Le 4 juillet, une nouvelle tomba en plein congrès, comme une bombe : dans la prison Taganka de Moscou, treize anarchistes entamaient une grève de la faim, exigeant leur mise en accusation ou leur mise en liberté. Parmi eux, Voline et Baron. Les délégués occidentaux accueillirent cette information par un chahut tel qu’une fois de plus Trotski, à la tribune (comment faisait Trotski pour se cramponner toujours à la tribune, à toutes les tribunes, comme s’il comparaissait éternellement devant le tribunal de l’Histoire !), Trotski entendit siffler les balles de Fanny Kaplan. Il s’écria, dans un élan de conviction tel qu’il en arrivait à se convaincre lui-même des mensonges qu’il improvisait :
— Nous n’emprisonnons pas les vrais anarchistes. Ceux que nous détenons ne sont que des criminels se couvrant du nom d’anarchistes.
Toujours le même argument, qui commençait d’ailleurs à porter auprès du peuple russe, si las des brigandages, des exactions, des exécutions sommaires, et auquel on finissait par imposer ce bouc émissaire : l’anarchiste. Comme souvent l’anarchiste était en même temps juif, l’association d’idées s’opérait.
Les délégués étrangers, eux, s’indignaient, exigeaient de rencontrer les grévistes de la faim. Trotski demanda à Fred de les emmener visiter les clubs libertaires, le musée Kropotkine qui venait de s’ouvrir, de leur montrer les journaux anarchistes qui paraissaient encore. Des militants, plus sûrs que Fred, furent chargés de récupérer dans Moscou les extravagants, les bouffons, tous ceux qui constituaient une caricature de l’anarchie et permettaient d’en ridiculiser l’idée.
— Voyez-les, s’écriait Trotski, ce ne sont que des rouspéteurs, des bavards, des rêveurs irrécupérables. Les vrais anarchistes conscients et organisés sont avec nous.
Alfred Barthélemy et Victor Serge se trouvaient dans une situation incommode. Ils réfutaient, eux aussi, les anars folkloriques, tout en sachant bien que les grévistes de la faim, à Taganka, n’étaient pas des droits-communs comme Trotski voulait le faire croire, mais des politiques mélangés à des droits-communs, manœuvre perfide que la police tsariste n’osa jamais opérer.
Harcelé par Fred, par Victor, par Andreu Nin, Trotski céda. Le onzième jour de leur grève de la faim, les prisonniers furent informés de leur expulsion de Russie, suivie d’un bannissement perpétuel.
Cette grève de la faim, les révélations de Fred Barthélemy à Andreu Nin, devaient aboutir à ce coup de théâtre en Espagne. La C.N.T. annula en effet son adhésion à la IIIe Internationale, toute collaboration franche avec les bolcheviks s’avérant impossible. Pestaña se décida alors à publier le rapport qu’il tenait secret et qui anticipait sur celui de Maurin et de Nin. Non seulement la C.N.T. allait constituer le plus puissant syndicat anarchiste d’Europe, mais Maurin et Nin, exaspérés par ce qu’ils avaient vu à Moscou, fonderont quelques années plus tard un parti communiste autonome, sans aucun lien avec celui de Moscou. L’Espagne révolutionnaire se posait donc en adversaire de la Révolution russe et ouvrait son propre chemin.
À la défection espagnole. Moscou répondit par une vengeance atroce. La jeune femme d’Aaron Baron, Fanny, arrêtée à Odessa sous prétexte de complicité avec une bande de faux-monnayeurs, fut assassinée d’une balle dans la nuque.
