Alfred Barthélemy est mort en 1985, à Paris, à l’hôpital de la Salpêtrière. Son agonie a duré longtemps, beaucoup trop longtemps. Il a connu toutes les misères des vieillards, toutes ces chirurgies, ces raccommodages, ces transfusions, ces prothèses, par lesquels la médecine prolonge une existence qui n’est plus qu’un souffle, qu’un gémissement. Prostate, cataracte, arthrose, brisure du col du fémur et, finalement, cancer, rien ne lui aura été épargné. À plusieurs reprises, l’hôpital informa la famille que sa fin était proche et nous nous retrouvâmes près d’un mourant goguenard qui semblait s’amuser à nous faire répéter, tous ensemble, le dernier acte de la cérémonie des adieux.
Tous ensemble ? Dans cette vie riche en paradoxes, celui-ci ne sera pas moins étonnant : Fred Barthélemy, qui ne se soucia jamais de ce que l’on appelle la vie de famille, se voyait, à la veille de sa mort, entouré avec la plus grande affection (disons même la plus pieuse vénération) par ses enfants et petits-enfants. Parmi ses amis d’autrefois, aucun ne se joignait à nous pour la bonne raison que tous l’avaient précédé dans la tombe. J’étais le seul, parce que le plus jeune, plus jeune que Germinal, le fils aîné ; Germinal qui se souvenait encore de moi avec un reste d’affection. Mariette et Louis, les enfants de Claudine, me marquaient une certaine froideur que je m’expliquais mal, sinon comme punition de mon éloignement de leur père, pendant trop longtemps. Et puis toute cette ribambelle d’enfants et de petits-enfants. Louis avait deux enfants adultes. Floréal et Dolorès approchaient déjà des quarante ans et ils arrivaient avec leur progéniture. Ces rejetons témoignaient à leur grand-père une admiration bruyante. Ils s’accaparaient leur grand homme. Visiblement, pour eux, j’étais de trop. L’étranger. L’intrus. La manière dont Germinal m’accueillait, à chaque fois, devant la porte de la chambre de Fred, en me saisissant par la taille et en me soulevant au-dessus de sa tête, s’exclamant joyeusement : « Petit moujik ! Petit moujik ! », les agaçait beaucoup. Germinal déjà septuagénaire, ils mettaient cette plaisanterie sur le compte du gâtisme. Ils ne savaient pas ce que ce rituel signifiait pour nous et combien il nous unissait à celui que nous venions retrouver.
J’interrogeai Germinal sur l’absence de Claudine. Claudine était morte, au début des années 70, sinon, bien que séparée de Fred depuis fort longtemps, elle aurait accouru. Et Flora ? Germinal me dit que Flora refusait de se rendre à l’hôpital, se considérant elle-même comme trop vieille pour oser défier la mort qui rôdait dans tous les couloirs de la Salpêtrière.
Inimaginable que Flora puisse entamer sa quatre-vingt-cinquième année ! J’étais partagé entre la curiosité de la revoir et la peur d’effacer une si belle image, tendrement conservée. Comme j’avais entrepris la biographie de Fred Barthélemy, il m’était toutefois nécessaire d’interroger Flora pour reconstituer leurs amours enfantines, et cet environnement exceptionnel qui fut le leur, au temps de la bande à Bonnot.
Flora ne tenait plus sa galerie rue de Seine, retirée dans un somptueux appartement près de la place des Vosges, au milieu de ses Baskine, de ses Soutine, de ses Chagall. Il lui en restait peu, mais comme ils prenaient chaque année plus de valeur, elle ne cessait de s’enrichir, seulement en les regardant. Elle avait ajouté astucieusement, à son capital d’origine, des œuvres d’artistes plus jeunes : Fautrier, Dubuffet, Bacon, Balthus, Magritte qui, elles aussi, constituaient des actions à la hausse. De temps en temps, elle vendait, rachetait, jouait avec la peinture comme à la Bourse. Je lui téléphonai pour solliciter un rendez-vous et elle insista pour m’envoyer sa voiture et son chauffeur. C’était ridicule, le métro me conduisait directement chez elle. Je ne la contrariai pas cependant, me souvenant qu’elle aimait étaler son luxe, comme une marque de revanche, bien sûr tout à fait vaine ; mais cette ostentation lui donnait tellement de plaisir !
Le chauffeur me refila à un valet de chambre qui m’introduisit au salon. Face à la porte d’entrée, au-dessus d’une cheminée monumentale, un nu vous arrivait en pleine gueule, ou plutôt un déshabillé de Baskine, superbe, avec ses violets et ses roses. Un portrait de Flora, évidemment, d’une sensualité étourdissante. Je la connaissais, cette peinture, si souvent reproduite dans les livres d’art, et même en cartes postales, mais de la découvrir là, dans cette pièce silencieuse, seul à seul, me tourneboulait. Je m’approchai très près, fasciné. Le temps s’arrêta. Absorbé dans ma contemplation, j’oubliai le lieu où je me trouvais et le but de ma visite. Soudain, j’eus l’impression que quelqu’un, derrière mon dos, me regardait. Je me retournai brusquement et ce que je vis me stupéfia. Un Klimt ! Un tableau de Klimt ! Non, pas un tableau. Plutôt, sortie d’un tableau, une de ces femmes de Klimt, idole de la décadence viennoise, couverte de pierreries. En observant mieux le visage de cette femme, si fardée, je remarquai qu’elle devait en effet atteindre, à quelque chose près, l’âge des peintures de Klimt. Les peintures et leurs modèles sont immortels. Jamais leurs traits ne s’altèrent. Ce Klimt-là, lui, s’était abîmé avec le temps. Sous la couche de maquillage, on devinait les rides, toutes les plissures de la peau. Le modèle avait eu le tort de s’échapper de la toile, perdant, par là même, son éternelle jeunesse.
— Mon petit Fred, me dit ce fantôme, comme tu as vieilli !
— Mais… je ne suis pas Fred.
Je me nommai, lui rappelant le jeune homme si timide qui venait à sa galerie, du temps où Fred était bouquiniste.
— Ah ! oui, répondit-elle. C’est vrai, mon Fred est un vieillard. Je ne veux pas le rencontrer. Trop tard. La vieillesse est affreuse. Comment me trouves-tu ?
Je bafouillai, lui parlai de Klimt.
— Klimt ? Ces expressionnistes teutons ne valent pas nos fauves. Tu as vu mon Baskine ?
— Je n’ai vu que lui.
Je faillis ajouter : « Comme vous étiez belle ! » et ravalai mes mots. D’ailleurs, déjà, elle ajoutait :
— Tu m’as tout de suite reconnue. Et maintenant, suis-je si loin de cette fille en chemise ?
