18. Comme un débutant
De retour au campus, James regardait la télé d’un œil éteint lorsqu’il reçut un appel de Lauren.
— Comment ça va, ma vieille ? lança-t-il.
— Pas mal, chuchota sa sœur. Anna, la fille que je dois approcher, a l’air plutôt sympa, mais ce n’est pas le genre à faire la fête toute la nuit. J’ai passé l’après-midi à lui expliquer comment on fabrique les scoubidous.
— Pourquoi tu me parles si doucement ?
— Je suis dans la salle de bains. Anna est à côté. Alors, tu t’es réconcilié avec Kerry ?
— Plus ou moins. Je pense qu’elle m’a donné une nouvelle chance parce que c’était mon anniversaire.
— Et le spa, c’était comment ?
— Sympa. Une nana canon m’a fait un massage, m’a tartiné la tronche de boue et m’a manucuré pendant des plombes. Bruce est tombé sur un gros type avec des doigts tout poilus. Qu’est-ce qu’on s’est marrés… On s’est fait virer du sauna parce qu’on se jetait des seaux d’eau glacée.
— Je suis trop dégoûtée d’avoir loupé ça. J’ai toujours rêvé de passer une journée à me faire chouchouter.
— C’est bizarre, j’ai l’impression qu’on m’a greffé des doigts de nana. Elle m’a aussi filé une lotion pour le bain censée me débarrasser de mes boutons.
— Bref, vous vous êtes tous bien éclatés.
— Franchement, j’aurais jamais cru, mais je renouvellerais bien l’expérience un de ces jours, si je trouve quelqu’un pour régler la facture. Kerry et Bethany étaient comme des folles. Elles ont dépensé plusieurs mois d’argent de poche en produits de beauté.
— Qu’est-ce qu’elles ont acheté ?
— Je sais pas trop. Des pots de crème, quoi. On t’a rapporté un cadeau, pour te consoler. Un machin avec des boules en bois pour se masser le dos et une boîte pleine de flacons d’huile parfumée. L’étiquette précise qu’elles ne contiennent pas d’extraits d’origine animale, j’ai vérifié.
— Merci, c’est sympa d’avoir pensé à moi, dit Lauren. Au fait, j’ai des super photos de la soirée d’hier sur mon téléphone. Il y en a une géniale où on voit ce vieux militaire en gros plan, au moment où tu lui montrais tes fesses depuis la terrasse.
— Heu… tu peux éviter de la faire circuler, s’il te plaît ?
***
Chaque lundi, James avait un entraînement de combat à sept heures du matin. Une heure et quart plus tard, il se rendit au réfectoire et fit la queue au self-service. Meryl l’intercepta avant qu’il n’ait pu rejoindre la table où l’attendait Kerry.
— Bravo, tu commences bien la semaine, dit-elle en détaillant son plateau.
Il avait choisi un petit déjeuner complet composé de tranches de bacon, d’œufs, de haricots à la tomate, de toasts et de galettes de pommes de terre.
— Pitié, tu ne vas pas t’y mettre, grogna-t-il. Déjà que Zara refuse de faire marcher la machine à Coca avant midi…
— Ah, parce que tu buvais du Coca au petit déjeuner, en plus ?
— Pas tous les jours… et que du light.
— Fais comme tu veux, mais ne viens pas te plaindre si le diététicien te colle un programme de remise en forme accélérée. James, j’ai étudié ton emploi du temps, et je le trouve très léger. J’ai procédé à quelques aménagements.
— Eh ! mais j’ai déjà réussi les épreuves du bac en maths et en russe. Et j’ai largement le niveau en espagnol et en physique.
— James, j’ai parfaitement conscience que tes dons en maths et le système d’apprentissage de CHERUB te permettront d’intégrer l’université de ton choix, mais tu crois vraiment que je vais te laisser te la couler douce pendant trois ans ? Tous les agents sont d’excellents élèves, et c’est pour ça qu’on exige que vous vous sortiez les tripes. L’été prochain, Kerry passera ses trois épreuves de langue les doigts dans le nez, ce qui ne l’empêche pas de plancher sur neuf autres disciplines. Et elle a presque un an de moins que toi.
— Mais Kerry est géniale dans toutes les matières, bégaya James. Moi, je suis nul en rédaction. Elle peut pondre n’importe quel devoir deux fois plus vite que moi.
— Bon, si tu ne veux pas travailler davantage, je peux le proposer une autre solution.
— Ah oui ?
— Mr Large se remet de son pontage et Miss Smoke est en congé maternité. Mr Pike, l’instructeur en chef, recherche des volontaires pour l’aider à préparer les T-shirts rouges pour le programme d’entraînement.
— Je vois, dit James, visiblement déçu par la proposition de Meryl.