Dans toutes les villes, la Tchéka désarmait les gardes noirs et fermait leurs permanences. Par ailleurs, en Ukraine, l’armée rouge liquidait définitivement les communes libres de Makhno. Fred intervint auprès de Zinoviev pour obtenir des nouvelles d’Igor, disparu. Zinoviev, de sa voix aiguë, insupportable lorsqu’un événement l’agitait, une voix de petit garçon qui pique une crise de colère, lui assura qu’il fallait imputer tout cela à Trotski, que si on laissait agir ce Bonaparte, la terreur s’abattrait sur la Russie. « sur toi, camarade Barthélemy, sur moi, sur Kamenev. Il finira par effrayer même le camarade Lénine. Tu verras… le feld-maréchal ! »
Il se mit à rire, hystériquement :
— Le feld-maréchal ! Ils l’avaient bien baptisé, les gars de Cronstadt !
Fred pensa à la duplicité de l’ultimatum de Zinoviev attribué à Trotski. Était-ce vrai ? Trotski mentait peut-être ? Pourquoi se détestaient-ils tous ? Victor Serge, inquiet de cette rivalité puérile entre membres du Politburo, interrogea une fois Lénine. « Pourquoi se détestent-ils tous ? » Et Lénine de répondre, souriant, affable : « L’ambition, mon cher, l’ambition. »
— Camarade Zinoviev, dit Fred d’un ton qu’il voulut très ferme, Trotski avait promis d’exiler les treize anarchistes de Taganka et ils restent encore en prison. Il l’a promis aux délégués étrangers. J’en suis garant auprès d’eux.
Zinoviev glapit :
— Tu vois comme il est, ce feld-maréchal. Il promet n’importe quoi pour se donner de l’importance. Mais c’est la Tchéka qui décide, pas lui.
— Alors toi, camarade Zinoviev, tu es suffisamment puissant pour faire sortir mes amis de Taganka.
— Tes amis ! Tu sais bien que ce ne sont pas tes amis. Moi je suis ton ami. Et Kamenev aussi. Nous avons beaucoup d’amitié pour toi et pour Galina. Tu es devenu un vrai Russe et père d’un futur constructeur de la Russie nouvelle. Laisse tomber tes anarchistes. Tu vois où nous en sommes, où en est le pays, dans quelle misère ! Tout ce qui a été élaboré par vos théoriciens, par notre bon maître Kropotkine, ne sera possible que dans les siècles futurs. Pas dans notre Russie menacée d’anéantissement. Seul importe de transmettre tout le pouvoir aux masses de l’avant-garde prolétarienne, c’est-à-dire au parti communiste.
Comme toujours, quand il n’obtenait rien de Zinoviev, Fred s’adressait à Kamenev. Celui-ci ne lui tint aucun discours, mais agit de telle sorte qu’en septembre Voline, Maximov, Gorelik et quelques autres quittèrent pour toujours la Russie. Aaron Baron n’était pas parmi eux. Fred retourna chez Kamenev qui, une nouvelle fois, intervint auprès de la Tchéka. Dzerjinski répondit que la démarche arrivait trop tard, que, tous les expulsés partis, une exception pour un isolé ne s’imposait pas. Pour Fred, seule la libération de Voline était primordiale. Aaron Baron resta en prison. Il doit y être encore car personne ne l’a jamais revu.
C’est dans cette conjoncture sinistre qu’Alfred Barthélemy passa à l’opposition interne. Et dans cette opposition il connut mieux deux femmes extraordinaires qu’il n’oubliera jamais : Alexandra Kollontaï, le grand modèle de Galina, et Marie Spiridonova, l’ennemie irréductible de Trotski.
Ces deux femmes représentaient deux courants, deux contestations à la politique bolchevique : l’opposition ouvrière avec Kollontaï, l’opposition paysanne avec Spiridonova. Toutes les deux, donc, fondaient leurs principes sur le peuple réel.