Je plaisantai :
— En ce temps-là, vous n’aviez qu’une chemise à vous mettre. Aujourd’hui vous portez une parure de princesse.
— Oui, galopin, tu veux dire qu’il vaut mieux que je cache ce corps sous une armure de perlouses. Allons, qu’exiges-tu encore ? Ne t’ai-je pas tout avoué, jadis ?
— J’aimerais que vous me racontiez de quelle manière vous avez vécu la bande à Bonnot.
— Ah oui ! L’histoire du chauffeur et du prince…
— Comment ça ?
— Bonnot était chauffeur, tu le sais bien, chauffeur de bagnole ; et le prince c’est Kropotkine, celui qui leur a tourné la tête avec ses idées folles.
— Non, chère Flora, ce n’est pas Kropotkine qui les influençait ; plutôt Bakounine.
— Bah ! Toujours des histoires de Russes. Tous fous à lier ! Kibaltchich, Eichenbaum… Les Russes, les Slaves, on ne leur pardonne leur folie que s’ils peignent, que s’ils jouent de la musique. Baskine, Soutine, Chagall, Stravinski, parle-moi de ceux-là ! Les autres, c’est du vent. Le vent de la mort et de la misère. Aimes-tu la musique ? Moi, je ne me lasse pas d’écouter Boris Godounov. Moussorgski, ça fout en l’air Trotski ou Staline. C’est la vie qui chiale, qui rit, qui chante. Les autres sécrètent le néant. Ce sont eux qui m’ont volé mon pauvre petit Fred.
Elle se mit à pleurer, debout. Les larmes, en coulant sur son visage, défaisaient le savant maquillage. Des traînées noires venaient de ses cils, balafrant ses joues comme des tatouages. Toute petite, dans sa robe lamée d’or, elle ressemblait à une momie. J’avais l’impression horrible que son visage allait se dissoudre tout entier, fondre, et qu’il ne resterait plus dans ces précieux atours qu’une tête de mort. Je la pris précautionneusement par les bras et la conduisis vers un fauteuil où je l’aidai à s’asseoir. Elle demeura un long moment prostrée, puis lança, dans une soudaine surexcitation :
— Il sera toujours à moi. Je serai toujours à lui.
Inutile de demander de qui il s’agissait. J’acquiesçai :
— Oui, Flora, toujours. Et ce livre que j’écris vous unira à jamais.
Un peu solennelle cette promesse. Que n’affirme-t-on pas pour quelques grammes de secrets dérobés ?
— Dites-moi tout, Flora, tout !
Elle me regarda attentivement :
— Je te reconnais, toi, maintenant. Tu as toujours été curieux. Je ne te dirai pas tout. À toi de deviner. Mais je t’aiderai. Et puis, merde, chante ce que tu veux. Tout ça n’a plus importance.
Ces longs moments à l’hôpital, où je me trouvais seul avec Fred Barthélemy. J’essayais d’éviter les heures où la famille affluait. Recroquevillé dans son lit, il attendait. Son long corps s’était rétréci à l’extrême. Dans son visage amaigri, les yeux noirs témoignaient encore, néanmoins, de cette vitalité et de cette passion qui menèrent sa vie. Dès que j’ouvrais la porte de la chambre, je rencontrais ses yeux. Guettaient-ils sans cesse le visiteur ? Je surprenais une angoisse dans son regard, qui disparaissait dès que j’avançais la seule chaise et m’y asseyais pour engager la conversation. Une fois, il approcha très près sa tête de la mienne et me dit à voix basse :
— C’est le goulag, ici. Ils m’épient. Ils viennent dans ma cellule, camouflés de leur blouse blanche et me piquent pour que je ne m’évade pas. Débrouille-toi pour me faire sortir.
C’est vrai que cette chambre de malade s’apparentait à une cellule de prison modèle. Mais elle ne comportait pas de barreaux, sauf ceux du lit métallique. Et Fred Barthélemy ne voyait que ceux-là. Il se complaisait à me les désigner, en ricanant :
— Ils m’ont foutu dans un lit-cage !
— Tu es malade, Fred. On te soigne bien. Tout à l’heure, Germinal viendra. Prends patience.
— Alors, toi aussi, tu te mets avec eux ?
Une aide-soignante entra en poussant un chariot chargé de nourriture. C’était l’heure du repas. Elle posa un plateau sur le lit, presque sous le menton de Fred.
— Comment ça va, le pépé, aujourd’hui ? Toujours aussi grognon ?
Fred, effaré, ne répondit pas. Dès qu’elle fut partie, il écarta le plateau.
— Tu dois manger, dis-je. Sinon tu vas t’affaiblir et nous ne pourrons pas te faire évader.
— C’est du dégueulis de chat.
Comme Fred édenté refusait le secours d’une prothèse, on lui servait seulement une sorte de hachis de viande mélangé à des légumes passés à la moulinette.
— Allons, mange, repris-je, c’est bon.
Narquois, il me tendit le plateau.
— Si c’est bon, mange-le. Je te le donne.
Je goûtai la purée avec un haut-le-cœur et reposai le plateau sur la table de nuit.
— Tu vois, toi aussi, tu cales.
Que répondre ? Je lui apportais des gâteaux secs qu’il amollissait dans un verre d’eau et avalait avec une sorte de gloutonnerie. Ensuite, rasséréné, il se mettait à parler. Il pouvait ainsi soliloquer pendant des heures, si personne n’entrait dans la chambre. À la moindre apparition d’une blouse blanche, il s’arrêtait, me regardait d’un air complice et observait un mutisme absolu. « Le goulag ! » me soufflait-il. Parfois, les infirmières ou les médecins entendaient vaguement et me demandaient : « Que baragouine-t-il ? Il se méfie de nous. Pourquoi ? Allons, allons, soyez sage, père ronchon ! »
J’avais envie de leur expliquer quel personnage ils soignaient. Manifestement, ils le prenaient pour un petit vieux acariâtre perdant plus ou moins la tête. Mais serait-ce rendre service à Fred Barthélemy, retombé dans l’anonymat depuis si longtemps, que de ressusciter un passé chargé d’un tel détonateur politique ?
Ce passé remontait dans la conscience embrumée de Fred dès que nous nous trouvions seuls. Il semblait même qu’il ne voulait rien laisser perdre, que cette biographie, dont il disait ne pas se soucier, finissait par l’obséder. Dès qu’il me voyait, il s’empressait de me fournir des éléments nouveaux ou des réflexions dont il pensait qu’elles pouvaient m’aider à mieux comprendre son action.
