4.
L’après-midi était déjà bien avancé lorsque les derniers os furent empaquetés, prêts pour le transport. Ryan me regardait dégager délicatement les fragments île crâne, les envelopper, avant de les placer dans des bacs en plastique. Je procéderais à l’analyse au labo. Pour le reste de l’enquête, ce serait son bébé.
Le soir tombait lorsque je suis sortie de la cave. Dire que j’avais froid aurait été comme laisser entendre que Lady Godiva serait mal habillée. Pour la deuxième journée consécutive, je me retrouvais avec une absence totale de sensation dans les extrémités mais gardais espoir que l’amputation ne serait pas nécessaire.
LaManche étant parti, je revins en ville avec Ryan et son coéquipier, Jean Bertrand. J’étais assise à l’arrière, grelottant et demandant toujours plus de chauffage. À l’avant, ils étaient en sueur et retiraient une épaisseur après l’autre.
Leur conversation flottait à l’orée de ma conscience. Complètement vidée, je n’aspirais qu’à un bain chaud et à me glisser dans ma chemise de nuit de flanelle. Pour un mois. Mes pensées s’égaraient. Je pensais aux ours. Bonne idée : se rouler en boule et dormir jusqu’au printemps.
Des images me traversaient l’esprit. La victime de la cave. Une chaussette qui pendouillait au bout d’orteils dressés et roussis. Une plaque, où un nom était inscrit, sur un minuscule cercueil. Un sourire sur un autocollant.
— Brennan ?
— Oui ?
— Bonjour, ma beauté. Les petits oiseaux chantent...
— Quoi ?
— Vous êtes arrivée.
Je m’étais endormie profondément.
— Merci. On se reparle demain.
Je me suis extirpée de la voiture péniblement, pour me traîner le long des escaliers de mon immeuble. La neige brillait sur le quartier comme un glaçage sur un beignet rassis. D’où venait toute cette neige ?
Le stock en épicerie ne s’était pas amélioré. Biscuits, soda et beurre d’arachide feraient l’affaire, le tout dilué avec une soupe aux fruits de mer. Une vieille boîte de Turtles traînait dans le placard. Au chocolat noir, mes préférés. Ils étaient durs, mais je n’étais pas en mesure de faire la fine bouche.
Le bain était tout à fait à la hauteur de mes espérances. Puis je décidai de faire un feu. Je m’étais enfin réchauffée mais je me sentais terriblement fatiguée. Et seule. Le chocolat m’avait un peu réconfortée, pourtant ce n’était pas suffisant.
Je m’ennuyais de ma fille. L’année universitaire de Katy étant répartie en trimestres et la mienne en semestres, nos vacances de printemps ne coïncidaient pas. Même Birdie était resté dans le Sud pour ce voyage-ci. Il détestait l’avion et le manifestait fortement toute la durée du vol. N’étant venue cette fois-ci que pour quinze jours, j’avais décidé d’épargner et mon chat et la compagnie d’aviation.
J’ai tendu l’allumette vers les briquettes d’allumage. Le feu. Pour la première fois, dompté par l’Homo erectus. Depuis presque un million d’années, nous nous en servions pour chasser, cuire, nous chauffer et éclairer notre route. Cela avait été le sujet de mon dernier cours, avant les vacances. Du coup, mes pensées revinrent à mes étudiants de Caroline. Au moment où j’étais en quête d’Élisabeth Nicolet, ils passaient leurs examens de fin de semestre. Les petits livrets bleus arriveraient ici demain, par courrier express, tandis qu’eux se disperseraient sur les plages.
Lumière éteinte, je restais là à regarder les flammes se tordre et lécher les bûches. Des ombres dansaient dans la pièce. La résine répandait son parfum, des bulles venaient crever à la surface du bois humide qui sifflait. C’était pour cela que le feu exerçait un tel attrait. Tant de sens étaient sollicités à la fois.
