Chapitre 15
Le lendemain matin, j’étais en train de me vernir les ongles des doigts de pied, ce qui n’avait rien de facile avec une telle gueule de bois, lorsqu’on frappa à la porte. Comme Lissa était déjà partie à mon réveil, je traversai la chambre en boitillant pour essayer de ne pas ruiner mon œuvre. J’ouvris le battant et découvris un employé de l’hôtel, les bras chargés d’un grand paquet qu’il écarta un peu sur le côté pour pouvoir me regarder.
— Rose Hathaway ?
— C’est moi.
Je lui pris la boîte. Celle-ci n’était pas aussi lourde qu’on aurait pu le craindre d’après sa taille. Je le remerciai hâtivement, refermai derrière lui et ne me demandai qu’après si j’aurais dû lui donner un pourboire. Tant pis…
Je m’installai sur la moquette. Le colis, fermé par du ruban adhésif, ne portait aucune inscription. Je me munis d’un crayon et m’attaquai à l’adhésif. Lorsque j’en eus arraché suffisamment, je soulevai le couvercle et découvris son contenu.
Il était rempli de flacons de parfum.
Il devait y en avoir au moins une trentaine. J’en connaissais déjà certains, je découvrais les autres. Cela allait des plus chers, que portaient les actrices de cinéma, aux plus modestes, que l’on pouvait trouver dans les supermarchés : Eternité, Ange, Champs de vanille, Bouton de jade, Michael Kors, Poison, Poison hypnotique, Pur Poison, Bonheur, Lumière bleue, Musc de Jôvan, Sucre rose, Vera Wang. Je sortis les bouteilles les unes après les autres. J’en regardais l’étiquette, puis les débouchais pour en sentir le contenu.
J’en avais déjà ouvert la moitié lorsque je pris conscience que ce cadeau devait m’avoir été envoyé par Adrian.
J’étais assez stupéfaite qu’il ait réussi à faire livrer tous ces parfums à l’hôtel en si peu de temps, mais je savais que l’argent pouvait accomplir des miracles. Sauf que je ne tenais pas à bénéficier des attentions d’un riche Moroï oisif. Apparemment, il n’avait pas compris les signaux que je lui avais envoyés. Je commençai à ranger les flacons à regret, puis m’interrompis. J’allais les lui rendre, évidemment… Mais je ne voyais pas ce qu’il y avait de mal à les sentir d’abord.
Je me remis donc à sortir une bouteille après l’autre. Je me contentais de humer le bouchon de certaines et vaporisais dans l’air celles dont le parfum m’intéressait plus. Heureuse découverte, Dolce & Gabbana, Shalimar, Marguerite, leurs dominantes particulières me frappaient l’une après l’autre : la rose, la violette, le bois de santal, l’orange, la vanille, l’orchidée…
Lorsque j’eus terminé, mon odorat était presque hors d’usage. Tous ces parfums avaient été créés pour des humains, dont l’odorat était moins sensible que celui des Moroï ou des dhampirs. Pour ma perception, ils étaient extrêmement puissants. Je comprenais mieux, à présent, pourquoi Adrian avait insisté sur l’importance de n’en mettre qu’une goutte. Si le fait d’avoir senti ces bouteilles m’étourdissait déjà, j’osais à peine imaginer la violence que devaient provoquer certains parfums sur l’odorat des vampires. Malheureusement, la saturation de mon odorat n’arrangeait rien au mal de tête avec lequel je m’étais réveillée.
Je rangeai les bouteilles pour de bon, en m’arrêtant lorsque j’eus dans la main une fragrance qui m’avait vraiment plu. J’hésitai, tournant la petite boîte entre mes doigts, puis je débouchai le flacon rouge pour le sentir de nouveau. Il était à la fois doux et piquant, avec quelque chose de fruité, sauf qu’il ne devait pas s’agir d’un fruit très sucré. En fouillant dans ma mémoire, je me rappelai avoir déjà senti cette odeur sur une fille de mon dortoir. Elle m’avait dit ce que c’était. Cela ressemblait vaguement à une cerise, en plus acide. La groseille… Il y en avait dans ce parfum. Elle était mélangée à des fleurs, parmi lesquelles je ne reconnaissais que le muguet. Mais peu importaient les ingrédients : ce mélange me parlait. Il était doux, mais pas trop. Je relus l’étiquette : Amor Amor.
