Chapitre 16

 

Lissa me retrouva plus tard dans la journée. Trop déprimée pour quitter le lit, je m’étais endormie après le départ de Mason. Elle me réveilla en claquant la porte.

J’étais contente de la voir et j’avais besoin de parler à quelqu’un de mon aventure confuse avec Mason, mais les sentiments qui me frappèrent ne m’en laissèrent pas l’occasion. Elle était aussi troublée que moi. Comme d’habitude, je décidai donc de lui donner la priorité.

— Qu’est-ce qui se passe ?

À la fois triste et furieuse, elle s’assit sur son lit en s’enfonçant dans le duvet en plumes.

— Christian.

— Vraiment ?

Je ne les avais jamais vus se disputer. Ils se taquinaient beaucoup, mais ce n’était pas ce genre de chose qui pouvait la mener au bord des larmes.

— Il a découvert… que j’étais avec Adrian ce matin.

— Ah ! Voilà qui peut poser un problème…

Je m’approchai de la coiffeuse, saisis ma brosse, grimaçai en voyant mon reflet dans le miroir au cadre lourdement ornementé et entrepris de coiffer mes cheveux qui s’étaient emmêlés durant ma sieste.

Elle gémit.

— Mais il ne s’est rien passé ! s’insurgea-t-elle. Christian en fait toute une affaire pour rien. Je n’arrive pas à croire qu’il n’ait pas confiance en moi.

— Il a confiance en toi. Il trouve ça bizarre, c’est tout. (Je songeai à Dimitri et Tasha.) Il arrive qu’on fasse ou qu’on dise des choses stupides par jalousie…

— Sauf qu’il ne s’est rien passé ! répéta-t-elle. Tu étais là, d’ailleurs, et… Au fait ! tu ne m’as jamais dit pourquoi.

— Adrian m’avait fait livrer quelques bouteilles de parfum.

— Tu parles de l’énorme boîte que tu avais dans les bras ?

J’acquiesçai.

— Ça alors !

— J’étais venue la lui rapporter. Maintenant, j’aimerais bien savoir ce que, toi, tu faisais là…

— On bavardait, c’est tout. (Je la sentis sur le point de me dire quelque chose, puis se raviser, comme si j’avais pu voir sa pensée avancer et reculer dans sa tête.) J’ai beaucoup de choses à te raconter, mais dis-moi d’abord ce qui ne va pas de ton côté.

— Tout va bien, de mon côté.

— Arrête, Rose. Même si je ne suis pas capable de lire dans tes pensées, je vois bien quand quelque chose te contrarie. Tu n’as plus le moral depuis Noël. Qu’est-ce qui se passe ?

Ce n’était pas le moment de déterrer la discussion que j’avais eue avec ma mère le soir de Noël, grâce à laquelle j’avais découvert ce qui se passait entre Dimitri et Tasha. En revanche, je lui racontai ce qui venait de se produire avec Mason, en passant sous silence la raison pour laquelle je lui avais demandé d’arrêter.

— C’était ton droit, commenta-t-elle quand j’eus terminé.

— Je sais. Mais je lui avais donné de fausses indications… Je comprends pourquoi il m’en veut.

— Je ne vois pas pourquoi ça ne pourrait pas s’arranger… Tu n’as qu’à aller lui parler. Il est fou de toi.

Nous étions en plein malentendu. Ce qui se passait entre Mason et moi ne pouvait pas se résoudre si facilement.

— Je ne sais pas, répondis-je. Tout le monde n’est pas comme Christian et toi.

Son expression se rembrunit.

— Christian… Je n’arrive toujours pas à croire qu’il puisse se montrer si stupide !

Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire.

— Je parie que vous allez recommencer à vous embrasser en moins d’une journée. Plus que vous embrasser, sans doute…

Cela m’avait échappé. Lissa écarquilla les yeux.

— Tu sais. (Elle secoua la tête, exaspérée.) Bien sûr que tu sais…

— Je suis désolée…

Je voulais lui cacher que je le savais jusqu’à ce qu’elle décide de m’en parler d’elle-même.