Alexandra Kollontaï n’était en effet pas seulement la théoricienne de l’émancipation féminine. Au Comité central du parti communiste, elle seule émettait des doutes sur l’authenticité de l’identification de la classe ouvrière et du Parti. Effrayé par la course à l’abîme de Trotski, par le truquage des votes de Zinoviev, par la perte d’influence de Kamenev et de Boukharine, Alfred Barthélemy se retournait vers cette Alexandra Kollontaï dont le charme et l’autorité le subjuguaient. À partir de la naissance d’Alexis, Galina fréquenta encore plus assidûment Alexandra. Bien que cette dernière repoussât absolument toute continuation de la cellule familiale dans la société communiste à venir, Galina portait à Alexandra une sorte d’amour filial. Cette dernière lui en fit plusieurs fois le reproche, lui disant qu’elle s’attardait dans des sentiments périmés, qu’elle n’était qu’une jeune camarade agréable à rencontrer. Tout aboutissait là, à un problème de plaisir. Prendre de la vie tout le plaisir possible à la condition que cela ne nuise pas à l’édification de la société nouvelle. Ce qui risquait de freiner ce plaisir, d’abord plaisir des corps, serait revu et corrigé. Plus de barrière entre les sexes. Plus de mariage qui constitue une fermeture, un renfermement de deux êtres, échappant ainsi à la vie collective intégrale. La fécondité elle-même, lorsqu’elle s’opposait au libre choix du partenaire sexuel, ne devrait plus être une finalité de l’amour, Alexandra avait eu un fils d’un premier mari, mais s’en excusait presque : « Bien que j’aie élevé mon enfant avec beaucoup de soin, la maternité ne fut jamais au centre de mon existence. »
Lorsque, de la vie familiale, la Kollontaï passait à l’organisation du travail, demandant de rendre aux syndicats la liberté et l’autorité que les bolcheviks leur avaient confisquées, Fred ne voyait plus que cette femme pour sauver la Russie de cette dictature du parti unique vers laquelle glissait la Révolution comme sur un lac gelé.
Car en cette année 1921, année de grogne dans les partis communistes occidentaux, année de rupture avec le parti communiste espagnol, si des élections libres avaient été autorisées en Russie, les bolcheviks auraient été liquidés au profit des socialistes révolutionnaires de gauche et des anarchistes. Les sabotages et les grèves se multipliaient dans les usines. Jamais le mécontentement de la population n’avait été si grand et ne s’était exprimé aussi violemment. Même Lénine, jusque-là respecté par tous ceux qui, à des titres divers, détestaient Trotski ou Zinoviev, était contesté. Le communisme de guerre, qui entraîna tant de privations, fut supporté par la population comme un pis-aller nécessaire, mais maintenant que les armées étrangères se retiraient, que les blancs étaient vaincus, pourquoi maintenir la dictature d’un parti ? Tous les membres du Politburo couraient d’usine à usine, d’atelier à atelier, pour haranguer les travailleurs qui se croisaient les bras. Tout avait été prévu par le marxisme en ce qui concernait la prise du pouvoir, sauf l’éventualité que le parti communiste perde la confiance de ce prolétariat qu’il s’arrogeait le droit de représenter, éventualité inimaginable puisque les bolcheviks se persuadaient que socialisme et prolétariat ne faisaient qu’un, que le communisme concrétisait le prolétariat. Et pourtant, voilà que la mince couche ouvrière du peuple s’insurgeait. Quant aux paysans, eux ne pouvaient pas s’éloigner puisqu’ils n’étaient jamais venus. L’armée rouge, dispensée de ses ennemis, s’occupait à traquer les dernières bandes rebelles de moujiks. L’armée rouge et la Tchéka, voilà les deux réussites de la révolution d’Octobre. Quelle sinistre dérision !
Face à cette inattendue colère prolétarienne, Lénine surgissait à l’improviste dans des meetings de travailleurs. Moins mal reçu que ses commissaires, il lui arrivait néanmoins d’essuyer des rebuffades. Comme devant ces métallos moscovites auxquels, à bout d’argument, il lança :
— Préférez-vous le retour des blancs ?
Un vieil ouvrier, les mains et le visage noircis de cambouis, s’avança tout près de Lénine, si près que ce dernier recula de quelques pas.
— Revienne qui voudra, s’écria l’homme menaçant. Revienne qui voudra ! Les blancs, les noirs ou le diable en personne, pourvu qu’ils nous débarrassent de vous !
