16.

Je restais là avec l’objet dans la main, refusant de croire ce que mes yeux voyaient. C’est Sam qui a parlé le premier.

— C’est une mâchoire humaine.

— Oui.

Des dentelles d’ombre glissaient sur son visage.

— Un vieux cimetière indien, probablement.

— Pas avec des prothèses dentaires comme celles-ci.

J’ai retourné la mandibule et le soleil a étincelé sur l’or.

— C’est ça qui a attiré l’attention de J-7, a-t-il dit, le regard fixé sur les couronnes.

— Et là, c’est de la chair, ai-je ajouté en montrant une petite masse ronde et brune au niveau de l’articulation.

— Ce qui signifie quoi ?

J’ai approché la mâchoire de mon nez. C’était bien l’odeur écœurante de la mort.

— Avec ce climat, ça dépend si le corps se trouve sous terre ou en surface, je dirais que la mort remonte à moins d’un an.

— Mais, maudite merde, comment c’est possible ?

Une petite veine palpitait sur son front.

— Ne m’engueule pas. Apparemment, il y en a qui viennent ici sans passer par toi.

J’ai détourné les yeux.

— Mais où a-t-il trouvé cette saloperie ?

— C’est ton singe, Sam. C’est à toi de le savoir.

— T’es mieux de croire que c’est ça que je vais faire.

Il s’est dirigé à grandes enjambées vers le centre de recherche, a escaladé l’escalier quatre à quatre, avant de disparaître à l’intérieur. Par la fenêtre ouverte, je l’ai entendu appeler Jane.

Je ne bougeais pas. Les feuilles de palmier cliquetaient dans la brise. Était-ce un mauvais rêve ? La mort avait-elle vraiment pénétré dans mon havre insulaire ?

Non ! se lamentait une voix en moi. Pas ici !

Le ressort de la porte moustiquaire a gémi dans la brusque poussée que lui a imprimée Sam. Il était accompagné de Jane.

— Ramène-toi, super Quincy. Faisons la tournée des suspects. Jane sait où va le groupe O quand il n’est pas au campement. On doit pouvoir prendre J-7 au collet. La petite crapule va peut-être cracher le morceau.

Je n’ai pas bougé.

— Oh, maudite merde ! Excuse-moi. Simplement je n’aime pas que des morceaux de corps humain apparaissent comme ça sur mon île. Tu sais comment je suis.

Oui, je le savais. Mais ce n’était pas l’éclat de colère de Sam qui me retenait. Je sentais le parfum de résine, la brise tiède qui effleurait ma joue. Je savais ce qu’il y avait là-bas et je n’avais nulle envie d’y aller.

— Allez, viens.

J’ai pris une grande respiration, avec l’enthousiasme d’une femme qui doit se rendre à la convocation d’un oncologue.

— Attendez-moi un instant.

Entrant dans le centre, je suis allée farfouiller dans la cuisine pour prendre un bol en plastique. J’y ai mis la mâchoire et je l’ai caché dans un placard de la pièce au fond. Puis j’ai laissé un mot pour Katy.

Nous avons suivi Jane sur le sentier qui s’enfonçait vers l’intérieur de l’île. Elle nous conduisit à un endroit où les arbres étaient aussi hauts que des derricks, et très touffus à leurs cimes. Le sol, couvert de mousse et d’aiguilles de pin, était mœlleux sous les pieds, l’air lourdement chargé d’un parfum de décomposition végétale et de déjections animales. Un balancement de branche trahissait la présence des singes.

— Nous ne sommes pas seuls, a dit Jane en branchant son récepteur.

Sam fouillait les arbres aux jumelles, pour déchiffrer les tatouages.

— C’est le groupe A, a-t-il dit.

— Hun !

Un jeune est venu se percher au-dessus de moi, épaules tombantes, queue dressée, le regard fixé sur mon visage. Son petit aboiement guttural était sa manière de dire « Défense d’entrer ».

Lorsque mes yeux ont rencontré les siens, il s’est assis, a rapidement rentré le cou dans les épaules, puis l’a étiré à la diagonale de son corps. Ayant répété son salut plusieurs fois, il a fait volte-face, avant de sauter dans l’arbre voisin.

Jane réglait son appareil, les yeux fermés pour mieux entendre, le visage tendu de concentration. Au bout d’un instant, elle a secoué la tête et repris le sentier.

