CHAPITRE XVI

Au bout d’un moment, il redressa la croix sur le côté de façon à pouvoir distinguer les yeux du crucifié. Les lèvres n’avaient pas perdu leur sourire. Le visage tout entier semblait exprimer le pardon pour son échec. Il se dressa sur ses genoux et retira son manteau supplémentaire. Dans la caverne, le froid se faisait d’heure en heure plus mordant. Il drapa le manteau sur le corps nu du supplicié.

— Je n’y avais pas pensé avant, dit-il. C’était juste un oubli de ma part. Excuse-moi…

Il retourna à sa place et se blottit contre la paroi, plus transi que jamais. Il aurait dû apporter de quoi faire du feu… si seulement il y avait pensé. Mais il y avait tant de choses auxquelles il n’avait pas pensé. Tant de choses qui palpitaient aux limites de sa conscience et qu’il était, à présent, dans l’incapacité d’appréhender. Mais tout cela n’avait probablement plus la moindre importance. Ce qui comptait, c’était eux deux dans la caverne, ici et maintenant.

Oui es-tu, Jésus de Nazareth ?

Il reprit le livre et le parcourut de page en page.

N’est-ce pas là le fils du charpentier ?

Mon père m’a envoyé…

Tu es le Christ, le fils de Dieu…

Je suis la résurrection et la vie…

Quiconque vit et croit en moi ne mourra pas.

Troublé, Toreg secoua la tête.

— Ils sont tous morts. Ton monde tout entier est mort. Que veux-tu dire, Jésus ? Qui ne mourra pas ?

Que votre cœur ne se trouble pas. Vous vous fiez à Dieu, fiez-vous aussi à moi.

Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon père, sinon je vous l’aurais dit, moi qui vais vous y préparer une place.

Et quand je serai allé vous préparer une place, je reviendrai, et je vous prendrai auprès de moi, afin que où je suis, vous soyez aussi.

Il avait vu mourir Jadak ; et Toshmère, et Leita, la belle Leita dont il aurait tant souhaité avoir des fils qui, à leur tour, seraient devenus des Grands Amas ; Leita, dont il n’avait jamais osé laisser son cœur évoquer le souvenir depuis ces jours lointains…

Il y avait, bien sûr, ces vieilles traditions auxquelles on ne se référait d’ailleurs plus jamais. Jadak n’y avait fait allusion qu’une seule fois ; encore était-ce sous le coup de la douleur et non sans avoir l’impression de commettre une infraction. Il en avait parlé lors de la mort de Mariel, la mère de Toreg. Elles disaient qu’au-delà d’Alcor, se trouvait un autre royaume, et que ceux qui étaient morts ne retournaient pas au néant. Était-ce là ce dont Jésus parlait ? Toreg sentait ses mains frémir ; c’était là une doctrine interdite. Mais Jésus-Christ ne pouvait pas faire allusion à autre chose.

D’ailleurs, le livre ne disait-il pas :

Jésus se manifesta à ses disciples après qu’il eut été relevé d’entre les morts.

Toreg trembla de froid et se recroquevilla contre la paroi dans le manteau qui lui restait. La traduction glissa sur le sol. Il ferma les yeux et, crispant les paupières, revit ceux qu’il avait aimés. Jadak, de sa voix tonitruante, proférait les lois du Keelong, mais il y avait une lueur d’amusement dans son regard et un rire sur ses lèvres. Il vit sa mère, la larme à l’œil, caressant les habits sacerdotaux de son fils – et pourtant, elle était morte depuis longtemps lorsqu’il était devenu Ama. Il vit Leita qui disait : « Je serai l’épouse d’un Grand Ama et je lui donnerai dix fils qui, à leur tour, revêtiront la robe. » Mais jamais elle n’avait pu être épouse ou mère.

— Jésus, ne me promet pas ça ! hurla-t-il. Ne fais pas de telles promesses. Le Keelong, lui, n’a pas cette cruauté !

Il rouvrit les yeux et essuya les larmes qui en avaient jailli. Dans les yeux du crucifié, l’éclat de la petite lampe posée sur le sol se reflétait.

— Tu es incapable de mentir, n’est-ce pas ? dit Toreg. Tu ne mens pas…

Les tombeaux s’ouvrirent, et les corps de plusieurs saints dormants se relevèrent ; ils sortirent des tombeaux après sa résurrection, entrèrent dans la ville sainte et apparurent à beaucoup.

Or la vie éternelle, c’est de te connaître, toi le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ, celui que tu as envoyé.

