Chapitre 21
C’était bien la dernière chose dont j’avais besoin dans ma situation. J’aurais pu supporter qu’Adrian la drague, l’incite à fumer ses cigarettes ridicules et beaucoup d’autres choses. Mais pas ça. Il ne fallait surtout pas que Lissa interrompe son traitement.
Je quittai son esprit à contrecœur pour retrouver ma réalité sinistre. Une part de moi était curieuse de savoir ce qui allait se passer ensuite entre Lissa et Adrian, mais cela n’aurait eu aucune utilité immédiate. Bon. J’avais vraiment besoin d’un plan d’évasion, et vite. J’avais besoin d’agir et de nous faire sortir de là. Mais un nouvel examen de mon environnement ne me présenta pas de solution inédite, et je passai les heures qui suivirent à gamberger et broyer du noir.
Nous avions trois gardes ce jour-là. Ils semblaient s’ennuyer un peu, mais pas assez pour relâcher leur vigilance. Eddie semblait évanoui et Mason contemplait le sol d’un regard vide. De l’autre côté de la pièce, Christian avait l’air furieux et Mia paraissait dormir. Ma gorge était dans un tel état de sécheresse que je faillis rire en me rappelant mes sarcasmes sur sa magie de l’eau. Même si cela n’avait guère d’utilité au combat, j’aurais donné n’importe quoi pour qu’elle puise un peu dans sa…
… magie.
Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Nous n’étions pas tout à fait impuissants.
Un plan se forma lentement dans mon esprit. Il était probablement suicidaire, mais nous n’en avions pas de meilleur. Je sentis mon cœur s’emballer et pris soin de forcer mon visage à rester impassible pour que les gardes ne soupçonnent pas mon illumination. De l’autre côté de la pièce, Christian m’observait. Lui n’avait pas manqué de remarquer l’éclair d’excitation qui avait brillé dans mes yeux, et en avait déduit que je venais d’avoir une idée. Son regard attentif m’indiquait qu’il était aussi prêt à agir que je l’étais moi-même.
Comment faire ? J’avais besoin de son aide, sans avoir aucun moyen de lui expliquer ce que j’avais en tête. Je n’étais même pas certaine qu’il puisse faire quelque chose pour moi dans son état de faiblesse.
Je soutins son regard pour bien lui faire comprendre que quelque chose était sur le point de se passer. Son expression trahissait autant de détermination que de perplexité. Après m’être assurée qu’aucun des gardes ne m’observait, je me décalai légèrement et tirai sur mes liens en tournant la tête autant que possible pour les indiquer du menton. Comme Christian fronça les sourcils lorsque nos regards se croisèrent de nouveau, je répétai le geste.
— Eh ! m’écriai-je en faisant sursauter Mason et Mia. Allez-vous vraiment nous laisser mourir de faim ? Est-ce qu’on ne pourrait pas avoir au moins un peu d’eau ?
— La ferme ! grogna l’un des gardes.
C’était quasiment la seule réponse que l’on pouvait obtenir d’eux.
— Allez…, insistai-je de ma voix la plus enjôleuse. Pas même une petite gorgée de quelque chose ? Ma gorge me brûle. Je vous assure qu’elle est en feu !
Je jetai un bref regard à Christian en prononçant ces derniers mots avant de me concentrer sur le garde que je venais d’énerver.
Comme je m’y attendais, il quitta sa chaise pour venir me menacer.
— Ne me force pas à me répéter ! grogna-t-il.
Je ne savais pas s’il irait jusqu’à devenir violent, mais il ne m’était pas utile de le découvrir, puisque j’avais atteint mon but. Si Christian n’avait pas compris cette allusion, il n’y avait plus rien à faire. Je me tus en faisant de mon mieux pour paraître effrayée.
Le garde retourna s’asseoir et cessa de m’observer après quelques minutes. Je recommençai à regarder Christian en tirant sur mes liens.
Allez, allez…, l’encourageai-je mentalement. Réfléchis, Christian !
Ses sourcils se levèrent subitement tandis qu’il me considérait avec stupéfaction. Il semblait avoir compris quelque chose… Il ne me restait plus qu’à espérer que nous étions d’accord sur ce dont il s’agissait. Ses yeux se firent interrogateurs, comme s’il voulait savoir si j’étais vraiment sérieuse. J’acquiesçai vigoureusement. Il fronça les sourcils pendant quelques instants, puis prit une profonde inspiration.