Sam observait les cimes quand elle a fait un nouvel arrêt, puis a pivoté dans le sens des aiguilles d’une montre, absorbée par ce que lui transmettaient ses écouteurs.

— Je viens de capter un faible signal.

Elle s’est orientée dans la direction où l’acrobate avait disparu, s’est immobilisée, a pivoté encore d’un cran.

— Je pense qu’il est par là, près d’Alcatraz.

Elle montrait un point vers les dix heures.

La plupart des cages servant à la capture sont désignées par une lettre, mais quelques-unes des plus anciennes portent des noms, tels que OK Corral, Alcatraz. Nous sommes partis dans la direction d’Alcatraz, mais, en arrivant au sud de l’enclos, Jane a quitté le sentier pour s’enfoncer dans le bois. La végétation y était plus dense, le sol plus spongieux. Sam s’est tourné vers moi.

— Fais attention en approchant de l’étang. Alice a eu tout un tas de petits la saison dernière et je crains qu’elle ne soit pas très aimable.

Alice est l’alligator de plus de quatre mètres qui vit sur Murtry depuis aussi longtemps qu’on s’en souvienne. Personne ne se rappelle qui lui a donné ce nom. Mais l’équipe respecte sa présence et la laisse barboter en paix.

J’ai levé mon pouce en signe d’accord. Même si je n’en ai pas une peur folle, les alligators ne constituent pas une compagnie que je recherche particulièrement.

Nous n’étions qu’à cinq ou six mètres du chemin quand l’odeur m’est devenue perceptible. Faible au départ, simple variation dans le parfum organique de la forêt touffue. Je n’en étais pas sûre d’abord, cependant, en avançant, c’est devenu plus net et j’ai senti un étau froid m’enserrer la poitrine.

Jane a coupé au nord en tournant le dos à l’étang, suivie par Sam, qui surveillait toujours les hautes branches aux jumelles. Je me suis arrêtée. L’odeur provenait de droit devant nous.

J’ai contourné le tronc renversé d’un copalme. L’étang était entouré d’un fourré d’arbustes et de palmiers nains. La forêt se faisait plus silencieuse au fur et à mesure que le bruit de pas de Jane et de Sam s’étouffait dans le lointain.

L’odeur de chair putréfiée ne ressemble à aucune autre. Je l’avais reniflée sur la mâchoire et, maintenant, c’était le même relent doucereux et fétide qui montait dans l’air, signe que l’objet de ma quête n’était plus bien loin. Respirant à peine, j’ai tourné sur moi-même les yeux fermés, comme Jane, tout le corps tendu dans ses moindres fibres pour humer. Même mouvement, mais concentration différente. Si Jane traquait avec son ouïe, moi c’était avec mon odorat que je chassais.

L’odeur venait de la direction de l’étang. J’ai avancé en suivant la piste au flair, les yeux guettant un éventuel mouvement du reptile. Un singe a aboyé au-dessus de moi et un flot d’urine a dégouliné jusqu’au sol. Il y a eu un mouvement dans les branches et des feuilles sont tombées en voltigeant. À chaque pas, la puanteur devenait plus forte.

Arrivée à moins de trois mètres, je me suis arrêtée pour examiner aux jumelles le bouquet de palmiers nains et de houx qui me séparait de l’eau. Juste en bordure se formait et se reformait un nuage iridescent.

Je me suis avancée prudemment, sans bruit. Au bord du bosquet, l’odeur dominait. Pas un bruit. J’ai passé les broussailles au radar. Rien. Mon cœur battait la chamade et la sueur me dégoulinait sur le visage.

Bouge-toi le cul, Brennan. Tu es trop loin de l’étang pour l’alligator.

J’ai sorti un bandana de ma poche que j’ai noué devant ma bouche et mon nez, et je me suis accroupie pour voir ce qui pouvait autant attirer les mouches.

Elles ont aussitôt décollé, m’enveloppant de leur vrombissement. J’avais beau les chasser, elles revenaient immédiatement à la charge. Les écartant d’une main, je me suis entouré l’autre du foulard et j’ai soulevé les branches de houx. Une nuée d’insectes, déchaînée et bourdonnante, a volé vers mes yeux et mes bras.

Ce qui les avait attirés était une tombe, peu profonde, dissimulée sous les feuilles. Un visage humain, tourné dans ma direction, en sortait dont les traits se modifiaient dans la lumière chatoyante. Je me suis penchée, pour m’écarter aussitôt avec horreur.