C’est donc pour cela qu’ils t’ont tué, qu’ils t’ont cloué sur cette croix. Qui oserait croire et espérer de telles choses.

Je n’ose pas y croire, songea-t-il. Je n’ose pas y croire, moi non plus. Ces choses avaient un nom : c’était l’enseignement occulte du Keelong que personne, hormis le haut Triumvirat de la Hiérarchie, n’avait le privilège de connaître.

C’était un mystère trop grand pour qu’on en pût assumer la connaissance. Le froid le transperçait. Il aurait voulu dormir mais le tremblement incoercible qui l’avait saisi l’en empêchait.

— Peut-être pourrions-nous partager… dit-il à l’effigie du crucifié.

Il se traîna vers la croix, s’allongea tout contre elle et disposa le manteau supplémentaire de sorte qu’il les couvrît tous deux, Jésus et lui. Bien qu’il fût au contact de la matière froide dont était faite la statue, il se sentit envahi par une douce chaleur que le manteau seul n’aurait pu lui procurer.

 

Quand Toreg s’éveilla, le blizzard faisait toujours rage à l’extérieur de la caverne. La neige, soulevée par le vent, parcourait en longues traînées horizontales le versant de la montagne et s’engouffrait dans la caverne. Toreg en bloqua l’ouverture jusqu’en haut avec de la neige.

Puis il prit la ration qui lui restait, la partagea en deux et remit une moitié dans le sac. Il mangea l’autre en mâchant lentement chaque bouchée. Encore un jour et ses provisions seraient épuisées. Il lui faudrait alors se résoudre à faire quelque chose.

Se souvenant de son intention première, il se tourna vers la croix. À présent, il n’était plus sûr de rien, et sa disposition d’esprit à l’égard du crucifié avait changé. Il lui fallait encore y réfléchir. Peut-être le livre lui serait-il de quelque secours ; il se rappelait un passage… il feuilleta la traduction à sa recherche.

S’il est quoi que ce soit dont vous ayez besoin, demandez-le à mon père en mon nom ;

tout ce que vous demanderez avec foi en priant, vous le recevrez.

Cela correspondait à l’allégeance, mais avec quelque chose en plus. Jésus appelait ça une prière. Jamais personne n’avait prié le Keelong ; on ne lui demandait jamais rien, on lui offrait allégeance, c’était tout. Mais Jésus, lui, demandait qu’on adressât en son nom des prières à son père.

Toreg ne comprenait pas. Il fléchit le genou et se mit en position d’allégeance. Il se sentait la gorge contractée et ne trouvait pas ses mots. De nouveau, il alla se blottir contre la paroi. Le crucifié continuait à le fixer de ses yeux étincelants.

— Dis à ton père de ma part, commença lentement Toreg. Dis à ton père que je regrette d’avoir voulu te détruire. Je suis désolé de t’avoir amené ici, dans le froid et la tempête. Si j’ai fait ça, c’est que je n’avais pas compris… Je te demande pardon pour n’avoir pas pu arracher les clous qui te transpercent les chairs. Si je parviens à te ramener au camp, je te promets de les retirer.

» Mais dis à ton père que je ne sais pas comment faire pour te ramener. Je n’ai presque plus rien à manger. Je suis malade à cause du froid et de l’air qui, pour moi, est si dur à respirer. Je n’arrive même plus à raisonner correctement. Je ne sais plus quoi faire. Demande-lui de me donner une idée pour que je sache ce que je dois faire. Et demande-lui, si c’est possible, de faire quelque chose pour la tempête.

Il se sentit plus calme. Heureux même.

Il reprit la lecture du livre.

Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements,

et je prierai le père, et il vous donnera un autre conseiller qui restera avec vous à jamais.

Je suis venu pour que les brebis aient la vie, et qu’elles l’aient abondamment.

Je suis le bon pasteur, je connais mes brebis et mes brebis me connaissent…

J’ai d’autres brebis qui ne sont pas de cet enclos. Il me faut aussi les conduire, elles entendront ma voix, et il n’y aura qu’un seul berger, un seul troupeau.

Il se sentit soudain transporté dans un univers de sérénité comme si le temps avait suspendu sa course et que l’espace se fût contracté dans les limites de cette caverne.

J’ai d’autres brebis…

Jésus, le bon pasteur…

Nous autres d’Alcor, et de Kusam, et d’Hablu, et de Niami, et des dix milliards d’autres mondes éparpillés dans des millions et des millions de galaxies. Ne sommes-nous pas ces autres brebis ?

