1.

Si les corps étaient bien là, je ne parvenais pas à mettre la main dessus.

Le vent hurlait. Dans l’enceinte de la vieille église résonnaient le raclement lugubre de ma truelle et le ronronnement du système de chauffage. Dehors, des branches griffaient le contreplaqué qui condamnait les fenêtres.

Derrière moi, à distance respectueuse, je les entendais changer d’appui, se balancer d’une jambe sur l’autre. La terre gelée crissait sous la semelle des bottes. Personne ne parlait. Le froid nous avait réduits au silence.

Je regardais disparaître le cône de terre que je venais de placer sur la grille du tamis. Cette première couche avait été une agréable surprise. Je me serais plutôt attendue à une terre gelée sur toute la hauteur de l’excavation. Les deux semaines précédentes avaient été particulièrement douces pour la saison, et la neige avait fondu, la terre s’était ramollie. Ma bonne étoile, une fois de plus. Le sol devenait, grâce à cette tiède embellie, facile à creuser. Super. La nuit dernière, la température avait chuté à moins dix. Pas super.

Même si le sol n’avait pas regelé, l’air était glacial. Je pouvais à peine plier les doigts.

Nous en étions à notre deuxième tranchée. Toujours rien : des petits cailloux et des fragments de roches. Je ne m’étais pas attendue à grand-chose à cette profondeur, mais on ne savait jamais. Aucune exhumation ne se déroulait comme prévu !

Je me suis tournée vers mon voisin, vêtu d’un parka noir et coiffé d’un bonnet. Ses bottes de cuir étaient lacées jusqu’aux genoux, et il avait rabattu par-dessus les tiges deux épaisseurs de chaussettes. Son teint virait couleur soupe à la tomate.

— Encore quelques centimètres, lui ai-je dit, avec un geste de la main comme pour caresser un chat. Allez-y doucement.

Il a hoché la tête, puis enfoncé d’un élan sa pelle dans l’étroite tranchée, avec un ahan digne de ceux de Monica Seles à sa première balle de service.

— Doucement ! ai-je glapi, les doigts crispés sur le manche de ma truelle.

J’ai répété la démonstration, vue maintes fois au long de la matinée.

— Il nous faut des prélèvements en minces lamelles, ai-je ajouté en anglais, puis dans mon français lent et laborieux.

Visiblement, il ne partageait pas mon point de vue. C’était peut-être lié au caractère ingrat du travail. Ou à l’idée de déterrer des morts. Soupe à la tomate n’avait qu’une envie : en finir et se tirer d’ici.

— Un nouvel essai, Guy, s’il vous plaît ? a dit une voix d’homme derrière moi.

— Oui, mon père, a-t-il grogné.

Branlant du chef, Guy s’y est remis, soulevant des pellicules de terre qu’il déversait ensuite dans le tamis.

Cela durait depuis des heures et je commençais à percevoir une certaine tension ambiante. Le balancement des religieuses s’était accéléré. Me retournant, je leur ai adressé un sourire que j’espérais rassurant. Difficile, avec des lèvres insensibles.

Six visages crispés de froid et d’anxiété m’ont renvoyé mon regard. Six petits nuages de vapeur apparaissaient, puis s’évanouissaient autour de leurs bouches. Sourires. J’ai senti monter une envolée de prières.

Quatre-vingts minutes plus tard, nous étions presque deux mètres plus bas. Et il n’était sorti que de la terre. J’avais certainement tous les orteils gelés, et Guy était prêt à utiliser une pelleteuse. Il était temps de se concerter.

— Mon père, je pense qu’il faudrait de nouveau vérifier le registre des tombes.

— Oui. Bien sûr. Bien sûr, dit-il après un moment d’hésitation. Et nous en profiterons tous pour aller prendre un café et un sandwich.