Ce n’était plus un visage que je voyais, mais un crâne, raclé à nu par les charognards. Ce qui m’était apparu comme des yeux, un nez, une bouche était un amoncellement de minuscules crabes, formant une masse grouillante qui le recouvrait tout entier et qui se nourrissait des restes de chair.

Un coup d’œil sur les alentours m’a fait comprendre qu’il y avait eu d’autres opportunistes. Sur ma droite, un tronçon rongé de cage thoracique. Un bras dépassait de sous un arbuste à un mètre cinquante, les os encore reliés par des vrilles de tendons desséchés.

J’ai laissé retomber les branches et me suis assise sur les talons, figée par une angoisse froide, nauséeuse. À la lisière de mon champ de vision, j’ai vu arriver Sam. Il m’a parlé, mais ses mots n’arrivaient pas jusqu’à ma conscience. Quelque part, à des millions de kilomètres, il y a eu un bruit de moteur, puis plus rien.

Je voulais être ailleurs. Être quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui n’aurait pas passé des années dans cette odeur de mort, dans ces images de dégradation ultime. Quelqu’un qui ne travaillerait pas jour après jour à rassembler les restes de carnages dus à des proxénètes machos, à des conjoints pris de folie, des cocaïnomanes déchaînés, des psychopathes. J’étais venue sur cette île pour échapper à la brutalité de ma vie professionnelle. Mais, même ici, la mort me retrouvait. J’étais anéantie. Un autre jour, une autre mort. Le trépassé du jour. Seigneur, devrais-je affronter cela encore longtemps ?

J’ai senti la main de Sam sur mon épaule et j’ai levé les yeux. Il tenait son autre main devant son nez et sa bouche.

— Qu’est-ce que c’est ?

J’ai désigné le bosquet du menton et, du bout de sa botte, il a soulevé les branches.

— Oh, saloperie de merde !

J’ai hoché la tête.

— Depuis combien de temps c’est là ?

Haussement d’épaules.

— Des jours ? Des semaines ? Des années ?

— La tombe a été une manne pour la faune de l’île. Le cadavre dans son ensemble ne semble pas avoir été déplacé. Je ne peux pas me prononcer en ce qui concerne l’intérieur.

— Ce ne sont pas les singes qui ont déterré ça. La viande ne les attire pas du tout. Ce doit être ces maudites buses.

— Des buses ?

— Des vautours mangeurs de tortues. Ils se délectent des carcasses de singes.

— Il a dû y avoir aussi des ratons laveurs.

— Ah bon ? Les ratons adorent le houx, mais j’ignorais qu’ils étaient nécrophages.

Je me suis retournée vers la tombe.

— Le corps est couché sur le côté, l’épaule droite juste en dessous de la surface. Cela ne fait pas de doute que l’odeur a attiré les charognards. Vautours et ratons l’ont sans doute déterré, dévoré, et ont traîné plus loin le bras et la mâchoire, une fois que la décomposition avait affaibli la résistance des attaches musculaires.

J’ai montré le fragment de cage thoracique.

— Ils ont rongé également une partie du thorax, qu’ils ont emporté plus loin aussi. Le reste était sans doute enfoui trop profondément ou tout simplement difficile à atteindre, ils n’y ont pas touché.

Avec un bâton, j’ai rapproché le bras du reste. Le coude était encore attaché ; il manquait l’extrémité des os longs, et la matière interne d’apparence spongieuse apparaissait aux indentations.

— Tu vois comment les bouts ont été mâchouillés ? Ce sont des animaux qui ont fait cela. Et ça... — je montrais un petit trou rond  –, c’est une marque de dent. De petite taille. Sans doute un raton laveur.

— Enfant de chienne.

— Et, bien sûr, les crabes et les vers ont fait leur part.

Il s’est redressé, a pivoté sur lui-même et frappé le sol du talon.

— Jésus-Christ ! Et maintenant ?

— Maintenant tu appelles le coroner de ton district local, qu’il ou elle appelle l’anthropologue judiciaire.

Je me suis levée et j’ai brossé mon jean.

— Et que tout le monde parle au shérif.

— Ça, c’est un vrai maudit cauchemar. Je peux pas laisser des gens courir partout sur l’île.