— Très bien, déclara-t-il en faisant sursauter tout le monde à son tour.
— La ferme ! répondit l’un des gardes par réflexe et d’une voix lasse.
— Non, insista Christian. Je suis prêt. À boire.
Tout le monde en resta pétrifié pendant quelques instants, moi y comprise. Ce n’était pas exactement ce que j’avais à l’esprit.
— Pas de coup fourré…, le menaça le chef des gardes en se levant.
— C’est promis, lui assura Christian. (Il avait un regard fiévreux et désespéré qui ne devait pas être entièrement simulé.) J’en ai assez de tout ça. J’ai envie de sortir d’ici et je ne veux pas mourir. Je vais boire, et c’est elle que je veux.
Il me désigna du menton. Tandis que Mia grimaçait de terreur, Mason interpella Christian d’une manière qui lui aurait valu une retenue à l’académie.
Ce n’était décidément pas ce que j’avais eu à l’esprit.
Les deux autres gardes interrogèrent leur chef du regard.
— Veux-tu que nous allions chercher Isaiah ? proposa l’un d’eux.
— Je ne suis pas sûr qu’il soit là. (Il observa Christian pendant quelques secondes, puis prit une décision.) Et je ne veux pas l’ennuyer avec ça s’il se moque de nous. Détachez-le. Nous verrons bien…
L’un des hommes se munit de pinces coupantes et passa derrière la chaise de Christian. La lanière de plastique qui tenait lieu de menottes céda avec un bruit sec. Le garde lui saisit aussitôt le bras pour le forcer à se lever et l’entraîner jusqu’à moi.
— Christian ! hurla Mason avec fureur en se débattant contre ses liens au point de secouer son siège. As-tu perdu la tête ? Ne tombe pas dans leur piège !
— Vous autres allez mourir tôt ou tard, riposta Christian en chassant une mèche de cheveux noirs qui lui était tombée sur les yeux. Pas moi. Désolé, mais il n’y a pas d’autre manière d’en finir.
Je comprenais mal ce qui était en train de se passer, mais il était certain que je devais me montrer beaucoup plus émotive si j’étais censée être sur le point de mourir. Deux gardes se postèrent de part et d’autre de Christian pour le surveiller tandis qu’il se penchait vers moi.
— Christian…, suppliai-je en découvrant avec stupeur à quel point il m’était facile de paraître effrayée. Ne fais pas ça…
Le sourire sarcastique qui lui venait si facilement se dessina sur ses lèvres.
— On ne s’est jamais aimés, toi et moi, Rose. Si je suis forcé de tuer quelqu’un, autant que ce soit toi. (Ce qu’il disait était précis, glacial et vraisemblable.) Et puis je croyais que tu en avais envie…
— Pas de ça ! Je t’en supplie…
L’un des gardes le bouscula.
— Finis-en avec elle ou retourne t’asseoir.
Christian haussa les épaules sans cesser de sourire.
— Désolé, Rose. Tu vas mourir de toute manière, alors autant que ce soit pour la bonne cause. (Il se pencha vers mon cou.) Ça va sans doute être douloureux, précisa-t-il.
J’en doutais. S’il était vraiment sur le point de le faire… Mais il n’allait pas le faire, n’est-ce pas ? Je m’agitai avec nervosité. D’après mes suppositions, la dose massive d’endorphines que l’on ne pouvait pas manquer de recevoir en se faisant vider de son sang devait au moins anesthésier la douleur. Cela revenait un peu à s’endormir… Bien sûr, c’était de la pure spéculation. Les gens qui mouraient d’une morsure de vampire revenaient rarement pour en parler.
Christian s’approcha de mon cou et glissa son visage sous mes cheveux pour qu’ils le masquent en partie. Ses lèvres effleurèrent ma peau avec douceur, comme je me souvenais de l’avoir senti embrasser Lissa, puis furent remplacées par les pointes de ses canines.
Alors j’eus mal. Très mal.
Sauf que la douleur ne venait pas de sa morsure : il se contentait de presser ses canines contre ma gorge mais avait à peine percé la peau. Sa langue mimait un mouvement de succion sans qu’il ait vraiment de sang à avaler, si bien que l’exercice ressemblait surtout à une sorte de baiser pervers.