— Parfaitement adapté, grommelai-je en songeant à mes problèmes sentimentaux qui se multipliaient.
Cela ne m’empêcha pas de mettre cette bouteille de côté avant de ranger le reste.
Je soulevai la boîte et allai la poser sur le bureau pour la refermer avec de l’adhésif. Je me fis ensuite indiquer la chambre d’Adrian. Toute une aile semblait être réservée aux Ivashkov, non loin de là où logeait Tasha.
J’empruntai le couloir en ayant l’impression d’être une livreuse, et m’arrêtai devant sa porte. Celle-ci s’ouvrit avant que j’aie eu le temps de frapper. Je me retrouvai nez à nez avec Adrian, qui semblait aussi surpris que moi.
— Petite dhampir ! m’accueillit-il cordialement. Je ne m’attendais pas à te trouver là.
— Je suis venue te rendre ça, expliquai-je en lui mettant la boîte dans les bras sans lui laisser le temps de protester.
Il la rattrapa maladroitement et tituba de surprise. Lorsqu’il eut recouvré son équilibre, il fit quelques pas dans sa chambre pour la poser par terre.
— N’en as-tu trouvé aucun qui t’ait plu ? Veux-tu que je t’en fasse livrer d’autres ?
— Je ne veux plus que tu me fasses le moindre cadeau.
— Ce n’est pas un cadeau, c’est un service public. Comment une femme peut-elle ne pas avoir de parfum ?
— Ne recommence pas, répétai-je fermement.
— Est-ce que c’est toi, Rose ? demanda tout à coup une voix derrière lui.
Je jetai un coup d’œil par-dessus son épaule. Lissa.
— Mais qu’est-ce que tu fais là ?
J’avais mal à la tête et je pensais qu’elle se trouvait en compagnie de Christian. J’avais donc fait tout mon possible pour bloquer notre lien depuis mon réveil. En temps normal, j’aurais dû sentir qu’elle se tenait dans la pièce en approchant de la porte. Je m’ouvris à ses impressions pour découvrir sa surprise. Elle ne s’attendait pas à me voir là.
— Et toi, qu’est-ce que tu fais là ? riposta-t-elle.
— Mesdames ! intervint Adrian, visiblement réjoui. Ne vous battez pas pour moi !
— Ne t’en fais pas, répondis-je en lui jetant un regard furieux. J’aimerais seulement comprendre ce qui se passe ici.
Des effluves d’après-rasage me frappèrent avant qu’une voix se fasse entendre derrière moi.
— Moi aussi.
Je sursautai, fis volte-face et découvris Dimitri immobile dans le couloir. Que faisait-il dans cette partie de la résidence réservée aux Ivashkov ?
Il allait dans la chambre de Tasha, me suggéra une voix intérieure.
Dimitri avait l’habitude de me surprendre dans des situations embarrassantes, mais la présence de Lissa semblait l’étonner. Il passa à côté de moi pour entrer dans la chambre, puis nous dévisagea les uns après les autres.
— Les garçons ne sont pas censés entrer dans les chambres des filles, ni les filles dans celles des garçons, déclara-t-il.
Je savais qu’il n’allait pas me servir à grand-chose de lui faire remarquer qu’Adrian n’était pas un élève. Nous n’étions censées pénétrer dans la chambre d’aucun garçon.
— Mais pourquoi t’acharnes-tu à faire ça ? demandai-je à Adrian, ulcérée.
— À faire quoi ?
— À nous mettre dans des situations qui nous donnent l’air coupables !
Il pouffa.
— C’est vous qui êtes venues…
— Vous n’auriez pas dû les laisser entrer, le sermonna Dimitri. Je suis certain que vous connaissez les règles en vigueur à Saint-Vladimir.
Adrian haussa les épaules.
— Oui. Mais je n’ai pas à obéir à un stupide règlement.
— Peut-être pas, répliqua froidement Dimitri. Mais je pensais que vous auriez tout de même un peu de respect pour ces règles.
Adrian lui fit les gros yeux.
— Je suis surpris que vous me fassiez un sermon sur la fréquentation des mineures… (Une telle fureur embrasa le regard de Dimitri que je crus un instant être sur le point d’assister à l’une des pertes de contrôle dont je l’avais accusé. Mais son visage resta de marbre et seuls ses poings crispés trahirent sa colère.) De plus, reprit Adrian, nous ne faisions rien de mal. Nous discutions…
— Dorénavant, si vous voulez « discuter » avec des jeunes filles, faites-le dans un endroit public.