— Ils n’ont pas à courir partout sur l’île, Sam. Ils ont juste à venir ici, à procéder à l’exhumation et peut-être à l’aire inspecter les alentours par un chien policier pour voir s’il y a une autre personne enterrée quelque part.

— Mais comment... Merde ! C’est impossible.

Une goutte de sueur perlait à sa tempe. Les muscles de ses mâchoires saillaient à intervalles réguliers. Silence. Les mouches vrombissaient et nous tournaient autour.

C’est finalement lui qui a repris la parole.

— Il faut que tu t’en occupes, toi.

— M’occuper de quoi ?

— T’occuper de tout ce qu’il y a à faire. De déterrer ce truc.

Il a désigné la tombe du bras.

— Pas question. Ce n’est pas dans ma circonscription.

— Je me le fous bien au cul de quelle circonscription il s’agit. Je ne laisserai pas une bande de rigolos courir partout ici, saboter mon île, foutre en l’air le déroulement de nos travaux, et très probablement infecter mes singes. C’est hors de question. Et cela ne se fera pas. C’est moi le maire, maudite merde, et c’est mon île. Tu me verras installé sur ce foutu ponton avec un revolver avant que je laisse faire ça.

De nouveau, la veine saillait sur son front, les tendons de son cou étaient tendus comme des cordes de piano. Il ponctuait ses mots d’un martèlement d’index dans l’air.

— Ce travail réclame un diplômé de l’Académie, Sam, mais il reste que ce n’est pas moi qui vais m’en charger. Dan Jaffer travaille à l’USC de Columbia. Il s’occupe des dossiers d’anthropologie pour la Caroline du Sud, c’est probablement lui que ton coroner va appeler. Dan est membre du bureau et il est excellent.

— Ton foutu Dan Jaffer de merde peut très bien être tuberculeux jusqu’à l’os, saloperie de merde !

Il n’y avait rien à opposer à cela, je me suis donc tue.

— Tu fais cela tout le temps. Tu n’as qu’à déterrer ce type et renvoyer le paquet à ton Jaffer.

Là non plus, il n’y avait pas grand-chose à opposer.

— C’est quoi, le maudit problème, Tempe ?

Il me fusillait du regard.

— Tu sais que je suis à Beaufort pour une autre affaire. J’ai promis mon aide, et je dois être de retour à Charlotte mercredi.

Je ne lui donnais pas la vraie raison. En fait, je refusais absolument de me mêler de cela. Je n’étais pas mentalement prête à mettre en correspondance mon sanctuaire insulaire et l’horreur de la mort. Depuis que j’avais aperçu la mâchoire, des bribes d’images me flottaient dans la tête, des fragments d’affaires anciennes. Femmes étranglées, bébés découpés en morceaux, jeunes gens avec la gorge tranchée et les yeux fixes, aveugles. Si cette violence-là était arrivée jusqu’ici, je ne voulais pas m’y trouver impliquée.

— On va en reparler au campement, a dit Sam. Ne mentionne le cadavre à personne.

Sans relever ses manières dictatoriales, j’ai dénoué mon foulard pour l’attacher au buisson de houx, et nous avons fait demi-tour.

En arrivant près du sentier, j’ai vu un vieux camion arrêté près de l’endroit où nous avions bifurqué pour couper à travers bois. Il était chargé de sacs de nourriture et derrière était attaché un réservoir d’eau de mille litres, que Joey était en train d’examiner. Sam l’a interpellé.

— Attends une minute.

Joey s’est essuyé la bouche d’un revers de main et a croisé les bras. Il portait un jean et un gilet de coton coupé aux épaules et au cou. Ses cheveux blonds et graisseux lui pendouillaient comme des linguini autour du visage.

Il nous a regardés approcher, les yeux cachés derrière ses lunettes de soleil, la bouche réduite à une ligne. Il semblait physiquement tendu, sur le qui-vive.

— Je ne veux voir personne près de l’étang.

— Alice a eu un autre singe ?

— Non, a répondu Sam, sans entrer dans les détails. C’est pour où, la nourriture ?

— La mangeoire sept.

— Vas-y et reviens tout de suite.

— Et l’eau ?

— Remplis les réservoirs et reviens au campement. Si tu rencontres Jane, dis-lui de venir me voir.