Souvent, ces remarques arrivaient à brûle-pourpoint. Par exemple :
— J’ai cru toucher la porte du paradis et je n’ai fait qu’ouvrir des bureaux minables, où discutaient des comités. La réunionnite est un des maux de la révolution. On y parle tant de la révolution qu’on l’oublie.
Il n’appelait plus les députés que les « députes » (sans accent aigu sur le second e).
— Il y a les putes, soulignait-il malicieusement, qui sont des paumées et il y a les super-putes, plus familièrement nommées députes. Alors, elles, ce sont les grandes salopes, les bouffeuses de pèze, les fouteuses de merde. Vive les putes, à bas les députes !
Il riait, content de sa plaisanterie.
Puis il me demandait de m’approcher plus près de son lit, me tirait par mon veston pour me parler à l’oreille et me disait à mi-voix, comme s’il s’agissait d’une confidence :
— Hier, je me suis reluqué dans la glace, avant de me raser. Les miroirs ne sont plus ce qu’ils étaient. Autrefois, ils me renvoyaient une meilleure image.
L’intelligence de Fred Barthélemy, qui m’avait tant impressionné jadis, tournait à la facétie.
Je cherchais surtout à savoir comment il avait vécu ces vingt-cinq ans pendant lesquels nous ne nous étions plus rencontrés et ce qu’il avait fait pendant cette longue traversée du désert. Il existe, dans toutes les vies d’hommes publics, de curieuses oscillations, des apparitions et des disparitions, des succès et des échecs.
Souvent, lorsque l’un monte, l’autre descend. Je me souvenais de Lecoin, tombé dans l’anonymat après la Seconde Guerre mondiale, en un temps où Fred jouait encore les utilités. Puis, les rapports s’inversèrent. Dans les années 60, Louis Lecoin devint le grand homme du mouvement libertaire, ayant pris sur lui la charge de défendre les objecteurs de conscience et de les protéger par un statut. Théoriquement, un objecteur persistant dans son refus d’accomplir son service militaire, pouvait demeurer emprisonné jusqu’à quarante-neuf ans, âge où il se trouvait délié de toute obligation guerrière. Réclamer le droit à l’objection de conscience, au moment où le contingent partait encore se battre en Algérie, ne manquait pas d’audace. J’ai suffisamment fréquenté Lecoin à cette époque et participé à son action pour savoir l’intrépidité qui animait cet homme. De ses militants se constituant symboliquement prisonniers en s’enchaînant place Bellecour à Lyon au pied du monument de Louis XIV, à sa grève de la faim de 1962, puis au statut arraché un an plus tard et, enfin, à la libération de tous les objecteurs incarcérés, Lecoin retrouvait la force médiatique qui fut la sienne au moment des manifestations en faveur de Sacco et Vanzetti. De Gaulle bougonna : « Il ne faut pas que Lecoin meure. » Et l’abbé Pierre lui écrivit : « Ce Dieu auquel vous ne croyez pas, il vous aime infiniment. »
J’avais demandé à Lecoin des nouvelles de Fred Barthélemy, disparu. Il ne savait rien. Il m’écouta d’ailleurs à peine. Que lui importait Barthélemy, alors que quatre-vingt-dix objecteurs de conscience moisissaient en prison ?
Bizarrement, à peine le statut des objecteurs obtenu, Lecoin, à son tour, passait à la trappe. En 1968, la nouvelle vague anarchiste qui déferla de l’université de Nanterre et prit d’assaut la Sorbonne, récupéra Fred Barthélemy. L’Humanité s’en gaussa, disant que Cohn-Bendit ramassait Barthélemy dans les poubelles de l’Histoire. Toujours ces poubelles, dont les couvercles allaient servir de boucliers dans les affrontements avec la police.
Finalement, Cohn-Bendit s’aperçut que se faire précéder par un fossile manquait d’agrément et s’attribua la première place, remettant Barthélemy dans la décharge où il l’avait trouvé.
Lorsque Lecoin mourut, en 1971, et fut, lui aussi, incinéré au Père-Lachaise, Fred Barthélemy n’y assista pas. Échappé à la coupe de Cohn-Bendit, il tombait sous celle de Mariette et Louis. Les deux enfants de Claudine l’intégraient en effet à leur lutte écologique contre les centrales nucléaires. Lorsque je les interrogeai sur l’activité de leur père, je remarquai vite qu’ils exagéraient son rôle. Ils m’étalaient des photos où l’on voyait Barthélemy traîné à terre par les C.R.S., représentant, dans ces manifestations pacifistes qui souvent tournaient au vinaigre, le rôle du vieillard persécuté. Ils me montraient trop complaisamment les sit-in où Fred se détachait au premier plan, face à la police, très bien exposé pour les photographes, trop dangereusement exposé devant les matraques. Mariette et Louis me décevaient. Eux-mêmes semblaient d’ailleurs poussés par les deux fils de Louis, sûrs de la vérité de leurs vingt ans. Comme ils ne voulaient pas apparaître désuets devant ces jeunes, ils en rajoutaient et propulsaient le grand-père au casse-pipe.
Seules mes rencontres avec Germinal ne me désappointaient pas. Il me racontait comment il lutta, avant et après 1968, contre les perpétuelles tentatives de transformer la Fédération anarchiste en parti marxiste libertaire. Jusqu’alors le mouvement avait été essentiellement tenu par des ouvriers ou d’anciens ouvriers. Soudain, un afflux d’étudiants, nourris de philosophie marxisante, déferla sur la F.A. et faillit l’étouffer. Il ne s’agissait plus d’ennemis voulant la détruire, mais de nouveaux militants bien intentionnés qui risquaient de l’annihiler en la délitant. Face à ce glissement, Fred se cramponna. Jusqu’à ce qu’il parte à l’hôpital sur une civière, il demeura la conscience de l’anarchie.
En 1968, au Congrès international des Fédérations anarchistes qui se tint en Italie, à Carrare, Cohn-Bendit contesta violemment ce qu’il appelait « l’anarchie de papa ».
— Cohn-Bendit ne pouvait pas mieux dire, ironisait Germinal, l’anarchie de mon papa c’est la meilleure.
Germinal avait amassé beaucoup de documents qu’il se faisait un plaisir de me laisser consulter. Certains doublaient ceux que je compulsais dans les dossiers de Fred, au Kremlin-Bicêtre, d’autres étaient différents. Il avait recueilli des photos, des coupures de presse, concernant son père et que celui-ci n’avait pas gardées ou me dissimulait. Parmi ces photos, l’une d’elles m’arrêta. Fred Barthélemy, vieillard, le dos cassé, au bras d’une très jeune femme, élégante, jolie, un peu pensive.