Toujours le désagréable sifflement des balles de Fanny Kaplan.
Ce recul de quelques pas, Lénine ne devait ni se le pardonner, ni le pardonner à la classe ouvrière. Puisque celle-ci était immature, il ne fallait tenir aucun compte de ses hésitations momentanées. Trotski avait raison : les syndicats seraient privés de toute autonomie et absorbés dans l’appareil gouvernemental, les militants syndicalistes défendraient désormais l’État contre les ouvriers et non pas les ouvriers contre l’État. Ils imposeraient discipline et rendement, deviendraient des sortes de commissaires politiques, comme ceux de l’armée rouge. Longtemps Lénine se méfia de cette armée de métier mise en place par Trotski. Maintenant il approuvait entièrement Trotski. Sur tout. Non seulement on n’abolirait pas l’armée, mais la classe ouvrière s’organiserait sur son modèle.
Même Boukharine se déclara d’accord avec cette militarisation des syndicats, même Boukharine ratifia la suppression de tous les partis d’opposition sous prétexte qu’ils avaient approuvé Cronstadt.
Comme Alfred Barthélemy tentait une ultime démarche auprès de ce Boukharine qui lui avait toujours été sympathique, celui-ci l’évinça d’une pirouette :
— Un système biparti, oui, nous pourrions, nous pourrions. Mais l’un d’eux serait au pouvoir et l’autre en prison.
Il riait, Boukharine, en émettant cette boutade. Il riait, toujours un peu espiègle, toujours gentil. Il raccompagna Fred jusqu’à la porte de son bureau, en le tenant amicalement par le bras, tout mince, fluet, près de la haute silhouette de Fred qui se retirait, un peu trop raide, un peu trop rapidement.
Chez tous les leaders du Parti, Alfred Barthélemy percevait une peur qui montait, qui leur émaciait le visage. Zinoviev passait plus de temps allongé sur son canapé, en proie à ses crises de dépression sanglotante, que dans son fauteuil présidentiel. Comme toujours, quand un gouvernement prend peur, il devient méchant. Confrontée à sa propre faiblesse, la Révolution ne voyait d’autre issue que le totalitarisme. Écrasement du soviet de Cronstadt, écrasement de la République menchevique de Géorgie, écrasement de la République libertaire d’Ukraine, arrestations massives de socialistes révolutionnaires de gauche et d’anarchistes, la machine totalitaire, lancée, ne s’arrêterait plus. Les bolcheviks, à court de théorie, ressortaient la vieille idée jacobine de la minorité vertueuse et éclairée qui se substitue à un peuple enfant pour lui apporter raison et bonheur.
Lénine alla jusqu’à proposer l’exclusion de toute faction à l’intérieur du Parti. Pourtant Alexandra Kollontaï continua à y représenter ce qu’il fallait bien appeler l’opposition ouvrière ; tandis que, en dehors du Parti et désormais aussi rejetée que les anarchistes, Marie Spiridonova s’acharnait, elle, à défendre ceux qui constituaient la majorité démesurée de la population russe : les paysans.
C’est aussi en 1921 que, non contents d’éliminer tous leurs adversaires, les bolcheviks décidèrent d’extirper les brebis galeuses dans le Parti lui-même. La première purge décapita deux cent mille membres, soit le tiers de ses effectifs. Ni Alfred Barthélemy, ni Victor Serge, ne furent de ceux-là.
— Fredy, ô Fredy, s’exclama Victor, cette magnanimité à notre égard m’étonne. Puisque nous ne sommes ni exclus, ni prisonniers, ni morts, c’est que l’on nous garde comme otages. J’ai un peu l’impression de me retrouver avec toi dans cette vieille masure de la rue Fessart. Tout autour, rôdait une armée de flics que l’on ne discernait pas, mais on les sentait. Ils ont ici la même odeur. Repenses-tu parfois à Belleville, Fredy ?
— J’y pense toujours. Flora me manque, tu sais.