Cela rebrancha mes synapses sur les Noëls de mon enfance, les camps de vacances. Quelle bénédiction que le feu ! Quel bonheur que d’avoir ainsi d’heureux souvenirs ranimés. Mais c’était une puissance mortelle aussi. Non, je ne voulais plus penser à Saint-Jovite ce soir.
La neige s’accumulait sur le rebord de la fenêtre. À l’heure qu’il était, mes étudiants devaient organiser leur première journée de plage. Tandis que je devais veiller aux engelures, ils s’attendaient à prendre des coups de soleil. Je ne voulais pas penser à ça non plus.
Et Élisabeth Nicolet ? Religieuse cloîtrée. Femme contemplative, disait la plaque. Mais cela faisait plus de cent ans qu’elle n’avait plus rien contemplé. Et si nous n’avions pas déterré le bon cercueil ? Encore un sujet auquel je refusais de penser. Ce soir en tout cas Élisabeth et moi avions peu de choses en commun.
J’ai regardé l’heure. Dix heures moins le quart. En deuxième année, Katy avait été élue « Miss Virginie ». Tout en conservant une moyenne de 3,8 sur 4 dans son double cursus français et psychologie, elle ne s’enfermait pas sur elle-même. Aucune chance qu’elle puisse rester à la maison un vendredi soir. Toujours optimiste, j’ai apporté le téléphone devant la cheminée et composé le numéro.
Elle a répondu à la troisième sonnerie.
M’attendant à son répondeur, j’ai bredouillé quelques mots inintelligibles.
— C’est toi, m’man ?
— Oui. Salut. Que fais-tu à la maison ?
— J’ai un bouton sur le nez de la taille d’un hamster. Je suis trop affreuse pour sortir. Et toi, qu’est-ce que tu fais à la maison ?
— C’est totalement impossible que tu sois affreuse. Je ne me prononcerai pas sur le bouton...— Calant mon dos contre un coussin, j’ai tendu les pieds vers le feu.— Cela fait deux jours que j’exhume des cadavres et je suis trop fatiguée pour sortir.
— Je ne veux même pas poser de question.
— J’entendais des bruits de cellophane froissée.
— Mais, pour le bouton, il est vraiment énorme.
— Cela aussi passera. Comment va Cyrano ?
Katy avait deux rats, Templeton et Cyrano de Bergerac.
— Ça va mieux. J’ai acheté des médicaments et je les lui donne avec un compte-gouttes. Ses éternuements ont pas mal diminué.
— Bien. Ça a toujours été mon préféré.
— Je pense que Templeton le sait.
— J’essaierai de moins le montrer à l’avenir. Et quoi de neuf, à part ça ?
— Pas grand-chose. Je suis sortie avec un type, Aubrey. Plutôt cool. Le lendemain, il m’a envoyé des roses. Et demain, je vais à un pique-nique avec Lynwood. Lynwood Deacon. Il est en première année de droit.
— C’est comme ça que tu les choisis ?
— Quoi ?
— À cause des noms.
Elle n’a pas répondu.
— Tante Harry a appelé.
— Ah ?
Le nom de ma sœur me met toujours un peu sur le qui-vive, comme si j’étais sous un seau de clous en équilibre sur le rebord de la fenêtre.
— Elle a vendu son entreprise de voyages en ballon, ou quelque chose du genre. En fait, elle appelait pour savoir où te joindre. Elle avait l’air de délirer pas mal.
— De délirer ?
En temps normal, ma sœur avait toujours un peu l’air de délirer.
— Je lui ai dit que tu étais au Québec. Elle va sans doute te téléphoner demain.
— Bon.
Tout à fait ce qu’il me fallait.
— Oh ! P’pa s’est acheté une Mazda RX7. Elle est super-belle ! Mais aucune chance qu’il me la laisse conduire.
— Oui, je sais.
Mon mari, dont j’étais séparée, traversait en douceur la crise de la quarantaine.
Elle a eu un moment d’hésitation.
— En fait, on allait justement sortir manger une pizza.
— Et le bouton ?
— Je vais lui dessiner des oreilles et une queue, et je dirai que c’est un tatouage.
