et de jeux de palets sur coussins d’air. De larges écrans plasma diffusaient des chaînes sportives, et les résidents pouvaient piocher à leur guise dans le stock de snacks et de sodas mis à leur disposition dans des réfrigérateurs vitrés.
La rénovation avait été achevée moins d’un mois plus tôt, et l’enthousiasme des agents n’était pas retombé. L’affluence était si importante que la direction avait été contrainte d’établir des horaires en fonction des différentes classes d’âge.
À titre exceptionnel, le salon avait été ouvert le samedi matin pour accueillir les vingt-six agents de retour de la désastreuse randonnée dans le parc de York-shire Dales. Lauren, Rat, Bethany et Andy disputaient une partie de snooker.
Aucun d’eux n’excellait en la matière. Rat était le plus doué de la bande, mais il avait passé les onze premières années de sa vie dans une secte religieuse et éprouvait toujours des difficultés à retenir les règles.
— Bon, j’ai touché la rouge. Quelle bille, maintenant ?
Laure poussa un soupir agacé.
— Pour la troisième fois, n’importe laquelle, mais tu dois annoncer la couleur avant.
— Attends… je croyais qu’on devait les jouer dans l’ordre. Jaune, verte, marron et… merde, je suis complètement paumé.
— Ça, c’est à la fin, quand toutes les boules rouges sont rentrées.
— Ah, d’accord. Alors la bleue, dans la poche du coin.
Au moment où Rat s’apprêtait à frapper, Andy poussa un hurlement comparable à celui d’un loup. La bille échoua à quelques centimètres de son objectif.
— Eh, il m’a fait rater mon coup ! protesta Rat. M’en fous, je recommence.
— Tu triches, gloussa Bethany.
— Il a été gêné, fit observer Lauren.
— Oh, oh, je vois. On défend son petit chéri.
— Ferme-la, gronda la jeune fille en adressant un coup de coude à sa camarade.
Rat fit une nouvelle tentative. Cette fois, la bille bleue rebondit frénétiquement d’une bande à l’autre à l’entrée de la poche avant de s’immobiliser.
— À moi ! s’exclama Andy en s’emparant de la queue. Je vais vous nettoyer cette table en moins de deux.
Rat avala une gorgée de jus d’orange puis s’approcha de Lauren.
— Tu sais, je suis content qu’on ait mis les autres au courant, dit-il.
Bethany éclata de rire.
— Oh oui, c’est vrai, c’était un secret d’État, ironisa-t-elle. Mais tout le monde savait que vous étiez ensemble. Qu’est-ce qu’on a pu se marrer…
Lauren commençait à perdre patience. Sa meilleure amie lui avait imposé une ribambelle de petits copains plus stupides les uns que les autres, et elle se permettait de se moquer de sa relation avec Rat. À l’évidence, elle crevait de jalousie.
Vautrés sur un canapé, Jake, le petit frère de Bethany, et sa bande d’amis attendaient que la table de billard se libère. Le petit garçon se mit à ricaner comme un parfait crétin.
Lauren se tourna dans sa direction et lui lança un regard assassin.
— Toi, si tu ne la fermes pas, je te colle cette queue de billard où je pense ! rugit-elle.
— Ooooh, mais c’est que ça mordrait, gloussa Jake.
Contre toute attente, Bethany se rangea dans le camp de Lauren.
— La leçon de cette nuit ne t’a pas suffi ?
Andy rata un coup d’une facilité déconcertante.
— À toi, Lauren.
Parfaitement consciente de sa nullité absolue, Lauren opta pour une stratégie radicale. Elle frappa de toutes ses forces et éparpilla les billes rouges rassemblées au centre de la table. Par chance, l’une d’elles s’engouffra dans une poche, suivie de près par la bille rose, qui s’immobilisa à quelques centimètres de l’objectif.
— Quel talent ! s’exclama-t-elle.
— T’as trop de bol, répliqua Andy.
— Génial, mon cœur, dit Rat. T’as plus qu’à la pousser.
Lauren réussit à propulser la bille rose dans la poche, mais la blanche la suivit aussitôt.
— T’es nulle, lança joyeusement Jake. T’aurais dû mettre un effet rétro.
— J’ai joué au snooker trois fois dans ma vie. J’ai jamais appris à faire ces trucs-là.
Lauren tendit sa queue à Bethany. Soudain, un silence irréel régna dans la pièce. Des garçons qui chahutaient comme des possédés interrompirent leur bataille de chips et de M & M’s puis s’assirent comme un seul homme sur un sofa, l’air parfaitement innocent.
Lauren regarda par-dessus son épaule. Zara Asker, la nouvelle directrice de CHERUB, se tenait au pied de l’escalier en spirale qui menait au rez-de-chaussée. Elle jeta à la pièce un regard circulaire puis marcha droit vers elle.