Le prêtre se dirigea vers une série de portes en bois, à l’autre extrémité de l’église, suivi des religieuses, tête baissée, qui avançaient à pas précautionneux entre les mottes de terre. Les voiles blancs retombaient en demi-cercle au dos de leurs manteaux de laine noire. Des pingouins. Qui disait ça déjà ? Ah, oui, les Blues Brothers.

Je leur ai emboîté le pas, scrutant le sol et sidérée par le nombre de fragments d’os qui le jonchaient. Génial. Nous avions creusé dans le seul coin où il n’y avait pas de tombes.

Le père Ménard poussa une des portes et, en file indienne, nous sortîmes. Il fallut un instant pour que nos yeux s’accommodent. Le ciel plombé semblait enserrer le sommet des immeubles et tout le complexe construit autour du monastère. Un vent aigre balayait les Laurentides et faisait claquer cols et voiles.

Notre petit groupe, arc-bouté contre le vent, se rendit jusqu’à un édifice adjacent, de pierre grise comme l’église. Quelques marches conduisaient à un porche en bois sculpté.

À l’intérieur, il faisait chaud et sec. Agréable après le froid mordant. Cela sentait le thé, les boules à mites et des années de friture.

Sans un mot, les sœurs retirèrent leurs bottes, me sourirent l’une après l’autre et disparurent au moment même où une minuscule religieuse, vêtue d’un énorme pull de ski, traversait le hall à pas traînants. Des caribous bruns et duveteux caracolaient sur sa poitrine et s’éclipsaient sous le voile. Clignant les yeux derrière les verres épais de ses lunettes, elle me fit signe de lui donner mon parka. J’eus un moment d’hésitation, il était bien lourd ; n’allait-il pas l’entraîner à terre ? Mais elle insistait, avec un hochement de tête vigoureux et un geste expressif de la main. J’ai donc posé mon manteau sur son bras avec mon chapeau et mes gants. C’était la plus vieille femme encore en état de respirer que j’aie jamais vue.

J’ai suivi le père Ménard le long d’un couloir pauvrement éclairé, jusqu’à une petite pièce.

Odeur de vieux papier et de craie. Un crucifix barrait le mur au-dessus d’un bureau si large que je m’étonnais qu’on ait pu le faire entrer. Des boiseries de chêne montaient presque jusqu’au plafond d’où nous contemplaient des statues aux visages sombres.

Le père Ménard m’indiqua une chaise. Bruissement de la soutane. Cliquètement des grains du chapelet. Brusquement, j’étais de nouveau à Saint-Barnabas. Face au père supérieur. Et en fâcheuse posture.

Suffit, Brennan. Tu as dépassé quarante ans, tu exerces une profession libérale. Anthropologue judiciaire. Ces gens ont fait appel à toi parce qu’ils ont besoin de ton expertise.

Le prêtre a pris sur la table un registre relié de cuir et l’a ouvert à la page marquée d’un ruban vert. Prenant une grande inspiration, il a pincé les lèvres et expiré par le nez.

Le tableau m’était connu. Une grille formée de colonnes divisées en lots rectangulaires, numérotés ou désignés par des noms. La veille nous avions passé des heures penchés là-dessus, en rapprochant les descriptions des tombes situées dans le quadrillage. Puis nous avions arpenté le site en identifiant les emplacements exacts.

Sœur Élisabeth Nicolet était supposée se trouver dans la seconde rangée depuis le mur nord de l’église, le troisième lot depuis l’extrémité ouest. Juste à côté de mère Aurélie. Mais elle ne s’y trouvait pas. Pas plus qu’Aurélie.

J’ai indiqué une tombe dans le même arc de cercle, quelques rangs plus bas et à droite :

— O.K., Raphaël semble être ici. — Puis, descendant d’un cran : — Avec Agathe, Véronique, Clément, Marthe et Éléonore. Ce sont les tombes datant des années 1840, c’est bien ça ?

— C’est ça.

J’ai fait glisser mon doigt vers la partie du plan correspondant au coin sud-ouest de l’église.

— Et ici se trouvent les tombes les plus récentes. Les repères que nous avons trouvés correspondent à ce qu’indiquent vos registres.