— Ça peut marcher. Si on t’arrête, donne un faux nom.
— O.K. J’t’aime, m’man.
— Moi aussi, je t’aime. Je te rappelle plus tard.
J’ai terminé les Turtles et je me suis brossé les dents.
Deux fois. Puis je me suis mise au lit et j’ai dormi onze heures.
Ce qui restait du week-end s’est passé en rangement, ménage, courses et correction d’examens. Ma sœur m’a appelée dimanche en fin de journée pour me dire qu’elle avait vendu sa montgolfière. Ce qui m’a soulagée. Trois ans que j’inventais toutes sortes d’excuses pour garder Katy au sol, appréhendant le jour inévitable où elle prendrait les airs. Son énergie créatrice allait pouvoir désormais s’appliquer ailleurs.
— Tu es chez toi ? ai-je demandé.
— Ouais.
— Il fait chaud ?
J’ai jeté un œil sur le manteau de neige qui s’épaississait toujours un peu plus devant ma fenêtre.
— Il fait toujours chaud à Houston.
Qu’elle aille au diable...
— Alors, pourquoi vends-tu ?
Harry est en perpétuelle quête. Sauf que son Graal n’a jamais été bien déterminé. Ces trois dernières années, elle s’était naïvement fait avoir avec cette histoire de montgolfière. Quand elle n’était pas en safari au-dessus du Texas, elle et son équipe sillonnaient le pays avec leur vieux camion pour participer à des rallyes de montgolfières.
— Striker et moi, on se sépare.
— Ah.
Elle s’était aussi fait avoir avec son Striker. Elle l’avait rencontré lors d’un rallye à Albuquerque, l’avait épousé cinq jours après. Cela avait duré deux ans.
Un ange a passé. J’ai craqué la première.
— Et maintenant ?
— Je pense que je vais me brancher côté psycho.
J’étais étonnée. Les évidences n’étaient pas d’habitude le fort de ma sœur.
— Cela t’aidera sûrement à passer le cap.
— Oh non, non ! Striker a de la gelée à la place du cerveau. Ce n’est pas sur lui que je vais me lamenter. C’est juste que ça me gonfle.
Je l’ai entendue s’allumer une cigarette, inhaler une grande bouffée, souffler la fumée.
— Non, c’est un cours dont j’ai entendu parler. Tu le suis et, après, tu peux conseiller les gens sur leur santé holistique, comment échapper au stress, ce genre de truc. J’ai lu pas mal sur les plantes, la méditation, la métaphysique, et ça a l’air plutôt cool. D’après moi, je peux être bonne là-dedans.
— Harry, ce n’est pas un peu fumeux. ?
Combien de fois avais-je pu dire cela ?
— Boh... C’est sûr, je vais voir. J’suis pas complètement stupide.
Non, elle n’était pas stupide. Mais, quand Harry voulait quelque chose, elle le voulait intensément. Et il n’y avait rien pour la dissuader.
J’ai raccroché, un peu secouée. L’idée de Harry conseillant des gens en difficulté était déconcertante.
Sur le coup de six heures, je me suis préparé un blanc de poulet sauté, des pommes de terre roseval en robe des champs avec beurre et ciboulette, et des asperges à la vapeur. Un verre de chardonnay aurait été parfait avec ça. Mais pas pour moi. Cela faisait sept ans que, là-dessus, le bouton était en position off et il y resterait. Moi non plus, je n’étais pas complètement stupide. Du moins, pas quand j’étais sobre. Même comme ça, c’était diablement meilleur que mon snack de l’autre soir.
Tout en mangeant, je pensais à ma sœur. Harry et les études supérieures n’avaient jamais été compatibles. Elle avait épousé son petit ami de collège la veille de sa remise de diplôme. Premier mari sur une liste de quatre. Elle avait eu un élevage de saint-bernard, dirigé un Pizza Hut, vendu des lunettes de soleil de marque, organisé des circuits de tourisme dans le Yucatan, travaillé comme attachée de presse pour l’équipe de basket des Astros de Houston, fait faillite peu après son ouverture avec une entreprise de nettoyage de tapis, été commerciale dans l’immobilier et, plus récemment, traversé le pays, de-ci de-là, au gré des vents.
