26.

— « La vie éternelle » ? Ce sont ses mots exacts ?

— Oui.

Je serrais tellement fort le combiné que j’avais mal au poignet.

— Redis-moi cela.

— «  Et si jamais ils partaient en nous laissant derrière ? Et si, à cause de moi, Carlie n’avait pas la vie éternelle ? »

Silence. Red pesait les mots de Catherine. J’ai changé de main. Une marque de transpiration restait imprimée sur le plastique.

— Je ne sais pas, Tempe. C’est difficile de te répondre. Comment savoir quand un groupe va devenir violent ? Parmi ces mouvements religieux marginaux, certains sont extrêmement explosifs. D’autres sont inoffensifs.

— Il n’y a pas de signes avant-coureurs ?

Et si mon bébé mourait ?

— Il y a un certain nombre de facteurs qui interagissent les uns sur les autres. Pour commencer, la secte elle-même, ses croyances et ses rituels, son organisation et, bien sûr, son leader. S’ajoutent à cela des forces extérieures. Quelle dose d’hostilité pèse sur les membres ? À quel point la société les stigmatise-t-elle ? Et on ne parle pas nécessairement de mauvais traitements. Un simple sentiment de persécution peut amener un groupe à devenir violent.

Il veut seulement nous emmener loin de la destruction.

— Quels types de croyance amènent ces groupes à franchir la limite ?

— C’est ça qui me préoccupe dans le discours de ta jeune amie. On dirait qu’elle parle de voyage. D’aller quelque part pour la vie éternelle. Ça a des connotations d’apocalypse.

Il essaie juste de nous protéger, de nous aider à accomplir le passage.

— La fin du monde.

— Absolument. Le dernier jour. Armageddon.

— Ce n’est pas nouveau. Pourquoi une vision apocalyptique du monde déchaîne-t-elle la violence ? Pourquoi ne pas simplement se mettre à l’abri et attendre ?

— Comprends-moi bien. Cela n’évolue pas toujours dans ce sens. Mais, pour les adeptes de ces sectes, la fin du monde est imminente et ils considèrent qu’ils ont un rôle clé à jouer lors des événements qui ne manqueront pas de se produire. Ils sont les élus, qui donneront naissance à l’ordre nouveau.

Elle était paniquée, parce que le bébé n’allait pas être sanctifié.

— Ce qui développe dans leurs réflexions une sorte de dualisme. Ils sont purs, quand tous les autres sont corrompus, dénués de tout sens moral. Du coup, les autres deviennent démoniaques.

— Avec moi ou contre moi.

— Absolument. Selon ces conceptions, les derniers jours du monde vont être caractérisés par la violence. Certaines sectes réagissent en termes de survie, stockent des armes, mettent en place des systèmes élaborés de surveillance contre l’ordre social démoniaque qui les menace. Ou contre l’antéchrist, ou contre Satan, ou contre tout ce qui pour elles constitue une menace.

Dom ne croit pas à l’antéchrist.

— Les croyances en l’apocalypse peuvent être particulièrement explosives si elles s’incarnent dans un leader charismatique. Koresh se considérait comme l’envoyé de Dieu.

— Continue.

— Tu vois, un des problèmes pour un prophète autoproclamé est qu’il doit se réinventer sans cesse. Il ne peut pas appuyer son autorité à long terme sur un support institutionnel. Il n’a pas non plus de limitations institutionnelles à son action. C’est le leader qui mène la danse, tant que ses disciples le suivent. D’où le fait que ces types peuvent générer des situations très explosives. Et ils peuvent faire ce qu’ils veulent dans leur sphère de pouvoir.

« Parmi les plus paranoïaques, certains vont répliquer à ce qu’ils perçoivent comme des menaces contre leur autorité par un durcissement de leur attitude dictatoriale. Ils réclament des choses de plus en plus bizarres, ordonnent que leurs disciples s’y plient, en signe de loyauté.

— Par exemple ?