Je n’appréciai pas d’entendre Dimitri nous traiter de « jeunes filles » et commençai à trouver qu’il en faisait un peu trop, au point de suspecter que sa colère était en partie due à ma présence.
Adrian éclata de rire, d’une manière qui me donna la chair de poule.
— Jeunes filles ? Jeunes filles ? Bien sûr ! Jeunes et vieilles à la fois… Elles ne connaissent presque rien de la vie, en même temps qu’elles en connaissent déjà trop. L’une est marquée par la vie, l’autre par la mort… Mais es-tu sûr de devoir t’inquiéter pour elles ? Tu ferais mieux de t’inquiéter pour toi-même, dhampir ! Pour toi et pour moi… C’est nous qui sommes jeunes.
Nous étions bouche bée. Aucun de nous ne s’attendait à voir Adrian perdre les pédales.
Il se calma tout à coup et recouvra un comportement parfaitement normal. Il se dirigea vers la fenêtre, nous jeta un regard détaché par-dessus son épaule, puis sortit son paquet de cigarettes.
— Vous devriez y aller, mesdames. Il a raison. Je suis une mauvaise fréquentation.
Après avoir échangé un regard, Lissa et moi nous empressâmes de sortir et de suivre Dimitri en direction du grand salon.
— C’était bizarre, non ? me décidai-je à dire quelques minutes plus tard.
Je ne faisais qu’énoncer une évidence, mais il fallait bien que quelqu’un s’en charge.
— Très, répondit Dimitri, plus intrigué que furieux.
Une fois dans le grand salon, Dimitri me rappela alors que je m’apprêtais à regagner notre chambre avec Lissa.
— Est-ce que je peux te parler, Rose ?
Par l’intermédiaire de notre lien, je sentis que Lissa en était désolée pour moi. Je m’écartai du passage et me tournai vers Dimitri. Un groupe de Moroï affolées, couvertes de fourrures et de diamants, passa près de nous, bientôt suivi par des employés de la résidence qui portaient leurs bagages. Les gens continuaient à partir en espérant trouver un abri plus sûr. La panique régnait toujours.
La voix de Dimitri me rappela que je devais l’écouter.
— C’est Adrian Ivashkov, dit-il en prononçant ce nom de la même manière que le faisait tout le monde.
— Je sais.
— C’est la deuxième fois que je te vois avec lui.
— Effectivement, répondis-je avec désinvolture. Il nous arrive de nous croiser.
Dimitri leva un sourcil.
— Et vous vous croisez souvent dans sa chambre ? insista-t-il en indiquant du menton la direction d’où nous venions.
Plusieurs réponses possibles défilèrent dans mon esprit, jusqu’à ce que la réplique parfaite m’apparaisse.
— Ce qui se passe entre lui et moi ne te concerne pas, déclarai-je en imitant assez bien le ton qu’il avait employé pour me faire cette remarque à propos de sa relation avec Tasha.
— Dans la mesure où tu es une élève de l’académie, tout ce que tu fais me concerne.
— Pas ma vie sentimentale. Tu n’as pas à t’en mêler.
— Tu n’es pas encore adulte.
— Je n’en suis plus très loin. Je ne vais pas le devenir par magie le jour de mon dix-huitième anniversaire.
— De toute évidence.
Je me sentis rougir.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire…
— Je sais ce que tu voulais dire et les détails importent peu. Tu es une élève de Saint-Vladimir. Je suis ton instructeur. Mon travail consiste à t’aider et à veiller sur ta sécurité. Je n’estime pas… prudent que tu te rendes dans la chambre de quelqu’un comme lui.
— Je me débrouille très bien avec Adrian Ivashkov. Il est bizarre, même très bizarre apparemment, mais inoffensif.
Je commençai à me demander si Dimitri n’était pas simplement jaloux. Après tout, il n’avait pas pris Lissa à part pour lui faire un sermon. Cette idée me remonta le moral jusqu’à ce que je me souvienne de m’être interrogée sur la raison de sa présence dans ce couloir.
— En parlant de vie sentimentale, j’imagine que tu allais rendre visite à Tasha ?
Comme c’était mesquin de ma part, je m’attendis à une réponse du type : « Mêle-toi de ce qui te regarde. »
— C’était ta mère que j’allais voir, répondit-il à la place.