Quand Harry avait un an et moi trois, je lui avais brisé une jambe en roulant dessus avec mon tricycle. Mais cela ne l’avait pas ralentie. Elle avait appris à marcher en traînant son plâtre. Agaçante jusqu’à l’insupportable, terriblement attachante, ma sœur compense par de l’énergie pure son manque de culture et son absence de concentration. Je la trouvais tout simplement épuisante.
À neuf heures et demie, j’ai allumé la télé. C’était la fin de la seconde partie du match de hockey. Les Habs perdaient 4 à 0 contre Saint Louis. Don Cherry fulminait contre la stratégie inepte des Canadiens. Avec son visage rond congestionné au-dessus du col de chemise relevé, il avait plutôt l’air d’un ténor d’opérette que d’un commentateur sportif. Je n’en revenais pas que des millions de gens puissent l’écouter toutes les semaines. À dix heures et quart, j’ai éteint et je suis allée me coucher.
Le lendemain, je me suis levée tôt et j’ai pris la route du labo. Le lundi est généralement une grosse journée de travail. Débordements intempestifs de brutalité, défis stupides, solitudes subitement insupportables, coïncidences malheureuses, tout ce qui peut se conclure par des morts violentes augmente en fin de semaine. Les corps arrivent à la morgue et y sont conservés jusqu’au lundi.
Ce lundi-ci ne faisait pas exception. Je me suis servi un café et j’ai rejoint la réunion matinale qui se tenait dans le bureau de LaManche. Nathalie Ayers était à Val-d’Or pour un procès criminel, mais les autres pathologistes étaient présents. Jean Pelletier, qui revenait juste de Kuujjuaq, dans le Grand Nord québécois, où il était allé déposer sous serment, avait apporté ses photos. Il les montrait à Emily Santangelo et à Marcel Morin. Je me suis penchée pour regarder.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? ai-je demandé en montrant un édifice en préfabriqué, entouré de toiles de plastique.
On aurait dit que la ville venait d’être édifiée la nuit précédente.
— La piscine.
Puis il s’arrêta sur un panneau hexagonal rouge, où s’inscrivaient d’étranges signes au-dessus du Arrêt en grosses lettres blanches.
— Tous les panneaux sont en français et en inuktitut.
Son accent de la Côte nord était si prononcé qu’à mon oreille il aurait bien pu parler en inuit. Cela faisait des années que je le connaissais, et son français me posait toujours des problèmes.
Il a désigné un autre bâtiment.
— Ça, c’est le tribunal.
Cela ressemblait à la piscine, sans le plastique. Derrière la ville s’étendait la toundra, étendue de neige grise et désolée, recouvrant un Serengeti de roches et de lichen. Sur le bord de la route, on voyait un squelette décoloré de caribou.
— Ça leur arrive souvent ? a demandé Santangelo en examinant le caribou.
— Seulement lorsqu’ils sont morts.
— Il y a huit autopsies aujourd’hui, a annoncé La Manche en nous distribuant la liste.
Il a décrit les cas l’un après l’autre. Un jeune homme de dix-neuf ans heurté par un train et sectionné au niveau du torse. L’accident s’était produit à la hauteur d’un pont interdit à la circulation, mais que fréquentait une bande d’adolescents.
Une motoneige avait défoncé la couche de glace sur le lac Mégantic. On avait repêché deux corps. Abus d’alcool.
Un bébé avait été retrouvé putréfié dans son lit. La maman, qui regardait des jeux télévisés au rez-de-chaussée quand les autorités étaient arrivées, avait déclaré que dix jours plus tôt Dieu lui avait ordonné de ne plus nourrir son enfant.
Un homme blanc, non identifié, avait été découvert derrière une benne à ordures sur le campus de McGill. Trois corps avaient été récupérés dans un incendie à Saint-Jovite.