Les lunettes fumées de Joey se sont tournées vers moi et m’ont fixée pendant ce qui m’a paru un long moment. Puis il est remonté dans son camion et est reparti, le réservoir brinquebalant à l’arrière.

Nous avons continué à marcher en silence. J’appréhendais la scène qui ne pouvait manquer de se produire. Je ne le laisserais pas me tyranniser. Je repensais à ce qu’il avait dit, à l’air qu’il avait eu lorsqu’il avait découvert la tombe. Et puis autre chose. Juste avant qu’il me rejoigne, j’avais cru entendre un bruit de moteur. Était-ce le camion ? Depuis combien de temps Joey avait-il bien pu rester ainsi garé sur le sentier. Et pourquoi justement ici ?

— Depuis quand Joey travaille pour toi ? ai-je demandé.

— Joey ?... — Il a réfléchi. — Presque deux ans.

— Il est fiable ?

— Disons simplement que sa compassion déborde son bon sens. C’est un de ces types au cœur tendre, toujours à parler du droit des animaux et à se soucier du dérangement qu’on pourrait leur occasionner. Il n’y connaît foutrement rien, mais il travaille bien.

En arrivant au camp, j’ai trouvé un mot de Katy. Elle avait fini ses observations et était partie lire sur le ponton. Laissant Sam téléphoner, je suis descendue au bord de l’eau. Ma fille s’était installée sur l’un des bateaux, pieds nus, jambes allongées, manches et bas de pantalon relevés le plus haut possible. Je lui ai adressé un signe, auquel elle a répondu, puis elle a pointé le bateau du doigt. J’ai secoué la tête et levé mes deux mains pour indiquer qu’il n’était pas encore temps de partir. Elle a souri, puis s’est replongée dans sa lecture.

J’ai retrouvé Sam assis à la table de cuisine du centre, en conversation sur son téléphone cellulaire. Je me suis glissée sur le banc d’en face.

— Il sera de retour quand ? demandait-il.

Je ne l’avais jamais vu si énervé.

Silence. Il tapotait la table avec un crayon, une fois sur le bout une fois sur la pointe, le bout la pointe, en le faisant glisser entre ses doigts.

— Ivy Lee, j’ai besoin de lui parler maintenant. Tu ne peux vraiment pas le trouver ?

Silence. Toc, toc, toc.

— Non, son adjoint ne fera pas l’affaire. Il me faut le shérif.

Long silence. Toc, to... La mine a cassé et il a jeté le crayon dans la poubelle à l’autre bout de la pièce.

— Je me moque de ce qu’il a dit, essaie encore. Qu’il m’appelle sur l’île, je l’attends.

Il a violemment rabattu le combiné.

— Comment le coroner et le shérif peuvent-ils être injoignables en même temps ?

Il s’est passé les mains dans les cheveux.

Je me suis tournée de côté, le dos appuyé au mur et les pieds sur le banc. Avec les années, j’avais appris que la meilleure manière d’affronter les colères de Sam était de ne pas en tenir compte. Elles s’allumaient et s’éteignaient comme un feu de brindilles sèches. Il s’est levé et a commencé à faire les cent pas en se martelant la paume du poing.

— Il fout quoi, Harley ?

Il a regardé sa montre.

— Quatre heures dix. Magnifique. Dans dix minutes, tout le monde va se retrouver ici, pour repartir en ville. Nom de Dieu, ils ne sont même pas supposés être ici un samedi. C’est une journée qui remplace celle perdue à cause du mauvais temps.

Il a projeté un morceau de craie contre le mur.

— Je ne peux pas les garder ici. Quoique... Je peux peut-être leur parler du cadavre, décréter que personne ne quitte l’île, puis prendre les suspects un à un dans la pièce du fond et les passer au gril comme ce foutu Hercule Poirot de merde !

Il parcourait toute la cuisine dans un sens. Regardait sa montre. Refaisait le parcours en sens inverse. Finalement, il s’est laissé tomber sur le banc en face de moi, le front posé sur les poings, et n’a plus bougé.

— Ça y est, ta crise est terminée ?

Pas de réponse.

— Est-ce que je peux me permettre une suggestion ?

Il n’a pas relevé la tête.

— Eh bien, je vais la faire quand même. Le corps est sur l’île parce que quelqu’un ne voulait pas qu’on le trouve. À l’évidence, il n’avait pas pensé à J-7.

Je m’adressais au sommet de son crâne.