— Tu comptes sortir avec elle aussi ?
C’était impensable, évidemment, mais l’occasion était trop belle pour que je la laisse passer.
D’après son regard las, il en avait autant conscience que moi.
— Non. Nous venons de recevoir de nouvelles informations sur l’attaque des Drozdov.
Ma colère retomba. Les Drozdov. Les Badica. Ce qui venait de se passer me semblait dérisoire, tout à coup. Comment pouvais-je ennuyer Dimitri avec des histoires d’amour hypothétiques alors que les autres gardiens et lui faisaient tout pour nous protéger ?
— Qu’avez-vous découvert ? lui demandai-je d’une voix neutre.
— Nous avons réussi à suivre la piste des Strigoï. Du moins, celle des humains qui les accompagnaient… Des habitants des environs avaient repéré leurs voitures. Nous savons qu’elles étaient immatriculées dans des États différents. Le groupe a dû se disperser pour rendre nos recherches plus difficiles. L’un des témoins a pu nous fournir un numéro de plaque, qui nous a menés à une adresse à Spokane.
— Spokane ? répétai-je, incrédule. Dans l’État de Washington ? Mais qui aurait l’idée d’installer sa planque à Spokane ?
J’y étais allée une fois. Cette ville était aussi ennuyeuse que toutes celles des régions désolées du Nord-Ouest.
— Des Strigoï, apparemment…, répondit-il, stupéfait. L’adresse était fausse, mais des indices confirment qu’ils ne sont pas loin. Nous avons découvert un ensemble de tunnels sous un centre commercial. Des Strigoï ont été vus dans les environs.
Je fronçai les sourcils.
— Allez-vous les attaquer ? Quelqu’un va-t-il le faire ? Je veux dire… c’était l’idée de Tasha. Si nous savons où ils se trouvent…
Il secoua la tête.
— Les gardiens ne peuvent rien faire sans une autorisation de la hiérarchie. Ça risque de prendre un certain temps…
— Parce que les Moroï se perdent dans des discussions stériles, ajoutai-je en soupirant.
— Ils sont prudents, me corrigea-t-il.
Je sentis la colère me reprendre.
— Allez ! Même toi, tu ne peux pas vouloir être prudent dans cette affaire ! Vous savez où se cachent des Strigoï qui ont massacré des enfants, vous pouvez les attaquer par surprise et vous n’allez pas le faire ?
Je crus m’entendre parler avec la voix de Mason.
— Ce n’est pas si simple. Nous obéissons au Conseil des Gardiens et au gouvernement moroï. Nous ne pouvons pas agir de notre propre initiative… Et puis nous ne sommes encore certains de rien. Il n’est jamais bon d’entreprendre une manœuvre quand on maîtrise mal la situation.
— Encore un conseil zen, soupirai-je en rabattant une mèche de cheveux derrière mon oreille. Mais pourquoi me dis-tu ça ? Ces informations doivent être confidentielles. Tu n’es pas censé les livrer à une novice…
Son expression s’adoucit tandis qu’il réfléchissait à sa réponse. Même s’il était toujours irrésistible, c’était ainsi que je le préférais.
— Je t’ai dit des choses… l’autre jour et tout à l’heure… que je regrette. À propos de ton âge. Tu n’as peut-être que dix-sept ans, mais je te sais capable d’assumer les mêmes responsabilités que des gens plus âgés que toi.
Je sentis l’euphorie me gagner.
— Vraiment ?
Il acquiesça.
— Tu es encore jeune dans bien des domaines, et tu agis souvent de manière puérile, mais la meilleure manière de te faire progresser est de te traiter comme une adulte. Je devrais le faire plus souvent. Je sais que tu mesures bien l’importance de garder cette information pour toi, et que tu le feras.
Je n’appréciais pas qu’on me dise que j’agissais de manière puérile, mais j’aimais l’idée qu’il me parle comme à une égale.
— Dimka ! (Tasha Ozéra nous rejoignit et m’offrit un sourire.) Salut, Rose.
Ma bonne humeur s’en ressentit.
— Salut, répondis-je froidement.
Elle posa la main sur l’avant-bras de Dimitri et je me mis aussitôt à haïr ces doigts qui caressaient le cuir de sa veste. Comment Tasha osait-elle le toucher ?