— Qui est-ce ?
Germinal pinça un moment la photo entre ses doigts, comme s’il hésitait à répondre.
— C’est Isabelle.
— Isabelle ?
— Oui, le dernier amour de Fred.
— Le dernier amour de Fred n’est-il pas le premier ?
— Sans doute. Mais Flora reste lointaine. Isabelle est venue sans bruit et partie de même. Tiens, regarde…
Il me tendit d’autres photos. De belles photos, émouvantes, d’un couple étrange : une jeune femme, à l’allure de jeune fille, guidant un vieillard avec une amoureuse attention. Antigone ouvrant le chemin à Œdipe. Sur l’une d’elles, un garçonnet se calait devant la robe longue d’Isabelle. Je le montrai du doigt.
— Fred et Isabelle ont pondu un gosse. Il s’appelle Paul, en souvenir de Delesalle. Il va avoir neuf ans.
— Je ne les ai pas vus à l’hôpital.
— Non, Isabelle ne vient pas. Peut-être amènera-t-elle le petit Paul un de ces jours. Quoique, tu le sais, pour Fred ses enfants aient toujours été le cadet de ses soucis. Ses femmes aussi, peut-être ?
— Sauf Flora.
— C’est vrai. Sauf Flora.
Je parle du temps où Fred Barthélemy se mourait lentement à l’hôpital. Heureusement, auparavant, nous pûmes nous revoir plus intimement, plus calmement, dans son étroit logement du Kremlin-Bicêtre. Je ne me serais jamais douté que le peu d’années où nous nous connûmes, à mes débuts dans la vie parisienne, eussent autant compté pour lui, qu’il en conserverait un souvenir aussi vif. Disons-le, je m’aperçus avec surprise combien il m’aimait. Et moi, le retrouvant, je sentais avec étonnement un flot de tendresse qui me submergeait. Cet homme était bien mon père spirituel. Je le savais, mais je n’eus jamais osé supposer que lui me considérait comme un fils. Mieux, en analysant les circonstances de sa vie, pour la biographie que j’entreprenais, des analogies me sautèrent aux yeux. Mes relations ambiguës avec Flora ressemblaient fort à celles de Fred et de la Kollontaï. Quant à mon ingratitude envers celui qui m’ouvrit la voie, elle se rapprochait de la légèreté dont Fred usa trop souvent envers le bon Delesalle. Peut-être Fred Barthélemy remarquait-il, lui aussi, ces similitudes. Toujours est-il qu’il me témoignait une affection sans retenue. Dès que je frappais à la porte de son logement, à l’heure dite de notre rendez-vous, il arrivait précipitamment. Il m’attendait. Depuis le matin peut-être car, sur la table de la salle à manger, les coupures de presse, les lettres, les brochures, étaient posées en bon ordre, prêtes à être consultées. Nous procédions par tranches. Tranches d’Histoire et tranches de vie. Les deux se chevauchant.
Fred Barthélemy en revenait toujours à sa grande erreur, l’erreur d’un nombre impressionnant d’anarchistes en 1917, qui soutinrent la Révolution bolchevique ; pire, qui renoncèrent à leur philosophie fondamentale et contribuèrent à instaurer, provisoirement le croyaient-ils, une soi-disant dictature du prolétariat qui n’était en réalité que la dictature d’un parti.
Il me reçut, une fois, dans une grande agitation. Il avait déniché la copie d’une lettre d’Errico Malatesta à Luigi Fabbri, datée du 30 juillet 1919. Le leader anarchiste italien analysait avec une grande lucidité la situation :
« En réalité, écrivait-il, il s’agit de la dictature d’un parti, ou plutôt des chefs d’un parti ; c’est une véritable dictature avec ses décrets, ses sanctions pénales, avec ses agents d’exécution et surtout avec sa force armée qui sert aujourd’hui pour défendre la Révolution contre ses ennemis extérieurs, mais qui servira demain pour imposer aux travailleurs la volonté des dictateurs… pour défendre une nouvelle classe privilégiée contre les masses… Le général Bonaparte, lui aussi, a servi à défendre la Révolution française contre la réaction européenne, mais en la défendant il l’a étranglée… c’est la dictature de Robespierre qui prépara la voie à Napoléon. »
— Hein, tu vois ça ! s’écria Fred. Seulement, parle de Malatesta, aujourd’hui, on te répondra qu’il s’agit d’un condottiere de la Renaissance italienne dont on peut voir le portrait au musée du Louvre. Notre culture, à nous, nos personnages historiques, n’existent plus.
— Tu exagères.
Fred Barthélemy s’assit sur une chaise de cuisine qu’il transportait partout dans le logement. Je ne sais pourquoi, il ne pouvait se passer de cette chaise cannée, banale, peu confortable. Il aimait s’y installer à l’envers, les bras posés sur le dossier, le menton sur ses mains.
— J’exagère. J’exagère. Bon, admettons. La vérité c’est qu’on en vient à se persuader que le monde se désagrège, que tout fout le camp. Alors qu’en réalité, c’est nous qui nous désagrégeons avec l’âge, c’est nous qui foutons le camp. Ce n’est pas le monde qui meurt, comme je voudrais le croire, mais moi, moi tout seul, mon monde à moi.
Que répondre ? Je n’osais plus toucher aux dossiers.
— Va, continue, me dit Fred. Puisque tu as décidé de faire le saint-bernard.
Un jour, il me sortit un paquet, enveloppé dans du papier journal et assez mal ficelé. Sur une étiquette, à demi décollée, je lus : « Les crimes de Trotski ».
— Quand Victor Serge publia Les Crimes de Staline, j’entrepris de réunir une documentation pour une sorte de réplique à propos de ce damné Trotski sanctifié par l’exil. Puis j’ai laissé tomber. À quoi bon !
Accoudé sur son dossier de chaise, Fred glissa dans un long silence. Je savais qu’il partait alors à la recherche de son passé, que son passé revenait vers lui, qu’il déborderait bientôt en un flot de paroles. Il me suffisait d’attendre, de ne rien dire, de ne pas rompre cet état de grâce qui s’installerait entre nous. Je me tenais prêt à noter ses paroles. Elles arrivaient d’abord dans le désordre, puis se transformaient en un discours susurré :
— La Spiridonova… L’œil qui regardera Trotski dans sa tombe jusqu’à la fin des temps… Lénine détruisit l’État, mais Trotski le reconstitua avec son train blindé. Zinoviev avait raison, Trotski était bien Bonaparte. Seulement il se trompa en prenant Staline pour Barras. Staline a ramassé le pouvoir des mains de Trotski-Bonaparte et c’est lui qui devint Napoléon… C’était extraordinaire, tu sais, à Moscou, les bolcheviks ne parlaient que de Paris, que de la Révolution française. Trotski justifiait le bolchevisme en tant que réplique des Jacobins. Le plus farce, c’est que les Jacobins, eux, ne se référaient qu’aux héros de l’Antiquité romaine. César, Caton, Brutus… Ils jouaient une tragédie antique à Paris, comme plus tard les bolcheviks se mirent à jouer une tragédie robespierriste à Moscou. On accable ce pauvre Staline. Tiens, passe-moi ce papier, là.