— Flora, Rirette… Mais il est bien court, le temps des cerises…
Flora, Rirette… Maintenant Galina et Alexandra… Jamais Fred n’avait associé Flora et Rirette comme aujourd’hui Galina et Alexandra. Sans doute parce que ces deux Parisiennes possédaient un tel tempérament, une telle personnalité, que Flora, toute fillette qu’elle fût, ne le cédait en rien à la compagne de Victor. Par contre Galina, comparée à Alexandra, manquait de relief.
Lorsque la Kollontaï entrait dans une réunion, toutes les discussions cessaient. Sa beauté, son allure de duchesse, sa fougue, attiraient tous les regards. Ces hommes qui ne pouvaient s’empêcher de plaisanter entre eux du féminisme de la Kollontaï et qui ne croyaient guère dans ses théories de libération sexuelle, devenaient béats d’admiration dès qu’elle apparaissait et prenait la parole. En quelques instants, elle les retournait. Alors qu’elle représentait l’opposition la plus contestable puisqu’il s’agissait d’une opposition ouvrière, en principe inimaginable pour les bolcheviks, jamais on ne la contredisait. Même lorsque, de sa voix chaude, une voix de gorge, troublante, elle dénonçait la nouvelle bureaucratie privilégiée.
— La bureaucratie, affirmait-elle, est une peste qui pénètre jusqu’à la moelle de notre parti et des institutions soviétiques.
Les bureaucrates privilégiés qui l’écoutaient s’avouaient prêts à sacrifier leurs privilèges. Ils se ravisaient en regagnant leurs bureaux, mais sur le moment ils étaient conquis. Le plus extraordinaire, c’est que jamais ils n’en voulaient à Alexandra de les subjuguer ainsi.
Ils savaient bien que la Kollontaï passait avec adresse de la théorie aux actes. N’avait-elle pas promulgué toute une suite de décrets bouleversant plus rapidement le code habituel de la famille que ses collègues masculins ne transformaient celui de la condition prolétarienne ? La commissaire du peuple aux Affaires sociales légalisa en effet le divorce et l’avortement, ouvrit des réseaux de crèches et de jardins d’enfants, imposa l’unification des salaires. Une telle révolution dans la révolution lui donnait une popularité immense parmi les femmes les plus défavorisées par leur condition de femme. La perestroïka byta, cette reconstruction du mode de vie que les ouvrières et les ouvriers attendaient de la Révolution, c’est elle, et presque seulement elle, qui l’offrait. Afin de libérer les épouses des corvées ménagères, Alexandra Kollontaï proposait à la fois l’éducation collective des enfants et une sorte d’unanimisme des adultes dans des maisons communes. Alfred Barthélemy retrouvait dans les idées d’Alexandra les théories de Charles Fourier et des socialistes utopiques français qui éblouirent tant ses lectures d’adolescent.
Alexandra Kollontaï était le charme même. Pour Fred, le charme d’Alexandra tendait à effacer celui de Galina. L’admiration que Galina portait à Alexandra, la manière dont elle s’efforçait de lui ressembler, contribuaient à la gommer. La femme de vingt ans s’effaçait, même physiquement, devant la femme de cinquante ans. Galina devenait une doublure.
Quant à Alexis, jamais Germinal ne l’avait autant ému. Sans doute Fred était-il trop jeune à la naissance de Germinal, tombé dans ses jeux d’enfant comme un jouet lancé par un facétieux père Noël. Avec Alexis, il se sentait charnellement père. Il aimait le prendre dans ses bras, le porter vers la fenêtre et lui montrer la rue bruyante de passants et de véhicules. Il aimait lui parler en français. Il ne parlait plus guère français, sinon un peu avec Victor. Les mots qu’il murmurait à l’oreille d’Alexis ressemblaient à une comptine. Toujours ces mots le ramenaient à Belleville, vers Flora, et il s’offusquait de confondre Alexis et Germinal, d’exclure Galina qui l’interrogeait de ses yeux noirs.