— Je peux te parler en privé dans mon bureau ? dit-elle.
Jake lança un son imitant le claquement d’un fouet puis éclata de rire.
— On dirait que t’es dans la merde, Lauren, ricana-t-il, provoquant l’hilarité de ses camarades.
Zara pointa l’index dans sa direction.
— À ta place, je la mettrais en veilleuse, Parker. J’ai reçu plusieurs rapports concernant ton comportement pendant les cours. Si tu ne veux pas que je rajoute des tours de stade et des corvées de lessive à ton emploi du temps, tu ferais mieux de te reprendre.
Jake fit tout son possible pour garder la tête haute devant sa petite bande de frimeurs de dix ans, mais le regard dominateur de Zara le contraignit à baisser les yeux. Enchantée par ce spectacle, Bethany lui tira malicieusement la langue.
— C’est à propos de Mr Large ? demanda Lauren en suivant la directrice dans l’escalier.
— Non, ça n’a rien à voir, dit Zara.
Elles franchirent la porte du gymnase et se dirigèrent vers le bâtiment principal.
— Je préfère te parler dans mon bureau. Tiens, au fait, j’ai reçu des nouvelles de Large. Il va mieux, mais il n’est pas sorti d’affaire. Il va sûrement avoir besoin d’un pontage, et même s’il se rétablit complètement, il devra passer devant le conseil de discipline.
— Pardon ?
— J’ai lu les rapports concernant l’incident et j’ai bien compris qu’il était complètement ivre mort lorsque son cœur a lâché. Une pinte ou deux, je veux bien, mais se mettre dans un tel état quand on a la responsabilité de vingt-six agents, c’est inacceptable.
— Il va enfin se faire virer ? demanda Lauren, tout sourire.
— Sûrement pas. C’est une vraie galère pour trouver de bons instructeurs. Tu en connais beaucoup, toi, des types qui ont envie de passer leur vie dans un camp d’entraînement boueux et de pourrir la vie de gamins de dix ans ?
— Ouais, c’est vrai que ce job est réservé à une catégorie de personnes plutôt particulières.
— Selon le rapport d’Arif, tu as fait des étincelles. Il paraît que tu as pris le contrôle des opérations en son absence.
— Après le départ du véto avec Large et la vieille, j’ai demandé aux autres de démonter leur tente et de faire leur paquetage. On a levé le camp dès qu’Arif est revenu du supermarché, avant que la police et je ne sais quels services sociaux ne débarquent.
— Je reconnais que tu sais te faire obéir, dit Zara. Dans quelques années, je te verrais bien faire carrière dans la politique, ou diriger une grande société.
— La politique, c’est nul. Et puis je n’ai pas vraiment eu l’impression de contrôler quoi que ce soit. Franchement, c’était le chaos complet. Surtout quand la vieille a commencé à piquer sa crise.
Zara esquissa un sourire.
— Tiens, je t’ai dit qu’on a dû emmener Boulette à la clinique vétérinaire ?
— Ah bon ? Pourquoi ? Il n’a rien de grave, j’espère ?
— Il refusait de manger depuis quelques jours. Le véto a trouvé quatre briques de Lego coincées dans sa gorge. Il est de nouveau en pleine forme, mais je suis obligée de hurler sur Joshua pour qu’il ne laisse pas traîner ses jouets partout.
— Ce chien avalerait n’importe quoi, gloussa Lauren.
— Tu sais, tu es toujours la bienvenue à la maison. Tu peux l’emmener se promener quand tu veux.
— Oui, je sais, mais j’ai des tonnes de devoirs, et je passe pas mal de temps avec Rat.
— Je vois, dit Zara avec un sourire entendu.
Elles contournèrent la fontaine, franchirent la porte automatique du bâtiment principal, puis marchèrent jusqu’au bureau de la direction.
Il n’avait pas beaucoup changé depuis le départ du docteur McAfferty. Zara s’était contentée d’y disposer quelques photos de famille. Les étagères, dépouillées des livres de son prédécesseur, conféraient à la pièce un aspect désolé.
Kerry Chang, la petite amie de James, était assise dans un fauteuil. Ses traits étaient gonflés, ses joues maculées de traces de larmes. À sa vue, Lauren sentit son sang se glacer dans ses veines.
— On n’a plus de nouvelles de James, sanglota Kerry. On ne sait… on ne sait même pas s’il est encore envie.
Lauren avait l’impression qu’une bombe à fragmentation venait d’éclater sous son crâne. Ses jambes se mirent à trembler. Elle se laissa tomber sur une chaise. Zara s’installa derrière le bureau.