— Tu as encore cet air…
— Quel air ? lui demanda-t-il.
L’expression sérieuse qu’il arborait devant moi laissa place à un sourire entendu, presque joueur.
— L’air de quelqu’un qui va travailler toute la journée.
— Vraiment ? Ça se voit tant que ça ? riposta-t-il d’un ton badin.
Elle acquiesça.
— À quelle heure ton service est-il censé finir ?
Je n’en revins pas de voir Dimitri prendre une expression penaude.
— Il y a une heure.
— Tu ne peux pas continuer comme ça, le gronda-t-elle. Tu as besoin de faire des pauses.
— Étant donné que je suis encore le gardien de Lissa…
— Pour le moment, l’interrompit-elle avec un sourire plein de sous-entendus. (Je me sentis encore plus mal que la nuit précédente.) Il y a un grand tournoi de billard, à l’étage. Ça te tente ?
— Je ne peux pas, répondit-il alors qu’un sourire s’attardait sur ses lèvres. Même si ça fait longtemps que je n’y ai pas joué…
Quoi ? Dimitri jouait au billard ?
La discussion que nous venions d’avoir perdit toute son importance à mes yeux. Une part de moi comprenait la confiance qu’il me témoignait en me traitant comme une adulte, mais l’autre part, bien plus grande, avait envie qu’il se comporte envers moi comme envers Tasha. Qu’il se montre joueur. Taquin. Désinvolte. Ils se connaissaient si bien qu’ils se sentaient complètement à l’aise en présence l’un de l’autre.
— Allez ! le supplia-t-elle. Juste une partie… Je suis certaine qu’on peut battre n’importe qui !
— Je ne peux pas, répéta-t-il à regret. Pas avec ce qui se passe…
L’enthousiasme de Tasha retomba.
— J’imagine que tu as raison, se résigna-t-elle avant de s’adresser à moi en plaisantant. J’espère que tu te rends bien compte quel bourreau de travail tu as pour modèle ! Il ne s’arrête jamais.
— Pour le moment…, répliquai-je en imitant le ton qu’elle avait employé pour prononcer cette phrase.
Tasha écarquilla les yeux. Elle ne pouvait pas imaginer que je me moquais d’elle. Dimitri me jeta un regard féroce pour m’avertir qu’il voyait clair dans mon jeu. Je compris à cet instant que j’avais ruiné tous les progrès que je venais d’accomplir sur la voie de l’âge adulte.
— J’ai terminé, Rose. Souviens-toi de ce que je t’ai dit.
— Oui. (Je commençai à m’éloigner, en proie à une envie soudaine d’aller végéter dans ma chambre. Cette journée m’avait déjà épuisée.) C’est promis.
Je ne m’étais pas beaucoup rapprochée de mon but lorsque je tombai sur Mason. Il y avait décidément des hommes partout…
— Tu es folle de rage, déclara-t-il en m’observant. (Il ne se trompait jamais sur mon humeur.) Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Quelques… problèmes avec l’autorité. J’ai eu une matinée étrange.
Je soupirai. Comment cesser de penser à Dimitri ? Je regardai Mason et me rappelai l’envie de m’impliquer davantage avec lui que j’avais éprouvée la veille. J’étais un cas pathologique, incapable d’avoir une opinion précise sur qui que ce soit. Décidant tout à coup qu’il n’y avait pas de meilleur moyen d’oublier quelqu’un que d’être en compagnie d’une autre personne, je glissai ma main dans la sienne et l’entraînai avec moi.
— Allez, viens ! Ne devions-nous pas trouver… un endroit tranquille, aujourd’hui ?
— Moi qui croyais que tu avais dessaoulé ! plaisanta-t-il. Je pensais que ce n’était plus d’actualité.
Son regard, à la fois sérieux et intéressé, contredisait son ton.
— Je tiens mes promesses, c’est tout ! (Je me concentrai sur Lissa afin de la localiser. Elle avait quitté notre chambre pour assister à un événement mondain qui devait encore servir de répétition au grand dîner de Priscilla Voda.) Viens ! Allons dans ma chambre.
