Chapitre 18

 

Comme mes talons aiguilles commençaient à me faire souffrir, je les retirai dès que j’eus franchi la porte et je traversai la résidence pieds nus. Je n’étais jamais allée dans la chambre de Mason, mais me rappelais qu’il m’en avait donné le numéro et la trouvai facilement.

Je frappai. Shane, le garçon qui partageait la chambre avec Mason, m’ouvrit quelques instants plus tard.

— Salut, Rose !

Il s’écarta pour me laisser entrer pendant que je jetais un coup d’œil dans la pièce. La télévision diffusait un publireportage – la carence en émissions intéressantes était l’un des inconvénients de nos horaires nocturnes – et des canettes de soda vides recouvraient presque toutes les surfaces. Mason n’était pas là.

— Où est-il ? demandai-je à Shane.

— Je le croyais avec toi, répondit-il en réprimant un bâillement.

— Je ne l’ai pas vu depuis ce matin.

Shane bâilla pour de bon, puis fronça les sourcils.

— Je l’ai vu préparer un sac, tout à l’heure. J’ai cru que vous aviez prévu une folle sortie romantique : un pique-nique ou quelque chose comme ça… Jolie robe, au fait !

— Merci, murmurai-je en sentant que je fronçais les sourcils à mon tour.

Il préparait un sac ? Cela n’avait aucun sens, puisqu’il ne pouvait aller nulle part. Il n’était pas possible de partir, de toute manière. Cette résidence était aussi bien gardée que l’académie, d’où Lissa et moi n’avions réussi à nous enfuir que grâce à son pouvoir de suggestion, et ce avec les plus grandes difficultés. Mais pourquoi Mason aurait-il emporté des affaires s’il n’avait pas l’intention de partir ?

Je posai encore quelques questions à Shane, puis décidai de suivre cette piste malgré son absurdité. J’allai trouver le responsable de la planification des tours de garde et de la sécurité, et obtins les noms des gardiens qui étaient en service autour de la résidence au moment où Mason avait été vu pour la dernière fois. Je connaissais la plupart d’entre eux. Ils n’étaient plus en service à cette heure-là, ce qui les rendait d’autant plus faciles à trouver.

Malheureusement, les deux premiers que j’interrogeai n’avaient pas aperçu Mason de la journée. Lorsqu’ils me demandèrent pourquoi je me renseignais, je leur fis une réponse vague et m’empressai de les quitter. La troisième personne de ma liste était un type prénommé Alan, qui travaillait habituellement pour le collège de l’académie. Il revenait juste des pistes et retirait son équipement près de la porte. Il me reconnut aussitôt et sourit en me voyant approcher.

— Bien sûr que je l’ai vu ! me répondit-il en se penchant vers ses bottes.

Mon soulagement m’apprit à quel point je m’étais inquiétée.

— Savez-vous où il est ?

— Non. Je l’ai laissé sortir par la porte nord avec Eddie Castile et… comment s’appelle-t-elle déjà ? Ah ! la petite Rinaldi. Je ne les ai pas revus après ça.

J’en restai bouche bée. Alan continuait à détacher ses skis comme si nous étions en train de discuter de l’état des pistes.

— Vous avez laissé sortir Mason, Eddie… et Mia ?

— Oui.

— Pourquoi ?

Il venait d’en finir avec ses chaussures et releva la tête vers moi avec un air à la fois perplexe et réjoui.

— Parce qu’ils me l’ont demandé.

J’eus un sinistre pressentiment. Je cherchai sur ma liste quel gardien était de service avec Alan à la porte nord et allai aussitôt le trouver. Il me fournit la même réponse. Il avait laissé Mason, Eddie et Mia sortir sans leur poser de questions, et ne voyait pas plus qu’Alan en quoi cela pouvait poser un problème. Il semblait presque hébété. C’était un air que j’avais déjà vu… sur le visage des gens, lorsque Lissa employait la suggestion.

Cela se produisait surtout quand Lissa ne voulait pas qu’ils se souviennent de quelque chose. Elle pouvait enfouir le souvenir de l’événement au fond de leur mémoire, l’effacer tout à fait, ou faire en sorte qu’il resurgisse plus tard. Mais elle n’arrivait à gommer complètement des souvenirs que parce qu’elle était particulièrement douée dans ce domaine. Puisque ces deux gardiens en avaient encore quelques-uns, ils avaient dû être victimes d’une personne moins aguerrie.

