Chapitre 6
Je me sentais plutôt bien dans ma peau en me rendant à mon premier entraînement du lendemain. Je m’étais bien amusée pendant la réunion secrète de la veille, et j’étais fière de combattre le système en encourageant Dimitri à aller se promener avec Tasha. Je me réjouissais encore plus d’avoir manié mon premier pieu en ayant montré quelque talent pour l’exercice. Bref, j’étais pleine de confiance en moi et impatiente de recommencer.
Dès que j’eus enfilé mon survêtement habituel, je courus presque jusqu’au gymnase, que je trouvai plongé dans l’obscurité et silencieux. J’allumai la lumière et observai prudemment les alentours au cas où Dimitri aurait organisé une séance spéciale ou prévu une attaque-surprise. Non. Le gymnase était bien vide. Pas de maniement de pieu en perspective.
— Merde ! murmurai-je.
— Il n’est pas là.
Je faillis faire un bond de deux mètres, puis me retournai pour tomber nez à nez avec ma mère.
— Mais qu’est-ce que tu fais là ?
Ce ne fut qu’après avoir prononcé ces mots que je remarquai sa tenue. Elle portait un tee-shirt à manches courtes et un pantalon de survêtement assez semblable au mien.
— Merde ! répétai-je.
— Surveille ton langage ! lança-t-elle avec hargne. Puisque ton comportement témoigne déjà de ton manque de manières, essaie au moins de parler correctement.
— Où est Dimitri ?
— Le gardien Belikov est dans son lit. Il n’est rentré qu’il y a une heure et avait besoin de sommeil.
Je réprimai le commentaire que cette nouvelle m’inspirait. Bien sûr que Dimitri dormait… Il avait conduit Tasha jusqu’à Missoula dans l’après-midi pour lui permettre de faire des courses pendant les horaires d’ouverture des magasins des humains. Cet effort succédait à une journée de travail ordinaire à l’académie et il venait tout juste de rentrer… Ah ! si j’avais su ce qui allait en résulter, j’aurais soutenu cette idée avec beaucoup moins d’enthousiasme…
— Eh bien ! je suppose que mon entraînement est annulé…, déclarai-je avec empressement.
— Tais-toi et mets ça ! m’ordonna-t-elle en me tendant une paire de gants.
Ils ressemblaient à des gants de boxe, en moins épais et moins encombrant. Leur utilité était la même, néanmoins : protéger les mains et empêcher que l’on blesse son adversaire avec les ongles.
— Il était en train de m’apprendre à manier le pieu, grommelai-je en enfilant les protections.
— Et c’est à ça que tu vas t’entraîner aujourd’hui. Viens.
Je la suivis jusqu’au centre du gymnase en regrettant de ne pas m’être fait renverser par un bus sur mon trajet depuis le dortoir. Elle avait relevé ses cheveux bouclés pour qu’ils ne lui tombent pas dans les yeux, coiffure qui dégageait aussi sa nuque couverte de tatouages. Le premier était une ligne serpentine horizontale : la marque de la Promesse, que les gardiens recevaient au terme de leur formation dans des académies comme Saint-Vladimir, lorsqu’ils juraient de consacrer leur vie à protéger les Moroï. Elle surplombait les molnija qui indiquaient le nombre de Strigoï que le gardien avait tués. Celles-ci étaient formées de deux éclairs auxquels elles devaient leur nom. Je ne parvins pas à compter celles de ma mère, mais disons que c’était un miracle qu’il lui reste de la peau à tatouer… Elle n’avait vraiment pas chômé.
Lorsqu’elle atteignit l’endroit qui lui convenait, elle se tourna vers moi en adoptant une position d’attaque. Craignant de la voir se jeter sur moi sans préambule, je me mis en garde.
— Qu’est-ce qu’on fait ? m’inquiétai-je.
— Entraînement de base à l’attaque et à la parade. Ne sors pas du cercle rouge.
— C’est tout ?
Elle se jeta sur moi. Je me baissai juste à temps, trébuchai et m’empressai de recouvrer mon équilibre.
— Eh bien ! lança-t-elle d’une voix presque sarcastique. Je ne t’ai pas vue depuis cinq ans, comme tu n’as pas manqué de me le reprocher. Par conséquent, je n’ai pas la moindre idée de ce dont tu es capable.
Elle plaça une nouvelle offensive, que j’esquivai encore en ayant quelques difficultés à ne pas dépasser la ligne. Cela se transforma vite en routine. Elle ne me laissa pas une seule occasion de l’attaquer – ou peut-être mon niveau était-il trop médiocre pour que je saisisse ma chance. Je passai l’heure entière à me défendre, car, même si cela me contrariait profondément, je devais bien reconnaître qu’elle était douée. Très douée. Évidemment, il n’était pas question que je le lui dise.