Sauf en de rares occasions où je n’avais pas manqué de me faire surprendre par Dimitri, personne ne songeait vraiment à violer la règle concernant la non-mixité des chambres. J’eus presque l’impression d’être de retour dans mon dortoir de l’académie. Tandis que nous montions l’escalier, je répétai à Mason ce que Dimitri m’avait dit à propos des Strigoï repérés à Spokane. Dimitri m’avait explicitement demandé de garder cette information pour moi-même, mais je lui en voulais une fois de plus et ne voyais pas le mal qu’il y avait à en parler à Mason. Et puis j’étais certaine que cela allait l’intéresser.
Je ne me trompai pas : Mason s’emballa aussitôt.
— Quoi ? s’écria-t-il alors que nous entrions dans ma chambre. Ils ne vont rien faire ?
Je m’assis sur mon lit en haussant les épaules.
— D’après Dimitri…
— Je sais, je sais… Tu l’as déjà dit. Il faut être prudent, et tout ça… (Mason se mit à faire les cent pas en bouillant de rage.) Mais si ces Strigoï s’en prennent à d’autres Moroï… à d’autres familles… Bon sang ! comme ils vont regretter de s’être montrés si prudents !
— Oublie ça… (J’étais assez vexée que ma présence sur ce lit ne suffise pas à le détourner de ses plans de bataille insensés.) Nous ne pouvons rien faire, de toute manière.
Il s’arrêta net.
— Nous, nous pourrions y aller.
— Où ça ? lui demandai-je stupidement.
— À Spokane. On peut s’y rendre en car à partir du centre-ville.
— Quoi ? Tu veux qu’on aille attaquer les Strigoï à Spokane ?
— Oui. Eddie serait d’accord, j’en suis sûr. Il nous suffirait d’aller dans ce centre commercial. Comme ils ne s’y attendront pas, nous n’aurons qu’à les guetter et les éliminer un par un…
J’écarquillai les yeux.
— Quand es-tu devenu si bête ?
— Je vois. Merci pour la confiance…
— Il ne s’agit pas de confiance, ripostai-je en me relevant pour aller me planter devant lui. Je sais que tu assures en combat, je t’ai vu en action, mais ce n’est pas… une manière de faire. On ne peut pas embarquer Eddie et partir à la chasse au Strigoï ! Il faudrait être plus nombreux, mieux organisés, disposer de davantage d’informations…
Je posai les mains sur son torse, qu’il recouvrit des siennes en me souriant. La fureur guerrière brillait encore dans ses yeux, mais il commençait à s’intéresser à d’autres choses. Moi, par exemple.
— Excuse-moi d’avoir dit que tu étais bête, murmurai-je.
— Tu ne t’excuses que parce que tu veux abuser de moi.
— Évidemment ! m’écriai-je en riant, soulagée de le voir se détendre.
Notre conversation me rappela celle que Christian et Lissa avaient eue dans la chapelle.
— Je crois que ça ne devrait pas être trop difficile, ajouta-t-il.
— Tant mieux, parce qu’il y a plein de choses que j’ai envie de te faire.
Je glissai mes doigts sur sa gorge en trouvant sa peau tiède et en me rappelant à quel point j’avais aimé l’embrasser la veille au soir.
— Tu es vraiment son élève, dit-il tout à coup.
— L’élève de qui ?
— De Belikov. J’étais en train de penser à ce que tu disais sur la nécessité d’obtenir davantage d’informations. Tu te comportes comme lui. En fait, tu es devenue incroyablement sérieuse depuis qu’il t’entraîne.
— C’est faux !
Alors que Mason venait enfin de m’attirer contre lui, je ne me sentais plus du tout d’humeur romantique. J’avais fait monter Mason dans ma chambre pour oublier Dimitri, pas pour parler de lui. D’où cela lui était-il venu ? Son rôle était de m’offrir une diversion…
— Tu as changé, c’est tout, expliqua-t-il sans remarquer l’altération de mon état d’esprit. Ce n’est pas un reproche. Tu es seulement… différente.
Cela m’énerva, mais Mason m’embrassa sans me laisser le temps de répondre. J’en oubliai ce que je voulais lui dire. Ce qui restait de ma mauvaise humeur fut facile à convertir en intensité physique. Je parvins à l’attirer jusqu’au lit et à l’y faire tomber sans interrompre le baiser. J’avais toujours été douée pour faire plusieurs choses à la fois. J’enfonçai mes ongles dans son dos tandis que ses mains glissaient vers ma nuque pour défaire la queue-de-cheval que je m’étais faite cinq minutes plus tôt. Il fit courir ses doigts dans mes cheveux détachés et se pencha pour m’embrasser le cou.