Il lut :
— « Aucun de nous ne veut ni ne peut discuter la volonté du Parti, car le Parti a toujours raison. » Tu vas dire : signé Staline. Perdu, mon vieux. C’est Trotski qui écrit ça en 1924, l’année de la mort de Lénine. Si le Parti a toujours raison, Trotski avait donc tort lorsqu’il fut mis en minorité. Il eut tort dans l’exil. Il eut tort en devenant trotskiste. Et puis la chiotte, je radote. C’est ça, la vacherie de la vieillesse. Le passé vous remonte à la gorge, vous étouffe. De l’air, bon Dieu ! De l’air !
Je me précipitai. Il étouffait réellement. Un râle sortait de sa poitrine. Il haletait. De sa main droite engourdie il tentait d’extraire quelque chose de sa poche. Je l’aidai à en sortir une boîte de médicament. Il avala une pilule dans le verre d’eau que je lui apportai. Assez rapidement, sa respiration reprit son cours normal. Il me regarda, un peu hébété, puis sourit. Quelques minutes plus tard, il se remettait à parler :
— T’as vu, le feld-maréchal, il a failli m’avoir. Depuis le temps qu’il cherche à me supprimer !
Ah ! ces deux années ultimes passées à l’écoute de Fred Barthélemy, comme j’eusse voulu les prolonger. La barrière de l’âge, de l’expérience et de l’inexpérience, les pudeurs et la timidité, tout cela tombait. Par la maturité, j’avais presque rattrapé Fred. Il s’établissait entre nous une grande familiarité et beaucoup d’attachement. Lorsque je le quittais et, après avoir descendu les étages, me retrouvais dans la rue de sa banlieue, je l’apercevais toujours à sa fenêtre qu’il ouvrait toute grande. Il se penchait au-dehors, agitait la main. Je partais à pied vers le métro et, en me détournant, je le voyais de plus en plus loin qui brandissait son bras maigre. Cet adieu un peu puéril avait quelque chose de douloureux et d’attendrissant.
Je me reprochais toujours de le laisser seul. Mais ses enfants et petits-enfants s’occupaient de lui. Rares les jours où il ne recevait pas de visite. Germinal me dit que des femmes dévouées lui faisaient ses courses, sa cuisine, son ménage. En réalité, on le choyait. Qui étaient ces femmes ? « Des voisines, me déclara Germinal, quelques jeunes militantes aussi. Tu le connais, il n’accepte pas n’importe qui. Il ne veut que des pin-up. »
Je questionnai Fred sur ces mystérieuses visiteuses que je ne rencontrais jamais. Il prit la chose à la blague, resta dans le vague.
— Et Isabelle ?
— Isabelle ? Quelle Isabelle ?
— Un biographe ne doit rien laisser dans l’obscurité. J’ai vu sa photo. Quelle jolie fille ! Et ce petit garçon ?
Il me regarda de biais, d’un air narquois.
Lorsque je travaillais sur ses dossiers, prenais des notes, il m’observait comme un professeur qui surveille la pratique d’un élève. Parfois il se levait, m’apportait une liasse de papiers blancs. Il lui arrivait de s’agacer de ma méticulosité et de la lenteur de mes recherches. Il grommelait :
— Tu ne vas pas occuper ma table pendant cent sept ans ! Où veux-tu que je mange, moi ? C’est plus un logement, ici ; ça devient un bureau, une étude de notaire, les archives nationales.
Je le laissais râler. Ce qu’il mangeait ne nécessitait guère de place. Et, depuis longtemps, il avait transformé lui-même son appartement en un fouillis de livres et de documents dans lequel je le forçais à mettre un peu d’ordre. Il lui arrivait de revenir sur une question posée la veille et restée sans réponse. En fait, et c’est bien normal, il n’aimait pas qu’on l’interroge. Il ne répondait que selon son bon plaisir.
Par exemple, il avait négligé mon interrogation sur ces mystérieuses visiteuses et sur Isabelle. Comme je m’apprêtais à m’en aller, le même jour, il me parla des femmes, mais d’autres femmes. Il tergiversait souvent ainsi. Une question posée, qui le gênait, le conduisait à réfléchir sur le même sujet et à deviser d’autre chose.
— Le rôle des femmes, dans la propagation du marxisme, on le passe sous silence. Ça aussi, ça fait partie de la censure des historiens. Que Sandoz et moi ayons vécu avec des militantes bolcheviques en U.R.S.S., je le trouvais naturel. Jusqu’à ce que, au moment du Front populaire, je me demande si nous n’avions pas été manipulés par nos compagnes, si elles n’étaient pas placées dans nos lits pour nous surveiller, pour nous aider à bien penser. Mais ça n’a intéressé personne. Quand même, la proportion de femmes communistes envoyées de Russie pour séduire les intellectuels français éminents, me paraît trop grande pour être fortuite. Maria Pavlovna près de Romain Rolland, Nadia près de Léger, Lydia près de Matisse, Elsa près d’Aragon, ça fait beaucoup de sous-marins féminins russes dans les eaux françaises…
Je n’y avais jamais pensé. Après tout, il s’agissait peut-être de coïncidences ou de modes. Les romantiques épousaient bien des Anglaises, les surréalistes des Américaines, pourquoi pas une mode dans la lingerie slave ? Néanmoins, les intuitions de Fred Barthélemy méritaient toujours d’être méditées.
— Elsa près d’Aragon ? Serait-ce cette cavalière Elsa que tu évoques parfois ? Pourquoi cavalière ?
— Une coïncidence. Troublante, comme toutes les coïncidences. Tu n’as pas lu La Cavalière Elsa, le roman de Mac Orlan ?
— Non.