Pourquoi n’es-tu pas venu sur Alcor plutôt que sur ce petit monde mesquin où ils t’ont cloué sur cette croix ? Nous t’aurions aimé, nous t’aurions révéré, et tu aurais été notre Keelong dans l’éternité…

Toi et le Keelong. Jamais il ne me fut donné de croire en ton existence, puisque jamais je n’ai su où te chercher. Est-ce toi qui as tendu ta main jusqu’au fond des étoiles pour m’amener sur ton monde ?

Alors, demande à ton père s’il veut bien nous aider à retourner chez nous. Que nous puissions t’emmener sur Alcor et transmettre à notre peuple l’enseignement de ton livre.

Sois notre pasteur. Permets-nous d’être tes brebis. Tes autres brebis.

 

Tout était clair à présent dans son esprit. Il savait ce qu’il avait à faire. Jamais, depuis son arrivée dans cette grotte deux jours auparavant (ou trois, peut-être), il ne s’était senti si calme et si sûr de lui. Il gagna l’entrée de la caverne pour se rendre compte du temps qu’il faisait dehors. La tempête semblait diminuer. Il conviendrait certainement de faire une allégeance, une prière.

Il n’avait pas à s’inquiéter. Le blizzard allait se calmer et il pourrait redescendre dans la vallée et leur dire comment il avait découvert le Keelong. Ensuite, ils retourneraient tous à bord du vaisseau…

Le vaisseau, oui. Le Prohorus.

Il lui faudrait demander à Jésus d’intercéder auprès de son père afin qu’il les aide à réparer le vaisseau. Mais il n’osait pas faire la demande lui-même… du moins, pas encore. C’était un service trop important. Et cependant, il allait falloir le faire. Demandez-le à mon père en mon nom. Toreg le ferait. Mais pas maintenant. Plus tard…

Il passa le restant de la journée à lire le livre. Il commençait à mieux comprendre. Le soir, il alla se coucher près du crucifié, partagea son manteau avec lui et, de nouveau, se sentit réconforté par cette douce chaleur qui n’était pas seulement celle du manteau. Le lendemain matin, la tempête avait cessé et le soleil brillait au-dehors.

Il déblaya l’entrée de la caverne et sortit. Une épaisse couche de neige recouvrait le sol ; il s’y enfonçait jusqu’aux cuisses. Il faisait très froid et l’atmosphère semblait particulièrement raréfiée ; sa teneur en oxygène paraissait presque aussi faible que dans l’espace. À chaque instant, il avait l’impression que sa respiration allait s’arrêter. Mais il n’en aurait pas pour longtemps… juste le temps de revenir au camp et de leur dire à tous…

Il rentra dans la caverne et mangea sa dernière ration. Puis il enveloppa soigneusement le livre et le mit dans son sac. Il laissa la lampe allumée au centre de la salle ; il n’en aurait plus besoin. Un jour, peut-être, dans une centaine d’années, un explorateur la découvrirait toujours allumée et se demanderait qui avait bien pu passer par ici et la laisser.

Il serra étroitement sur lui les pans de son manteau et assujettit du mieux qu’il put l’autre manteau autour du corps de Jésus. Puis il traîna la croix jusqu’à l’entrée et la fit passer par l’ouverture en la heurtant le moins possible.

— Nous arracherons ces clous, promit-il encore une fois. Puis il mit la croix sur son épaule et, chancelant sous son poids, commença de redescendre la pente enneigée de la montagne.

Il était encore malade, songea-t-il. Il allait devoir faire très attention. La neige ralentissait ses mouvements et, après une douzaine de pas, il fut obligé de marquer une pause ; ses poumons le brûlaient. Il se passa la main sur les yeux et secoua la tête. Cela n’allait pas être aussi simple qu’il se l’était imaginé.

Il se retourna vers le crucifié :

— Si tu pouvais seulement demander à ton père… pour moi…

Il se remit en marche. Une fois lancé, cela lui parut moins pénible. Il se gardait de lever les yeux afin de ne pas voir la distance qu’il avait à parcourir. Son regard restait fixé sur le prochain pas qu’il avait à faire, et, une fois celui-ci fait, sur le suivant.

Lorsqu’il s’arrêta pour se reposer et regarder en arrière, il put mesurer, à la trace que la croix avait laissée dans la neige, le chemin qu’il venait de parcourir. Quant à celui qu’il avait à suivre, il pouvait seulement le deviner grâce aux buissons et aux structures qui le bordaient et dont l’extrémité dépassait encore de la neige.