— Tu es magnifique, murmura-t-il.
Je ne pouvais pas douter de sa sincérité : son visage rayonnait d’affection pour moi.
Je me cambrai pour le laisser presser ses lèvres sur ma peau et glisser ses mains sous mon tee-shirt. Il posa la main sur mon ventre, et elle suivit ensuite doucement le bord de mon soutien-gorge.
Comme nous nous disputions à peine cinq minutes plus tôt, j’étais un peu surprise que les choses aillent si vite. À vrai dire, je m’en moquais. C’était dans ma nature : tout ce que je faisais devait être rapide et intense. La nuit où Dimitri et moi avions succombé au sortilège de Victor Dashkov avait été des plus passionnées. Comme Dimitri s’efforçait de se maîtriser, nous avions aussi pris notre temps, à certains moments, et cela avait été merveilleux, d’une autre façon. Mais la plupart du temps, nous avions eu bien du mal à nous retenir… Je pouvais encore sentir ses mains courir sur mon corps et l’intensité de ses baisers…
Alors je compris quelque chose.
J’étais en train d’embrasser Mason et c’était à Dimitri que je pensais. Et je n’étais pas seulement en train de me souvenir de ce que nous avions fait ensemble, je m’imaginais précisément que c’était lui qui m’embrassait à cet instant, comme si je ne pouvais pas m’empêcher de revivre indéfiniment cette nuit-là. Il me suffisait de fermer les yeux pour presque y croire…
Sauf qu’en les ouvrant je compris au regard de Mason que lui était avec moi. Il m’adorait et avait attendu longtemps cet instant. Alors je pris conscience que le fait de l’embrasser en m’imaginant en train d’embrasser quelqu’un d’autre…
… était mal.
— Arrête ! lui ordonnai-je en m’écartant.
Parce qu’il était du genre respectueux, il s’arrêta immédiatement.
— C’est trop ? me demanda-t-il. (J’acquiesçai.) Ça va. Nous pouvons nous arrêter avant…
— Non ! m’écriai-je alors qu’il se penchait pour recommencer à m’embrasser. Je ne suis pas sûre… Laissons tomber pour aujourd’hui, tu veux bien ?
Cela le laissa sans voix pendant quelques instants.
— Qu’est-il arrivé à toutes les choses que tu voulais me faire ?
J’avais bien conscience d’avoir l’air complètement lunatique, mais que pouvais-je lui dire ? Ça ne peut pas devenir physique entre nous parce que je pense à l’homme que je désire vraiment, dès que je suis dans tes bras. Tu n’es qu’un faire-valoir.
Je déglutis en me sentant stupide.
— Je suis désolée, Mase, je ne peux pas.
Il se redressa et passa la main dans ses cheveux.
— Ça va. D’accord.
Sa voix était dure.
— Tu es furieux.
Il me jeta un regard orageux.
— Je suis seulement un peu perdu. Je n’arrive pas à interpréter les signes que tu m’envoies. Tu es torride une minute et glaciale la suivante. Tu me dis que tu veux, et puis que tu ne veux plus. Si tu choisissais l’un des deux, ça irait… Mais tu ne cesses de me faire croire que tu vas faire quelque chose pour finir par faire exactement le contraire. Pas seulement maintenant… Ça t’arrive tout le temps. (Il avait raison. Je changeais sans cesse d’attitude à son égard. Je badinais avec lui à certains moments et ne lui accordais aucune attention à d’autres.) Est-ce que je peux faire quelque chose ? ajouta-t-il en voyant que je ne répondais rien. Je ne sais pas… Quelque chose qui t’aiderait à avoir une meilleure opinion de moi ?
— Je ne sais pas, répondis-je timidement.
Il soupira.
— Que veux-tu, au fond ?
Dimitri, songeai-je. Mais je me contentai de me répéter.
— Je ne sais pas…
Il se leva avec un grognement pour se diriger vers la porte.
— Eh bien ! pour quelqu’un qui prétend vouloir rassembler autant d’informations que possible, tu as encore beaucoup de choses à apprendre sur toi-même, Rose…
Il claqua le battant en partant. Le bruit me fit sursauter. Tandis que mes yeux restaient fixés à l’endroit où il se tenait un instant plus tôt, je pris conscience qu’il avait encore une fois raison. J’avais beaucoup à apprendre.