Mia, par exemple.

Je n’étais pas le genre de fille à m’évanouir, mais je crus un instant que j’allais tourner de l’œil. Lorsque le monde se mit à basculer, je fermai les yeux et inspirai profondément. Je recouvrai la vue, et l’horizon sa stabilité. Il n’y avait aucun problème. J’allais finir par comprendre ce qui se passait.

Mason, Eddie et Mia avaient quitté la résidence plus tôt dans la journée en se servant de la suggestion, ce qui était formellement interdit. Ils n’avaient parlé de leur projet à personne. Ils étaient sortis par la porte nord. J’avais vu une carte des environs quelques jours plus tôt. Par la porte nord, on accédait à une allée qui débouchait sur la seule route vraiment fréquentée des environs. Cette nationale menait à une petite ville située à une vingtaine de kilomètres, celle où se trouvait la gare routière que Mason avait mentionnée.

Où l’on pouvait prendre un car pour Spokane.

Spokane, l’agglomération dans laquelle on avait repéré des membres du groupe de Strigoï qui employait des humains.

Spokane, où Mason croyait pouvoir réaliser tous ses rêves insensés de massacrer des Strigoï.

Spokane, dont il connaissait l’existence à cause de moi.

— Non, non, non ! gémis-je en courant jusqu’à ma chambre.

Dès que je l’atteignis, j’échangeai ma robe contre un jean, des bottes et un gros pull d’hiver. Attrapant mon manteau et mes gants, je me précipitai vers la porte, puis m’arrêtai net. J’étais en train d’agir sans réfléchir. Qu’allais-je bien pouvoir faire ? Il semblait nécessaire d’avertir quelqu’un… sauf que cela allait attirer de gros problèmes au trio. Cela me forcerait aussi à admettre devant Dimitri que je m’étais empressée de répéter les informations secrètes qu’il m’avait confiées comme une marque de respect pour ma maturité.

Je regardai l’heure. Il s’écoulerait un certain temps avant que quelqu’un se rende compte que nous avions disparu. À condition que j’arrive moi aussi à quitter la résidence…

Quelques minutes plus tard, je me retrouvais en train de frapper à la porte de Christian. Il vint m’ouvrir, l’air ensommeillé mais aussi cynique que d’habitude.

— Si tu es venue t’excuser pour elle, commença-t-il en me prenant de haut, tu peux aussi bien…

— La ferme ! l’interrompis-je. Il ne s’agit pas de toi.

Je lui expliquai rapidement ce qui se passait. Même lui ne trouva aucun commentaire spirituel à faire.

— Tu dis que Mason, Eddie et Mia sont allés à Spokane pour attaquer des Strigoï ?

— Oui.

— Mince alors ! Pourquoi n’es-tu pas partie avec eux ? Ça ressemble à une idée que tu aurais pu avoir…

Je réprimai une envie de le gifler.

— Parce que je ne suis pas folle ! Par contre, je vais aller les chercher avant qu’ils fassent quelque chose de stupide.

Ce fut à cet instant qu’il comprit où je voulais en venir.

— Qu’est-ce que tu attends de moi ?

— J’ai besoin de sortir de la résidence. Ils y sont parvenus parce que Mia a utilisé la suggestion sur les gardes. J’ai besoin que tu fasses la même chose. Je sais que tu t’y entraînes…

— C’est vrai, reconnut-il. (C’était la première fois depuis que je le connaissais que je le voyais embarrassé.) Mais je ne suis pas très bon… Il m’est presque impossible de l’employer sur un dhampir. Lissa est cent fois meilleure que moi… et que n’importe quel Moroï, probablement.

— Je sais. Mais je ne veux pas lui attirer d’ennuis.

Il ricana.

— Par contre, si tu m’en attires, tu t’en moques ?

— Plus ou moins, répondis-je en haussant les épaules.

— Tu es une vraie salope, tu sais.

— On me l’a déjà dit.

Cinq minutes plus tard, nous traversions les bois en direction de la porte nord. Il faisait jour et la plupart des gens étaient à l’intérieur, ce qui, je l’espérais, allait nous rendre les choses plus faciles.