Le bébé fut assigné à Pelletier. Il signala qu’il pourrait avoir besoin des conseils d’un anthropologue. Si l’identité du bébé n’était pas un problème, la cause et la date du décès risquaient d’être difficiles à établir.
Santangelo se chargea des corps du lac Mégantic, Morin de l’affaire du train et de celle de la benne. L’état des victimes de Saint-Jovite permettait une autopsie classique ; ce serait pour LaManche. Je m’occuperais des ossements de la cave.
Après la réunion, je redescendis à mon bureau et ouvris un dossier pour y noter les informations officielles sur un formulaire d’anthropologie judiciaire. Nom : Inconnu. Date de naissance : inconnue. Numéro du laboratoire de médecine légale : 31013. Numéro de la morgue : 375. Numéro d’événement de police : 89041. Médecin légiste : Pierre LaManche. Coroner : Jean-Claude Hubert. Enquêteurs : Andrew Ryan et Jean Bertrand, Escouade des crimes contre la personne, Sûreté du Québec.
J’ajoutai la date et glissai le formulaire dans une chemise. Chacun a sa couleur. Rose pour Marc Bergeron, l’odontologiste. Vert pour Martin Lévesque, le radiologue. LaManche a les rouges. Une chemise jaune vif correspond à l’anthropologie.
Avec mon passe, j’ai pris l’ascenseur jusqu’au sous-sol où j’ai demandé à un technicien d’installer le LML 31013 dans la salle d’autopsie. Puis je suis allée passer ma tenue de chirurgie.
Les quatre salles d’autopsie du laboratoire de médecine légale sont à côté de la morgue. Les trois premières se trouvent sous le contrôle du LML, la quatrième sous celui du coroner. La salle d’autopsie numéro deux est vaste et contient trois tables. Les autres n’en ont qu’une. La numéro quatre est équipée d’une ventilation supplémentaire. J’y travaille souvent, car la plupart des cas que j’analyse sont loin d’être frais. Aujourd’hui, je laissais la quatre à Pelletier et à son bébé. Les corps calcinés ne dégagent pas d’odeurs particulièrement incommodantes.
En salle trois, je trouvai le sac de transport noir et les quatre bacs en plastique posés sur un brancard. Retirant le couvercle d’un des bacs, j’ai soulevé le rembourrage en coton pour jeter un œil sur les fragments crâniens. Ils avaient supporté le voyage sans dommages.
J’ai rempli le carton d’identification, ouvert la fermeture Éclair du sac et retiré le drap qui enveloppait les os et les fragments. Après quelques clichés au Polaroïd, j’ai tout envoyé à la radio. S’il y avait des dents ou des particules métalliques, c’était important de les repérer précisément avant de briser le cocon terreux.
Tout en attendant, j’ai repensé à Élisabeth Nicolet. Son cercueil était enfermé dans un compartiment réfrigéré, à trois mètres de moi. J’étais impatiente de m’y mettre, pour savoir ce qu’il en était. Un de mes messages ce matin venait de sœur Julienne. Les religieuses avaient la même hâte.
Une demi-heure plus tard, Lisa revenait avec le chariot et une enveloppe contenant les radiographies. J’en ai sorti quelques-unes que j’ai placées sur le négatoscope, en commençant par ce qui se trouvait au pied du sac.
— Ça va ? a demandé Lisa. Je n’étais pas sûre de savoir comment faire avec tout ce fouillis là-dedans, si bien que j’ai pris plusieurs clichés.
— Elles sont bien.
Nous examinions la masse informe bordée de part et d’autre par les petites lignes blanches de la fermeture Éclair. La matière terreuse était mouchetée de gravats et, çà et là, des particules d’os apparaissaient en plus clair, formant comme une multitude d’alvéoles sur le fond neutre.
— C’est quoi, ça ?
— On dirait un clou.
J’ai pris trois autres radios. Terre, petits cailloux, éclats de bois, ongles. On voyait les jambes et les hanches, couvertes encore de chair calcinée. Le bassin semblait complet.
