24. Poupées russes

Lauren fut réveillée par la sonnerie de son téléphone portable peu après trois heures du matin. Roulant sur le ventre, elle se suspendit acrobatiquement dans le vide pour saisir l’appareil posé sur son bureau.

— Anna, c’est toi ? demanda un homme en russe.

— Non, répondit Lauren. Mais elle est là. Vous voulez que je vous la passe ?

— Raccroche ! chuchota sa camarade depuis sa couchette.

— Désolée, mais elle ne veut pas vous parler.

— Je suis un ami d’Anna, poursuivit l’inconnu. Dis-lui que je peux l’aider. Je sais où se trouve Georgy.

— Il dit qu’il sait où se trouve Georgy.

Anna grimaça, descendit l’échelle et traversa la chambre pour s’emparer du portable.

— Bonjour, balbutia-t-elle. Qui est à l’appareil ?

— C’est moi, dit l’homme.

Anna manqua de s’étrangler.

— Mr Broushka ! lâcha-t-elle.

— Tu m’avais fait une promesse. Nous avons pris des risques et dépensé beaucoup d’argent pour t’envoyer en Angleterre. Tout ce qu’on demandait en échange, c’était que tu travailles pour nous jusqu’à ce que tu aies remboursé ta dette.

Anna resta muette.

— Tu ne me demandes pas de nouvelles de Georgy ? poursuivit son interlocuteur.

— Où est-il ?

— Je t’expliquerai tout quand je viendrai te chercher.

— Vous ne savez même pas où je me trouve.

— Tu nous dois de l’argent, Anna. Tu aurais dû nous appeler depuis longtemps. Tu n’aurais pas dû t’enfuir.

— Je ne me suis pas enfuie. Ils m’ont abandonnée sur le bateau.

— Tu dois me communiquer ton adresse.

— Mon adresse ?

Lauren secoua frénétiquement la tête.

— Si tu refuses, il pourrait arriver malheur à Georgy, ronronna Mr Broushka. Il serait dommage qu’il reçoive une casserole d’eau bouillante sur le visage. Un accident domestique est si vite arrivé.

— Je suis… bégaya Anna.

Elle observa un silence tendu, referma brutalement le clapet du téléphone, puis le lança à Lauren. Elle s’écroula sur sa chaise et fondit en larmes.

— C’était qui ? demanda Lauren.

— Mr Broushka, l’homme à tout faire de l’orphelinat. Il répare les fenêtres cassées, il débouche la plomberie et remplace les ampoules grillées. Contrairement aux surveillants, il était toujours très gentil avec nous. Souvent, il ramenait des gâteaux ou des petits jouets pour Georgy et les autres petits. Il nous parlait souvent de son cousin qui possédait une usine en Angleterre. Il disait qu’il avait beaucoup de mal à trouver du personnel. Un jour, il nous a carrément demandé si on aimerait y travailler. On pensait que c’était une plaisanterie, mais il a insisté. Alors on s’est mises à rêver, et puis on a fini par le supplier de nous sortir de Russie quand on serait plus grandes.

— Je vois. Il vous a bien baratinées.

— Il nous disait qu’on vivrait dans des grandes maisons, que les Anglais se battraient pour épouser des jolies Russes comme nous, qu’on obtiendrait facilement la nationalité britannique.

— J’imagine que tout ça a mal tourné…

— Un soir, il nous a annoncé que son cousin se trouvait en ville et qu’il acceptait de nous rencontrer pour discuter de notre avenir. J’ai fait le mur avec huit autres filles et on a pris un bus jusqu’au lieu de rendez-vous, au bord de la Volga. Là, Mr Broushka nous attendait en compagnie de deux voyous. Il nous a dit de monter dans un camion. Deux de mes copines ont refusé. Ils ont commencé à les gifler et à leur donner des coups de pied, et puis ils ont sorti des battes de base-ball pour nous embarquer de force. Ils ont dit qu’on avait un long voyage devant nous, et que si on leur créait des ennuis…

Anna éclata en sanglots. Lauren lui prit la main.

— Ils ont dit qu’ils abuseraient de nous.

 

***

 

James se réveilla à six heures du matin. Une pellicule de glace s’était formée sur sa fenêtre. La radio annonçait une météo hivernale. Il se leva, écarta les persiennes et découvrit avec ravissement que les arbres et les pelouses du campus étaient recouverts de gel. Ces conditions justifiaient un report de sa séance de dressage matinal. Il pouvait se recoucher pendant une heure et demie.

Il décrocha le téléphone et composa le numéro du standard.

— Bonjour. Je peux avoir Kevin Sumner, au bâtiment junior ?

Après trois sonneries, il entendit un bâillement.

— C’est qui ? fit une voix enfantine.

— James Adams. Kevin est là ?

— Non, il est au camp d’entraînement.

— Déjà ? Mais on est censés se retrouver dans quarante-cinq minutes.

— Je sais pas, moi. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il est déjà parti.

— Il a un portable ?

— Ouais, mais il est devant moi, sur le bureau.

James se sentait profondément contrarié.