C’est stupide, me répétai-je en marchant. Cette histoire allait nous retomber dessus. Pourquoi Mason avait-il fait une chose pareille ? Je le savais impulsif et j’avais bien vu que l’idée que les gardiens n’allaient rien faire après les deux attaques l’avait contrarié. Mais cela ne suffisait pas à expliquer sa décision. Était-il vraiment si cinglé ? Il devait savoir à quel point c’était dangereux. Était-il possible qu’il ait été contrarié par notre rendez-vous désastreux au point d’avoir envie de se jeter dans la gueule du loup ? et qu’il ait entraîné Eddie et Mia dans cette aventure ? Évidemment, ces deux-là n’avaient pas dû être difficiles à convaincre… Eddie aurait suivi Mason n’importe où et Mia rêvait autant que lui d’exterminer l’ensemble des Strigoï.

Au milieu de toutes les questions qui agitaient mon esprit ne se trouvait qu’une seule évidence : c’était moi qui lui avais parlé des Strigoï de Spokane. C’était entièrement ma faute et, sans moi, rien de tout cela ne se serait produit.

— Lissa regarde toujours sa victime dans les yeux, expliquai-je à Christian tandis que nous approchions de la porte, et elle parle d’une voix très calme. Je ne sais pas quoi te dire d’autre. Elle se concentre énormément. Tu n’as qu’à essayer ça… Focalise-toi sur le fait que tu veux leur imposer ta volonté.

— Je sais, grommela-t-il. Je l’ai vue faire.

— Parfait, me défendis-je. J’essayais seulement de t’aider.

En plissant les yeux, je vis qu’il n’y avait qu’un gardien à la porte. C’était un coup de chance. Nous devions être tombés pendant une relève… Lorsqu’il faisait jour, il n’y avait pas à craindre d’attaques de Strigoï. Les gardiens continueraient à accomplir leur devoir, mais nous pouvions espérer qu’ils seraient un peu moins vigilants…

Notre apparition ne sembla pas inquiéter celui qui était en service.

— Qu’est-ce que vous faites ici, les enfants ?

Christian déglutit, le visage tendu par son effort de concentration.

— Vous allez nous ouvrir la porte, dit-il.

À part un léger tremblement dû à sa nervosité, son ton était assez proche de celui qu’employait Lissa. Malheureusement, cela n’eut aucun effet sur le surveillant. Comme Christian me l’avait fait remarquer, il était presque impossible de se servir de la suggestion sur un dhampir. Mia avait eu de la chance… Notre interlocuteur nous offrit un large sourire.

— Quoi ? demanda-t-il, visiblement amusé.

Christian fit un nouvel essai.

— Vous allez nous ouvrir la porte.

Le sourire du gardien trembla légèrement et, surpris, il se mit à cligner des yeux. Il n’avait pas l’air hébété des victimes de Lissa, mais Christian l’avait provisoirement désorienté. Malheureusement, il était évident que cela ne suffirait pas pour qu’il nous laisse sortir et oublie l’incident. Par chance, j’étais entraînée à plier les gens à ma volonté sans user de la magie.

Je baissai les yeux vers une énorme lampe torche qu’il avait posée près de sa guérite. Je me saisis de l’objet, qui devait bien peser dans les trois kilos, et l’abattis sur son crâne. Il poussa un grognement avant de s’effondrer. Il m’avait à peine vue venir… Malgré la monstruosité de l’acte que je venais de commettre, une part de moi regrettait que mes professeurs n’aient pas assisté à ma performance.

— Nom de Dieu ! s’exclama Christian. Tu viens d’attaquer un gardien !

— Oui. (Il n’était plus question de ramener les autres discrètement.) Je n’avais pas compris à quel point tu étais nul en suggestion. Je m’occuperai des conséquences plus tard. Merci de ton aide. Tu ferais bien de filer avant que la relève arrive.

Il secoua la tête et fit la moue.

— Pas question. Je t’accompagne.

— Non. Je n’avais besoin de toi que pour franchir la porte. Inutile que tu t’attires des problèmes.

— C’est déjà fait ! s’écria-t-il en me montrant le gardien. Il a vu mon visage. Puisque je suis déjà mouillé jusqu’au cou, autant que je t’aide à leur sauver la mise… Si tu cessais de te comporter comme une garce, pour changer ?

Je jetai un dernier regard coupable au gardien avant que nous franchissions la porte. J’étais à peu près sûre que le coup n’était pas assez fort pour avoir causé de vrais dégâts, et il ne risquait pas de mourir de froid en plein jour.