— Jim Jones avait mis en place des épreuves de foi, pour reprendre ses propres termes. Les membres du Temple du Peuple étaient contraints de signer des confessions écrites ou de se soumettre à des humiliations publiques pour prouver leur dévotion. L’un de ces petits rituels consistait à faire absorber à ses disciples des liquides non identifiés. Quand on leur annonçait que c’était du poison, ils ne devaient pas montrer de peur.

— Charmant.

— La vasectomie est aussi une pratique courante. On dit que la direction de Synanon exigeait de certains disciples mâles qu’ils passent sous le couteau.

Son partenaire de procréation était Jason.

— Et les mariages arrangés ?

— Jouret et Di Mambro, Jim Jones, David Koresh, Charles Manson, Roch Thériault. Ils ont tous pratiqué l’agencement de couples. Jeûne, sexualité, avortement, habillement, sommeil. Peu importe de quelle idiosyncrasie il s’agit. Le leader, tout en conditionnant ses disciples à se plier à ses propres règles, brise leurs inhibitions. À la fin, leur acceptation aveugle de comportements bizarres les amène à s’habituer à l’idée même de la violence. Au début, il ne s’agit que de petits actes de dévotion, de demandes apparemment bénignes, comme la manière de se coiffer ou la méditation au milieu de la nuit, ou les relations sexuelles avec le leader. Par la suite, ces demandes peuvent prendre un tour plus fatal.

— D’après ce que tu dis, on assiste à la déification de la folie.

— Bien dit. Ce procédé a un autre avantage pour le leader. Cela écarte les moins impliqués, qui en ont assez et s’en vont.

— D’accord, je vois. Des groupes marginaux vivent une existence entièrement orchestrée par je ne sais quelle tête de pioche. Mais qu’est-ce qui fait qu’à un certain moment ils deviennent violents ? Pourquoi aujourd’hui, plutôt que le mois suivant ?

Mais pas maintenant. C’est trop tôt.

— La plupart des explosions de violence correspondent à ce que les sociologues appelleraient une « escalade des tensions limitrophes ».

— Évite-moi le jargon, Red.

— O.K. Ces groupes marginaux ont deux préoccupations majeures : recruter des membres et les conserver. Mais, si un leader se sent menacé, l’objectif se trouve fréquemment déplacé. Parfois, ils stoppent le recrutement, et soumettent les membres présents à un contrôle plus strict. Les demandes de soumission à des règles aberrantes s’intensifient. Le thème de la fin du monde prend plus d’importance. Le groupe s’isole de plus en plus, fait preuve d’une paranoïa de plus en plus aiguë. Il y a escalade des tensions avec la société environnante, ou avec le gouvernement, ou avec la justice.

— Et qu’est-ce qui peut représenter une menace pour ces mégalomanes ?

— Un disciple qui part peut être considéré comme un traître...

Un jour, Heidi et Brian ne sont pas venus à la réunion du matin. Ils étaient partis.

— Le leader peut avoir l’impression qu’il perd le contrôle. Ou si la secte a des adeptes à plusieurs endroits et qu’il lui soit impossible d’être présent partout, il peut avoir la sensation que son autorité dérape durant ses absences. Angoisse accrue. Sentiment d’isolement accru. Volonté tyrannique accrue. C’est une spirale paranoïaque. Il suffit alors d’un facteur extérieur pour tout déclencher.

— Et à quel degré d’agression doit se situer cet élément extérieur ?

— C’est variable. À Jonestown, il a suffi qu’un député du Congrès, avec un groupe de journalistes, tente de ramener une poignée de dissidents aux États-Unis. À Waco, il a fallu un assaut quasi militaire du Bureau of Alcohol, Tobacco and Firearms, avec pour finir une attaque aux gaz lacrymogènes et des véhicules blindés perçant une brèche dans l’enceinte du centre.

— Qu’est-ce qui explique cette différence ?

— Question d’idéologie et de leadership. Le système de fonctionnement de Jonestown était plus explosif que celui de Waco.

Mes doigts serrant le combiné étaient glacés.

— Et, d’après toi, Owens prend-il le chemin de la violence ?

— Il est clair qu’il est à surveiller. S’il retient le bébé de ton amie contre son gré, il faut considérer cela comme un avertissement.