— Je vois diverses possibilités. Un, c’est un de tes employés qui l’a apporté. Deux, une personne extérieure a fait un saut ici en bateau, probablement un type du coin qui connaît vos habitudes. L’île n’est pas gardée après le départ de l’équipe, n’est-ce pas ?

Il a fait signe que non, sans lever la tête.

— Trois, ce peut être un trafiquant de drogue, comme il en circule dans les parages.

Pas de réponse.

— Tu es garde forestier, non ?

Il a levé les yeux. Son front était couvert de sueur.

— Si tu n’arrives à joindre ni le coroner ni le shérif, et si tu ne fais pas confiance à l’adjoint, appelle tes amis haut placés de l’environnement. Les îles sont sous leur juridiction, non ? Que tu les contactes n’éveillera pas de soupçon et ils pourront envoyer quelqu’un pour fermer le site le temps que tu parles au shérif.

Il a tapé sur la table.

— Kim.

— Peu importe qui. Demande-leur simplement de garder ça secret jusqu’à ce que tu aies parlé à Baker. Je t’ai déjà dit ce qu’il allait faire.

— Kim Waggoner travaille pour le ministère des Ressources naturelles de la Caroline du Sud. Elle m’a sorti d’affaire la dernière fois, quand j’avais eu des problèmes pour faire respecter la loi par ici. J’ai confiance en elle.

— Et elle pourra rester toute la nuit ici ?

Je n’avais jamais été peureuse, mais tenir tête à des meurtriers ou à des dealers n’était pas le genre de travail que j’aurais voulu faire.

— Aucun problème.

Il était déjà en train de composer le numéro.

— C’est une ancienne marine.

— Elle saura retenir d’éventuels intrus ?

— Elle bouffe des clous au petit déjeuner.

On lui a répondu et il a demandé à parler à l’agent Waggoner.

— Attends de la voir, a-t-il dit en couvrant le récepteur de la main.

 

Le temps que l’équipe soit revenue au centre, tout avait été organisé. Katy est repartie avec eux, pendant que je restais avec Sam. Kim est arrivée peu après cinq heures. La description de Sam était on ne peut plus juste. Pantalon militaire, rangers, chapeau de brousse australien, et elle avait sur elle assez de munitions pour aller chasser le rhinocéros. L’île ne courait aucun danger.

En revenant à la marina, Sam m’a demandé une nouvelle fois de me charger de l’exhumation. Je lui ai fait la même réponse que plus tôt. Le shérif. Le coroner. Jaffer.

— Je te vois demain, lui ai-je dit lorsqu’il m’a déposée sur la passerelle. Merci de nous avoir emmenées là-bas aujourd’hui. Je sais que Katy a adoré.

— No problema.

Un pélican planait au-dessus de l’eau. Repliant ses ailes, il a plongé tête la première dans un creux de vague, pour réapparaître avec un poisson dans le bec, dont les écailles luisantes ont renvoyé le reflet métallique du soleil de l’après-midi. Puis le pélican a changé d’idée et le poisson est retombé, comme un missile argenté, dans la mer.

— Jésus-Christ, pourquoi fallait-il qu’ils s’attaquent à mon île ?

Il paraissait fatigué et découragé.

J’ai ouvert la portière.

— Tiens-moi au courant de ce que le shérif Baker va dire.

— Promis.

— Tu comprends pourquoi je ne peux pas procéder à l’exhumation du cadavre, n’est-ce pas ?

— Le cadavre, chris.

Au moment où je claquais la portière et me penchais par la vitre ouverte, il est revenu à la charge avec un nouvel argument.

— Tempe, penses-y. L’île aux singes. Un cadavre enterré. Le maire de la ville. S’il y a une fuite, les journalistes vont partir en fous là-dessus. Et tu sais combien tout ce qui touche aux droits des animaux est un domaine sensible. Je n’ai vraiment pas besoin que la presse s’intéresse à Murtry.

— Cela peut arriver, quel que soit celui qui s’en occupe.

— Je sais. C’est...

— Laisse tomber, Sam.

En suivant sa voiture des yeux, j’ai aperçu le pélican qui faisait demi-tour et descendait en piqué juste au-dessus du bateau. Un autre poisson brillait dans son bec.

Sam avait la même ténacité. J’avais des doutes quant au fait qu’il puisse laisser tomber et je ne me trompais pas.