— Écoute, si tu le vois, dis-lui que j’ai appelé et que j’annule l’entraînement de ce matin. C’est trop dangereux de grimper là-haut par ce temps. Il doit y avoir de la glace partout.

— Mais je te dis qu’il est déjà parti, insista le garçon.

— Bon, ben si ça le branche de passer une demi-heure à se les geler, ce n’est pas mon problème, gronda-t-il avant de raccrocher.

Il écouta les infos sportives à la radio, s’habilla puis fit chauffer du porridge instantané au micro-ondes. Il attendait impatiemment que Kevin le rappelle pour pouvoir se glisser sous la couette et profiter de quelques instants de tiédeur.

À six heures quarante, la mort dans l’âme, il enfila un anorak, des gants et une casquette fourrée qui lui couvrait intégralement les oreilles.

Douze minutes plus tard, il atteignit l’aire de départ du parcours d’obstacles et eut la surprise de ne pas y retrouver Kevin.

— Eh, petit, où est-ce que tu te caches ? cria-t-il, soupçonnant que son élève s’était aventuré dans la forêt pour satisfaire un besoin naturel.

— Je suis là ! chantonna le petit garçon au-dessus de sa tête.

James leva les yeux et découvrit Kevin à vingt mètres du sol, sur la plate-forme située à l’extrémité des deux perches parallèles.

— Mais qu’est-ce que tu fous ?

— À ton avis ?

— Ne bouge plus. Tu es dingue. Il y a de la glace partout.

— Tu m’étonnes ! s’esclaffa Kevin. Mes mains ont failli rester collées aux barres de fer.

La corde de secours que James avait utilisée la veille pendait toujours jusqu’au sol.

— Descends immédiatement, dit-il. Je suis sérieux. C’est super dangereux, là-haut.

— M’en fous, il y a des filets, répliqua le petit garçon en s’engageant sur une poutre étroite. Qu’est-ce que je risque ? De me casser un bras ou une jambe ? Et après ? Qu’est-ce que ça peut te faire, espèce de sadique ?

— Descends ! hurla James. C’est un ordre !

Kevin s’élança au-dessus du vide et franchit d’un bond l’espace d’un mètre et demi qui séparait deux planches branlantes.

— Viens me chercher, si t’es un homme !

James restait traumatisé par les événements de la veille, mais les hurlements de Bruce et le spectacle de sa jambe disloquée semblaient avoir modifié le comportement de Kevin.

À contrecœur, James gravit la corde de sécurité. Le temps qu’il se hisse jusqu’à la plate-forme, l’enfant avait pris une trentaine de mètres d’avance. La couche de givre qui recouvrait les surfaces planes de la structure était parsemée de traces de pas.

James effectua deux sauts et se réceptionna sur une planche à l’extrémité de laquelle s’était formée une fine pellicule de glace. Sentant son pied gauche se dérober, il s’agrippa à une branche d’arbre providentielle suspendue au-dessus de sa tête, puis fléchit les genoux pour éviter la glissade.

— Fais gaffe, papy ! s’esclaffa Kevin, qui observait la scène depuis la plate-forme suivante.

D’un bond, James le rejoignit et hurla à pleins poumons :

— Tu te crois malin, pauvre débile ? Ce parcours est une vraie patinoire !

— Je suis décidé à obtenir le T-shirt gris, répliqua le petit garçon. Plus que tout au monde, je veux aller au bout du programme d’entraînement et devenir un agent opérationnel !

James s’accroupit pour passer une main tremblante sous la plate-forme afin de dégager une nouvelle corde de sécurité. Sa glissade l’avait considérablement ébranlé. Il se sentait provisoirement incapable d’incarner le rôle de l’instructeur impitoyable.

— On reviendra demain, Kevin, si le temps le permet. C’est vraiment génial que tu aies pris confiance en toi aussi rapidement, mais…

— Je continue, lança fermement l’enfant. Je te promets d’être prudent, mais il est hors de question que j’abandonne maintenant.

La première fois que James avait franchi le parcours, trois ans plus tôt, il avait terminé l’exercice par une chute vertigineuse suivie d’une réception brutale sur un épais matelas de saut. Depuis, l’un des arbres qui soutenaient la structure ayant dû être abattu, Mr Large avait fait réaménager la section finale à sa façon.

Désormais, une planche inclinée à quarante-cinq degrés, plus étroite que la semelle d’une botte militaire, menait à une tyrolienne. Pour compliquer les choses, le câble métallique achevait sa course près d’une mare. Les recrues devaient respecter un timing extrêmement précis : s’ils lâchaient la poignée trop tôt, ils chutaient de plusieurs mètres et couraient le risque de se blesser ; s’ils tardaient à le faire, ils étaient condamnés à patauger dans la pièce d’eau boueuse que l’instructeur en chef avait pris soin d’agrémenter d’algues brunes et gluantes exhalant une écœurante odeur de viande pourrie.

— Tu ne peux pas passer par là, dit James. La planche est couverte de givre. C’est de la folie !

Sourd à cet avertissement, Kevin se présenta au départ de l’obstacle. James estimait qu’il n’aurait eu aucun mal à le maîtriser en des circonstances ordinaires, mais la surface glissante de la plate-forme rendait la confrontation incertaine.

