CHAPITRE IX
De nouveau, il pensait à Jadak, le farouche et austère Grand Ama qui avait été son père. Celui-ci avait eu une si longue vie qu’on avait pu le croire immortel. Toreg, maintenant, comprenait la raison de cette longévité : Jadak avait un but dans l’existence. Il avait vécu pour voir son fils revêtir la robe d’un Grand Ama. Ensuite, il était mort…
Pour Toreg…
À travers la vitre, il contemplait le ciel nocturne de ce monde vaste et mort. En un temps, il devait y avoir eu sur cette planète dix milliards d’êtres vivants à la recherche d’objectifs donnant un sens à leur existence. À présent, il n’y avait plus rien. Ni objectifs ni êtres. Les gens se créaient leur propre raison d’être ; quand ils venaient à disparaître, celle-ci s’évanouissait avec eux. Les buts étaient aussi éphémères et futiles que les existences.
Alcor.
Toreg aussi s’était donné un but : veiller sur la vie et les destinées d’Alcor. Mais quand Alcor ne serait plus qu’une boule de cendres, un champ de fouilles pour des explorateurs venus d’un monde lointain, que resterait-il du but qu’il s’était fixé ?
Cependant, il désirait encore vivre. Et la seule raison d’être qui eût encore quelque valeur à ses yeux était de soutenir le Keelong – le grand mythe du Keelong.
Derrière les champs où se faisait le ramassage du grain, il y avait les ruines d’un village. Des gens, jadis, avaient mené là leur existence, poursuivant d’obscures finalités qui, en ce temps, avaient eu un sens. Les mondes anciens avaient toujours exercé sur Toreg une fascination ; ce qu’il cherchait dans leur histoire et leurs légendes, c’étaient les traces d’un sens donné à la vie, les raisons d’être que ces mondes s’étaient données. Pour chacun, c’était toujours différent.
Pour la première fois, il avait l’occasion de participer à une enquête de ce genre. Le commandant Cromar avait reconnu que Toreg ne saurait se rendre plus utile qu’en aidant les archéologues à fouiller les ruines du village dans l’espoir de découvrir quel type de civilisation s’était, autrefois, épanoui sur ce monde.
Il avait à présent une meilleure accoutumance à la ténuité de l’atmosphère si bien que, le lendemain matin, lorsqu’il partit avec le groupe d’exploration, il n’eut pas trop de difficultés à faire le trajet. Deux des véhicules motorisés du vaisseau avaient été réquisitionnés pour transporter le matériel et les provisions. L’équipe elle-même suivait à pied.
Le commandant Cromar ouvrait la marche. La perspective du travail qu’ils allaient accomplir le rendait heureux ; c’était son domaine. Une brume matinale flottait au-dessus des champs en bordure du chemin qu’ils longeaient, à la suite des voitures, et qui semblait être une ancienne route carrossable. Quand ils atteignirent les ruines, le brouillard s’était dissipé et le soleil pointait par-dessus la crête des montagnes qui surplombaient la vallée.
Toreg, bien que dépourvu du savoir spécialisé qui lui eût permis de tirer des conclusions valables du spectacle s’offrant à leurs regards, avait cependant l’impression que jadis, en ce qui avait dû être un jour de terreur, une flamme gigantesque s’était abattue sur le village. Non seulement l’intense chaleur avait brûlé tout ce qui était combustible, mais elle avait recouvert le sol d’un fin glacis de roche et de sable fondus qui, à présent, crissait sous leurs pas. Légèrement à l’écart du groupe de savants, il les écouta se répandre en hypothèses, puis il s’avança.
— Avant de commencer notre travail, dit-il. Il conviendrait d’effectuer une allégeance. Ceux qui désirent le faire n’ont qu’à se joindre à moi…
Le commandant Cromar, furibond, se tourna vers Toreg mais se retint d’intervenir. Toreg posa le genou à terre. La moitié de l’équipe fit immédiatement de même, puis, un par un, les autres suivirent. Seul Cromar finit par rester debout.
— Le commandant nous ferait un grand honneur en acceptant de se joindre à nous, dit Toreg.
Le commandant Cromar, foudroyant Toreg du regard, s’agenouilla à son tour.
Les premières observations faites par les savants leur avaient permis de conclure que la planète entière avait été consumée par la déflagration d’une bombe gigantesque et que ce qu’ils avaient sous les yeux résultait d’une étincelle de ce grand holocauste.
— Vous pouvez constater combien l’effet de cette bombe paraît avoir été superficiel, dit Mékal, le physicien en chef de l’équipe. De prime abord, cela semble confirmer une hypothèse que nous avions émise mais dont nous n’avions jamais pu prouver la validité à partir des observations faites sur d’autres planètes.