Après cinq minutes de marche au bord de la route, je compris que nous avions un problème. Malgré ses lunettes de soleil et ses vêtements épais, Christian souffrait beaucoup d’être exposé à la lumière du jour. Cela nous ralentissait, or il n’allait pas s’écouler beaucoup de temps avant que quelqu’un trouve le gardien que j’avais assommé et qu’on se lance à notre poursuite.

Une voiture apparut derrière nous. Comme ce n’était pas le genre de modèle des véhicules de l’académie, je pris une décision. Je n’aimais vraiment pas l’auto-stop et comprenais bien à quel point c’était dangereux, mais nous avions besoin d’atteindre la ville au plus vite. Il ne me restait plus qu’à espérer que nous serions capables de venir à bout de l’éventuel fou dangereux sur lequel nous allions tomber.

Par chance, il s’agissait d’un couple entre deux âges qui s’inquiéta pour nous.

— Est-ce que vous allez bien, les enfants ?

— Notre voiture a quitté la route, mentis-je en baissant mon pouce. Est-ce que vous pourriez nous déposer en ville pour que je puisse appeler mon père ?

Ils crurent à mon histoire. Un quart d’heure plus tard, ils nous déposaient devant une pompe à essence. J’eus même quelques difficultés à me débarrasser d’eux tant ils voulaient nous venir en aide. Après avoir réussi à les convaincre que nous nous en sortirions, nous marchâmes jusqu’à la gare routière. Comme je l’avais soupçonné, cet endroit n’était pas un grand carrefour de communications. Il n’était desservi que par trois lignes : deux qui menaient à d’autres stations de ski, et une troisième qui permettait de gagner Lowston, dans l’Idaho. C’était là qu’il fallait se rendre si l’on voulait aller ailleurs.

J’avais à moitié espéré que nous arriverions à rattraper Mason et ses complices avant l’arrivée de leur car. Nous aurions alors pu les ramener en limitant les dégâts. Malheureusement, nous ne les vîmes nulle part. La femme souriante qui tenait le guichet voyait d’ailleurs très bien de qui nous parlions. Elle nous confirma qu’elle leur avait vendu trois billets pour Spokane avec changement à Lowston.

— Merde ! m’écriai-je. (Tandis que mon juron lui faisait lever un sourcil, je me retournai vers Christian.) Tu as de l’argent pour les billets ?

 

Christian et moi ne parlâmes pas beaucoup pendant le trajet ; je me contentai de lui dire qu’il s’était conduit comme un idiot envers Lissa au cours de leur dispute à propos d’Adrian. Lorsque nous atteignîmes Lowston, j’avais réussi à le convaincre, ce qui était un petit miracle. Il dormit pendant la seconde moitié du trajet jusqu’à Spokane sans que je parvienne à l’imiter. Je ne cessais de me répéter que tout était ma faute.

Nous arrivâmes à Spokane en fin d’après-midi. Il nous fallut interroger plusieurs personnes, mais quelqu’un finit par nous indiquer la direction du centre commercial dont Dimitri m’avait parlé. Il se trouvait assez loin de la gare routière, mais restait accessible à pied. Comme mes muscles étaient un peu raides après cinq heures de car, l’exercice me fit du bien. Le soleil n’était pas encore couché, mais il était maintenant assez bas et moins pénible pour un vampire. Christian pouvait marcher sans problème.

Alors, comme cela se produisait souvent lorsque j’étais calme, je me sentis attirée dans la tête de Lissa. Puisque cela allait me permettre de savoir ce qui se passait à la résidence, je n’essayai pas d’y résister.

— Je sais que tu veux seulement les protéger, mais nous avons besoin de savoir où ils sont.

Assise sur son lit dans notre chambre, Lissa venait de subir l’interrogatoire de Dimitri, en présence de ma mère. C’était une expérience intéressante que de le voir avec les yeux de Lissa. Il lui inspirait un profond respect, bien différent du maelström d’émotions que je ressentais en sa présence.

— Je vous ai déjà dit que je ne suis au courant de rien, répondit Lissa. Je n’ai aucune idée de ce qui s’est passé.

Elle s’inquiétait beaucoup pour nous. Même si j’étais triste de la sentir anxieuse, je me réjouis de ne pas l’avoir impliquée dans cette histoire. Elle ne pouvait pas livrer des informations qu’elle ignorait.