— D’accord, soupira-t-il. Fais comme si je n’étais pas là. Montre-moi à quel point tu es courageux. Mais ne viens pas te plaindre si tu finis à l’hôpital.

— Je ne suis pas courageux, répliqua Kevin d’une voix tremblante. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. Mais je veux obtenir l’accréditation. Si j’arrive à boucler le parcours dans ces conditions, je passerai toutes les autres épreuves les doigts dans le nez.

— Après tout, fais comme tu veux, dit James en frottant ses gants l’un contre l’autre. Je ne vais quand même pas l’assommer et te faire descendre au bout d’une corde.

— Tu pourrais peut-être me souhaiter bonne chance, dit le petit garçon en posant un pied sur la planche inclinée.

Le cœur au bord des lèvres, James regarda son élève progresser lentement au-dessus du vide, les bras largement écartés. Il avait franchi cet obstacle une douzaine de fois. En accélérant progressivement l’allure et en se laissant porter par l’inertie, il était possible de se tirer d’affaire en huit foulées. Kevin, qui craignait de déraper sur la couche de givre, se montrait beaucoup plus prudent.

Il effectua trois petits pas, puis sentit la semelle d’une de ses bottes glisser latéralement. Il battit des bras pour retrouver l’équilibre, posa doucement un genou au sol, referma les bras autour de la planche, puis s’y assit à califourchon.

James esquissa un sourire. Un instructeur professionnel aurait puni et couvert d’insultes tout élève osant adopter une position aussi peu académique, mais il estimait au contraire que Kevin faisait preuve de réalisme. La manière importait peu, pourvu qu’il parvienne à boucler le parcours sans assistance.

La poitrine collée à la planche, l’enfant se laissa glisser centimètre par centimètre. Des échardes pénétraient dans ses poignets. Lorsqu’il atteignit la plateforme finale, il poussa une exclamation de douleur et se tourna vers James pour exhiber un long éclat de bois planté dans sa cuisse.

— Ne le retire pas ! cria James en voyant la tache rouge qui grandissait sur le jean de son élève. On ne sait jamais, ça a peut-être touché une grosse veine.

Kevin boita jusqu’au portique qui soutenait la tyrolienne. Il souleva le couvercle d’une poubelle en plastique et sortit un mètre de corde de nylon. Il la passa autour du câble métallique et saisit fermement les poignées de caoutchouc fixées à chaque extrémité.

— Attends d’avoir dépassé le dernier arbre ! cria James. Puis compte jusqu’à deux et saute. Si tu attends trop longtemps, tu finiras dans la mare.

Kevin s’élança de la plate-forme.

— AÏÏÏÏÏÏE ! hurla-t-il, filant à pleine vitesse le long du câble, les branches cinglant ses jambes.

Lorsque le petit garçon eut disparu dans la végétation, James glissa jusqu’au sol le long de la corde de sécurité.

— Eh ! appela-t-il. Tu vas bien ?

Son appel resta sans réponse. Il courut cinquante mètres à travers bois jusqu’à la clairière où était aménagée la zone de réception. La plupart des apprentis agents lâchaient les poignées trop tôt. Les plus malchanceux d’entre eux s’en tiraient avec une cheville foulée ou un genou en compote.

— Je suis ici ! cria Kevin.

James courut vers la mare. Le petit garçon, qui avait procédé à un atterrissage tardif, avait de l’eau boueuse jusqu’aux genoux.

— Je l’ai fait ! lança-t-il. À moi le T-shirt gris !

James savait que Kevin n’était pas au bout de ses peines : au cours du programme d’entraînement, il devrait franchir l’intégralité du parcours en moins de trois minutes, chargé d’un sac à dos de quinze kilos…

— Bien joué, mon gars, sourit-il. Il y a deux jours, tu ne pouvais pas te mettre debout sur un baril. Je suis impressionné.

— J’ai eu tellement peur, hier, quand Bruce m’a poussé dans le vide. Ne le répète pas, mais j’ai vraiment pissé dans mon froc.

James fit la grimace.

— Épargne-moi ce genre de détails…

— Et puis j’ai atterri dans le filet et je me suis dit : Ah bon, c’est tout ?

— Quand le temps sera meilleur, on reviendra s’entraîner deux ou trois fois, pour que tu t’habitues.

— Je suis désolé d’avoir désobéi, mais si je n’avais pas réessayé ce matin, après ce qui s’est passé hier, je n’aurais jamais pu y retourner.

— Normalement, je devrais signaler ta conduite aux instructeurs.

Kevin lança à James un regard implorant.

— Mais ça ira pour cette fois. L’essentiel, c’est que tu aies réussi à vaincre ta phobie.

— Merci. Finalement, je crois que je vous dois beaucoup, à toi et à Bruce.

— J’ai juste fait mon boulot, lança joyeusement James en pensant à sa moyenne de géographie. Allez, viens. Je vais t’accompagner à l’infirmerie. À moins que tu ne veuilles garder cette écharde plantée dans ta cuisse en souvenir de ce grand jour ?