Non. La douleur irradiait mes poignets et il s’agissait d’une brûlure. Comme j’en avais eu l’idée, il se servait de son pouvoir pour concentrer de la chaleur dans la lanière de plastique qui m’entravait. Il avait donc compris mon message. Le plastique chauffa de plus en plus tandis qu’il continuait à faire semblant de boire. Quiconque l’aurait observé de plus près aurait découvert la supercherie ; heureusement, mes cheveux le dissimulaient assez pour empêcher les gardes de le voir.
J’avais toujours su qu’il était difficile de faire fondre du plastique, mais je compris vraiment ce que cela signifiait à cet instant. La température qu’il fallait atteindre pour constater la moindre altération ne figurait sur aucune échelle. J’avais l’impression d’avoir les mains plongées dans de la lave. La lanière de plastique brûlante s’incrustait dans ma chair. Je me tortillai en espérant me distraire de la douleur. C’était peine perdue. En revanche, je remarquai que mes mouvements étaient un peu plus amples que quelques secondes plus tôt. Le plastique ramollissait… C’était un début. Je devais seulement tenir encore un peu. Je tâchai désespérément de me concentrer sur le semblant de morsure de Christian pour penser à autre chose. Cette stratégie fonctionna à peu près cinq secondes. Le peu d’endorphines qu’il me fournissait ne pouvait pas grand-chose contre cette horrible douleur qui allait en empirant. Je commençai à gémir, ce qui dut me rendre plus crédible.
— Je n’en crois pas mes yeux, murmura l’un des gardes. Il est vraiment en train de le faire…
J’eus l’impression d’entendre Mia pleurer derrière eux.
Le supplice s’intensifiait. Je n’avais jamais rien éprouvé de si douloureux, et j’avais déjà traversé beaucoup de choses dans ma vie. L’hypothèse que je finisse par m’évanouir commença à me paraître assez vraisemblable.
— Qu’est-ce que c’est que cette odeur ? s’écria tout à coup l’un des gardes.
C’était une odeur de plastique fondu, ou alors celle de ma chair brûlée. Je m’en moquais éperdument, à vrai dire, puisqu’une nouvelle tentative pour me dégager fut couronnée de succès.
Je bénéficiais de dix secondes d’effet de surprise et ne les gaspillai pas. Je bondis sur mes pieds en repoussant Christian. Deux des gardes étaient postés de part et d’autre de lui, le troisième tenait toujours la pince coupante. Je la lui arrachai et la plantai dans sa joue d’un même mouvement. Il poussa un hurlement encombré de gargouillis mais je ne pris pas le temps de voir les conséquences de ma manœuvre. L’effet de surprise n’allait plus durer et je ne pouvais pas me permettre de perdre du temps. Je frappai le deuxième garde dès que j’eus lâché la pince. Même si mes coups de pied étaient plus puissants que mes coups de poing, je le frappai assez fort pour le faire vaciller.
Le chef finit par se remettre de son étonnement. Comme je le craignais, il portait toujours un pistolet qu’il s’empressa de dégainer.
— Plus un geste ! hurla-t-il en le pointant vers moi.
Je me figeai. Le garde que je venais de frapper me saisit aussitôt le bras. Le troisième se tordait sur le sol en gémissant. Le chef commença à dire quelque chose, puis poussa un cri, stupéfait. Le pistolet dont il me menaçait toujours prit une teinte orangée avant de lui tomber des mains. En voyant ses paumes rouges et boursouflées, je compris que Christian était intervenu. Nous aurions décidément dû penser à la magie depuis le début… Je me jurai d’apporter mon soutien à la cause de Tasha si nous sortions de là sains et saufs. Les coutumes pacifiques des Moroï avaient si profondément marqué notre esprit que nous ne nous étions même pas demandé comment la magie pourrait nous aider. C’était stupide.
Je me tournai vers le garde qui tenait encore mon bras. Il ne devait pas s’attendre à rencontrer beaucoup de résistance chez une fille de ma taille et ne s’était pas encore remis de ce qui était arrivé à son camarade et au pistolet. Je parvins à prendre assez de recul pour lui décocher un coup de pied dans le ventre qui m’aurait valu les félicitations de mes professeurs. Il grogna sous le choc, recula jusqu’à se cogner dans le mur et tomba à genoux. Je fus sur lui en un instant. J’attrapai une poignée de cheveux et lui frappai la tête contre le sol avec suffisamment de force pour l’assommer sans le tuer pour autant.