— Que sais-tu ? m’interrogea-t-elle en m’observant.

— Pas grand-chose, mentis-je.

Comme j’avais fini de me démêler les cheveux, je me mis à jouer avec le manche de la brosse pour éviter son regard.

— Il faut que je trouve un moyen de t’empêcher d’entrer dans ma tête, grommela-t-elle.

— C’était mon seul moyen de te « parler », ces derniers temps…

Oups ! encore une bourde…

— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ?

— Rien. Je… (Son regard se fit encore plus perçant.) Je ne sais pas. J’ai seulement l’impression qu’on se parle moins qu’avant.

— Il faut être deux pour arranger ça, remarqua-t-elle en recouvrant sa douceur.

— Tu as raison, répondis-je sans insister sur le fait qu’il valait mieux que l’une des deux ne soit pas toujours occupée avec son petit ami.

Je devais reconnaître que je lui avais caché un certain nombre de choses, même si j’avais essayé de lui parler plusieurs fois ces derniers temps. Simplement, ce n’était jamais le bon moment, pas même en cet instant.

— Je n’aurais jamais cru que tu serais la première, tu sais… Ou plutôt : je n’aurais jamais cru être encore vierge en dernière année.

— Moi non plus, répondit-elle sans détours.

— Eh ! qu’est-ce que ça veut dire ?

Elle me décocha un large sourire, qui s’évanouit dès qu’elle aperçut le cadran de sa montre.

— Mince ! Il faut que j’aille au banquet de Priscilla. Christian était censé m’accompagner, mais comme il préfère faire la tête…

Elle me lança un regard plein d’espoir.

— Quoi ? Non. Je t’en prie, Lissa… Tu sais à quel point je déteste les mondanités des familles royales.

— S’il te plaît…, me supplia-t-elle. Christian a déserté. Tu ne peux quand même pas me livrer aux loups… Ne viens-tu pas de dire qu’on avait besoin de se parler davantage ? (Je grognai.) En plus, tu vas passer ton temps à m’accompagner dans ce genre de mondanités quand tu seras ma gardienne.

— Je sais, grommelai-je. J’espérais seulement pouvoir profiter de mes six derniers mois de liberté.

Comme nous le savions l’une et l’autre, elle finit par me faire céder.

Nous n’avions plus beaucoup de temps et je devais encore prendre une douche rapide, me sécher les cheveux et me maquiller. J’avais emporté la robe de Tasha à tout hasard. Même si je lui souhaitais encore de souffrir affreusement à cause de l’attirance qu’elle ressentait pour Dimitri, j’éprouvai une vague gratitude à son égard pour me l’avoir offerte. Je me glissai dans son étoffe délicate et eus le plaisir de constater que cette nuance de rouge me mettait aussi bien en valeur que je l’avais imaginé. C’était un long kimono en soie brodé de fleurs, qui couvrait largement mes jambes et avait un col très haut placé. Cette tenue ne laissait pas beaucoup de peau à découvert, mais sa manière de mouler mes formes la rendait sexy dans son genre. De plus, mon coquard avait presque entièrement disparu.

Lissa, comme toujours, était fabuleuse. Elle portait une robe violette de Johnna Raski, une célèbre couturière moroï, en satin et sans manches. Les fausses améthystes qui ornaient les bretelles étincelaient sur sa peau blanche. Elle s’était habilement relevé les cheveux en un chignon un peu lâche.

En entrant dans la salle de banquet, nous attirâmes quelques regards. Les Moroï de sang royal n’avaient pas prévu que la princesse Dragomir amènerait son amie dhampir à cette réception particulièrement chic. Tant pis pour eux : le carton qu’avait reçu Lissa précisait qu’elle pouvait venir accompagnée. Nous prîmes place à une table déjà occupée par quelques nobles dont je m’empressai d’oublier les noms. Ils choisirent unanimement de faire comme si je n’étais pas là, ce qui me convenait à merveille.