— James était en mission à Aerograd, en Russie, dit-elle. Il enquêtait sur Denis Obidin, maire de la ville et propriétaire de la quasi-totalité des industries, des terrains et de l’immobilier. Le MI5 le soupçonne de vendre des missiles et des technologies militaires à des États sous embargo et à des groupes terroristes. Le problème, c’est qu’il a des amis puissants à Moscou, et que le gouvernement russe a toujours fermé les yeux sur ses agissements.
— Tu veux dire que James est en mission solo ?
— Non. Il faisait équipe avec un couple d’agents du MI5 chargés d’acquérir un stock de missiles. Leur objectif était de réunir des preuves matérielles au cours de la transaction afin de forcer le gouvernement russe à prendre des mesures contre Obidin.
— Pourquoi ont-ils fait appel à CHERUB ?
— James a pris l’opération en cours. Lors de leurs premiers contacts avec Obidin, les agents du Ml5 ont découvert qu’il projetait d’envoyer son fils unique dans un pensionnat britannique. Il lui faisait prendre des leçons d’anglais avec un prof local, mais le gamin refusait de mémoriser un seul mot. C’est ce qui a donné aux autorités l’idée de faire appel à notre organisation. James a débarqué à Aerograd en se faisant passer pour leur neveu. Sa mère est censée souffrir d’une dépression nerveuse.
— Quel était son rôle ?
— Peu de temps après son arrivée, les agents du MI5 ont suggéré que James pourrait peut-être donner des cours d’anglais au fils d’Obidin, de façon plus informelle. Il a immédiatement accepté leur offre. Pendant plusieurs semaines, chaque jour, après les cours, James a passé une heure à discuter avec le gamin. Il en a profité pour repérer la disposition de la villa et poser nos nouveaux dispositifs d’écoute ultra-miniaturisés.
— Qu’est-ce qui a mal tourné ?
Zara haussa les épaules.
— On est encore sûrs de rien. Tout ce qu’on sait, c’est que le couple d’agents du MI5 avait rendez-vous hier soir chez Obidin pour participer à une importante réunion. Selon nos sources, une violente altercation a éclaté pendant la rencontre, et Denis Obidin a été tué.
— Tué par les agents ? s’étrangla Lauren.
— Probablement. Le plus terrible, c’est que le frère de la victime, Vladimir Obidin, est le chef de la police locale. Il a quitté la propriété accompagné de quatre hommes et s’est immédiatement rendu à l’appartement de James. Selon le témoignage de Britanniques qui habitent la résidence, il y a eu une bagarre et un échange de coups de feu. Plusieurs policiers sont restés sur le carreau, et Vladimir a reçu une balle dans la cuisse.
— Alors James a réussi à leur échapper ?
— On n’en sait rien. Denis est mort et Vladimir a été conduit en hélicoptère jusqu’à un hôpital privé de Moscou. Depuis, les membres du clan se disputent le pouvoir. À l’heure qu’il est, personne ne sait qui dirige l’empire Obidin. Des rumeurs affirment que James a été arrêté, mais nous savons de source sûre que la police mène en ce moment même une gigantesque chasse à l’homme.
— Mais il n’est pas entré en contact avec le campus, se lamenta Kerry. S’il était sain et sauf, il aurait sans doute appelé la cellule d’urgence.
— Il avait un téléphone portable ? demanda Lauren.
Zara hocha la tête.
— Oui, et même s’il l’avait perdu, je suppose qu’il aurait utilisé une cabine publique. Je suis convaincue qu’il a été capturé par les hommes d’Obidin.
— Ils vont lui faire du mal, gémit Lauren. Il… il est peut-être déjà mort.
— Je suis navrée, murmura Zara en se levant pour prendre la fillette dans ses bras. Tant que nous ne savons pas exactement ce qui s’est passé, il faut garder espoir.
— Oh, mon Dieu, faites qu’il soit toujours envie…
Une larme roula sur la joue de Zara.
— Il n’avait pas de contrôleur, parce que les agents du MI5 étaient censés assurer sa sécurité. Ewart est dans un avion à destination de Moscou. Il sera à Aerograd dans la soirée. Il va appeler nos contacts dans la région et lâcher de localiser James.
Lauren resta sourde à ces propos rassurants. Prise de vertige, elle se mit à haleter. Elle avait l’impression de revivre le pire moment de sa vie : la nuit où sa mère était morte, trois ans plus tôt.
— Il va s’en sortir, bredouilla Kerry en prenant sa main. Tu connais James. Il s’est toujours tiré des pires situations.
— Mais pourquoi il n’a pas appelé ? sanglota Lauren. Hein, pourquoi il n’a pas appelé ?