Je me mis aussitôt en garde, un peu surprise que le chef ne me soit pas encore tombé dessus. Il avait largement eu le temps de se remettre de la brûlure que lui avait causée son pistolet… Lorsque je me retournai, tout était calme dans la pièce. Le chef était évanoui aux pieds de Mason, miraculeusement libéré. Christian se tenait près de lui, la pince dans une main et le pistolet dans l’autre. Celui-ci devait être encore brûlant, mais je supposai que les pouvoirs de Christian l’immunisaient par la même occasion. Il visait l’homme que je venais d’attaquer. Je ne l’avais pas assommé, finalement : il saignait simplement du nez. Néanmoins, il se figea comme je l’avais fait face au canon de l’arme.
— Nom de Dieu ! marmonnai-je en découvrant la scène. (Je titubai jusqu’à Christian et tendis la main.) Donne-moi ça avant de blesser quelqu’un.
Alors que je m’attendais à une remarque déplaisante, il se contenta de me tendre le pistolet d’une main tremblante. Après l’avoir glissé dans ma ceinture, j’observai mieux Christian et le trouvai extrêmement pâle, au point que je n’aurais pas été surprise de le voir s’évanouir. Il fallait lui reconnaître qu’il ne s’était pas montré avare de ses pouvoirs, pour quelqu’un qui n’avait rien mangé depuis deux jours…
— Va chercher des menottes, Mase ! (Mason recula vers la boîte qui contenait la réserve de menottes jetables de nos ravisseurs sans jamais nous tourner le dos. Il en tira trois lanières de plastique et un rouleau de gros ruban adhésif qu’il leva en m’interrogeant du regard.) Parfait, lui accordai-je.
Nous attachâmes nos kidnappeurs sur des chaises. Après avoir assommé celui qui était resté conscient, nous les bâillonnâmes avec l’adhésif. Puisqu’ils allaient bien finir par revenir à eux, mieux valait qu’ils ne puissent pas tout de suite donner l’alarme.
Lorsque nous eûmes libéré Mia et Eddie, chacun de nous serra tous les autres dans ses bras, puis nous commençâmes à réfléchir à l’étape suivante. Christian et Eddie pouvaient à peine se tenir debout, mais Christian avait au moins l’avantage d’être conscient de son environnement. Les joues de Mia étaient inondées de larmes, mais je la savais capable d’obéir à des ordres. Mason et moi étions les deux meilleurs atouts du groupe.
— D’après la montre de ce type, on est en pleine matinée, annonça Mason. Il nous suffit de sortir d’ici pour leur échapper… à condition qu’ils n’aient pas d’autres humains à leur service dans les environs.
— Ils ont dit qu’Isaiah n’était pas là, intervint timidement Mia. On ne devrait pas avoir trop de mal à s’enfuir, dans ce cas…
— Ces trois-là n’ont pas quitté cette pièce depuis des heures, lui fis-je remarquer. Ils peuvent s’être trompés. Nous ne devons courir aucun risque.
Mason ouvrit prudemment la porte de notre cachot pour observer le couloir désert.
— Crois-tu vraiment que ce labyrinthe ait une sortie ? me lança-t-il.
— Ça nous faciliterait la vie, grommelai-je avant de me tourner vers les autres. Ne bougez pas d’ici ! Nous allons inspecter le reste de la cave.
— Et si quelqu’un venait ? s’écria Mia.
— Personne ne viendra, lui assurai-je.
J’étais à peu près certaine qu’il n’y avait personne d’autre dans la cave. Sinon ses occupants auraient accouru, avec tout le vacarme que nous avions fait. Et si quelqu’un descendait par l’escalier, nous serions forcément les premiers à l’entendre.
Néanmoins, Mason et moi nous montrâmes extrêmement prudents en visitant la cave. Nous inspectâmes chaque recoin en gardant un œil sur ce qui se passait dans le dos de l’autre. Ce niveau de la maison était bien le labyrinthe pour rats de laboratoire que j’avais soupçonné en arrivant. Il y avait des couloirs biscornus et de très nombreuses pièces. Nous ouvrîmes toutes les portes les unes après les autres. Chaque salle était déserte et seulement meublée de quelques chaises. Je frémis en songeant que toutes avaient dû servir de cachots.