Les convives ne manquaient d’ailleurs pas de distractions. Cette salle était décorée dans des teintes bleu et argent. Les nappes bleu nuit qui recouvraient les tables étaient si douces et si brillantes que j’étais terrifiée à l’idée de manger dessus. De vraies bougies en cire d’abeille avaient été suspendues à l’ensemble des murs et un feu crépitait dans la cheminée protégée par un écran de carreaux de verre colorés. L’effet était spectaculaire. Des taches lumineuses et multicolores dansaient dans la pièce jusqu’à étourdir le regard. Une Moroï très mince jouait du violoncelle dans un coin, les yeux perdus dans le vague tandis qu’elle se concentrait sur la musique. Le cliquetis des coupes de cristal qui s’entrechoquaient faisait une sorte de contrepoint à la musique.

Le repas fut tout aussi stupéfiant. On nous servit des plats élaborés, mais je reconnus tout ce qui se trouvait dans mon assiette – en porcelaine chinoise, évidemment – et trouvai les mets délicieux. On m’épargna le foie gras. Il y eut du saumon servi dans une sauce à base de champignons, une salade aux poires et au fromage de chèvre, et de merveilleuses pâtisseries aux amandes en dessert. Je n’eus qu’un regret : les portions étaient trop petites. La nourriture semblait avoir pour principale fonction de décorer l’assiette et je finis chaque plat en une dizaine de bouchées. Les Moroï avaient besoin de manger en plus de boire du sang, mais moins que les humains ou qu’une dhampir en pleine croissance.

Néanmoins, j’estimai que le repas suffisait à compenser mon effort d’être venue. Malheureusement, Lissa m’expliqua au moment où je quittais la table que nous ne pouvions pas partir si vite.

— Nous devons nous mêler aux autres, chuchota-t-elle.

Nous mêler aux autres ?

Mon malaise l’amusa.

— Eh ! c’est toi la plus sociable de nous deux…

C’était vrai. Dans la plupart des circonstances, j’étais celle qui se mettait le plus en avant et je n’hésitais pas à entamer la conversation. Lissa se montrait souvent plus timide. Mais ce genre de mondanités était son élément, pas le mien, et j’observai, fascinée, l’aisance avec laquelle elle s’intégrait à la haute société moroï. Elle était parfaite, souriante et polie. Tout le monde voulait lui parler et elle savait précisément quoi dire à chacun. Elle ne se servait pas vraiment de son pouvoir de suggestion, mais quelque chose en elle attirait les autres. Il devait s’agir d’un effet de l’esprit dont elle n’avait même pas conscience. Son charisme naturel trouvait le moyen de s’exprimer malgré son traitement. Les interactions sociales, autrefois si stressantes pour elle, ne lui posaient plus de difficulté. J’étais fière d’elle. La plupart des conversations n’abordèrent que des sujets légers comme la mode ou les histoires d’amour de la noblesse. Personne ne semblait vouloir gâcher l’ambiance en évoquant les Strigoï.

Je restai donc dans son sillage pendant tout le reste de la soirée. Je la suivis comme son ombre, en essayant de me convaincre qu’il s’agissait d’un entraînement. À la vérité, je me sentais mal à l’aise au milieu de ces gens, et savais bien que l’impertinence qui me servait ordinairement de mode de défense ne pouvait m’être d’aucune utilité. Surtout, j’avais douloureusement conscience d’être la seule dhampir parmi les invités. Il y en avait d’autres dans la salle, évidemment, mais ils occupaient leur rôle et leur place de gardiens, en surveillant la réception depuis sa périphérie.

Tandis que Lissa charmait les foules, nous nous rapprochâmes progressivement d’un groupe de Moroï qui parlaient de plus en plus fort. Je reconnus l’un d’eux. C’était l’un des garçons que j’avais empêchés de se battre, qui portait un stupéfiant costume noir au lieu d’un caleçon de bain. Il remarqua notre approche, nous étudia sans la moindre gêne, mais ne parut pas me reconnaître. Sans faire attention à nous, il se replongea dans sa discussion. Il était question, sans grande surprise, de la protection des Moroï. Je me souvins qu’il était en faveur d’une attitude plus offensive à l’égard des Strigoï.