— Je ne peux pas croire qu’ils soient partis sans te dire où ils allaient ! intervint ma mère. (Sa voix était sèche, mais je découvris de l’inquiétude sur son visage.) Surtout compte tenu de votre… lien.

— Il ne fonctionne que dans un sens, lui rappela tristement Lissa. Vous le savez très bien.

Dimitri s’agenouilla pour se mettre à sa hauteur, ce qui était presque toujours nécessaire lorsqu’il voulait regarder quelqu’un droit dans les yeux.

— Es-tu certaine que tu ne peux rien nous dire ? Ils ne sont pas en ville. L’homme que nous avons interrogé à la gare routière ne les a pas vus. Nous sommes pourtant quasiment sûrs que c’est là qu’ils sont allés… Il nous faudrait une piste, n’importe laquelle, pour commencer à les chercher.

Un homme à la gare routière ? Encore un coup de chance… Il avait dû entre-temps remplacer la femme qui nous avait vendu les billets.

Lissa grinça des dents avant de lui jeter un regard furieux.

— Vous croyez vraiment que je ne vous le dirais pas, si je savais quelque chose ? Vous pensez que je ne m’inquiète pas pour eux, moi aussi ? Je n’ai aucune idée de l’endroit où ils se trouvent. Aucune ! Et je ne sais pas non plus pourquoi ils sont partis. Je n’y comprends rien. J’ai même du mal à croire qu’ils soient avec Mia…

Je la sentais déçue et un peu amère d’avoir été tenue à l’écart de nos plans, même s’ils étaient stupides et dangereux.

Dimitri se releva en soupirant. Son expression m’apprit qu’il la croyait, et aussi qu’il s’inquiétait, d’une manière qui n’était pas seulement professionnelle. Mon cœur se brisa lorsque je découvris tout le souci qu’il se faisait pour moi.

— Rose ? (La voix de Christian me fit regagner mon propre corps.) Je crois qu’on est arrivés.

Nous étions sur une vaste place en face d’un centre commercial. Un café occupait l’angle du bâtiment, sa terrasse empiétant sur l’espace où nous nous trouvions. Des gens entraient et sortaient sans cesse du complexe bourdonnant encore d’activité à cette heure-là.

— Alors ? me demanda Christian. Comment fait-on pour les retrouver ?

Je haussai les épaules.

— Nous n’avons qu’à nous comporter comme des Strigoï pour qu’ils nous tombent dessus…

Un sourire réticent se dessina sur ses lèvres. Même s’il refusait de l’admettre, ma plaisanterie l’avait amusé.

Nous entrâmes. Cette galerie commerciale abritait les mêmes enseignes que toutes les autres, et mon côté égoïste me souffla qu’il nous resterait peut-être le temps de faire un peu de shopping si nous les trouvions assez vite.

Christian et moi en fîmes deux fois le tour sans repérer nos amis ni rien qui aurait pu ressembler à l’entrée d’un tunnel.

— Nous nous sommes peut-être trompés d’endroit, finis-je par suggérer.

— Ou bien ce sont eux qui se sont trompés d’endroit, compléta Christian. Ils ont très bien pu aller… là !

Je suivis la direction de son doigt. Les trois renégats s’étaient installés à une table du café. Ils avaient l’air si découragés et anéantis que j’en eus mal pour eux.

— Je tuerais pour avoir un appareil photo à cet instant, ricana Christian.

— Ce n’est pas drôle ! grommelai-je en me précipitant vers eux.

Intérieurement, je poussai un grand soupir de soulagement. Ils n’avaient visiblement pas rencontré de Strigoï, le groupe était au complet et il semblait possible de les convaincre de rentrer avant que les ennuis se multiplient.

Ils ne me remarquèrent que lorsque je fus presque devant eux.

— Rose ! s’écria Eddie en relevant brusquement la tête. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Est-ce que vous êtes devenus fous ? hurlai-je. (Quelques personnes me jetèrent des regards surpris.) Avez-vous la moindre idée des ennuis que vous vous êtes attirés ? du pétrin où vous nous avez fourrés ?

— Comment nous as-tu retrouvés ? m’interrogea Mason à voix basse en observant les alentours avec nervosité.

— Vous n’êtes pas tout à fait des génies du crime, grinçai-je. Votre informateur de la gare routière vous a trahis. Et puis j’ai vite compris que vous aviez décidé de vous lancer dans cette chasse au Strigoï stupide et vaine.