— Et quelle est cette hypothèse ? demanda Cromar.
— Nous avions supposé que puisse être conçue une arme opérant une réaction en chaîne entre l’azote et le deutérium, mais jamais nous n’avions eu la certitude que cela puisse marcher. Or, ici, apparemment, ça a marché. La réaction se produit dans toute l’atmosphère, utilisant la moindre particule de deutérium contenue dans la vapeur d’eau en suspension dans l’air. C’est, littéralement, une bombe planétaire...
— Mais alors, cela signifie que ce monde a participé à la guerre interplanétaire.
— Non, pas nécessairement. Il se peut qu’ils aient obtenu ce résultat par eux-mêmes. Et c’est même, à mon sens, ce qui s’est produit, vu que nous sommes très loin du foyer d’extension de la guerre. J’ai plutôt l’impression qu’il s’est déroulé ici un conflit nucléaire aux dimensions de la planète et que, dans un accès de folie, un des adversaires en présence a fait exploser cette bombe au deutérium. Pour les deux partis en guerre, ce fut la fin, mais aussi pour tous ceux qui étaient neutres, s’il y en avait.
» La réaction n’a pas pu se propager à l’intérieur du sol ou dans les mers car elle a été rapidement étouffée par la présence d’éléments lourds. Ce que nous avons sous les yeux, ce sont les traces de l’intense brasier qui s’est déchaîné en surface, et qui n’a pas dû mettre plus de quelques minutes pour encercler totalement la planète, balayant toute forme de vie sur son passage. Seuls ont survécu les graines enfouies sous la terre et les poissons. Il pourrait éventuellement subsister des vestiges de population, des descendants de ceux qui, au moment de la catastrophe, auraient habité dans des cavernes. Mais j’en doute. Même là, ils n’auraient pas été à l’abri de la brusque déflagration incandescente de l’atmosphère.
— Quelle race belliqueuse cela devait être ! s’exclama Cromar.
Le physicien hocha la tête pour marquer son accord.
— Seul un peuple mauvais à l’extrême a pu concevoir une telle arme et s’en servir sur sa propre planète.
Toreg sentit un frisson le traverser. Il avait l’intuition que les minutieuses analyses auxquelles les savants allaient dès lors se livrer ne feraient que confirmer les hypothèses de Mékal.
Il promena son regard sur la vallée. Une douce lumière dorée commençait à se répandre sur les montagnes violettes à mesure que le soleil s’élevait dans le ciel. Quel endroit merveilleux ! songea-t-il. Comment était-il possible qu’un monde d’une telle beauté ait été aussi inconsidérément détruit par ceux-là mêmes qui avaient eu le bonheur d’y habiter. Ce peuple ne devait pas avoir eu de Keelong. Le Keelong aurait empêché que cela arrive… il les aurait empêchés de se battre.
Il pensa au monde qu’il chérissait : Alcor. S’il leur était donné à tous, là-bas, de voir cette planète morte, ils comprendraient ce que signifiait le rejet du Keelong. Se tournant vers le soleil et le ciel, il ferma les yeux de douleur et ses mâchoires se crispèrent. Il faut que le Keelong existe. Il y a quelque chose que je n’ai pas dû comprendre. Pourquoi suis-je abandonné parmi les incroyants ? Jadak, oh ! Jadak, mon père… qu’ai-je oublié dans ce que tu as tenté de me dire ? Ou bien, ne m’as-tu pas tout dit ?
Il était dans l’impossibilité de se rappeler si ce farouche et sublime personnage lui avait même dit clairement que le Keelong était une réalité vivante, existante. Jadak lui avait enseigné les rituels, les mille et une allégeances correspondant à chaque circonstance. Il lui avait appris comment doivent être punis les apostats afin que reste pur le culte du Keelong.
Mais avait-il jamais spécifié que le Keelong eût une existence réelle, véritable et vivante ?
Toreg n’arrivait pas à s’en souvenir.
Ce devait être si implicite que poser la question était en soi une preuve d’impiété. Personne ne posait cette question. Tout le monde savait.
Tout le monde, sauf Toreg.
Pourquoi ce savoir lui était-il refusé ? Quel péché impardonnable avait-il commis pour ne pas avoir profondément conscience de l’existence du Keelong ? Pourquoi avait-il la certitude que ce n’était qu’un mythe ?