— Il n’y a pas une seule fenêtre à ce niveau, grommelai-je lorsque nous eûmes achevé notre inspection. Nous allons devoir remonter.
Alors que nous retournions dans la pièce où nous attendaient les autres, Mason me retint par la main.
— Rose…
Je m’arrêtai pour me tourner vers lui.
— Oui ?
Je ne l’avais jamais vu si sérieux.
— J’ai vraiment fait une boulette, reconnut-il, ses yeux bleus chargés de regrets.
Je repassai dans mon esprit la suite d’événements qui nous avait menés dans cette cave.
— Nous avons fait une boulette, Mason.
Il soupira.
— Quand ce sera fini, j’espère que nous prendrons le temps de parler et de tout mettre à plat… Je n’aurais jamais dû t’en vouloir à ce point.
Je voulus lui répondre que cela n’allait pas se produire, que je n’avais découvert sa disparition que parce que je le cherchais pour lui apprendre que les choses ne s’arrangeraient jamais entre nous… Comme ce n’était ni le bon moment, ni le bon endroit pour annoncer une rupture, je me résignai à mentir.
— Moi aussi, j’espère, répondis-je en serrant ses doigts.
Il m’offrit un sourire, puis nous allâmes retrouver les autres.
— Bien, déclarai-je. Voici comment ça va se passer…
Nous leur exposâmes rapidement notre plan, puis nous dirigeâmes vers l’escalier aussi discrètement que possible. J’ouvrais la marche, suivie de Mia, qui s’efforçait de soutenir un Christian affaibli, puis de Mason qui devait presque porter Eddie.
— Il vaudrait mieux que je passe le premier, murmura Mason lorsque nous atteignîmes le haut de l’escalier.
— Non, répondis-je en posant la main sur la poignée de la porte.
— Mais si quelque chose arrivait…
— Mason ! (Alors que je lui jetais un regard sévère, l’image de ma mère, telle que je l’avais vue après l’attaque des Drozdov, s’imposa à mon esprit. Elle était restée calme et parfaitement maîtresse d’elle-même, malgré la panique qu’avait générée la situation. Elle l’avait fait parce que son groupe avait besoin d’un chef, tout comme celui-ci à cet instant. Je faisais de mon mieux pour suivre son exemple.) Si quelque chose arrive, tu devras les faire sortir d’ici. Fuyez aussi loin et aussi vite que possible, et ne revenez pas sans un bataillon de gardiens.
— Mais c’est toi qui vas te faire attaquer ! s’écria-t-il. Qu’est-ce que je suis censé faire ? T’abandonner à ton sort ?
— Oui. Si tu as la moindre chance de les tirer de là, oublie-moi.
— Rose, il n’est pas question…
— Mason. (Je songeais encore à la force et à l’assurance de ma mère.) En es-tu capable ?
Nous nous regardâmes dans les yeux pendant de longues secondes tandis que nos compagnons retenaient leur souffle.
— J’en suis capable, finit-il par me répondre avec raideur.
Je hochai la tête et me tournai vers la porte.
Celle-ci s’ouvrit avec un grincement qui me fit grimacer. Je restai d’abord parfaitement immobile pour tendre l’oreille en osant à peine respirer. Le salon à la décoration excentrique était exactement semblable à l’image que j’en avais gardée. Tous les volets étaient fermés, mais des filets de lumière passaient par les interstices. Jamais les rayons du soleil ne m’avaient paru si réconfortants. Il nous suffisait de les atteindre pour être libres…
Comme je ne percevais aucun son ni aucun mouvement, je tâchai de me repérer dans la pièce et de me souvenir où se trouvait la porte d’entrée. Nous allions devoir traverser toute la maison… La distance à parcourir, tout à fait raisonnable dans l’absolu, me paraissait démesurée dans ces circonstances.
— Viens m’aider à inspecter les lieux, chuchotai-je à Mason en espérant le consoler de son rôle d’arrière-garde.