Le regard de Mason me révéla qu’il m’en voulait encore. La réponse vint de Mia.

— Elle n’était pas vaine…

— Ah oui ? Avez-vous tué des Strigoï ? En avez-vous seulement repéré un ?

— Non, reconnut Eddie.

— Parfait, répliquai-je. Vous avez eu de la chance.

— Pourquoi es-tu si hostile à l’idée d’abattre des Strigoï ? m’agressa Mia. N’est-ce pas pour ça qu’on t’entraîne ?

— On m’entraîne à accomplir des missions sensées, et pas des enfantillages suicidaires.

— Ce n’est pas un enfantillage ! s’insurgea-t-elle. Ils ont tué ma mère. Les gardiens avaient décidé de ne rien faire… Et leurs informations ne valent rien. On n’a pas trouvé de Strigoï dans les tunnels. Il ne doit pas y en avoir un seul dans toute la ville.

Christian sembla impressionné.

— Vous avez découvert les tunnels ?

— Oui, répondit Eddie. Mais ils étaient bel et bien vides.

— Nous devrions les visiter avant de partir, me suggéra Christian. Ça peut être cool, et on ne court aucun risque si l’information est mauvaise.

— Non. On rentre. Tout de suite.

— Nous allons encore fouiller la ville, déclara Mason qui semblait épuisé. Tu ne peux pas nous obliger à repartir, Rose.

— Non, mais les gardiens de l’académie s’en chargeront avec plaisir quand je les appellerai pour leur dire que vous êtes là.

C’était peut-être du chantage, mais ce fut efficace. Tous trois levèrent les yeux vers moi comme si je les avais frappés dans l’estomac simultanément.

— Tu en serais capable ? me demanda Mason. Tu nous trahirais ?

Je me frottai les yeux en essayant désespérément de comprendre comment je me retrouvais à tenir le rôle de la raison. Qu’était devenue la fille qui s’était enfuie de l’académie ? Mason ne s’était pas trompé : j’avais changé.

— Il ne s’agit pas de vous dénoncer mais de vous garder en vie.

— Tu nous crois sans défense ? intervint Mia. Tu penses qu’on se ferait tuer tout de suite ?

— Oui. À moins que tu aies trouvé une manière d’utiliser l’eau comme une arme ?

Elle rougit et ne répondit rien.

— Nous avons apporté des pieux en argent, précisa Eddie.

Génial. Ils avaient dû les voler… Je jetai un regard implorant à Mason.

— Je t’en prie, Mason… Mets fin à cette folie et rentrons…

Il m’observa un long moment, puis soupira.

— Très bien.

Eddie et Mia parurent consternés, mais Mason avait assumé le rôle de chef de bande et ils n’allaient pas oser poursuivre sans lui. C’était Mia qui semblait le prendre le plus mal, et je ne pus m’empêcher de me sentir désolée pour elle. Elle n’avait pas pris le temps de pleurer sa mère et s’était lancée dans son projet de vengeance pour échapper à sa douleur. Elle allait devoir faire face à beaucoup de choses lorsque nous serions de retour.

Christian était toujours excité par les tunnels. Vu qu’il passait sa vie dans un grenier à l’académie, je n’aurais pas dû en être surprise.

— Je viens de regarder les horaires des cars, m’annonça-t-il. Nous avons largement le temps de les visiter avant le prochain…

— Nous n’allons pas nous promener dans un repaire de Strigoï, décrétai-je en me dirigeant vers les portes du centre commercial.

— Sauf qu’il n’y a pas de Strigoï dans ces souterrains, répéta Mason. Ils ne servent qu’à entreposer du matériel de nettoyage et nous n’y avons rien vu de bizarre… Je crois vraiment que les gardiens ont été mal informés.

— Rose ! insista Christian. On peut bien s’amuser un peu avant de repartir…

Ils me regardaient tous en me donnant l’impression que j’étais une mère refusant d’acheter des bonbons à ses enfants à l’épicerie.

— Très bien. Mais juste un coup d’œil, alors…

Ils nous conduisirent à l’autre bout de la galerie marchande et poussèrent une porte qui annonçait « Réservé au personnel ». Après avoir évité quelques agents de maintenance, nous ouvrîmes une nouvelle porte. Celle-ci donnait sur un escalier qui me rappela celui que nous avions descendu pour rejoindre Adrian dans le Spa de la résidence, sauf que celui-là était beaucoup plus sale et qu’il y régnait une odeur infecte.