— Ne comprenez-vous pas que c’est du suicide ? demanda l’un de ses interlocuteurs, qui avait des cheveux grisonnants et une énorme moustache. (Lui aussi portait un costume, mais qui lui allait nettement moins bien qu’à l’autre.) Nous condamnerions notre espèce à l’extinction en laissant les Moroï apprendre à se battre.

— Ce n’est pas du suicide ! s’écria le jeune Moroï. C’est la seule chose à faire. Il est temps que nous apprenions à nous protéger nous-mêmes. Utiliser la magie comme une arme et nous battre aux côtés de nos gardiens est notre meilleur atout !

— Sauf que les gardiens nous dispensent d’avoir besoin d’un autre atout, répliqua l’homme aux cheveux gris. Vous vous êtes laissé influencer par des Moroï du commun. Je comprends très bien qu’ils aient peur, puisqu’ils n’ont pas de gardiens personnels. Mais ce n’est pas une raison pour mettre nos vies en danger.

— Il n’en est pas question, intervint Lissa. (Malgré la douceur de sa voix, tout le monde se tourna vers elle pour l’écouter.) Vous évoquez l’idée que les Moroï doivent apprendre à se défendre comme s’il s’agissait d’y forcer tout le monde. Ce n’est pas le cas. Si vous ne voulez pas vous battre, vous n’avez pas à le faire. Je vous comprends très bien. (L’homme aux cheveux gris se radoucit.) Mais c’est parce que vous pouvez vous en remettre à vos gardiens. Ce n’est pas le cas de tous les Moroï, loin de là. Si ceux-ci veulent apprendre à se protéger, je ne vois pas pourquoi on les en empêcherait.

Le plus jeune décocha un sourire de triomphe à son adversaire.

— Vous voyez ?

— Ce n’est pas si simple, lui objecta l’autre. S’il s’agissait seulement de laisser les plus fous d’entre vous aller se faire tuer, à la bonne heure ! Mais où allez-vous apprendre à vous battre ?

— Nous découvrirons l’usage offensif de la magie par nous-mêmes et les gardiens nous enseigneront comment combattre physiquement.

— Vous voyez ? Je savais bien que nous allions en arriver là. Même si vous n’êtes qu’une minorité à vouloir vous lancer dans une mission suicide, vous voulez tout de même nous priver de nos gardiens pour qu’ils forment votre armée fantoche.

Le mot « fantoche » fit froncer les sourcils au plus jeune, et je me demandai un instant s’il allait encore laisser parler ses poings.

— Vous nous le devez, grogna-t-il.

— Non, ils ne vous doivent rien, intervint encore Lissa.

Tous les regards se tournèrent de nouveau vers elle. Cette fois, c’était l’homme aux cheveux gris qui arborait un sourire de triomphe. Le jeune Moroï, lui, était rouge de colère.

— Les gardiens sont notre meilleure ressource en cas de bataille.

— C’est vrai, reconnut-elle. Mais ça ne vous donne pas le droit de les détourner de leur devoir.

L’homme aux cheveux gris rayonna littéralement.

— Alors comment allons-nous apprendre à nous battre ? insista le plus jeune.

— Comme le font les gardiens eux-mêmes, répliqua calmement Lissa. Allez dans les académies. Constituez des classes, et formez-vous en commençant par les bases, exactement comme les novices. De cette manière, vous n’aurez pas besoin de priver d’autres Moroï des gardiens qui les protègent. C’est un environnement sécurisé et les gardiens qui y travaillent ont déjà l’habitude d’enseigner. (Elle s’interrompit un instant pour réfléchir.) Vous pourriez même ajouter les arts martiaux au programme des élèves qui s’y trouvent en ce moment…

Les yeux s’écarquillèrent, y compris les miens. C’était une solution d’une grande élégance, comme tous ceux qui étaient présents le comprenaient l’un après l’autre. Elle ne satisfaisait à la totalité des exigences d’aucune des deux parties, mais elle en contentait la plupart, d’une manière qui ne nuisait pas à la partie adverse. C’était brillant. Les Moroï la regardèrent, fascinés.