— Alors quoi ? lui lançai-je. C’est ta manière de compenser la négligence dont tu as fait preuve jusqu’ici ?
— C’est ma manière de te forcer à te débarrasser de ton aigreur. Tu es odieuse avec moi depuis mon arrivée. Tu veux te battre ? (Son poing s’abattit sur mon bras.) Alors battons-nous. Touché.
— Touché, lui concédai-je en changeant mes appuis. Je ne veux pas qu’on se batte. J’essayais seulement de te parler.
— M’agresser en pleine classe n’est pas exactement ce que j’appelle parler. Touché.
Son coup me fit grogner de frustration. Quand j’avais commencé à m’entraîner avec Dimitri, je me plaignais souvent de l’injustice qu’il y avait à me faire affronter un adversaire qui me dépassait d’une trentaine de centimètres. Il avait souligné le fait que la plupart des Strigoï que je rencontrerais seraient eux aussi d’un gabarit supérieur, et que la taille n’avait pas vraiment d’importance. J’avais toujours cru qu’il me donnait de faux espoirs, mais la performance de ma mère commençait à me faire changer d’avis.
Je ne m’étais jamais battue contre quelqu’un qui mesurait une tête de moins que moi. Comme les rares autres filles de ma classe, je m’étais résignée à ce que mes opposants soient toujours plus grands et plus lourds. Le corps de ma mère, encore plus petit que le mien, ne semblait contenir que des muscles.
— J’ai seulement une manière un peu particulière de communiquer, me défendis-je.
— Tu as seulement l’impression typique chez une adolescente que la vie a été injuste à ton égard ces dix-sept dernières années. (Son pied heurta ma cuisse.) Touché. Alors qu’en réalité tu as été traitée comme n’importe quel dhampir. Mieux, même… J’aurais pu t’envoyer vivre chez mes cousines. Aurais-tu aimé devenir une catin rouge ?
L’expression « catin rouge » m’arrachait toujours une grimace. Elle servait souvent à désigner les mères célibataires dhampirs qui préféraient élever leurs enfants plutôt que devenir gardiennes. Ces femmes avaient souvent des liaisons peu durables avec des Moroï, pour lesquelles on les méprisait, même si elles pouvaient difficilement faire autrement, puisque les Moroï finissaient presque tous par épouser quelqu’un de leur propre espèce. Dans un emploi plus précis, ce terme désignait les femmes dhampirs qui laissaient leur partenaire boire leur sang pendant l’amour. Seuls les humains étaient censés fournir du sang aux Moroï. Une dhampir qui acceptait cela – surtout pendant l’acte sexuel – était considérée comme perverse et souillée. Celles qui le faisaient effectivement ne devaient pas être très nombreuses, mais le terme avait tendance à s’appliquer injustement à toutes. Pendant notre fugue, j’avais dû donner mon sang à Lissa pour lui permettre de survivre. Même s’il s’était agi d’une mesure d’extrême urgence, j’en ressentais encore une certaine honte.
— Bien sûr que non, grognai-je. (J’avais de plus en plus de mal à reprendre mon souffle.) Et il n’y en a que quelques-unes qui se conduisent vraiment comme ça…
— C’est quand même leur faute si elles ont si mauvaise réputation, grogna-t-elle. (J’esquivai sa frappe.) Elles devraient faire leur devoir de gardiennes au lieu de flirter avec des Moroï.
— Elles élèvent leurs enfants ! ripostai-je en me retenant de crier pour ne pas gaspiller mon oxygène. C’est quelque chose que tu ne peux pas comprendre… Et puis, es-tu si différente d’elles ? Je ne vois pas de bague à ton doigt… Mon père n’était-il pas un simple flirt pour toi ?
Son visage se durcit, ce qui donna un résultat assez impressionnant, d’autant qu’elle était déjà en train de cogner sa fille.
— Ça, grinça-t-elle, c’est quelque chose que tu ne peux pas comprendre. Touché.
Son coup me fit grimacer. Néanmoins, j’étais satisfaite d’avoir touché une corde sensible. Je ne savais absolument pas qui était mon père, en dehors du fait qu’il était turc. J’avais le visage ovale et les traits charmants de ma mère – même si je pouvais m’enorgueillir d’être beaucoup plus jolie qu’elle l’était désormais – mais je tenais ma peau légèrement hâlée, mes cheveux bruns et mes yeux sombres de mon père.
— Comment ça s’est passé ? Tu étais en mission en Turquie ? Tu l’as rencontré au bazar ? Ou est-ce que c’était encore plus sordide que ça ? Es-tu une darwinienne convaincue et l’as-tu sélectionné pour la qualité des gènes qu’il allait fournir à ta descendance ? Je veux dire… puisque tu ne m’as eue que par devoir, j’imagine que tu as voulu offrir aux gardiens le meilleur spécimen possible…
— Rosemarie…, m’avertit-elle entre ses dents. Pour une fois dans ta vie, ferme-la.