— Oui. Ce sont les dernières, juste avant que l’église soit abandonnée.

— Elle a été fermée vers 1914...

— Oui, vers 1914.

Il avait l’étrange habitude de répéter mots et phrases.

— Élisabeth est morte en 1888 ?

— C’est ça, en 1888. Mère Aurélie en 1894.

Cela n’avait pas de sens. Il aurait dû y avoir des vestiges. Visiblement, des artefacts des inhumations de 1840 subsistaient. Un prélèvement dans cette zone avait révélé des fragments de bois de cercueil. Dans une enceinte protégée, et avec ce type de sol, les squelettes seraient en assez bon état. Alors, où étaient Élisabeth et Aurélie ?

La vieille religieuse vint nous apporter du café et des sandwichs. La vapeur s’élevant des tasses avait embué ses lunettes et elle progressait à petits pas saccadés. Le père Ménard se leva pour lui prendre le plateau.

— Merci, sœur Bernard. C’est très gentil. Très gentil.

La religieuse hocha la tête et repartit, sans prendre la peine d’essuyer ses lunettes. Tout en la suivant des yeux, je me suis servie du café. Ses épaules étaient à peine plus épaisses que mon poignet.

— Quel âge peut-elle avoir ? ai-je demandé en me penchant pour prendre un sandwich saumon-mayonnaise garni de salade flétrie.

— Elle était déjà là lorsque je venais au couvent, enfant, avant la guerre. La Seconde Guerre mondiale, j’entends. Ensuite, elle est partie enseigner dans des missions étrangères. Au Japon, longtemps. Puis au Cameroun. Disons qu’elle doit avoir quatre-vingt-dix ans passés.

Il a bu une gorgée. Plutôt sonore.

— Elle est née dans un petit village du Saguenay et dit être entrée dans les ordres à l’âge de douze ans. (Rebruitage.) Les registres n’étaient pas tellement fiables à cette époque dans les campagnes. Pas tellement fiables.

J’ai mordu dans mon sandwich, puis serré la tasse dans mes mains. Délicieuse chaleur.

— Mon père, y a-t-il d’autres registres ? Des vieilles lettres, des documents que nous n’aurions pas examinés ?

J’ai remué les orteils. Aucune sensation.

Du bras, il a montré les papiers qui encombraient son bureau.

— Vous avez là tout ce que sœur Julienne m’a donné. C’est l’archiviste du couvent, voyez-vous...

— Oui.

Nous avions déjà eu nombre d’échanges, sœur Julienne et moi. Son premier courrier m’avait tout de suite intriguée. Le cas était très différent de ceux que traite un anthropologue judiciaire. D’habitude, les morts m’attendent chez le coroner. L’archevêché me demandait d’exhumer les restes d’une sainte. À vrai dire, elle ne l’était pas encore. La question était justement là. Élisabeth Nicolet avait été proposée pour la béatification, et il me fallait trouver les os, vérifier qu’ils étaient bien les siens ; la canonisation, le Vatican, lui, s’en chargerait...

Sœur Julienne m’avait assuré qu’il s’agissait des bons registres. Toutes les tombes de l’ancienne église y étaient répertoriées et situées. La dernière inhumation remontait à 1911. L’église avait ensuite été abandonnée, et condamnée en 1914 à la suite d’un incendie. En remplacement, on en avait bâti une plus spacieuse. Site condamné. Bonne documentation. Du gâteau.

Alors, où était donc Élisabeth Nicolet ?

— Sœur Julienne a peut-être d’autres documents qu’elle a jugés sans importance.

Il était sur le point de dire quelque chose, puis se reprit.

— Je vais le lui demander, mais sœur Julienne a passé beaucoup de temps sur ces recherches. Beaucoup de temps, a-t-il répété avant de sortir.

J’ai fini le sandwich, en ai grignoté un deuxième. Ramenant mes pieds sous mon siège, j’ai remué mes orteils. Bien. La sensibilité revenait. Tout en buvant mon café, j’ai pris une des lettres sur le bureau.