Nous atteignîmes la dernière marche. En fait de tunnel, il s’agissait plutôt d’un étroit couloir aux murs recouverts de ciment décrépit et éclairé sporadiquement par d’horribles néons. Il se poursuivait à la fois à droite et à gauche, et était encombré de boîtes de produits nettoyants ou de matériel électrique.

— Tu vois ? me dit Mason. À mourir d’ennui.

— Et qu’est-ce qu’il y a au fond ? demandai-je en indiquant tour à tour les deux directions.

— Rien ! répondit Mia en soupirant. On va te montrer.

Nous partîmes vers la droite pour retrouver le même décor rébarbatif. Je m’apprêtais à tomber d’accord avec mes camarades lorsque j’aperçus quelque chose sur le mur. Je m’arrêtai pour examiner ce qui se révéla être une liste de lettres peintes en noir.

 

D

B

C

O

T

D

V

L

D

Z

S

I

 

Certaines étaient assorties de lignes ou de croix, mais le message me parut globalement incohérent. Mia remarqua que mon attention avait été attirée par quelque chose.

— C’est probablement un code du service de maintenance, déclara-t-elle, ou un message laissé par un gang.

— Probablement, répétai-je en continuant à examiner le mur.

Les autres s’agitaient sans comprendre ma fascination pour ces lettres. Je ne la saisissais pas non plus, à vrai dire, mais mon instinct m’incitait à rester.

Alors je compris.

B comme Badica, Z comme Zeklos, I comme Ivashkov…

J’écarquillai les yeux. C’était la liste des initiales des douze familles royales. Il y avait trois D, mais je devinai d’après les lettres que les familles étaient rangées par ordre d’importance croissante. On trouvait d’abord les familles qui comptaient le moins de membres, comme les Dragomir, les Badica, les Conta, pour ensuite remonter peu à peu l’échelle sociale jusqu’au clan gigantesque des Ivashkov. Je ne comprenais pas à quoi servaient les lignes qui accompagnaient parfois les lettres, mais je remarquai vite quelles étaient les familles dont la lettre était suivie d’une croix : les Badica et les Drozdov.

Je m’écartai du mur.

— Nous devons sortir de là, annonçai-je d’une voix qui m’effraya moi-même. Tout de suite.

Les autres me jetèrent des regards étonnés.

— Pourquoi ? demanda Eddie. Que se passe-t-il ?

— Je vous expliquerai plus tard. Partons d’abord.

— Il y a une sortie par là, m’informa Mason en m’indiquant l’endroit par lequel nous étions arrivés. C’est plus près de la gare routière.

— Non, décidai-je après avoir jeté un coup d’œil au couloir obscur. Nous repartons par le chemin que nous avons pris pour venir.

Tandis que nous revenions sur nos pas, tous me regardaient comme si j’avais perdu la tête, mais pas un n’osa encore me poser de questions. Lorsque nous émergeâmes du centre commercial, je poussai un soupir de soulagement en retrouvant le soleil. Celui-ci était en train de se coucher, teintant les bâtiments de rouge et d’orange, mais il nous laissait encore le temps d’atteindre la gare routière sans courir de danger. Avec un peu de chance, nous n’allions pas croiser de Strigoï.

Car je savais désormais qu’il y avait bien des Strigoï à Spokane. Les informations dont disposait Dimitri étaient fiables. Je n’avais pas compris la signification de cette liste, mais il était évident qu’elle avait un rapport avec les attaques. Je devais prévenir les autres gardiens aussi vite que possible et m’abstenir d’en parler à mes camarades avant que nous ayons retrouvé la sécurité de la résidence. Mason aurait bien été capable d’y retourner…

Nous parcourûmes le trajet de retour jusqu’au car en silence. Mon changement d’humeur semblait avoir intimidé mes compagnons. Même Christian paraissait à court de commentaires narquois. Pour ma part, je bouillais intérieurement en oscillant entre la colère et la culpabilité, et je passai le trajet à réfléchir au rôle que j’avais joué dans tous ces événements.

Je faillis foncer dans Eddie, qui marchait devant moi et s’arrêta brutalement.

— Où sommes-nous ? demanda-t-il en jetant des regards alentour.