Il contempla la silhouette du commandant Cromar qui gagnait, à travers champs, le village niché au pied de la montagne. Derrière lui, suivant la piste tracée, s’acheminaient les silhouettes des autres savants. Ils semblaient tous avoir oublié Toreg. Son incroyance, pensa-t-il, le mettait dans la même catégorie que Cromar. Sur ce point, il n’était pas différent de son ennemi.
Il ne se dépêcha pas de rejoindre les autres. Dans cette expédition, il n’avait pas d’emploi bien défini si ce n’était manier une pelle ou une brosse quand on lui dirait de le faire, ou bien porter des colis. Les voitures étaient déjà garées en bordure du village et, quand il arriva à leur hauteur, les autres étaient en train de décharger le matériel. Il leur prêta main-forte pour transporter les tentes, les instruments et les provisions.
Le commandant Cromar et ses assistants avaient déjà dressé une table ; ils ébauchaient un plan de fouilles. D’autres montaient de grandes tentes aux parois semi-rigides et y emmagasinaient les réserves.
— Ama Toreg…
Mékal, le physicien, s’était exprimé avec déférence, comme si la position de Toreg n’avait pas changé.
— Oui ?
— Nous avons un détachement qui se prépare à lancer une fusée de reconnaissance au-dessus du site. Il pourront avoir besoin de votre aide.
— Certainement.
Toreg suivit la direction que Mékal lui avait montrée du doigt. Cinq hommes d’équipe déballaient une petite fusée qui leur arrivait à hauteur d’épaules. Elle était massive et ouverte sur les côtés, si bien qu’on voyait son armature squelettique.
— Ouvrez ces caisses.
Le technicien s’était adressé à Toreg sans ménagement comme si ce dernier était un simple manœuvre. Toreg eut, fugitivement, l’impression d’être un objet.
Il se débattit avec les agrafes et les courroies puis parvint finalement à extraire de leur logement divers instruments d’aspect complexe et les fit passer aux techniciens qui leur avaient aménagé une place dans le corps de la fusée.
— À quoi servent-ils ? demanda Toreg.
— Ils vont nous permettre de dresser une carte du secteur. Nous lançons un œil pour examiner d’en haut l’ensemble du site et nous enregistrons ce qu’il voit. Cela nous épargne les journées entières qu’il faut passer pour dessiner une carte à la main et nous permet de distinguer des détails de structure qui passeraient inaperçus si nous devions faire nos relevés à pied.
Toreg avait une admiration naïve pour la technique. Il se disait parfois qu’il aurait aimé devenir technicien. Mais Jadak lui avait inculqué l’importance fondamentale du service du Keelong. Seuls quelques élus étaient qualifiés pour le sacerdoce, alors que n’importe qui pouvait devenir mécanicien, technicien ou savant.
De toute façon, Toreg n’aurait pas pu s’orienter dans cette branche. La science des nombres, des rapports, des formes et des mouvements avait toujours été pour lui un grand mystère. À l’école, c’était une forêt obscure dans laquelle il se perdait alors qu’il voyait des étudiants comme Cromar s’y mouvoir avec aisance et célérité. Il les enviait tout en sachant qu’il avait choisi une voie plus grandiose.
On assura par des vis la fixation des appareils puis on rabattit les panneaux latéraux fermant la fusée. Toute l’équipe se recula et gagna une rangée d’instruments complexes placés derrière un écran protecteur à quelque distance de la fusée. Toreg, fort intéressé, les regarda vérifier le bon fonctionnement du système de télécommunication. Il reconnut une machine à enregistrer qui, supposa-t-il, servirait à recueillir les données visuelles transmises par la fusée.
Une fois satisfaits, les techniciens abaissèrent une manette rouge. Avec un faible rugissement, la fusée s’élança vers le ciel et s’y perdit presque instantanément. Pour l’œil nu, tout au moins. Car, sur un écran son image traçait une ligne brillante qui sembla devoir s’enfoncer indéfiniment dans le ciel avant de vaciller et d’amorcer son retour vers le sol. Un parachute jaillit de sa tête.
— Trop loin, dit le technicien qui était penché sur l’écran. Il redescend par-delà les montagnes. Nous ne pourrons pas le récupérer.
— Nous aurons le temps de le faire, dit un des camarades en jetant un regard derrière lui sur la masse immobile du Prohorus. Tout le temps du monde… de ce monde, évidemment.
Toreg continua à observer le déroulement des opérations. Les appareils commençaient à établir des copies des photos prises par la fusée. Celle-ci, pendant ses quinze mille mètres d’ascension avait fait une centaine de prises de vue. À présent, les épreuves glissaient l’une après l’autre par la fente de sortie de la machine à imprimer.