Je l’avais déjà lue. 1885, 4 août. Épidémie de variole à Montréal. Élisabeth Nicolet écrit à l’évêque Édouard Fabre, le suppliant d’ordonner la vaccination pour les paroissiens non atteints, et le recours aux hôpitaux laïcs pour ceux qui l’étaient déjà. L’écriture était ferme et le style désuet.

Le couvent de Notre-Dame-de-l’Immaculée-Conception était totalement silencieux. Mon esprit s’évadait. D’autres exhumations me revenaient en mémoire. Saint-Gabriel : dans ce cimetière-là, les cercueils étaient empilés sur trois rangées. Celui de Beaupré se situait quatre emplacements plus loin que prévu. Et aussi cet homme à Winston-Salem qui n’était pas dans le bon cercueil. À sa place, il y avait une femme avec une robe longue à fleurs. Ce qui nous avait laissés avec un double problème : où était le défunt ? et qui était dans le cercueil ? Sa famille ne pourrait jamais rapatrier le grand-père en Pologne. Au moment de mon départ, les avocats en étaient à fourbir leurs armes.

Très loin, j’entendis une cloche sonner, puis les pas traînants de la vieille religieuse approcher dans le couloir.

— Des serviettes ?

Le timbre strident de sa voix m’a fait sursauter et j’ai renversé du café sur ma manche. Quelle voix puissante pour un corps si menu !

— Merci, ai-je répondu en tendant la main.

Ignorant mon geste, elle s’est mise à frotter la tache.

Un minuscule appareil auditif pointait derrière son oreille droite. Je sentais l’effleurement de son souffle. Elle avait des poils de duvet blanc sur le menton et il émanait d’elle un parfum de laine et d’eau de rose.

— Et voilà. Lavez-la quand vous rentrerez chez vous. À l’eau froide.

— Oui, ma sœur.

Vieux réflexe.

Ses yeux sont tombés sur la lettre que je tenais en main. Qui heureusement avait échappé au café. Elle s’est penchée.

— Élisabeth Nicolet était une grande âme. Une âme de Dieu. Si pure. Si austère.

Pure. Austère. Tout à fait le ton des lettres d’Élisabeth.

— Oui, ma sœur.

J’avais neuf ans, à nouveau.

— Elle va être canonisée.

— Oui, ma sœur. C’est pour cela que nous cherchons ses ossements. De manière qu’ils soient traités comme il se doit.

Je ne savais pas très bien ce que signifiait « comme il se doit » pour une sainte, mais cela sonnait bien.

J’ai pris le croquis pour lui montrer.

— Ceci est l’ancienne église.

Suivant la rangée jusqu’au mur nord, j’ai indiqué un rectangle.

— Sa tombe est là.

La vieille sœur a examiné le plan pendant très longtemps, le visage à quelques millimètres de la page.

— Ce n’est pas là qu’elle est ! a-t-elle hurlé.

— Pardon ?

Elle a tapoté l’emplacement d’un doigt crochu.

— Ce n’est pas la bonne place.

Le père Ménard entra, accompagné d’une grande religieuse avec de gros sourcils noirs qui se rejoignaient au-dessus du nez. Il me la présenta comme sœur Julienne. Elle me salua et sourit.

Il n’était pas nécessaire d’expliquer ce que sœur Bernard venait de dire. Nul doute qu’ils l’avaient entendu du couloir. On devait l’entendre jusqu’à Ottawa !

— Ce n’est pas là, répétait-elle. Vous ne cherchez pas à la bonne place.

— Que voulez-vous dire ? a demandé sœur Julienne.

— Elle n’est pas là, insistait-elle.

J’ai regardé le père Ménard.

— Où est-elle, ma sœur ?

De nouveau, elle s’est penchée sur le croquis, puis brusquement elle a pointé son doigt sur le coin sud-est du plan de l’église.

— Elle est là. Avec mère Aurélie.