Il confia provisoirement Eddie à Mia et m’accompagna pour un tour rapide du rez-de-chaussée. Rien. De la porte de la cave à la porte d’entrée, la voie était libre. Je poussai un soupir de soulagement. Mason reprit Eddie sous son bras, et nous avançâmes, nerveux et impatients. Nous allions réussir, commençai-je à comprendre en ayant du mal à croire à notre chance. Nous étions passés si près du désastre… et y avions échappé. C’était l’un de ces moments de l’existence où l’on se réjouit d’être en vie et où l’on aimerait tout arranger autour de soi. Une seconde chance que l’on se promet de ne pas gâcher. Dans ces moments-là…
Je ne les entendis qu’à l’instant où je les vis se planter devant nous. C’était comme si un magicien les avait invoqués pour nous barrer la route… Sauf que je savais bien que la magie n’y était pour rien : la vitesse de déplacement des Strigoï était phénoménale. Ils devaient se trouver dans l’une des pièces que nous avions négligé de contrôler pour ne pas perdre de temps. J’enrageai après moi-même. Pourquoi n’avais-je pas examiné chaque centimètre carré de cet étage ? Alors me revint en mémoire le discours que j’avais tenu à ma mère dans le cours de Stan : « A vous écouter, on a l’impression que vous avez raté quelque chose… Pourquoi n’avez-vous pas inspecté les lieux avant le bal pour vous assurer qu’il ne s’y trouvait pas de Strigoï ? Ça vous aurait épargné bien des ennuis… »
Mon karma était une vraie saloperie.
— Les enfants…, nous gronda ironiquement Isaiah. Vous ne respectez pas les règles du jeu…
Un sourire cruel se dessina sur ses lèvres. Il nous trouvait amusants et ne voyait pas en quoi nous pouvions le menacer. Je ne pouvais pas lui donner tort…
— Vite et loin, Mason, murmurai-je sans quitter les Strigoï des yeux.
— Eh bien ! ricana Isaiah. Si on pouvait tuer d’un regard… (Il leva les sourcils, comme si une idée incongrue venait tout juste de le frapper.) Tu ne crois quand même pas pouvoir nous vaincre tous les deux ?
Il pouffa. Elena pouffa. Je grinçai des dents.
Non, je ne me croyais pas capable de les vaincre tous les deux. En fait, j’étais à peu près certaine d’être sur le point de mourir, de même que j’étais presque aussi sûre de pouvoir les distraire assez longtemps pour permettre aux autres de fuir.
Je me jetai sur Isaiah tout en visant Elena avec le pistolet. Malheureusement, on ne pouvait pas surprendre un Strigoï comme un être humain. J’eus l’impression qu’ils avaient deviné mon mouvement avant même que je l’exécute. Néanmoins, ils ne s’attendaient pas à me voir armée. Même si Isaiah para mon attaque sans le moindre effort, je parvins à tirer sur Elena avant qu’il me saisisse les bras et me réduise à l’impuissance. Le coup de feu me déchira les tympans, puis ce furent les cris de douleur et de surprise d’Elena. J’avais visé son estomac mais la parade d’Isaiah ne m’avait permis d’atteindre que sa cuisse. Cela importait peu, à vrai dire, puisque aucune des deux blessures ne pouvait la tuer. Mais l’estomac l’aurait fait souffrir bien davantage.
Isaiah me serrait les poignets si fort que je crus qu’il allait me briser les os. Je dus lâcher le pistolet, qui rebondit sur le sol avant de glisser vers la porte. Elena se jeta sur moi avec un hurlement de rage. Isaiah me maintint hors de sa portée en lui ordonnant de se ressaisir. Sans avoir le moindre espoir de m’échapper, je me débattis farouchement pendant toute la scène pour les gêner le plus possible.
Alors j’entendis le plus merveilleux des sons : la porte d’entrée qui s’ouvrait.
Mason avait réussi à profiter de la diversion que j’avais créée. Il avait confié Eddie à Mia et contourné les Strigoï pour courir jusqu’à la porte. Isaiah se retourna à la vitesse de l’éclair et hurla au moment où il se trouva à portée des rayons du soleil. Malheureusement, sa souffrance ne l’empêchait pas d’avoir des réflexes extraordinaires. Il bondit hors du carré de lumière en nous entraînant avec lui, Elena par le bras et moi par la gorge.
— Fais-les sortir ! hurlai-je.
— Isaiah ! protesta Elena en lui arrachant son bras.