Au bout d’un moment, il reprit le compte de ses pas et vérifia, tous les dix et cent pas, le temps qu’il mettait à les faire. S’il avait gardé bon souvenir de ses calculs précédents, il ne pourrait pas atteindre le bas de la montagne avant la tombée de la nuit. Il lui fallait se dépêcher.

De temps à autre, le ciel se couvrait brusquement de nuages noirs et il se produisait une courte chute de neige. C’était à peine s’il la remarquait. Dans l’éclat éblouissant de la neige, toute chose perdait son relief et se fondait dans une blancheur illimitée.

Il fit une halte et déposa la croix dans la neige tout en s’excusant d’y être obligé par la fatigue. Il eut d’énormes difficultés à hisser de nouveau la croix sur son épaule et se dit que, peut-être, il ne devrait pas recommencer. S’il la déposait encore une fois, il se pourrait qu’il ne parvînt pas à la reprendre. Il envisagea de la faire glisser sur la surface neigeuse, mais il y avait trop d’arbustes qui dépassaient. Et surtout, c’eût été un manque de respect.

Il vit le soleil atteindre son zénith puis commencer à redescendre. Il se sentait entièrement détaché de son corps. Tout ce qui lui restait de vie et de conscience s’était rassemblé dans un point minuscule de sa tête et, de là, voyait le monde immédiatement alentour et, en particulier, ce corps de Toreg qui remuait bras et jambes ; mais il n’avait pas l’impression que ce corps fit plus partie de lui que la blancheur environnante.

Il avançait ; le soleil descendait toujours plus bas ; il faisait de plus en plus froid.

Soudain, à un tournant du chemin, il découvrit dans le lointain l’incroyable spectacle du camp. Sous le coup d’une joie intense, il tomba à genoux dans la neige et resta un long moment à contempler cette réalité dont, quelques instants auparavant, il avait commencé à douter ; après tout, s’était-il dit, le camp n’était peut-être qu’un phantasme de son esprit malade.

Mais non ; il était bien réel. Et cependant différent...

Il s’aperçut avec angoisse qu’on procédait au démontage des tentes afin de pouvoir les transporter jusqu’au vaisseau. Ils avaient dû se mettre à évacuer le camp dans le début de la matinée et, à présent, le gros du travail était fait. Il pouvait distinguer la piste qu’on avait dégagée pour permettre aux véhicules de rentrer au Prohorus. Dans peu de temps, ils seraient partis.

Toreg n’aurait jamais la force de parcourir la distance qui séparait le vaisseau de l’emplacement du camp.

Il cria, mais il avait conscience de ne pas pouvoir être entendu d’aussi loin. Il reprit la croix sur son épaule et fit un pas. Puis un autre. Il lui fallait se dépêcher. C’était sa dernière chance.

La pente était plus raide que dans ses souvenirs, mais au moins, il n’était pas gêné par les buissons et les arbustes. Puis, quand il jeta un coup d’œil en arrière, il s’aperçut que, depuis fort longtemps, il avait quitté le sentier. Celui-ci loin derrière lui et beaucoup plus haut, se ménageait une descente progressive par de larges lacets. La pente était trop forte pour que Toreg pût songer à revenir sur ses pas, mais peut-être, en suivant une oblique parallèle au sentier, pourrait-il le rattraper.

Ses yeux le brûlaient, et sa vision brouillée lui permettait à peine de distinguer les creux et les bosses qui l’entouraient. Tout paraissait plat, blanc, sans le moindre relief. Il avait l’impression de marcher dans un nuage givré de vapeur laiteuse où les notions de bas et de haut n’auraient pas eu cours. Il ne pouvait se repérer qu’aux petites taches noires qui, dans le lointain, révélaient l’emplacement du camp.

Il marchait, et eut l’impression de tomber. Il essaya de soulever un pied ; l’autre ne le portait plus. Il se sentit glisser plus bas, toujours plus bas ; le monde s’ouvrait sous lui.

Et il plongea dans le vide et prit nettement conscience qu’il tombait. La sensation de chute n’était cependant pas essentiellement différente de celle qui avait accompagné sa marche dans la neige. Tout était noyé dans la blancheur et l’air froid fouettait son visage. Il étreignit la croix et aspira de profondes bouffées de cet air raréfié. Il éprouvait un sentiment d’illumination libératrice et il souhaitait que cela pût durer à jamais.