— Il date de l’époque où je turbinais à Moscou, dans les premiers temps du Komintern. Un roman à la fois délirant et prémonitoire. Quelle gonzesse, cette Elsa Grünberg, « Juive allemande, slave par humeur et cavalière par nécessité »… la conquérante de l’Ouest, à la tête de l’armée rouge. Pas si voyantes, nos cavalières Elsa, mais plus subtiles, plus habiles, plus déterminantes…
La cavalière Elsa m’éloignait de ma propre enquête. Alors, de toutes ces Espagnoles de Barcelone, de toutes celles qu’il fréquentait du temps où il était bouquiniste, de ces soi-disant voisines actuelles, je ne saurai rien. Nous ne saurons rien. N’est-ce pas mieux ainsi ? Elles eussent risqué de ternir l’image de la seule, finalement, qui m’importe, de la seule qui compta vraiment pour lui et qu’il n’évoquait plus jamais.
J’essayais de remplir cette partie blanche qui demeure dans la vie de Flora, entre le départ de Fred pour la guerre et le moment où il la retrouva en compagnie de Baskine. Flora, que je revis, bien sûr, dans son superbe appartement, se contenta de me redire : « C’est à toi de deviner. » Quant à Germinal, pensionnaire très tôt, il ne se souvenait de rien, sinon des dimanches où il aimait enfouir sa tête dans les dentelles et les fourrures de cette si jolie femme aux enivrantes odeurs d’alcôve.
Une autre fois, que Fred m’observait en train de classer mes notes, de réfléchir, de tracer des plans sur une grande feuille de papier, il me dit (ou plutôt, il se dit, car la plupart du temps c’est à lui-même qu’il parlait, ou à la cantonade) :
— Curieux que tu sois devenu un intellectuel. Un des rares qui se réclament de notre philosophie. Jadis, l’anarchie était soutenue par des hommes de lettres, des peintres, des savants. Aujourd’hui, les artistes, les écrivains, s’éloignent de nous. Les intellectuels célèbres fuient notre compagnie. Ils sont trop sollicités par les États qui se proclament leaders d’une idéologie. L’anarchisme n’est pas payant. Regarde les deux théoriciens italiens, l’anarchiste Berneri et le marxiste Gramsci. Berneri, persécuté, finalement assassiné à Barcelone, qui connaît ses écrits ? Alors que ceux de Gramsci sont constamment cités. Tu devrais abandonner. Tu perds ton temps avec moi. Tu vas te faire mal voir. Inspire-toi plutôt de Barbusse. Quel exemple de réussite sociale et même de réussite historique ! C’est fou le nombre de rues qui portent son nom. Je bute dessus à tout bout de champ dans mon carnet d’adresses. Crois-tu que l’auteur d’un seul livre lisible, Le Feu, que personne n’ouvre plus, mérite une telle gloire ?
— C’est drôle de t’entendre prononcer ce mot : la gloire ! Dans ta bouche, on a l’impression d’une cochonnerie.
— C’est vrai. J’en arrive à dire n’importe quoi. C’est ta faute, aussi. Tu sculptes mon buste. Ne t’étonne pas si j’en viens à prendre la pose.
Pendant que je travaillais chez lui, agacé à la longue par son inoccupation, il prenait un bout de carton, un dos d’enveloppe usagée, et écrivait rapidement une sentence, une pensée, une réflexion, qu’il m’apportait en affectant la solennité. Ce n’était jamais banal. C’était même souvent surprenant. Je lisais :
« Le peuple s’en fout de la liberté. Ce qu’il veut c’est l’égalité. C’est la norme. C’est le standard. Tous pauvres, tous moches, tous ringards. »
Ou bien :
« C’était le bon temps. On leur donnait une alouette et ils vous prêtaient leur cheval. Souvent, ils vous rendaient même l’alouette, sous forme de pâté. »
Ou encore :
« Je suis un loup végétarien vivant parmi des moutons aux dents bien aiguisées. »
Il m’observait pendant que je décryptais ses billets. Si je ne réagissais pas immédiatement, il s’assombrissait :
— C’est pas bon, hein ! J’ai perdu la main. Peut-être même l’esprit.
Il criait, d’une voix aigre, bouffon :
— Esprit es-tu là ? Esprit es-tu là ?
Puis me regardait, consterné :
— L’esprit ne répond plus.
Souvent, il s’inquiétait :
— Les autres vieux radotent. Est-ce que je radote ? Je me demande souvent si je ressemble au vieux Delesalle ou, pire, au vieux Sorel.
— Georges Sorel ? Percevais-tu la chance que tu avais de le rencontrer ? Lorsque Lénine te parla de lui, connaissais-tu ses œuvres ?
— Non. Je l’ai étudié seulement en Russie et, même là, je comprenais mal l’attention que Lénine lui portait. Quoique, l’admiration de Lénine pour Sorel, faut pas exagérer. Il se servait de Sorel comme « idiot utile », mais ses idées l’irritaient autant que celles de Proudhon agaçaient Marx. Les Illusions du progrès ! Comment Lénine pouvait-il accepter que le progrès soit une illusion ? Non, je n’avais lu ni Sorel, ni Péguy. Sans doute parce que tous les deux sont venus nous prendre par la main, Flora et moi, comme deux grands-pères trop bien intentionnés. Trop de bonté agace les enfants. Non, je n’avais lu ni Sorel, ni Péguy. Maintenant, si je ne me retenais, je ne lirais plus qu’eux. Sorel comprit avant tout le monde que le socialisme ne se justifiait que s’il apportait à l’humanité plus de morale, que s’il poussait le social vers le sublime. Pour lui, si le socialisme ne se transcendait pas en une métaphysique des mœurs, il ne valait pas la peine d’être vécu. C’est aussi ce que pensait Péguy. Je les ai manqués, ces deux-là. Si j’avais écouté leurs leçons, je ne me serais pas égaré comme agent du Komintern. Bien qu’il y eût du sublime dans la démarche de Lénine et de Trotski ! J’ai repensé une seule fois à Péguy, pendant mon séjour en Russie. J’assistais aux cérémonies données en l’honneur du dixième anniversaire de la mort de Tolstoï et, soudain, j’ai revu cette unique photo, épinglée dans le bureau des Cahiers de la Quinzaine, qui m’avait tant intrigué. Deux bonshommes bizarrement vêtus. À mon air interrogateur, Péguy répondit : « Tu liras plus tard leurs œuvres. Le plus vieux, le barbu, s’appelle Tolstoï. L’autre, le moustachu, c’est Gorki. Deux lumières qui viennent des pays de neige et qui éclairent toute ma pensée. Souviens-toi, mon petit, de ces deux noms. » C’est le seul conseil de Péguy que j’ai suivi. Je n’ai eu de cesse de rencontrer et de comprendre Gorki.
