3. Résidence Brejnev
Lorsqu’il arriva en vue de l’immeuble où l’équipe du MI5 s’était établie, James sentit se dissiper la joie éprouvée à la découverte de ses messages d’anniversaire.
Bâtie sous l’ère soviétique, la résidence Brejnev avait jadis abrité l’élite d’Aerograd. Elle appartenait désormais à un vieil oncle de Denis Obidin, un prête-nom chargé de collecter les loyers et d’investir le strict minimum dans l’entretien du bâtiment.
Les murs des parties communes étaient tapissés d’un papier peint lépreux rongé par l’humidité. La chaufferie installée au sous-sol fonctionnait par intermittence. Les panneaux préfabriqués qui délimitaient les appartements, fissurés du sol au plafond, vibraient de façon inquiétante à chaque coup de vent.
La plupart des membres de la modeste communauté étrangère d’Aerograd vivaient dans ce taudis. Ils s’acquittaient d’un loyer prohibitif afin de profiter de la protection armée des meilleurs hommes de Vladimir Obidin.
Les expatriés qui préféraient s’établir dans un autre quartier s’exposaient à toutes sortes d’agissements criminels : dans le meilleur des cas, ils se faisaient détrousser de tous leurs objets de valeur ; au pire, ils subissaient de violentes agressions ou se voyaient conduits sous la menace d’une arme blanche vers l’un des deux distributeurs bancaires de la ville. Lorsque les victimes se présentaient à la police, elles étaient accueillies avec indifférence et recevaient le conseil de s’installer dans la résidence Brejnev.
James poussa la porte de l’immeuble et enfonça le bouton de la minuterie. Un néon clignota paresseusement. Il traversa le hall décrépi, gravit quatre volées de marches recouvertes d’un tapis spongieux, puis emprunta le petit couloir menant à l’appartement 2-17.
Le meublé était plus engageant que les parties communes. Il disposait d’une cuisine moderne et d’une salle de bains digne de ce nom, mais le système d’aération déficient était incapable de dissiper l’humidité ambiante.
— Je suis rentré ! lança James.
Il claqua la porte et laissa tomber son sac sur la moquette du salon.
Il risqua un coup d’œil à l’intérieur de la chambre qu’occupaient ses associés du MI5 et eut la surprise de les trouver en sous-vêtements. L’air embaumait le déodorant bon marché. Un costume et une robe de soirée étaient posés sur le lit deux places.
— Oups ! désolé, s’étrangla James à la vue de la culotte géante tendue sur les grosses fesses pleines de cellulite d’Isla.
Boris acheva de boutonner sa chemise. C’était un homme d’une quarantaine d’années, à la silhouette dégingandée, qui empestait le cigarillo. Il ne se séparait jamais de sa paire de fausses Aviator aux verres orangés, même dans les conditions climatiques les plus exécrables.
— Entre, James, sourit Isla. Ne sois pas timide. Comment ça s’est passé, chez Obidin ?
— Je n’ai pas pu placer les deux derniers mouchards, répondit le garçon en détournant le regard. Vladimir m’a viré avant que j’aie pu entrer dans la cuisine, mais les autres fonctionnent parfaitement.
— Parfait, dit Isla. Ces micros-là n’étaient pas les plus importants.
— Alors, vous pensez que vous avez des chances de conclure l’achat des missiles au cours de la réunion de ce soir ?
Boris partit d’un petit rire aigu.
— Tu es impatient de retrouver ta petite copine, pas vrai ?
— Mais non, j’adore cette ville, ironisa-t-il. Le climat froid et humide, les retraités qui crèvent la dalle, les flics corrompus qui astiquent leur flingue assis devant l’immeuble. C’est tellement génial d’avoir strictement rien d’autre à faire que de me les geler toute la journée au bahut, puis de passer toutes mes soirées devant la télé – quand il y a de l’électricité, bien sûr. Franchement, pourquoi je voudrais retourner en Angleterre ?