L’ascension de Trotski atteignait son zénith. Enfin, pas tout à fait puisqu’au zénith se plaçait Lénine. Trotski, néanmoins, se trouvait maintenant assis à la droite du père.
Il étonnait Lénine et le déconcertait. Les tirades pathétiques de cet orateur théâtral suscitaient à la fois chez Vladimir Ilitch admiration et malaise ; et même souvent la désagréable impression d’être un moujik écoutant, béat, un intellectuel grandiloquent. Il n’empêche qu’en cette année 1921 Trotski apparaissait comme son favori. Par une sorte de mécanique pendulaire, plus Trotski montait, plus Zinoviev descendait. Et Zinoviev, descendant, tombait au trente-sixième dessous. Fred passait la majeure partie de son temps à essayer de le remonter. Il y mettait d’autant plus de conviction que la réussite de Trotski le rebutait lui-même, qu’il voyait en Trotski poindre la silhouette d’un dictateur militaire. Jamais Fred ne se sentit plus proche de Zinoviev, malgré les aspects troubles du personnage. Mais qui n’était pas trouble dans cette cour du roi Pétaud ? Boukharine ? Il décevait Fred depuis qu’il approuvait la militarisation des syndicats. Boukharine virait à droite. Kamenev ? Kamenev, l’honnêteté même, la rectitude, effrayé par la personnalité dominatrice de Trotski, se tournait aussi contre celui-ci. De toute manière, Kamenev et Zinoviev se maintenaient toujours sur la même ligne. Castor et Pollux obligent ! Zinoviev se lamentait :
— Il n’y en a que pour le feld-maréchal. Le Parti n’est plus léniniste, il devient trotskiste !
Trotskiste ! Cette trouvaille l’enchanta. Le mot, lancé, sera repris par tous les adversaires du créateur de l’armée rouge. Y compris par Fred qui agaçait Victor en utilisant abusivement cet adjectif. Malgré la tendance au totalitarisme de Trotski, Victor Serge lui conservait sa confiance. Si bien que l’amitié de Fred et de Victor s’altéra. Ils évitaient de parler entre eux de politique, ce que leurs fonctions rendaient difficile. Par voie de conséquence, Belleville revenait de plus en plus souvent dans leurs propos. L’avenir incertain, ils se complaisaient dans leur passé. La République est toujours plus belle sous l’Empire !
Dans son désarroi, Alfred Barthélemy portait de plus en plus son attention sur les rivaux des bolcheviks. Ces socialistes révolutionnaires de gauche, parti majoritaire dans le premier gouvernement des soviets, et proscrit depuis que Trotski l’avait voué aux « poubelles de l’Histoire ». Au contraire des anarchistes ideiny, les socialistes révolutionnaires de gauche n’acceptèrent jamais aucune compromission avec les bolcheviks qu’ils ne cessèrent d’accuser de trahir les principes socialistes. Le 7 juillet 1918, ils faillirent même réussir une insurrection contre le gouvernement de Lénine puisqu’ils allèrent jusqu’à incarcérer Dzerjinski. L’âme de cette révolte, de ces complots, était cette frêle petite femme, Marie Spiridonova, dont la popularité égalait presque celle de Lénine.
Marie Spiridonova intriguait Alfred Barthélemy. Comme tout le monde, il savait que la Spiridonova avait exécuté de sa propre main un gouverneur au temps du tsarisme, qu’elle avait été arrêtée, torturée, condamnée au bagne, libérée comme tous les politiques en février 17.
Il savait que Trotski, avant d’adhérer tardivement au parti de Lénine, se trouvait très proche des socialistes révolutionnaires de gauche. D’où sans doute la haine qu’il leur portait aujourd’hui, et à la Spiridonova en particulier, comme s’il espérait, par cette outrance, faire oublier d’aussi mauvaises fréquentations. Les socialistes révolutionnaires de gauche reprochaient aux bolcheviks d’ignorer les moujiks, ces paysans qui demeuraient pour Alfred Barthélemy une énigme.