Les techniciens s’attroupèrent autour, se passèrent les clichés de main en main et les examinèrent. Toreg fut le dernier à les avoir.
L’Ama ne jeta qu’un bref coup d’œil dessus. Les vues n’avaient rien de spectaculaire. Le processus qui avait permis de les prendre était plus intrigant que les photos elles-mêmes. Le tracé des rues de l’ancien village était nettement visible ainsi que celui des routes qui en sortaient, traversant les champs recouverts à présent par la végétation. On pouvait aussi distinguer, sur le versant de collines voisines, des maisons isolées, et les photos prises du point culminant qu’avait atteint la fusée, montraient, par-delà la ligne de collines, d’autres agglomérations. Mais, derrière le village où ils étaient, des montagnes abruptes, trouées de gorges profondes, s’étendaient, de plus en plus hautes, à perte de vue.
Le Prohorus apparaissait aussi sur les dernières épreuves. Épave échouée, pareille à un nid d’insectes avec les minuscules silhouettes de son équipage éparpillées autour de sa base. Jamais ils ne pourraient repartir, pensa Toreg. Ils tourneraient en rond, avec toujours plus de frénésie, jusqu’au jour où ils cesseraient définitivement de s’agiter. Alors, le Prohorus et cette planète brûlée ne seraient plus qu’une seule et même chose : un cercueil dérivant parmi les étoiles.
— Celles-ci, vous pouvez les garder, dit un technicien.
La machine débitait maintenant des épreuves à vitesse accélérée ; le tiroir en contenait déjà une pile énorme. Toreg en avait encore six à la main. Il ne voyait pas à quoi elles pourraient lui servir, mais il n’avait pas non plus envie de les jeter ; l’offre du technicien lui paraissait être un geste amical. Toreg sourit et s’éloigna, tenant toujours les photos.
À l’heure du repas, il étala les photos sur la table à côté de son assiette et les examina tout en mangeant l’espèce de bouillie pâteuse et fade qu’ils se débrouillaient pour préparer à partir des céréales locales. Sur les photos, il pouvait constater l’avantage que le village tirait de sa situation au pied de la montagne. Les ruelles desservaient les points les plus escarpés et les maisons suivaient la ligne de moindre inclinaison.
Il leva les yeux et se référa à la réalité : mêmes maisons, mêmes escarpements, puis son regard revint sur les photos. À la limite du village, presque sur la montagne, une petite tache blanche tranchait sur les parties sombres qui l’entouraient. Il ne parvenait pas à distinguer ce que c’était. Et, quand son regard se porta sur le haut du village, il ne put rien voir de là où il était assis.
Il eut du travail tout l’après-midi. Le commandant Cromar voulait que le campement fût installé et tout le matériel rangé avant la tombée de la nuit. Sous l’effet de la fatigue, son souffle se fit court et rauque mais, remarqua-t-il, il s’accoutumait de plus en plus à l’atmosphère.
— Les voitures vont retourner au vaisseau, lui dit le commandant Cromar. Vous pouvez aller passer la nuit dans vos appartements et revenir demain matin.
— Je préfère rester… si cela ne vous dérange pas.
— Comme vous voudrez. Je vais vous faire attribuer une tente.
— Par ailleurs, c’est le moment d’effectuer l’allégeance vespérale.
Une fois dans sa tente, Toreg sortit les photographies de sa poche et les posa sur la table. Il envisagea de les jeter mais l’expression amicale du technicien lui revint en mémoire. D’autant plus que ce dernier, avait-il remarqué, avait effectué ce soir une bonne allégeance.
De nouveau, la tache blanche attira son regard et lui fit se poser des questions. Ce qui l’intriguait, c’était qu’elle ne fût visible d’aucun point, même situé en surplomb. Il résolut d’aller le lendemain, ou dans deux jours, jeter un coup d’œil sur place, si on lui laissait du temps libre.
On ne lui laissa pas de temps libre. On l’accabla de toute sorte de tâches mineures dont les savants voulaient se débarrasser. Il devint la bonne à tout faire de tout le monde. Mais il n’en avait cure ; lorsque, trois fois par jour, il les invitait à faire allégeance au Keelong, ils n’osaient pas refuser. Or, ne cessait-il de se répéter, tel était l’unique but de son existence.
Il lui fallut patienter quatre jours avant d’avoir une occasion de se libérer et d’être seul pour un temps. En milieu de matinée, il eut un peu de répit et s’éloigna du groupe. De ce côté du village, on avait ouvert deux chantiers de fouilles. Les mini-excavatrices, tels des animaux fouisseurs, grattaient la terre, la mâchaient, la suçaient, la digéraient et mettaient de côté tout ce qui n’était pas humus, racines ou roches non dégrossies. C’était un travail hautement spécialisé et les deux conducteurs de machine n’avaient pas besoin de son aide.