— Il n’est pas certain qu’elle ait été ou non d’accord pour le laisser là-bas. Elle montre beaucoup de réticence à parler de la secte. Ce sont eux qui l’ont élevée, depuis qu’elle a huit ans. Je n’ai jamais vu quelqu’un de si déchiré. Mais le fait que Jennifer Cannon vivait au centre d’Owens au moment du meurtre est par ailleurs très clair.

Le silence a couru d’un bout à l’autre de la ligne.

— Est-il possible qu’à cause de Heidi et de Brian Owens ait pété les plombs ? Qu’il puisse avoir envoyé quelqu’un pour les tuer, eux et leurs bébés ?

— C’est possible. Et n’oublie pas que ce n’est pas la seule chose qu’il peut prendre comme une attaque. Il semble que Jennifer Cannon ait caché les appels téléphoniques du Canada, pour ensuite refuser de se soumettre à la volonté d’Owens quand il s’en est aperçu. Et, bien sûr, il y a ton intervention.

— Mon intervention ?

— Brian a mis Heidi enceinte contre les ordres de la secte. Puis ils sont partis ensemble. Ensuite, l’histoire avec Jennifer. Là-dessus, vous débarquez avec Ryan. Drôle de coïncidence, en passant.

— Comment ?

— Le député qui s’est pointé en Guyane, il s’appelait Ryan aussi.

— Donne-moi une prédiction, Red. En fonction de ce que je t’ai dit, que vois-tu dans ta boule de cristal ?

Il n’a pas répondu tout de suite.

— D’après ce que tu m’as raconté, Owens semble correspondre au profil du leader charismatique, s’auto-définissant comme messie. Et, visiblement, ses disciples ont accepté cette vision des choses. Owens peut avoir l’impression qu’il est en train de perdre le contrôle sur ses adeptes. Il peut considérer votre enquête comme une menace additionnelle portée à son autorité.

Nouveau silence.

— Et il y a ce que Catherine t’a dit au sujet de ce passage...

Il a pris une grande inspiration.

— Considérant tout cela, je dirai que la probabilité d’une dérive violente est élevée.

J’ai raccroché et laissé un message à Ryan sur son bip. En attendant qu’il rappelle, j’ai repris le rapport de Hardaway. Juste au moment où je le sortais de l’enveloppe, le téléphone a sonné. Si je n’avais pas été aussi énervée, cela aurait pu m’amuser. Il était dit que je ne lirais pas ce document.

— Tu es tombée du lit ?

La voix de Ryan était lourde de fatigue.

— Je suis toujours levée tôt. Et j’ai eu de la visite.

— Laisse-moi deviner. Gregory Peck.

— Catherine a débarqué ce matin. Elle dit qu’elle a passé la nuit à l’UNC et qu’elle m’a trouvée par l’annuaire de la fac.

— Pas très malin d’y laisser ton adresse personnelle.

— Elle n’y est pas. Jennifer Cannon a vécu au centre de Saint Helena.

— Ô chris !

— Catherine a surpris une dispute entre Jennifer et Owens. Le lendemain, Jennifer avait disparu.

— Du super-boulot, Brennan.

— Il y a mieux.

Je lui ai raconté comment Jennifer avait accès au téléphone et qu’elle était l’amie de Heidi. Il m’a communiqué à son tour ses propres scoops.

— Lorsque tu as parlé avec Hardaway, tu lui as demandé quand Jennifer avait été vue vivante pour la dernière fois. Mais tu n’as pas demandé où. Ce n’était pas à Calgary. Jennifer n’y a plus habité après être partie pour le collège. D’après sa mère, elles sont restées en relation étroite jusque peu avant sa disparition. Sa fille a alors commencé à espacer ses appels, à se montrer évasive lors de leurs conversations.

« La dernière fois qu’elle a appelé, c’était pour Thanksgiving il y a deux ans. Puis plus rien. La mère a téléphoné au collège, a pris contact avec les amis de sa fille, elle est même venue voir sur le campus. Mais elle n’a jamais pu découvrir où sa fille avait disparu. C’est là qu’elle a rempli un dossier pour personne disparue.