Épiant ses répétitions ou le retour de ses obsessions, il me demandait de l’avertir s’il rabâchait les mêmes anecdotes. Toutefois, lorsque je l’alertais, il n’en tenait aucun compte, se laissait aller, ne m’écoutait pas, ne me voyait même peut-être pas. Ne pouvant arrêter ce flux qui remontait de sa jeunesse, il continuait imperturbablement son histoire.
Dans ce miteux logement H.L.M. de banlieue parisienne, Staline et Trotski, morts tous les deux, ne cessaient d’être présents. Pourtant le trotskisme n’exerçait plus sa séduction, remplacé par d’autres chimères (le titisme, le castrisme, le maoïsme) et la déstalinisation était soi-disant effectuée. Il n’empêche que ces deux diables rouges hantaient toujours mon pauvre Fred.
— Staline, soliloquait-il, a promis pendant vingt-cinq ans le pain gratuit au peuple russe, sans le lui donner. Or, au même moment, la consommation du pain baissait à un tel point dans les pays capitalistes rassasiés, que ceux-ci l’auraient distribué quotidiennement et gratuitement que leur économie ne s’en serait pas ressentie. On fait des mythes de ce qui n’a plus d’importance. Au lieu de se rapprocher du communisme, la Russie n’a cessé de s’en éloigner. Elle n’en était pas loin en 1917, elle en est très loin en 1984. La Révolution russe succomba à la bureaucratie qu’elle a engendrée. Et qui l’engendra ? Trotski, que Staline traitait non sans humour, ni vérité, de « patriarche des bureaucrates ». Il aurait pu aussi bien lui attribuer le titre de prince du militarisme. Le bureaucrate et le militaire, ces deux fléaux du monde moderne, ont été communisés par Trotski. L’U.R.S.S. et ses satellites se sont approprié le mythe de l’État socialiste. Tous les dictateurs, maintenant, justifient leurs exactions par le mythe du socialisme. Ils opèrent le détournement d’un Bien, dont ils font un Mal. Il n’existe pas un dictateur militaire en Afrique qui ne se proclame socialiste. Les décolonisés sont aussitôt recolonisés par leur propre armée baptisée « populaire ». Quelle comédie ! Je ne serai pas fâché de quitter tout ça ! Vivement que la mort vienne. Qu’est-ce que je fous encore ici ? Veux-tu me le dire ?
Il tombait dans de longs moments d’abattement, restait prostré sur sa chaise et, soudain, le débit de paroles, très lent, reprenait :
— Dans le temps, lorsque l’on se sentait mourir, il paraît que l’on songeait à se mettre en règle avec Dieu. Aujourd’hui, il n’en est plus question. Notre devoir consiste à nous mettre d’abord en règle avec la Sécurité sociale, sorte de laïque providence. Il est vrai que l’État, de plus en plus tout-puissant, tend à remplacer Dieu. On s’aperçoit qu’on peut parfaitement se passer de capitalisme, de paysannerie, de classe ouvrière, mais personne n’imagine se priver de cet instrument aveugle : l’État. Le Tout-Puissant, qui est-ce ? C’est le flic du coin, le mec du guichet, le contrôleur des impôts, le juge, le chef de bureau. Dieu, c’est l’ordinateur. Il n’y a plus d’autre religion que celle du confort, de l’ordre ; pas d’autre morale que celle du lapin domestique. Le rêve de la cage et de la nourriture assurée. On est finalement dépiauté, mis à la casserole, mais qu’importe ! Mieux vaut cela que les aléas de l’aventure. On s’en remet à l’État, l’État vainqueur, l’État triomphant, l’État providence. L’État père et mère. On veut que tout soit organisé de la naissance à la mort, avec frais d’accouchement et d’enterrement assumés par la Sécurité sociale. La sécurité ! Après des millénaires d’insécurité cruelle, voilà venu l’âge de la sécurité anesthésiante.
— Cela te va bien de parler de Dieu, de la morale, de la religion.
— Nous avons tué leur Dieu et leur religion. Ce que nous ne prévoyions pas c’est que d’autres dieux et d’autres religions naîtraient de leur cadavre. Les idéologies politiques, à leur tour religions aveuglantes, sont l’opium du peuple. Staline, Mao, ont été des dieux. Quant aux curés, ils désertent les églises de pierre, mais il y a toujours autant de curés, plus peut-être… Ils s’insèrent dans d’autres Églises (idéologiques, politiques) et ils prêchent à tour de bras. Les curés de l’Église marxiste, les curés gauchistes, quel ennui ! Ça pullule. La vérole qui, autrefois, déblayait les rangs du bas clergé, ne les atteint pas. Ils sont vaccinés, immunisés, sans odeur, sans saveur. Mais ils sont là.
J’avais de plus en plus de mal à l’interroger. Il se dérobait sans cesse, comme si toutes ces anecdotes que je récupérais pour sa biographie l’ennuyaient. Souvent, il ne se souvenait plus d’un événement, d’une rencontre et m’accusait de les inventer. Je devais lui montrer le document qui les relatait. Il s’étonnait alors, ou bien me disait qu’il ne fallait pas croire tout ce que racontent les archives.
Dans sa biographie, apparaissaient des vides. Certains personnages essentiels s’évanouissaient soudain, sans que je puisse trouver d’explication à de telles ruptures. Par exemple Rirette, si importante dans la prime jeunesse de Fred et de Flora, pourquoi s’effaçait-elle complètement après sa séparation d’avec Victor ? Je regrettais de ne pas l’avoir questionnée moi-même, lorsque je la croisai parmi les correcteurs d’imprimerie, mais je ne pensais pas alors devenir le biographe de Fred Barthélemy. Pourquoi, aussi, ce vouvoiement entre Victor et Rirette, dans un milieu où tout le monde se tutoyait ?
Fred me répondit qu’il voulut cent fois interpeller Victor à ce sujet, lorsqu’ils se voyaient journellement à Moscou. La futilité de la question lui fit sans cesse différer cette demande. Par contre, la disparition de Rirette demeura également pour lui, pendant longtemps, une énigme. Jusqu’à ce qu’il découvre, dans un lot de livres acheté à l’hôtel Drouot, du temps où il était bouquiniste, une lettre glissée dans une brochure et oubliée là.
Il la sortit d’une boîte et me l’apporta. Un court billet, que Victor écrivit en prison, du temps de la bande à Bonnot ; une prière adressée à Rirette :
« Mon amie, je suis heureux de votre liberté et que je demeure seul à souffrir. Tout finira. Je reviendrai. Soyez heureuse, essayez de l’être en m’attendant. Profitez du soleil, des fleurs, des beaux livres, de tout ce que nous aimions ensemble. Mais, je vous le demande en grâce, mon amie, ne retournez jamais, jamais, dans ce milieu. »
Au cours de l’hiver, Germinal m’avertit que son père avait été transporté d’urgence à l’hôpital. Une fois de plus, une opération retarda l’échéance inéluctable. Je le trouvai en salle de réanimation, bardé de tuyaux dans le nez, dans les poignets. Trop épuisé pour parler, il me fixait de ses yeux toujours vifs. Soudain, il me fit signe d’approcher, me saisit les mains et les embrassa avec fougue.