Les instructeurs de CHERUB étaient particulièrement impopulaires auprès des agents, et ceux qui acceptaient de leur prêter main-forte étaient jugés coupables de trahison. En outre, ils devaient participer aux épreuves de terrain imposées aux recrues, ce qui n’était pas une partie de plaisir.
Meryl lui adressa un sourire malicieux.
— Si tu ne veux pas aider Mr Pike, je serai obligée d’augmenter ta charge de travail scolaire. Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Initiation au latin, sociologie ou économie ?
— Arrête, tu me donnes envie de vomir, s’étrangla James.
— Alors, tu acceptes de filer un coup de main aux T-shirts rouges ?
James considéra son plateau d’un air sinistre.
— Je crois que tu ne me laisses pas le choix.
— Excellent, sourit Meryl. Tu as un rendez-vous avec Mr Pike après les cours de l’après-midi.
— Mais…
James réalisa qu’il venait de se faire avoir comme un débutant.
— Allez, va manger ton assiette de gras avant qu’elle ne refroidisse, ricana la responsable de formation.
***
La mission prévoyait que Lauren fréquenterait un collège de Brighton, mais les démarches administratives en cours lui laissaient quelques jours de répit. Après le petit déjeuner, lorsque tous les résidents eurent quitté le foyer pour rejoindre leurs établissements scolaires respectifs, elle regagna sa chambre et entreprit de fouiller dans les affaires d’Anna.
La perquisition ne prit que quelques minutes. Outre la tenue qu’elle portait lors du naufrage, elle ne possédait que les vêtements et les rares objets que les services sociaux lui avaient remis à son arrivée au foyer.
Lauren feuilleta plusieurs carnets bourrés de dessins colorés aux contours parfaitement maîtrisés. Anna possédait un beau trait de plume. Certaines pages étaient couvertes de gribouillages, d’autres témoignaient des efforts accomplis pour apprendre l’anglais. Elle avait l’empli tout un calepin de vignettes accompagnées de mots anglais reproduits phonétiquement en alphabet cyrillique.
Après avoir examiné le contenu des tiroirs du bureau, Lauren gravit l’échelle menant au lit d’Anna. Elle découvrit une vieille photo scotchée au montant de la mezzanine. Le cliché avait été pris dans une cabine de photomaton. On y voyait une femme très jeune, une petite fille – Anna à l’âge de huit ou neuf ans – et un bébé à l’air maussade, aux cheveux raides et noirs, tenant une tétine dans la bouche.
Lauren en avait étudié un agrandissement lors de la préparation de la mission, mais ce fragment dérisoire du passé d’Anna lui brisait le cœur.
Elle examina attentivement le lit, inspecta l’intérieur des taies d’oreiller, puis souleva le matelas. Parmi les miettes et la poussière, elle découvrit une chaussette sale et une liasse de papiers recouverts de l’écriture d’Anna.
C’était une série de listes rédigées au feutre-gel violet. Toutes commençaient de la même façon :
(1) Ne jamais révéler mon identité.
(2) Travailler dur pour apprendre l’anglais.
Pour le reste, chaque liste était différente. Certaines continuaient sur le même ton.
(3) Trouver un boulot bien payé.
(4) Retrouver Georgy et le faire venir en Angleterre.
(5) Monter ma propre société (salon de coiffure ou concessionnaire auto).
(6) Devenir riche et me payer une belle maison.
D’autres listes révélaient des projets moins réalistes.
(3) Visiter toutes les boîtes de nuit de Londres.
(4) Fréquenter des personnes riches et célèbres.
(5) Épouser une star du foot et m’installer à Barcelone.
(6) Retrouver Georgy et lui offrir une villa près de la mienne, en Espagne.
(7) Fonder ma propre compagnie aérienne avec l’argent de mon mari.
(8) Après des débuts difficiles, devenir la femme la plus riche du monde.
(9) Payer des types pour qu’ils aillent en Russie et massacrent tous ceux que je déteste. Et lentement.
Ces listes étaient tour à tour amusantes et émouvantes. Lauren ne s’était jamais prêtée à ce jeu, mais il lui arrivait de laisser son esprit vagabonder de la sorte, le soir, lorsqu’elle ne parvenait pas à s’endormir.
Les projets d’Anna étaient flous mais révélateurs. Les psys de la police avaient estimé qu’elle avait refusé de s’exprimer en raison du traumatisme subi lors de son enlèvement. En vérité, elle se taisait délibérément. Son projet de retrouver Georgy – le bébé de la photo, à n’en pas douter – signifiait que sa mère était soit décédée, soit portée disparue.
Lauren doutait que ces informations puissent conduire directement à l’arrestation des trafiquants, mais elle avait le sentiment étrange d’avoir effectué un voyage dans l’esprit de la jeune naufragée.