— On dirait des fragments métalliques dans le fémur droit, ai-je dit en désignant plusieurs petits points blancs dans l’os de la cuisse. Il faudra faire attention en le manipulant. On fera d’autres radios plus tard.
La radio suivante montrait les côtes, aussi morcelées que dans mon souvenir. Les os des bras étaient mieux préservés, bien que fracturés et sérieusement mélangés. Apparemment, il y avait quelques vertèbres à sauver.
Un autre objet métallique était visible sur la partie gauche du thorax. Ça ne ressemblait pas à un clou.
— Faudra regarder ça aussi.
Lisa a approuvé d’un hochement de tête.
Nous sommes ensuite passées aux radiographies des bacs en plastique. Rien de spécial. Le maxillaire était resté d’un seul tenant, les fines racines des dents encore solidement encastrées dans l’os. Même les couronnes étaient intactes. Il y avait des taches claires sur deux des molaires. Bergeron serait content. Si on trouvait le dossier, ces soins dentaires nous permettraient une identification.
Puis j’ai examiné l’os frontal. Il était parsemé de minuscules points blancs, comme si on l’avait saupoudré de sel.
— Je vais vous demander aussi une autre radio de ça, ai-je dit doucement en examinant les particules opaques en dessous de l’orbite gauche.
Lisa m’a regardée d’un drôle d’air.
— O.K., sortons-le de là, ai-je dit.
— Ou sortons-la.
— Ou sortons-la.
Lisa a posé un drap sur l’acier inoxydable de la table d’autopsie et recouvert l’évier d’un tamis. J’ai pris un tablier en papier dans l’un des tiroirs de la table, que j’ai enfilé et noué autour de la taille, j’ai couvert ma bouche d’un masque, enfilé des gants chirurgicaux et ouvert le sac.
Depuis les pieds et en remontant vers le nord, j’ai prélevé les plus gros morceaux d’os, les plus identifiables. Puis à nouveau, en commençant par le bas, j’ai fouillé la terre à la recherche de plus petits bouts qui avaient pu m’échapper. Lisa les passait sous un mince filet d’eau au-dessus du tamis. Une fois lavés, elle les déposait sur le comptoir, pendant que j’arrangeais sur le drap les éléments du squelette dans l’ordre anatomique.
À midi, Lisa sortit déjeuner. Je continuai à travailler, et, à deux heures et demie, ce travail minutieux était terminé. S’étalaient sur le comptoir une collection de clous, de têtes métalliques, et une douille éclatée, à côté d’un petit flacon de plastique contenant ce que je pensais être un bout de tissu. Le squelette calciné et démantibulé était disposé sur la table, les os de la boîte crânienne ouverts en corolle comme des pétales de marguerite.
L’inventaire prit une heure. Il fallait identifier chaque os et déterminer s’il provenait du côté droit ou gauche. Là-dessus, je passai aux questions qui allaient intéresser Ryan. L’âge. Le sexe. La race. Et qui ?
J’ai pris la partie comprenant le bassin et les fémurs. Les tissus, brûlés, étaient noirs et tannés comme du cuir. Bénédiction mitigée. Les os s’en étaient trouvés protégés, mais cela risquait d’être sacrément coton pour les sortir de là.
Sur la partie gauche du bassin, les chairs étaient complètement calcinées, et le fémur était fendu. J’avais une vue latérale parfaite de la cavité articulaire de la hanche. J’ai mesuré le diamètre de la tête du fémur. Taille réduite qui le plaçait en bas dans l’échelle des mensurations féminines.
J’ai ensuite examiné la structure interne de la tête du fémur, juste en dessous de la surface articulaire. Des spicules d’os correspondaient à la configuration classique en nid-d’abeilles de l’adulte, sans ligne trahissant une récente fusion de la calotte de croissance. Ce qui était cohérent avec le complet développement des racines de molaires, que j’avais pu observer plus tôt au niveau de la mâchoire. La victime n’était pas un enfant.