— On y verra plus clair après la réunion, dit Isla en enfilant sa robe. De toute façon, les pourparlers ne pourront pas s’éterniser. On lèvera bientôt le camp, dans dix jours au plus.
— Dieu soit loué ! lança James en levant les yeux au ciel. Y a quoi à bouffer ?
— Il y a du gratin de macaronis au frigo, répondit Boris. Passe-le deux minutes au micro-ondes. Remue à mi-cuisson. Ah ! au fait, j’ai fini de télécharger ton émission. Je t’ai gravé un DVD pour que tu puisses la regarder sur la télé du salon.
— Cool. Ça m’occupera une partie de la soirée. Il y a de l’eau chaude ?
— Si j’étais toi, j’éviterais la salle de bains, dit Isla. La chaudière débloque complètement. La pression est pratiquement nulle.
James remplit une cuvette d’eau chaude au robinet de la cuisine, regagna sa chambre et la posa sur la table de nuit. Il se lava sommairement à l’aide d’un gant de toilette et d’une savonnette, puis enfila des vêtements propres. Il entrouvrit la fenêtre, essuya une bourrasque de vent glacial et quitta la pièce.
Isla traînait une énorme valise dans le couloir.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’étonna James. Vous déménagez ?
— Des documents et du matériel d’enregistrement, expliqua la femme. Ça ne rentrait pas dans l’attaché-case.
Boris sortit de sa chambre vêtu d’un costume effroyablement ringard, d’une chemise à large col et d’un nœud papillon.
— Dis donc, ça en jette, gloussa James.
— C’est vrai, tu aimes ? demanda l’agent, visiblement très satisfait de sa tenue.
— Franchement, tu devrais être à Paris, en train de défiler pour les grands couturiers.
Boris, réalisant que James se moquait de lui, fronça les sourcils.
— Bon, on y va, lança-t-il. Ne nous attends pas. On ne sera pas de retour avant deux ou trois heures du matin.
— Vous inquiétez pas pour moi. J’ai un DVD et des macaronis. Je vais m’éclater à mort.
Lorsque le couple eut quitté l’appartement, James fit chauffer son assiette dans le micro-ondes puis se précipita dans le salon pour introduire son disque dans le lecteur. Le générique apparut à l’écran : Quand les cascadeurs se ratent, Volume II.
— Excellent, murmura James.
Il avait regardé le premier volet de l’émission en compagnie de Kerry, et s’était régalé de ses scènes particulièrement sanguinolentes. Il avait ri aux éclats en voyant une cascadeuse perdre un bras au cours d’un effroyable accident. Sa petite amie l’avait traité d’ordure sans cœur, mais ils avaient fini par se réconcilier et s’embrasser passionnément pendant le reste de l’après-midi.
Le dîner de James n’avait rien de gastronomique, mais c’était exactement le genre de platée dont il avait besoin, après une journée passée à grelotter. Il posa les pieds sur la table basse et écouta attentivement le présentateur au bras en écharpe débiter son texte d’introduction :
« Les cascades auxquelles vous allez assister ont été réalisées par des professionnels. Ne tentez jamais de les imiter. »
— Deux hommes obèses armés de tronçonneuses couraient l’un vers l’autre.
« Ici comme ailleurs, le risque zéro n’existe pas. »
L’un des combattants trébucha, chuta lourdement et lâcha un cri perçant. Il roula sur le côté, dévoilant une pluie profonde à l’abdomen.
— Ah, ah, c’est l’horreur, murmura James, tout sourire.
Soudain, l’écran et les lumières de l’appartement s’éteignirent. James espérait que la panne était due à un dysfonctionnement du système électrique de l’immeuble, un problème récurrent que le concierge avait l’habitude de régler en moins de dix minutes.
Il s’approcha de la fenêtre et constata que tout le quartier était plongé dans l’obscurité. Il s’agissait d’une énième coupure à grande échelle. Comme à l’ordinaire, le courant ne serait pas rétabli avant l’aube.