— Et ?

Je l’ai entendu respirer profondément.

— La dernière fois qu’on a vu Jennifer, c’était sur le campus de McGill.

— Non !

— Si. Elle n’a pas passé ses examens et ne s’est plus présentée aux cours. Elle a ramassé ses affaires, tout bonnement, et a disparu.

— Ses affaires ?

— Ouais. C’est pour ça que la police ne s’est pas beaucoup bougée sur le dossier. Elle a empaqueté ce qui lui appartenait, a fermé son compte en banque, laissé un chèque pour son propriétaire et s’est évanouie dans la nature. Ce qui ne ressemble pas vraiment à un enlèvement.

Une image se formait dans mon esprit, sans parvenir à se fixer. Un visage avec une frange. Un tic nerveux. J’ai forcé mes lèvres à formuler le nom.

— Il y a une autre jeune fille qui a disparu du centre en même temps que Jennifer Cannon. Catherine ne la connaissait pas, parce qu’elle était nouvelle... — J’ai avalé ma salive. — D’après elle, la fille pouvait s’appeler Anna.

— Je ne te suis pas.

— Anna Goyette était... — je me suis reprise  – est une étudiante de McGill.

— Anna est un nom courant.

— Catherine l’a entendue parler avec Jennifer dans une langue étrangère.

— En français ?

— Je ne sais pas si Catherine reconnaîtrait le français si elle l’entendait.

— Tu penses que la seconde victime de Murtry pourrait être Anna Goyette ?

Je n’ai pas répondu.

— Brennan, ce n’est pas parce qu’une fille qui s’est pointée à Saint Helena s’appelait peut-être Anna qu’il faut imaginer une réunion de promotion de McGill. Cannon a quitté l’université il y a deux ans. Goyette a dix-neuf ans. Elle n’était pas encore à l’université à ce moment-là.

— C’est vrai. Mais tout le reste concorde.

— Je ne sais pas. Et même si Jennifer a vécu avec Owens, cela ne veut pas dire que ce soit lui qui l’a tuée.

— Ils se disputent. Elle disparaît. On trouve son cadavre enseveli sommairement.

— Elle était peut-être droguée. Ou son amie Anna l’était. Peut-être qu’Owens s’en est aperçu et qu’il les a foutues dehors. N’ayant nulle part où aller, elles ont fait chanter leurs associés. Ou elles se sont envolées avec un sac de marchandise.

— C’est ce que tu penses ?

— Écoute, tout ce qu’on sait de façon certaine, c’est que Jennifer Cannon a quitté Montréal il y a deux ans et qu’on a retrouvé son corps sur Murtry Island. Il est possible qu’elle ait vécu quelque temps dans la communauté de Saint Helena. Il est possible qu’elle se soit disputée avec Owens. Et, si c’est effectivement le cas, il est possible que cela ait un rapport avec sa mort.

— Cela a en tout cas un maudit rapport avec la question de trouver ce qu’elle a pu fabriquer depuis sept ans.

— Oui.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je vais d’abord aller voir le shérif Baker pour savoir si on peut obtenir un mandat avec ça. Puis je vais mettre le feu au cul de nos petits camarades texans. Je veux connaître le moindre trou à rat qu’Owens a pu occuper dans sa vie. Puis retour à la « villa Mon désir » pour la mettre ostensiblement sous haute surveillance. Je veux voir de quelle couleur il transpire, notre gourou, et je n’ai pas beaucoup de temps devant moi. Ils me veulent à Montréal lundi.

— Je pense que c’est un homme dangereux, Ryan.

Il m’a écoutée sans m’interrompre tandis que je lui relatais en gros ma conversation avec Red Skyler. Un long silence a suivi, le temps pour lui de digérer les propos du sociologue.

— Je vais appeler Claudel, pour qu’il me dise où ils en sont avec Anna Goyette.

— Merci, Ryan.

— Garde un œil sur Catherine, a-t-il dit d’un ton solennel.

— Sans faute.

Je n’en ai pas eu l’occasion. Quand je suis remontée dans la chambre, elle avait disparu.