— Pourquoi ? Est-ce que je ternis ta précieuse réputation ? Ce que tu m’as dit vaut aussi pour toi : tu n’es pas différente des autres dhampirs. Tu t’es juste laissé…
Il y a du bon sens dans le proverbe qui dit : « La fierté précède la chute. » Je me préoccupais tant de mon lyrisme que je cessai de faire attention à mes pieds. Je finis par me retrouver trop près de la ligne rouge. Si je la franchissais, je lui donnais un nouveau point. Je tâchai donc d’avancer vers elle tout en évitant sa frappe. Malheureusement, ces deux manœuvres ne pouvaient pas fonctionner en même temps. Son poing s’abattit sur moi, vite, fort et, surtout, un peu plus haut que cela était admis pour ce type d’exercice. Bref, il m’atteignit en pleine figure avec la puissance d’un camion. Je partis vers l’arrière en battant des bras pour heurter le ciment du gymnase, d’abord sur le dos, puis avec la tête. Et j’avais dépassé la ligne. Mince !
Une douleur explosa à l’arrière de mon crâne et des points lumineux se mirent à danser devant mes yeux. Un instant plus tard, ma mère se penchait au-dessus de moi.
— Rose ? Rose ? Est-ce que ça va ?
Sa voix était rauque et pressante. Le monde tournoyait autour de moi.
Après quelque temps, d’autres personnes arrivèrent et je me retrouvai dans l’infirmerie sans bien comprendre comment. Alors quelqu’un me braqua une lumière dans les yeux et se mit à me poser des questions d’une débilité stupéfiante.
— Comment t’appelles-tu ?
— Quoi ? m’étonnai-je en grimaçant pour essayer d’échapper à la lumière.
— Quel est ton nom ?
Je reconnus le docteur Olendzki penché au-dessus de moi.
— Vous le connaissez.
— Je veux te l’entendre dire.
— Rose. Rose Hathaway.
— Connais-tu ta date de naissance ?
— Évidemment ! Pourquoi me posez-vous des questions si stupides ? Vous avez perdu vos dossiers, ou quoi ?
Le docteur Olendzki poussa un soupir d’exaspération puis s’éloigna en emportant son insupportable lumière.
— Je pense qu’elle va bien, annonça-t-elle à quelqu’un. Je vais la garder en observation jusqu’à ce soir pour m’assurer qu’elle n’a pas de commotion et pour l’empêcher de se rendre à l’entraînement.
Je passai la journée à dormir par intermittence puisque le docteur Olendzki ne cessait de me réveiller pour de nouveaux examens. Elle me fournit aussi un sac de glace en me conseillant de le garder le plus possible contre mon visage. À la fin des cours, elle m’estima assez rétablie pour me laisser partir.
— Tu devrais avoir une carte de fidélité, Rose, déclara-t-elle avec un sourire amusé. En dehors des élèves qui ont de l’asthme ou une allergie chronique, je n’ai jamais vu personne si souvent dans un si court laps de temps.
— Merci, balbutiai-je sans trop savoir si je devais me sentir flattée. Pas de commotion, alors ?
Elle secoua la tête.
— Non. Mais tu vas avoir mal. Je vais te prescrire quelque chose contre la douleur avant que tu t’en ailles. (Son sourire s’effaça pour laisser place à une certaine nervosité.) Pour être honnête, Rose, c’est ton… visage qui a le plus pâti de cette mésaventure.
Je bondis hors du lit.
— Qu’entendez-vous par « pâti de cette mésaventure » ?
Elle m’indiqua un miroir fixé au-dessus d’un lavabo à l’autre bout de la pièce. J’y courus pour observer mon reflet.
— Salope !
Des taches rouges tendant vers le violacé couvraient une large portion de la moitié gauche de ma figure, particulièrement autour de l’œil. Je me retournai vers le docteur Olendzki.
— Ça va partir vite, n’est-ce pas ? lui demandai-je, au désespoir. Si je continue à mettre de la glace ?
Elle secoua encore la tête.
— La glace aidera. Mais j’ai peur que tu n’échappes pas à l’œil au beurre noir… C’est demain qu’il se verra le plus et il devrait s’estomper en une semaine. Ça ne sera bientôt qu’un mauvais souvenir…
Je quittai l’infirmerie dans un état d’hébétude qui ne devait rien au coup que j’avais reçu sur la tête. S’estomper en une semaine ? Comment le docteur Olendzki pouvait-il en parler si légèrement ? Ne comprenait-elle pas ? J’allais avoir une tête de mutante pour Noël et pendant l’essentiel du séjour au ski. J’avais un œil au beurre noir. Un énorme œil au beurre noir.
Et c’était à ma mère que je le devais.