Puis tout le monde se mit à parler de son idée en même temps. Lissa se laissa entraîner dans leur discussion passionnée. Je me trouvai mise à l’écart et m’en estimai satisfaite. Finalement, je décidai de battre en retraite vers un coin tranquille que j’avais repéré près d’une porte.

En chemin, je croisai une serveuse qui portait un plateau d’amuse-bouches. Comme j’avais encore faim, je leur jetai un regard méfiant sans rien voir qui ressemblait au foie gras de la veille. Je montrai du doigt une bouchée qui évoquait un morceau de viande braisée.

— Est-ce que c’est du foie d’oie ? lui demandai-je.

Elle secoua la tête.

— C’est du ris de veau.

Comme cela ne sonnait pas si mal, je tendis la main pour prendre l’amuse-gueule.

— C’est du pancréas, précisa une voix derrière moi.

J’écartai vivement la main du plateau.

— Quoi ? m’écriai-je.

La serveuse interpréta ma surprise comme un refus et se dirigea vers d’autres convives.

Adrian Ivashkov, visiblement très fier de lui, vint se placer devant moi.

— Est-ce que tu te moques de moi ? Le ris de veau est du pancréas ?

Je n’aurais pas dû être si surprise. Puisque les Moroï consommaient du sang, pourquoi pas des organes internes ? Néanmoins, je ne pus m’empêcher de frémir à cette idée.

— C’est très bon, m’informa Adrian en haussant les épaules.

Je secouai la tête avec une grimace de dégoût.

— Les riches ne savent vraiment plus quoi inventer…

Il semblait beaucoup s’amuser.

— Que fais-tu ici, petite dhampir ? Est-ce que tu me suivrais, par hasard ?

— Bien sûr que non ! me récriai-je. (Comme toujours, il était habillé avec une parfaite élégance.) Surtout pas avec tous les ennuis que tu nous as attirés.

Il me décocha l’un de ses sourires irrésistibles. Une fois de plus, je ressentis le besoin instinctif de rester près de lui malgré l’agacement qu’il m’inspirait. Qu’est-ce qui pouvait bien expliquer cela ?

— Vraiment ? me taquina-t-il. (À cet instant, il semblait parfaitement sain d’esprit, loin du comportement étrange dont j’avais été témoin dans sa chambre, et le costume lui allait bien mieux qu’à tous les garçons que j’avais vus jusque-là.) Combien de fois nous sommes-nous rencontrés ? C’est la cinquième, n’est-ce pas ? Je commence à avoir des doutes sur tes intentions… Mais ne t’inquiète pas : je n’en parlerai pas à ton petit ami. À aucun des deux.

J’ouvris la bouche pour protester, puis me rappelai qu’il m’avait surprise avec Dimitri la veille. Il n’était pas question que je lui fasse le plaisir de rougir.

— Je n’ai qu’un petit ami – quelque chose du genre. Peut-être même aucun, d’ailleurs. Ça ne te regarde pas. Et je ne te trouve pas sympathique.

— Ah oui ? répliqua Adrian sans cesser de sourire, avant de se pencher vers moi comme s’il voulait me murmurer un secret à l’oreille. Alors pourquoi portes-tu mon parfum ?

Cette fois, il réussit à me faire rougir et reculer d’un pas.

— C’est faux !

Il éclata de rire.

— C’est ça… J’ai compté les bouteilles après ton départ, et mon odorat me dit que tu en as mis. Il me plaît. Il est à la fois piquant et doux… Exactement ce que je devine de ta personnalité. Et tu as utilisé la bonne quantité : assez pour ajouter du charme à ton odeur naturelle sans la masquer.

Sa manière de prononcer le mot « odeur » me donna l’impression d’entendre une obscénité.