Jadis, des gens s’étaient promenés dans ces rues. Il se demandait à quoi ils avaient pu ressembler. Il distinguait les contours des pièces dans les bâtiments sans toit. La trouée des portes était encore visible dans quelques murs, enterrés jadis, mais que le vent avait découvert. Les habitants de cette planète devaient avoir eu à peu près la même taille que les Alcorins. Mais quelle avait été leur forme ? Leur physionomie ? Un œil alcorin aurait-il vu en eux des monstruosités vivantes ?
Peut-être, avant la fin des fouilles, auraient-ils la chance de découvrir quelque image ou quelque statue qui leur permettrait de savoir à quoi ressemblait ce peuple.
Il marcha parmi les décombres jonchant les rues jusqu’au point où cessaient les vestiges des habitations. Un ancien chemin, étroit, allait dans la direction qu’il avait à suivre. Il sortit la photographie de sa poche et vérifia. La mystérieuse tache blanche devait être tout près, et pourtant, il ne voyait toujours rien. Devant lui, barrant le chemin, il n’y avait qu’un amoncellement de roches qui avaient dû, jadis, au cours d’une avalanche, glisser de la montagne. D’après la photo, la tache blanche se trouvait derrière.
Il s’écarta du sentier et se fraya un chemin à travers les buissons et la rocaille jusqu’au bas de l’éboulis. Il semblait que certaines roches eussent roulé à date récente. Une partie de l’éboulis s’était peut-être mise en place peu de temps auparavant. Par prudence, il marchait en regardant vers le haut de la pente car, de temps à autre, des pierres dégringolaient.
Il avait presque achevé de contourner le talus et n’avait toujours pas réussi à distinguer la moindre trace de tache blanche quand, soudain, son regard tomba sur une vaste brèche dans l’éboulis. La tache blanche de la photographie. C’était une ruine, les vestiges d’un bâtiment de pierre blanche. Il vérifia sur la photo. C’était bien ça. Des détails, qu’il n’avait pas relevés auparavant, lui sautaient aux yeux, maintenant, par comparaison.
Il n’avait aucune peine à comprendre ce qui s’était produit. À l’origine, le bâtiment avait été recouvert par le glissement de terrain. Peut-être était-ce arrivé au moment du tremblement de terre qui avait accompagné l’explosion de la bombe planétaire ? De toute façon, le bâtiment était déjà enseveli lorsque l’atmosphère s’était embrasée car son toit, quoique partiellement écroulé, ne portait aucune trace d’incendie. Plus tard, peut-être récemment, un autre séisme avait entraîné l’éboulis plus bas, si bien que le bâtiment, précédemment recouvert, était à présent dégagé sur un côté et sur une partie du toit.
Il s’approcha. Des rocs instables se dérobaient sous ses pas et des pierres continuaient à dégringoler d’au-dessus. En s’aventurant sur l’éboulis, il commettait une folie : cela pouvait être dangereux. Il le savait mais il avait aperçu une ouverture dans la partie supérieure d’une fenêtre. Il parvint à l’atteindre et s’agenouilla pour scruter les ténèbres intérieures de la caverne.
Progressivement, ses yeux s’accoutumèrent à l’obscurité et il parvint à distinguer les contours d’une grande salle. Elle paraissait presque intacte. Seule la portion du toit située contre le versant de la colline s’était écroulée. Miraculeusement, le reste avait tenu malgré la pression exercée par l’amoncellement des roches.
Dans la moitié la mieux conservée, il put constater la présence de mobilier. Celui-ci semblait composé d’une série de bancs faisant face à divers éléments difficilement identifiables qui occupaient la partie antérieure de la salle.
Le bruit d’une chute de pierres le tira de sa contemplation. Il se releva et dévala la pente. Il exultait. Après tout, il n’avait pas été inutile. Certainement, tôt ou tard, ils auraient fini par découvrir cet endroit, mais il était sûr de l’importance de sa trouvaille. Un bâtiment bien conservé dont l’intérieur, sur une bonne moitié, du moins, était intact.
Sa promenade avait duré plus longtemps que prévu. Quand il revint au camp, il commençait à faire noir. La première personne qu’il rencontra fut le commandant Cromar.
— Nous vous croyions perdu, lui dit ce dernier.
— Ça n’aurait pas eu grande importance, je pense, dit Toreg.
— Je vois mal comment nous aurions pu accomplir sans vous l’allégeance du soir.