Très gêné, ne sachant que dire, que faire, les larmes me montaient aux yeux. Une infirmière entra, poussant un chariot chargé de fioles et de seringues. Elle me demanda d’abréger ma visite, afin de ne pas fatiguer le malade. Je m’enfuis presque, suffoqué.
Il ne devait plus jamais quitter la Salpêtrière, sinon pour le columbarium du Père-Lachaise où il alla rejoindre Delesalle, Makhno, Voline, Lecoin. Auparavant, il mena un dernier combat contre la mort, bizarrement puisqu’il n’attendait plus rien de la vie. Alors qu’au Kremlin-Bicêtre il affectait une répugnance pour son interminable vieillesse, il se complaisait à l’hôpital dans le défi de prolonger son existence, ne serait-ce que pour embêter les médecins qui, chaque semaine, nous annonçaient son agonie.
Au moment où tout paraissait perdu, il reprenait des forces. On débranchait les appareils. Débarrassé de ses harnais, il nous regardait, goguenard. Nous lui apportions alors précipitamment des journaux, des livres et ces biscuits secs qui constituaient l’unique nourriture qu’il acceptait.
Seul avec lui, lorsque arrivait un médecin ou une infirmière, il me présentait avec une emphase qui ne lui ressemblait pas : « C’est mon continuateur. »
Les morticoles en entendaient d’autres et n’attachaient aucune importance à cette désignation testamentaire. Certains faisaient « Ah ! Ah ! », « Très bien ! » et passaient, indifférents, à un autre malade. Fred Barthélemy, lui, aussi rasséréné que Lénine avec son fameux testament, me contemplait avec satisfaction et (si ne devait en souffrir ma modestie) je dirais même avec orgueil.
Pauvre Fred, pauvre vieil ami. Je regretterai toujours de ne pas être revenu près de lui plus tôt, de n’avoir pas compris combien il m’aimait. J’essayais de rattraper cette carence en ces derniers jours, de lui donner la satisfaction de penser que son œuvre ne serait pas perdue, que je m’en occuperais. Je réussis à convaincre un éditeur de republier Saturne dévorant ses enfants et lui montrai la maquette de couverture. Ce jour-là, malheureusement, on l’avait de nouveau bardé de tuyauteries. Immobile dans son lit, muet, ligoté, j’approchai la maquette très près de ses yeux. Put-il la lire ? Son insoutenable regard (terrible, un être humain, dont il ne reste, vivants, que le regard, que les yeux) ne se détachait pas de mon visage. Il saisit une ardoise posée sur la table de nuit et qui lui permettait de s’exprimer. Avec une craie, il traça maladroitement : « Le goulag ! On assassine, ici. »
Comme une infirmière entrait, avec ses seringues, il effaça précipitamment l’inscription.
— Qu’a-t-il encore écrit ? me demanda-t-elle.
— Un message pour moi, pour sa famille.
Elle haussa les épaules.
Cette manière inconvenante du personnel des hôpitaux de se comporter devant les malades, de parler devant eux comme s’ils étaient sourds, comme s’ils n’existaient pas, comme si, déjà, ils n’existaient plus !
Quelques jours plus tard, Germinal me téléphona que, cette fois-ci, c’était vraiment la fin.
Je le retrouvai dans le couloir de l’hôpital, en compagnie de Mariette, de Louis et de Flora. Flora, qui, finalement, avait osé défier sa peur. Elle tenait à la main un enfant que je ne reconnus pas.
— C’est Paul, me dit Germinal, le fils d’Isabelle.
— Elle n’est pas là ?
— Non, elle a envoyé le petit.
Paul, étranger parmi tous ces gens, ne savait vers qui se tourner.
L’écologie n’embellissait pas Mariette, desséchée comme un fruit déshydraté. Par contre, Flora, tout ancestrale qu’elle fût, affirmait sa présence avec force. La plus petite par la taille, elle paraissait la plus grande, la plus grosse, la plus forte. Elle s’était reconstitué le visage de ses vingt-cinq ans : des cheveux paille coupés à la garçonne, du rose aux joues, les lèvres bien rouges. Vêtue d’un tailleur Chanel noir, elle semblait un Baskine ressuscité, mais, lorsqu’on l’examinait de plus près, on esquissait un mouvement de recul, comme devant un spectre.
D’autant plus qu’elle avait sa tête des mauvais jours, vacharde, prête à mordre. Je l’entendis grommeler, à peine audible :
— Le voilà encore qui s’en va ! Il me laissera toujours tomber, ce voyou !
Soudain arriva une étrangère que la famille, dans une même impulsion, regarda avec réprobation. Curieuse apparition d’ailleurs que cette jeune femme, juchée sur des talons aiguilles, enveloppée dans un manteau de léopard, outrageusement maquillée, l’air à la fois vulgaire et insolent.
Lui faisant face, le clan la toisait sans aménité.
— Qui c’est, celle-là ? cria Flora.
Personne ne répondit.
L’inconnue s’avança.
— Où est-il ?
Personne ne broncha.
Je me nommai.
— Ah ! c’est vous, me dit-elle, avec (m’illusionnais-je ?) une certaine sympathie.
— Venez, nous irons lui dire adieu tous les deux.
Elle entra avec moi dans la chambre de Fred, s’approcha du lit, se pencha sur le visage du mourant qui, hagard, ne parut pas l’identifier ; m’interrogea d’un coup d’œil.
Je lui chuchotai à l’oreille qu’il n’y avait plus d’espoir.
Elle se dirigea de nouveau vers le lit, regarda Fred, lui caressa le front, hocha la tête et rebroussa chemin :
— Dommage…
Ce seul mot, puis elle partit, toujours aussi dédaigneuse, devant la famille qui s’écarta pour lui dégager le passage.
J’ai préféré ne pas demander qui elle était. Fred mourut ce même jour. Je conserve l’image de cette inconnue, dont nous ne saurons jamais rien. Elle appartient à cette zone de mystère inhérente à toute vie et sans laquelle la destinée deviendrait trop logique. Il me semble que Fred Barthélemy aurait eu encore beaucoup de choses à m’apprendre. Là aussi, il vaut peut-être mieux qu’il m’ait laissé sur des non-dit.