Il me jeta sur le sol et fit volte-face pour regarder ses victimes lui échapper. Délivrée de son étreinte, je tâchai de reprendre mon souffle et tournai la tête vers la porte à travers le voile de mes cheveux emmêlés. Mason franchissait juste le seuil en entraînant Eddie dans la lumière du jour. Christian et Mia étaient déjà dehors. Je faillis en pleurer de soulagement.
Isaiah se tourna vers moi avec la fureur d’un ouragan, le regard on ne peut plus noir et sa haute stature plus que jamais menaçante. Son visage, que j’avais toujours trouvé terrifiant, devint indescriptible. L’adjectif « monstrueux » aurait été insuffisant pour le qualifier.
Il me souleva par les cheveux. Tandis que je hurlais de douleur, il se pencha pour coller son visage contre le mien.
— Tu as envie de te faire mordre, gamine ? me demanda-t-il. Tu as envie de devenir une catin rouge ? Je peux arranger ça. Dans tous les sens du terme… Je te promets que je ne vais pas être tendre, et que l’expérience ne va pas être plaisante… Elle sera même très douloureuse. La suggestion permet autant l’un que l’autre, tu sais… Je vais m’assurer que tu croies souffrir les pires tourments et prolonger ton agonie au maximum. Tu vas hurler, pleurer et me supplier pour que je te laisse mourir.
— Isaiah ! s’écria Elena, au comble de l’exaspération. Contente-toi de la tuer ! Si tu l’avais fait plus tôt, quand je te l’ai conseillé, rien de tout ça ne serait arrivé.
Il tourna la tête vers elle sans me lâcher.
— Je te défends de m’interrompre !
— Ça vire au mélodrame, insista-t-elle. (Elle était vraiment geignarde. Je n’aurais jamais cru qu’un Strigoï pouvait avoir ce défaut… C’en était presque comique.) C’est du gaspillage.
— Je te défends aussi de me répondre, grogna-t-il.
— J’ai faim. Je dis seulement que nous devrions…
— Lâchez-la ou je vous tue.
Nous nous tournâmes tous les trois vers la direction d’où venait cette voix furieuse et menaçante. Mason se tenait dans l’embrasure de la porte, auréolé de lumière, le pistolet que j’avais lâché à la main. Isaiah l’observa pendant quelques instants.
— C’est ça, répondit-il finalement d’une voix lasse. Essaie toujours.
Mason n’eut aucune hésitation. Il tira coup sur coup jusqu’à avoir vidé son chargeur sur le torse d’Isaiah. Chaque balle l’ébranlait un peu sans avoir davantage d’effet ni lui faire lâcher prise. Alors je compris ce qu’était un Strigoï âgé et puissant. Une jeune Strigoï comme Elena souffrait d’une balle dans la cuisse. Mais Isaiah ? Un chargeur entier en pleine poitrine ne constituait pour lui qu’une vague nuisance.
Mason le comprit aussi. Ses traits se durcirent lorsqu’il lança le pistolet par terre.
— Va-t’en ! hurlai-je.
Il était encore au soleil, en sécurité…
Mais il refusa de m’écouter. Il courut vers nous, hors des rayons protecteurs. Je me débattis avec une vigueur redoublée en espérant détourner l’attention d’Isaiah. J’échouai. Isaiah me jeta dans les bras d’Elena alors que Mason n’avait franchi que la moitié de la distance qui nous séparait. Vif comme l’éclair, il fondit sur lui et l’immobilisa exactement comme il s’y était pris avec moi auparavant.
Malheureusement, la comparaison s’arrêta là. Au lieu de lui tordre les bras, de le tirer par les cheveux ou de lui faire de longs discours sur son agonie imminente, Isaiah se contenta de l’arrêter en pleine course, de prendre sa tête à deux mains et de la tourner d’un coup sec. Le craquement que j’entendis me souleva le cœur. Les yeux de Mason s’écarquillèrent un instant, puis ne reflétèrent que du vide.
Isaiah relâcha sa prise avec un soupir agacé, puis jeta le corps inerte de Mason dans notre direction. Il atterrit à mes pieds. Ma vision se brouilla en même temps qu’une vague de nausée me retournait l’estomac.
— Tiens ! dit Isaiah à sa complice. Fais-toi les dents là-dessus et essaie de m’en laisser un peu.