Tirée de mes réflexions par sa remarque, j’examinai les environs. Les bâtiments devant lesquels nous passions ne me disaient rien.

— Mince ! m’écriai-je. Est-ce qu’on s’est perdus ? Personne n’a donc fait attention à la route ?

Puisque je n’avais pas été plus prudente qu’eux, ma remarque était injuste. Mais ma mauvaise humeur avait pris le pas sur la raison. Mason m’observa pendant quelques instants, puis indiqua une direction.

— Par là !

Après avoir bifurqué, nous prîmes une rue étroite qui se faufilait entre deux bâtiments. J’avais l’impression qu’il se trompait, mais je n’avais pas de meilleure idée à proposer et il n’était pas question de perdre du temps en ouvrant un débat.

Nous n’avions fait que quelques pas dans la ruelle lorsque j’entendis un bruit de moteur et un crissement de pneus. Mia marchait au milieu de la chaussée et mon instinct protecteur doublé d’un solide conditionnement m’incita à agir avant d’avoir vraiment compris ce qui se passait. Je lui saisis le bras pour la plaquer contre le mur. Les deux garçons avaient eu le réflexe de s’écarter de la route au même instant.

Une grande camionnette grise aux vitres teintées venait de s’engager derrière nous et nous fonçait dessus. Nous nous pressâmes contre le mur pour la laisser nous dépasser.

Sauf qu’elle ne le fit pas.

Avec un grincement, elle s’arrêta juste devant nous. Lorsque la porte latérale s’ouvrit en coulissant pour laisser trois colosses en jaillir, mon instinct se réveilla de nouveau. J’ignorais qui ils étaient et ce qu’ils nous voulaient, mais leur comportement était clairement hostile et je n’avais pas besoin d’en savoir davantage.

J’assenai un violent coup de poing à celui qui s’approchait de Christian. Il l’encaissa presque sans broncher mais parut surpris de l’avoir senti. Il devait penser que quelqu’un de si petit ne lui poserait aucun problème. Le colosse se désintéressa de Christian pour avancer sur moi. Du coin de l’œil, je vis Mason et Eddie se préparer à affronter les deux autres. Mason avait même dégainé son pieu volé… Mia et Christian, pour leur part, étaient tétanisés.

Nos assaillants comptaient essentiellement sur la force brute. Leurs techniques de combat offensives et défensives n’étaient pas aussi perfectionnées que les nôtres et il s’agissait d’humains, qui n’avaient pas la puissance des dhampirs. Malheureusement, le fait d’être acculés contre un mur nous désavantageait. Il nous était impossible de battre en retraite et nous avions quelque chose à perdre.

Mia, par exemple.

Le géant qui affrontait Mason en prit subitement conscience et lui échappa pour se saisir de Mia. J’eus à peine le temps d’apercevoir l’éclat d’un canon qu’il pressait déjà son arme contre son cou. J’abandonnai aussitôt mon adversaire et criai à Eddie d’en faire autant. Comme nous étions entraînés à obéir instantanément à ce type d’ordres, il interrompit son combat pour me jeter un regard interrogateur. Je le vis pâlir en découvrant Mia.

Je ne demandais pas mieux que de continuer à cogner sur ces types, même si je ne savais toujours pas qui ils étaient, mais je ne pouvais pas courir le risque que Mia soit blessée. Le type qui la tenait le savait aussi. C’était un humain, mais il nous connaissait assez pour savoir que nous aurions fait n’importe quoi pour protéger une Moroï. La devise des gardiens avait été gravée dans notre esprit dès notre plus jeune âge : leur sécurité avant tout.

Nos agresseurs se figèrent pour nous observer à tour de rôle, Mason et moi. Nous passions apparemment pour les chefs de la bande.

— Qu’est-ce que vous nous voulez ? leur criai-je.

Le colosse arracha un gémissement à Mia en pressant davantage l’arme sur son cou. Malgré tous les discours qu’elle avait tenus sur sa valeur guerrière, elle était plus petite que moi, beaucoup moins forte et bien trop terrifiée pour tenter le moindre geste.

L’homme indiqua la porte ouverte de la camionnette d’un mouvement de tête.

— Je veux que vous montiez là-dedans. Et pas de coup fourré ! Si vous tentez quoi que ce soit, je la tue.

Mon regard passa de Mia au véhicule, puis à mes amis, avant de revenir se poser sur l’inconnu qui venait de parler. Et merde !