CHAPITRE XVII
La douleur était atroce, généralisée. Il n’était pas un seul nerf de son corps qui ne fût porteur d’un message de détresse. Son esprit ne pouvait pas accepter d’un seul coup une catastrophe aussi totale. Il tenta de battre en retraite et de se réfugier dans l’inconscience, mais quelque chose l’en empêcha.
La douleur recula très légèrement, et les yeux de Toreg purent enregistrer la scène qui s’offrait à eux. Il distingua, tout près, la silhouette du commandant Cromar et, à l’arrière-plan, des ombres qui bougeaient.
Il remua la tête et leva les yeux vers Cromar.
— J’ai trouvé, dit-il d’une voix épaisse. J’ai trouvé le Keelong.
— C’est bien, dit Cromar. Cela me fait plaisir.
Il interrogea du regard un infirmier qui manipulait un cadran au chevet du lit.
— Je peux encore baisser un petit peu, dit l’infirmier. Mais nous devons prendre garde de ne pas trop diminuer sa réceptivité sensorielle. Les fonctions vitales risqueraient de cesser net.
— C’est à vous de voir. Faites pour le mieux. Ce n’est déjà pas mal qu’il ait repris conscience.
— Vous m’avez entendu, Cromar ? dit Toreg. Je vous ai dit que j’avais trouvé le Keelong. C’est très important. Il faut que vous compreniez.
Il s’effondra aux limites de l’inconscience. Il était exténué. Cela lui avait coûté toute son énergie, mais il avait délivré le message. Il leur avait dit ce qu’ils devaient savoir. Il sombra dans une profonde torpeur.
Quand il se réveilla, il eut immédiatement la sensation d’être resté très longtemps inanimé. La pièce était plongée dans une obscurité que la petite veilleuse placée à sa gauche était impuissante à dissiper. La mémoire lui revint.
La montagne. La chute. Il se rappela le dernier moment, l’extase sereine, la sensation de dériver dans l’air. Puis le choc, la souffrance. Il n’avait aucun souvenir des rochers déchiquetés sur lesquels il s’était écrasé car il ne les avait même pas vus, mais il sentait encore sur son dos le poids de la croix qui l’avait accompagné dans sa chute.
Il ne se rappelait rien de ce qui avait suivi. Il devait être à bord du vaisseau ; il ne pouvait pas être ailleurs. Mais il ignorait comment il y était venu.
Il entendit une voix derrière lui :
— Vous êtes réveillé, Ama ?
— Oui. Où est Cromar ? J’ai encore des choses à lui dire.
— Je vais l’appeler. Le commandant nous a laissé la consigne de le prévenir sitôt que vous auriez repris conscience.
Une minute après, Cromar fut dans la chambre.
— Vous avez entendu, dit Toreg. Je vous ai dit que j’avais trouvé le Keelong.
— J’ai entendu. Je suis heureux que vous ayez trouvé votre Keelong.
— Pas seulement le mien. Le vôtre aussi. Et le sien ; celui de tout le monde. Il existe à présent quelque chose en quoi on puisse croire, Cromar. Vous et moi, nous n’aurons plus à être les vieux mécréants que nous étions ; nous n’aurons plus à bercer au fond de nous-même ce cancer qui nous rongeait. C’est vrai, Cromar ! Le Keelong existe !
— Oui, se borna à répondre le commandant.
— Vous ne comprenez toujours pas. Le livre… il vous faut lire le livre. Je l’ai lu, là-haut, dans la montagne. Et il m’a tout dit, tout ce que j’avais besoin de savoir.
Il s’interrompit et regarda tout autour de lui comme s’il ne savait plus où il était. Dans ses yeux, on pouvait lire une peur panique.
— La lumière. Allumez la lumière. Où est-elle ? Qu’en avez-vous fait ?
— De quoi parlez-vous, Toreg ? Qu’est-ce que vous cherchez ?
— La croix. Vous n’avez pas laissé la croix là-bas, n’est-ce pas ?
— Non. Nous l’avons rapportée au vaisseau. Certains de nos hommes ont insisté pour l’emmener avec eux.
— Apportez-la ici, Cromar. Et dressez-la contre ce mur, afin que je puisse la voir.
— Je croyais que vous vouliez la détruire.
— C’est exact. C’est ce que j’ai voulu faire. Et puis, je me suis rendu compte quel aveugle j’étais… Que tous, nous étions des aveugles. Mais on ne peut pas nous en blâmer ; nous ne savions pas. Nous sommes restés trois jours ensemble dans la montagne, et ce qu’il m’a dit, je l’ai cru. J’ai eu foi, Cromar. Apportez-la-moi dans cette chambré.