— Mais, ma sœur...

— Ils les ont bougées. Mises dans un autre cercueil et inhumées sous un autel spécial. Ici.

Et, encore une fois, elle a montré le coin sud-est.

— Quand ? avons-nous demandé en chœur.

Elle a fermé les yeux. Sa bouche toute plissée de vieillesse remuait en un silencieux calcul.

— 1911. L’année où je suis entrée ici comme novice. Je m’en souviens parce que, quelques années après, l’église a brûlé et qu’ils l’ont fermée. J’étais chargée de venir déposer des fleurs sur l’autel. Je n’aimais pas ça. De venir là toute seule, ça donnait la chair de poule. Mais je l’ai offert à Dieu.

— Et l’autel, qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Ils l’ont enlevé de là dans les années trente. Maintenant, il est dans la chapelle de l’Enfant-Roi, dans la nouvelle église.

Elle a commencé à replier les serviettes et à rassembler la vaisselle du café.

— Il y avait une plaque qui marquait la place de ces tombes. Plus personne n’entre là-bas maintenant. Cela doit faire des années que la plaque a disparu.

J’ai croisé le regard du père Ménard, qui m’a répondu d’un petit haussement d’épaules.

— Ma sœur, ai-je dit alors, vous croyez que vous pourriez nous montrer où se trouve la tombe d’Élisabeth ?

— Bien sûr.

— Tout de suite ?

— Pourquoi pas ? a-t-elle fait, au milieu du tintement de la faïence entrechoquée.

— Ne vous occupez pas de la vaisselle, ma sœur, a dit le père Ménard. Allez prendre votre manteau et vos bottes, s’il vous plaît.

Dans la vieille église, la situation ne s’était pas améliorée, peut-être même faisait-il plus froid et humide que dans la matinée. Le vent hurlait toujours et les branches frappaient les planches.

Sœur Bernard suivait un chemin à peine visible, le père Ménard et moi la soutenant chacun par un bras. Sous l’épaisseur des vêtements, on la sentait légère comme une plume.

Nous étions suivis par les mêmes religieuses venues en observatrices caquetantes, sœur Julienne armée d’un bloc et d’un stylo, Guy fermant la marche.

Sœur Bernard fit halte. Nous l’observions tournant la tête d’un côté, de l’autre, attentive à certains repères, cherchant à s’orienter. Elle avait enfoncé par-dessus son voile un bonnet vert clair tricoté main dont elle avait noué les pattes sous le menton. Tous les yeux étaient fixés sur ce seul point coloré dans l’intérieur sinistre de la chapelle.

Je fis signe à Guy d’installer un projecteur. Sœur Bernard n’y prêta pas attention. Au bout d’un moment, elle s’éloigna du mur. Coup de tête à droite, à gauche, à droite. Plus haut. Plus bas. Dernière vérification, puis, du talon de sa botte, elle a essayé de creuser une ligne sur le sol.

— Elle est là.

Sa voix perçante rebondissait sur les murs de pierre.

—Êtes-vous sûre ?

— Elle est là.

Sœur Bernard ne manquait pas d’assurance.

Nous regardions tous la ligne qu’elle avait tracée.

— Elles sont dans des petits cercueils. Pas ceux de d’habitude. Il n’y avait plus que des os, si bien que tout y tenait.

De ses bras maigres, tout tremblotants, elle indiquait une longueur correspondant à une taille d’enfant. Guy a orienté le faisceau de lumière sur ses pieds.

Le père Ménard a remercié la vieille religieuse et prié deux des sœurs de la raccompagner. J’ai suivi leur retraite des yeux. On aurait dit une enfant, tellement petite que l’ourlet de son manteau effleurait le sol.

J’ai demandé à Guy de rapporter l’autre projecteur, tandis que je récupérais ma sonde laissée un peu plus loin le matin même. En plaçant la pointe à l’endroit indiqué par sœur Bernard, j’ai donné une poussée. Aucune réaction. Ce coin-là n’était pas autant dégelé. J’utilisais une sonde en céramique pour ne pas risquer d’abîmer quelque chose en dessous, et la pointe, en forme de bille, ne traversait pas facilement la première couche de terrain. Nouvel essai, cette fois-ci avec plus de force.