Considérant les rebords extérieurs de la cavité formant l’articulation de la hanche, et la bordure inférieure de la tête fémorale, j’ai constaté que, sur les deux, l’os semblait dégouliner, comme de la cire le long d’une chandelle. Signe d’arthrite. Adulte mais plus de prime jeunesse.
Mon analyse me permettait déjà de penser qu’il s’agissait d’une femme. Ce qui restait des os longs était de petit diamètre, aux attaches musculaires fines. J’ai reporté mon attention sur les fragments crâniens.
Apophyses mastoïdes et arcades sourcilières de petite dimension. Contour anguleux de l’orbite. L’os était lisse non seulement à l’arrière du crâne mais partout là où une ossature masculine aurait présenté un aspect rugueux et bosselé.
Pour l’os frontal, les extrémités supérieures de deux épines nasales étaient encore présentes. Elles se rejoignaient en angle aigu le long d’une ligne médiane, comme un clocher d’église. J’avais deux morceaux de maxillaire. La bordure inférieure de l’ouverture nasale se terminait en saillie, avec au centre un pic osseux pointant vers le haut. Le nez avait été mince et proéminent, le profil droit. Repérant un fragment d’os temporal, j’ai projeté le faisceau d’une lampe de poche par l’ouverture auriculaire. La fenêtre de l’oreille interne se présentait comme une petite ouverture ovale. Autant de traits caucasiens indiscutables.
Sexe féminin. Race blanche. Adulte. Âgée.
Retour au bassin, dont j’espérais qu’il confirme le sexe et me donne des indications plus précises sur la tranche d’âge. M’intéressait particulièrement la région où les deux parties latérales se rejoignaient en avant.
J’ai raclé précautionneusement les tissus carbonisés pour dégager la symphyse pubienne, l’articulation entre les os pubiens. Les os eux-mêmes étaient larges, l’angle inférieur très ouvert. L’un et l’autre présentaient une crête en saillie qui en coupait l’angle. La branche inférieure de chaque os pubien était frêle et doucement recourbée. Constitution clairement féminine. J’ai noté tout cela sur mon rapport et pris d’autres photos au Polaroid.
La chaleur intense avait fait rétrécir le cartilage conjonctif et s’écarter les os pubiens le long de la ligne médiane. Je tordais et tournais dans tous les sens l’amas carbonisé, pour essayer de voir quelque chose par la fente. Il me semblait que les surfaces symphysaires étaient intactes mais je ne pouvais en avoir une vue détaillée.
— On va dégager les os pubiens, ai-je dit à Lisa.
L’odeur de chair brûlée m’est montée à la tête lorsque la scie a attaqué les ailes par lesquelles les os pubiens se rattachent au reste du pelvis. L’opération n’a pris que quelques secondes.
L’articulation symphysiaire était roussie mais d’une lecture facile. Il n’y avait ni rides ni sillons sur aucune des surfaces. En fait, les deux côtés étaient poreux, les bords extérieurs irréguliers. Des filaments osseux se formaient de manière erratique sur le devant de chacun des éléments pubiens, processus d’ossification vers les tissus mous environnants. Elle avait eu une longue vie.
J’ai tourné les os pubiens de l’autre côté. Un profond sillon s’y inscrivait sur la face antérieure. Et elle avait été mère.
Retour à l’os frontal. Je l’ai examiné longuement, la lumière fluorescente révélant dans ses moindres détails ce dont j’avais eu l’intuition dans la cave et qu’avaient confirmé les particules métalliques visibles sur les radios.
Jusque-là, j’avais tenu la bride à mes sentiments. Je m’autorisais enfin à éprouver du chagrin pour cet être humain, ravagé, qui se trouvait là sur ma table. Et à me demander ce qui avait bien pu lui arriver.
Cette femme avait au moins soixante-dix ans, elle était sans aucun doute mère, probablement grand-mère.
Pourquoi quelqu’un lui avait-il tiré une balle dans la tête, pour la laisser ensuite brûler dans une maison des Laurentides ?