— Je ne sais pas très bien où elle est, mais si vous la voulez vraiment, je vais la faire rechercher.
— Je la veux.
Le commandant Cromar demanda à l’infirmier d’aller se renseigner sur l’endroit où se trouvait la croix et de la faire apporter.
— Elle sera bientôt là. Mais, dites-moi, comment avez-vous changé d’avis à son sujet ?
— Je vous l’ai dit. Nous avons passé trois jours ensemble dans la montagne, et nous n’avons pas cessé de parler. Il m’a dit ce que je devais croire, et je l’ai cru.
— Il vous a dit… il a parlé avec vous ?
— Oui. Et je lui ai dit combien il était difficile de croire. Je lui ai avoué que, toute ma vie, j’avais été un hypocrite, et il ne m’a pas condamné. Il m’a dit qu’il me pardonnait et que tout ce que j’avais à faire, c’était d’avoir la foi et de me soumettre. Il est si facile de croire en sa parole, Cromar. Si facile.
Deux hommes d’équipage pénétrèrent dans la chambre ; ils apportaient la croix. Il se souleva, resta appuyé sur le coude et désigna d’une main faible le coin de la pièce.
— Posez-la à cet endroit, en face de moi. Soutenez-la avec cette table qui est lourde. Elle a été couchée trop longtemps ; il faut la dresser bien droite. Cromar, regardez-le. Regardez ses yeux, et dites-moi ce que vous voyez.
— Je vois une œuvre d’art splendide. Un merveilleux exemple du savoir-faire des anciens habitants de cette planète.
— Ah, Cromar ! Vous êtes le premier à m’avoir dit qu’il y avait là quelque chose, et vous ne voyez toujours rien. Venez et asseyez-vous juste en face de lui ; regardez ses yeux et laissez-le vous dire ce que vous brûlez de savoir. Ce soir, il vous faut emporter le livre chez vous et le lire. Le livre… avez-vous récupéré le livre ?
— Nous avons tout récupéré, Toreg. Au moment où vous êtes tombé, quelqu’un était justement en train d’examiner la montagne avec des jumelles. Nous avons accouru au plus vite.
— Dites-leur… dites-leur que je leur suis reconnaissant d’être venus me chercher.
— C’est la croix qu’ils sont venus chercher, Toreg.
Toreg sourit.
— Ils ont eu parfaitement raison. Ils savaient, eux. Vous aussi, Cromar, il est essentiel que vous sachiez.
— Oui, Toreg. Mais cette visite a déjà duré trop longtemps. Dormez, et demain, je reviendrai vous voir et nous continuerons à parler.
Quand il se réveilla, il eut l’impression de sentir le lit vibrer faiblement. Un son lui parvenait, distant, étouffé, plus perceptible intuitivement que véritablement audible, un murmure, quelque chose qui signifiait la vie.
Il tenta de se dresser sur son séant et retomba, brisé par la douleur. Il appela cependant :
— Cromar ! Ça bouge ! Le vaisseau bouge, Cromar ! Il fonctionne ! Vous le saviez ?
Le commandant apparut sur le seuil de la porte accompagné d’un infirmier.
— Oui. Le vaisseau fonctionne. Les mécaniciens ont réussi à le réparer et nous avons décollé cette nuit. Nous rentrons chez nous, Toreg.
— Chez nous… (Toreg leva les yeux vers la croix.) Remercie ton père de ma part, dit-il.
Puis il se tourna vers le commandant Cromar.
— Il dit que nous revivrons tous. Les enseignements occultes du Keelong disent la même chose, mais lui, Cromar, il nous en fait la promesse. Et il est le premier à nous l’avoir dit clairement. En plus, il nous connaît. Vous saviez ça, Cromar ? Il nous connaît ; il nous appelle ses autres brebis, et il dit qu’il va tous nous rassembler dans un seul enclos… et il le fait.
» Rendez-vous compte, Cromar ! Un seul Keelong pour tous les mondes. Un milliard de soleils, cent milliards de planètes… et il les connaît toutes.
— Bien sûr.
Il se sentit de nouveau aussi épuisé qu’il l’avait été là-haut dans la montagne. Mais à présent, ce n’était plus du froid qu’il souffrait, mais de la chaleur. Ses écailles étaient grandes ouvertes.