Vas-y mollo, Brennan. Ils ne seront pas contents si tu pulvérises un panneau du cercueil. Ou si tu fais un trou dans le crâne de la bonne sœur.

Au nouvel essai, j’ai senti une résistance. J’ai replanté la sonde quinze centimètres plus à droite. Un contact à nouveau. Il y avait un élément solide enterré près de la surface.

Levant le pouce en direction du prêtre et des religieuses, j’ai demandé à Guy de m’apporter le tamis. Une pelle à bout plat a remplacé la sonde, et j’ai commencé à prélever des pellicules de terre de moins de trois centimètres, que je versais ensuite sur le tamis, mes yeux allant et venant de la tranchée à la grille. En moins d’une demi-heure, j’ai trouvé ce que je cherchais. Les toutes dernières pelletées étaient foncées, noires, en comparaison du brun-rouge contenu dans le tamis.

Passant à la truelle, je me suis penchée au-dessus de la cavité pour racler le sol. Presque immédiatement est apparue une forme ovale sombre. D’à peu près un mètre de long. Quant à la largeur, je ne pouvais que la deviner, car la moitié était encore sous terre.

— Là, il y a quelque chose, ai-je déclaré en me redressant.

Vapeur suspendue devant ma bouche.

Comme un seul homme, les religieuses et le prêtre se sont rapprochés. Du bout de ma truelle, j’ai encerclé l’ovale. Au même instant, l’escorte de sœur Bernard rejoignait le troupeau.

— Ça peut être une sépulture, bien que cela paraisse plutôt petit. J’ai creusé un peu à gauche, il va donc falloir que je déblaye cette partie-ci.

J’indiquais l’endroit où je m’étais accroupie.

— Je vais creuser tout autour de la tombe, pour ensuite procéder vers l’intérieur et en profondeur. Cela nous donnera une vue latérale et en plus c’est moins fatigant pour le dos. Et une tranchée extérieure nous permettra de retirer le cercueil du côté qui nous arrange.

— C’est quoi, cette tache foncée ? a demandé une jeune religieuse genre scout.

— Quand quelque chose ayant une haute teneur organique se décompose, cela teinte la terre. Cela peut être dû au cercueil en bois ou aux fleurs enterrées avec.

Je ne tenais pas à entrer dans le détail des processus de décomposition.

— Une telle coloration est presque toujours le premier signe révélant une sépulture.

Deux des sœurs se sont signées.

De nouveau, le bruit de la truelle et du tamisage. Quand soudain une religieuse a dit :

— Il y a quelque chose, là.

Je me suis redressée, heureuse du prétexte pour m’étirer. Elle m’indiquait un petit fragment d’un brun rougeâtre dans le tamis.

— Mais nom de D..., je..., vous avez parfaitement raison, ma sœur. On dirait du bois de cercueil.

J’ai sorti un paquet de sacs en papier. J’ai noté sur le premier la date, l’emplacement, ainsi que toutes les informations nécessaires, et l’ai mis dans le tamis. Mes doigts étaient maintenant complètement gourds.

— Eh bien, au travail, mesdames. Sœur Julienne, vous notez tout ce que nous trouvons. Vous l’écrivez sur le sac et l’inscrivez dans le registre, comme nous l’avions dit. Nous sommes... — un coup d’œil dans l’excavation  – à environ trois quarts de mètre de profondeur. Sœur Marguerite, vous filmez en vidéo ?

Hochement de tête de sœur Marguerite, sa caméra à bout de bras.

Ils s’activèrent tous avec entrain, après ces longues heures d’observation passive. Je pelletais, sœur Scout tamisait. Il y avait de plus en plus de fragments et, en peu de temps, on vit se dessiner un contour dans la terre teintée. Du bois. Sacrément abîmé. Mauvais.