Les Moroï de sang royal me mettaient peut-être mal à l’aise, mais pas les petits malins qui me faisaient du rentre-dedans. Ceux-ci, je savais comment les prendre. Je me débarrassai de mon restant de timidité et me souvins de qui j’étais.

— J’avais parfaitement le droit d’en prendre une, déclarai-je en rejetant mes cheveux en arrière. Tu me les avais offertes. Là où tu te trompes, c’est en croyant que ça signifie quelque chose. Ce n’est pas le cas. La seule conclusion qu’il y ait à en tirer, c’est que tu ferais bien d’y réfléchir davantage, la prochaine fois que tu voudras jeter ton argent par les fenêtres.

— Ah ! Rose Hathaway se réveille ! s’écria-t-il en attrapant un verre de Champagne sur le plateau d’une serveuse qui passait. Est-ce que tu en veux un ?

— Je ne bois pas.

— C’est vrai… (Adrian me tendit quand même un verre, puis chassa la serveuse et but une gorgée. J’avais l’intuition qu’il n’en était pas à sa première coupe de la soirée.) Alors, on dirait que notre Vasilisa a remis mon père à sa place…

— Ton… (Je me retournai vers le groupe que je venais de quitter. L’homme aux cheveux gris parlait toujours en faisant de grands gestes.) Ce type est ton père ?

— D’après ma mère, en tout cas.

— Es-tu d’accord avec lui ? Crois-tu aussi qu’il serait suicidaire que les Moroï apprennent à se battre ?

Adrian haussa les épaules et but une nouvelle gorgée.

— Je n’ai pas vraiment d’opinion sur la question.

— C’est impossible ! Tu dois bien pencher dans un sens plutôt que dans l’autre ?

— Non. Je n’y ai pas réfléchi. J’ai mieux à faire.

— Comme me poursuivre de tes assiduités ? suggérai-je. Ainsi que Lissa…

J’attendais toujours qu’on m’explique ce qu’elle faisait dans sa chambre.

Il m’offrit un nouveau sourire.

— Nous savons bien que c’est toi qui me poursuis.

— Oui, oui, je sais… Ça fait cinq fois… (Je m’interrompis net.) Cinq fois ? (Il acquiesça.) Tu te trompes, insistai-je en comptant sur mes doigts. Ça ne fait que quatre fois : il y a eu la première fois, la soirée au Spa, la fois où je suis venue dans ta chambre et ce soir…

— Si tu le dis, répondit-il avec un sourire lourd de sous-entendus.

— J’en suis certaine… (Mais je m’interrompis encore. J’avais bien parlé à Adrian une cinquième fois. En quelque sorte…) Tu ne peux pas penser à…

— Penser à quoi ? me demanda-t-il avec une expression avide où je découvris plus d’espoir que de vanité.

Je déglutis péniblement en me souvenant de mon rêve.

— Rien, conclus-je avant de boire une gorgée de Champagne sans y penser.

À l’autre bout de la salle, Lissa était calme et joyeuse. Parfait.

— Pourquoi est-ce que tu souris ? voulut savoir Adrian.

— Parce que Lissa est en train de conquérir la foule.

— Il n’y a rien de surprenant à ça. Elle fait partie de ces gens qui pourraient charmer n’importe qui s’ils s’en donnaient les moyens, même ceux qui les haïssent.

Je lui jetai un regard méfiant.

— Je ressens la même chose à propos de toi.

— Mais tu ne me hais pas, me fit-il remarquer en vidant son verre. Pas vraiment…

— Je ne t’aime pas non plus.

— C’est ce que tu dis. (Il fit un pas vers moi sans chercher à m’intimider, seulement pour réduire la distance qui nous séparait.) Mais je peux m’en accommoder.

— Rose !

Le tranchant de la voix de ma mère parut déchirer l’air. Quelques Moroï qui se trouvaient à portée de voix tournèrent la tête dans notre direction tandis que ma mère, folle de rage, se ruait sur nous.