— Cromar… Mon état est grave, n’est-ce pas ? À quel point ?
— Assez grave, se contenta de répondre Cromar.
Il lui semblait les voir tous défiler lentement dans la pièce entre lui et la croix. Tous, Jadak, Mariel, Toshmère et Leita. Oh !… Leita… Elle lui souriait et lui faisait signe de venir…
Je suis la résurrection et la vie…
— Cromar… vous rendez-vous compte que ce n’est pas terminé. Pouvez-vous croire que ce soit juste un commencement ?
— Je ne sais pas, Toreg, dit Cromar avec douceur. Je crois que vous avez peut-être découvert quelque chose que nous autres avons encore à apprendre. Mais, à mon sens, il serait préférable maintenant que vous vous reposiez.
— Non… Je n’en ai plus pour très longtemps : vous le savez, n’est-ce pas ? Mon état est extrêmement grave. Vous me l’avez dit vous-même.
— C’est exact.
— Alors… accordez-moi quelques minutes… vous ai-je jamais parlé de Leita ?
— Je l’ai connue. Vous ne vous souvenez pas ? Elle pensait qu’un jour, vous seriez quelqu’un de très important.
— Elle est là, Cromar. Elle me sourit. Elle tente de me dire quelque chose à propos de demeures. Cromar… il y a encore une chose que je vais vous demander de faire. Non, deux. C’est très important.
— Oui ?
— Je voudrais que vous repassiez par Zenk 12 et que vous tentiez de retrouver Lazoro. Si vous y parvenez, retournez avec lui sur Alcor.
— Nous comptions le faire.
— C’est bien.
Il retomba sur son oreiller et ferma les yeux quelques instants.
— L’autre chose… dit-il. C’est même beaucoup plus important.
— Bien sûr.
Il rouvrit les yeux et s’efforça de lever une main tremblante vers la croix.
— Les clous, Cromar. Je veux que vous retiriez ces clous. Je lui en ai fait la promesse… et j’ai failli oublier. Arrachez-lui ces clous des…
Il hoqueta et un dernier spasme le souleva ; puis il retomba lentement sur le lit.
Le commandant Cromar resta assis au chevet du mort. Il contemplait le visage de son ancien camarade de classe et trouvait étrange qu’à cette époque, il ne fût pas né entre eux deux une amitié qui eût continué à les lier pendant toute leur vie. Ils avaient été si semblables. Au fond, leurs pensées avaient été les mêmes. Ils avaient eu tant de choses en commun.
Du reste, leur inimitié elle-même avait eu quelque chose d’étrange. Elle s’était interposée entre eux telle un monstre à plusieurs têtes que ni l’un ni l’autre n’avait jamais pu vaincre, et n’avait même jamais voulu croire. Ils avaient toujours été satisfaits d’être ennemis, et surtout lorsqu’à nouveau leurs chemins s’étaient croisés.
Cromar se demandait ce qui s’était réellement passé dans la montagne. Certes, Toreg était grièvement blessé et on pouvait attribuer ses paroles au délire, mais le commandant n’avait pas l’impression que ce fût là une bonne explication. Pendant ces trois jours où Toreg avait été bloqué dans la caverne, il s’était produit quelque chose qui avait profondément changé l’Ama. Que ce fût une illusion, un rêve, ou quelque étrange et incompréhensible réalité, cela avait fait naître chez Toreg la foi, là où, auparavant, il n’y avait jamais eu de foi. La sérénité, là où n’existait que le déchirement. Et surtout, l’espérance.
Cromar leva les yeux vers la croix. Se pouvait-il que tout un chacun pût trouver dans la contemplation de cet étrange supplicié et dans la lecture de son livre une telle sérénité, une telle espérance ?
Il se rencarra dans son fauteuil. Sur les baies, les volets de protection contre le frottement de l’atmosphère s’ouvrirent car le vaisseau venait d’atteindre le plein espace. Un rayon de soleil pénétra dans la pièce. Les yeux du crucifié furent soudain illuminés et le commandant, pour la première fois, les vit en plein éclairage. Leur regard paraissait plonger directement en lui. Ce n’étaient pas des yeux morts et sans relief, éternellement immobilisés dans la contemplation de quelque objet vague et lointain, mais des yeux dotés de profondeur et de vie, qui regardaient Cromar.
Il soupira profondément et appela l’infirmier.
— Apportez-moi un outil, dit-il. Quelque chose avec lequel on puisse arracher des gros clous très longs…