De mes mains nues et à la truelle, j’ai continué à dégager ce que j’espérais être un cercueil. Bien que la température fût bien en deçà du point de congélation et que toute sensibilité eût disparu au niveau de mes doigts et de mes orteils, je transpirais à grosses gouttes sous mon parka. Faites que ce soit elle, je vous en prie... Il fallait croire que c’était mon tour de prier.

En agrandissant le trou centimètre par centimètre vers le nord, je découvrais de plus en plus de bois. Lentement émergeait une forme hexagonale. Une forme de cercueil. J’eus du mal à ne pas crier : Alléluia ! D’une parfaite religiosité mais pas franchement professionnel.

Des deux mains, j’ai balayé la terre. C’était un petit cercueil et je progressais du pied vers la tête, Changement d’outil pour un pinceau. Mon regard a croisé celui d’une des sœurs affectées au tamis. Sourire. Sourire. Le dessous de son œil dansait le fox-trot.

J’ai brossé et rebrossé la surface de bois, délogeant des décennies de terre incrustée. Tout le monde s’est arrêté pour regarder l’objet qui apparaissait sur le couvercle du cercueil. Exactement là où une plaque aurait dû se trouver. C’était maintenant mon cœur qui battait la chamade.

J’ai brossé jusqu’à ce que l’objet soit parfaitement visible. Ovale, métallique, avec une bordure ciselée. Puis, avec une brosse à dents, j’en ai doucement nettoyé la surface. Des lettres se dessinaient.

— Ma sœur, me passeriez-vous ma lampe de poche ? Dans le sac...

De nouveau, elles se penchèrent comme un seul homme. Des pingouins autour d’un trou d’eau vive. J’ai dirigé le faisceau sur la plaque : Élisabeth Nicolet 1846-1888. Femme contemplative.

— Nous l’avons trouvée, ai-je déclaré à la cantonade.

— Alléluia ! s’est exclamée sœur Scout.

Autant pour la religiosité !

Les deux heures suivantes furent occupées à exhumer les restes d’Élisabeth. Les religieuses, et même le père Ménard, se mirent à la tâche avec la fougue d’étudiants procédant à leur première fouille. Robes et soutane virevoltaient autour de moi, le tamis filtrait la terre, les sacs étaient remplis, identifiés et fermés d’une agrafe, tandis que toute l’opération était filmée. Même Guy apportait son aide, quoique toujours avec réticence. C’était bien la plus curieuse équipe que j’aie jamais dirigée.

Sortir le cercueil n’était pas une mince affaire. Il était de petite taille, mais le bois se révélait en piteux état et, avec la terre dont il était rempli, il pesait dix tonnes. La tranchée latérale avait été une idée judicieuse, pourtant j’avais sous-estimé la place qui nous serait nécessaire. Il fallut agrandir le trou de presque un mètre pour pouvoir glisser dessous une planche de contreplaqué. Finalement, on put soulever tout l’ensemble avec des cordes.

 

À cinq heures et demie, nous buvions le café dans la cuisine du couvent, épuisés. Nos doigts, nos pieds et nos visages dégelaient tranquillement. Élisabeth Nicolet et son cercueil étaient enfermés dans la camionnette de l’archevêché, avec mon équipement. Demain, Guy viendrait à Montréal, au laboratoire de médecine légale où je travaillais comme anthropologue judiciaire pour la province de Québec. Bien que les morts historiques ne relèvent pas du domaine judiciaire, une autorisation spéciale avait été obtenue auprès du bureau du coroner me permettant d’effectuer des analyses. J’en avais pour deux semaines.

J’ai posé ma tasse, fait et refait mes adieux. Les sœurs m’ont remerciée, et remerciée encore, grands sourires éclairant des visages soucieux, déjà inquiets de ce que j’allais trouver. Elles étaient très fortes pour sourire.

Le père Ménard vint me raccompagner à ma voiture. La nuit était déjà noire et il tombait une petite neige. Sur mes joues, les flocons paraissaient étrangement chauds.

Le prêtre me demanda une nouvelle fois si je ne préférais pas passer la nuit au couvent. Derrière lui, la neige scintillait en passant en rafales devant la lumière du porche. Je déclinai encore son invitation. Deux ou trois détours, et j’étais sur mon chemin.

Vingt minutes de route à double sens et je commençais à regretter ma décision. Les flocons, qui avaient d’abord dansé gentiment dans le faisceau de mes phares, formaient maintenant un rideau uniforme qui frappait en biais. La route et les arbres de chaque côté étaient recouverts d’une membrane blanche qui, de seconde en seconde, devenait plus opaque.

Les mains crispées sur le volant, paumes moites dans mes gants, j’ai ralenti à soixante. Cinquante. À intervalles réguliers, je testais mes freins. Bien que vivant au Québec par intermittence depuis des années, je ne m’étais toujours pas habituée à la conduite d’hiver. Je me considère comme une femme solide, mais mettez-moi sur quatre roues quand il neige et je suis la reine des poules mouillées. J’ai toujours, face à une tempête, la réaction typiquement sudiste. Oh, il neige ! Alors nous ne sortirons pas, bien sûr. Les Québécois me regardent faire et rigolent.

La peur a une contrepartie positive. Cela dissipe la fatigue. Malgré mon épuisement, je restais sur le qui-vive, mâchoires serrées, cou tendu, muscles bandés. L’autoroute des cantons de l’Est valait un peu mieux que les petites routes mais tout juste. Du lac Memphrémagog à Montréal, on met normalement deux heures. Cela m’en prit presque quatre.

 

Peu après dix heures, j’entrai dans mon appartement sombre, exténuée mais heureuse de me retrouver chez moi. Mon chez-moi québécois. Depuis presque deux mois que j’étais en Caroline du Nord, je n’y étais pas revenue. Bienvenue... Mentalement, j’étais déjà repassée aux expressions du pays.

Remonter le chauffage. Regarder dans le réfrigérateur. Déprimant. J’ai envoyé un taco surgelé dans le micro-ondes, puis je l’ai noyé d’une limonade à la température de la pièce. Pas de la haute gastronomie mais reconstituant.

Les bagages que j’avais déposés mardi soir étaient toujours dans ma chambre. Pas question de ranger maintenant. Demain. Direction mon lit, avec pour objectif au moins neuf heures de sommeil.

Quatre heures plus tard, j’étais réveillée par le téléphone.

— Allô, yes..., ai-je grommelé, mon logiciel de transfert linguistique encore dans les limbes.

— Temperance ? C’est Pierre LaManche. Je suis vraiment désolé de vous réveiller à cette heure.

J’ai attendu la suite. Depuis sept ans que je travaillais avec lui, le directeur du labo ne m’avait jamais appelée à trois heures du matin.

— J’espère que les choses se sont bien passées au lac Memphrémagog... — Il s’est éclairci la gorge. — Je viens de recevoir un appel du bureau du coroner. Il y a le feu, dans une maison de Saint-Jovite. Les pompiers sont en train d’essayer de le maîtriser. Les enquêteurs du service des incendies criminels y seront à la première heure demain matin, et le coroner veut que nous y soyons également... — Nouveau raclement de gorge. — Un voisin a dit que les occupants devaient s’y trouver. Les voitures sont dans l’allée.

— Et vous avez besoin de moi pour quoi ?

— Apparemment, le feu est très intense. S’il y a des victimes, les corps seront presque entièrement carbonisés. Peut-être réduits aux os calcinés et aux dents. La récupération pourrait être difficile.

Oh, Seigneur ! Pas demain...

— À quelle heure ?

— Je passe vous prendre à six heures ?

— D’accord.

— Temperance, il est possible que ce soit dur. Il y avait des enfants.

J’ai mis mon réveil pour cinq heures et demie. Bienvenue...