Double énigme pour Fred, double tentation : la personnalité de la Spiridonova et l’accès à ces mystérieux paysans que Voline, lui aussi, défendait. Rencontrer les socialistes révolutionnaires de gauche, pour un collaborateur de Zinoviev, n’était pas facile. Fred pensa qu’Alexandra Kollontaï le recommanderait peut-être. Mais elle partageait l’aversion de tous les bolcheviks pour la Spiridonova.
— C’est une hystérique, une folle !
— C’est une héroïne.
— Nous n’avons plus besoin de héros, Fred. Ce qui nous manque ce sont des ouvriers de haute qualification.
— J’aimerais la rencontrer pour qu’elle me parle de ces paysans russes que je ne comprends pas.
— Qui les comprend ? Il n’y a rien à comprendre. C’est le peuple à l’état brut, que l’on doit dégrossir. La Spiridonova est aussi éloignée des paysans que toi et moi. Ce qu’elle affectionne chez eux c’est justement le plus méprisable : l’insubordination, le chaos, la barbarie. La Russie a trop de paysans et une insuffisance d’ouvriers. L’avenir est au prolétariat des villes, pas aux moujiks. Il faudra réduire les paysans au minimum. Il faudra que ces paysans grossiers se transforment en ouvriers citadins instruits et conscients de la vie en société. Quel travail formidable, Fred ! Regarde cet avenir radieux ! Regarde ! La Spiridonova est une arriérée. Elle se croit révolutionnaire et ses valeurs ne sont que de la monnaie périmée, de la monnaie du tsar, de la monnaie de Tolstoï. Des âmes mortes… Voilà ce prétendu parti des paysans : un parti d’âmes mortes !
Lorsque Alfred Barthélemy avait une idée en tête, personne ne pouvait l’en déloger. Ni lui ni personne. Il la suivait et finissait toujours par atteindre son but, quelles qu’en soient les conséquences. Il finit donc par arriver jusqu’à Marie Spiridonova.
Le contraste entre Alexandra et Marie était tel qu’il stupéfia Fred. Marie Spiridonova, très petite, maigre, ressemblait à une chatte de gouttière au poil hérissé, toutes griffes dehors. La première impression rebutait. Il est vrai que Marie Spiridonova surgissait d’un lointain passé, de ce temps des intellectuelles jeteuses de bombes, échappées des romans de Dostoïevski.
— Que voulez-vous ? maugréa-t-elle, avec dédain. Nous n’avons plus rien à déclarer aux gendarmes de la bourgeoisie.
— Les bolcheviks sont des gendarmes, mais pas de la bourgeoisie.
— Les ideiny sont pires. Des indics !
— Marie, ce que vous préconisez se rapproche de l’anarchie. C’est mon ami Voline qui m’a appris le russe. C’est à cause de lui que je vis ici. Peut-être me suis-je trompé en acceptant de devenir ideiny, mais vous aussi, les S.R. de gauche, vous vous êtes trompés puisque, comme les bolcheviks, vous vous êtes égarés dans le fétichisme du pouvoir…
— Nous voulions prendre le pouvoir et le réduire au minimum. Du minimum au plus minimum.
— Vous vous êtes trompés. Je me souviens de ce que disait Voline, à ce propos : « Le pouvoir n’est jamais une boule de sable qui, à force d’être roulée, se désagrège ; c’est toujours une boule de neige, qui en roulant, ne fait qu’augmenter de volume. » La Russie n’est pas un pays de sable, mais un pays de neige. La boule que vous poussiez avec les bolcheviks au début de la Révolution est maintenant énorme. Si énorme qu’elle risque bien de nous écraser. Je viens vous voir à cause de ces paysans que je ne comprends pas. Et aussi pour vous, Marie… Votre courage…
— Je déteste qu’on vienne me voir. Je suis laide.
— Parlez-moi des paysans, Marie…
— Lénine l’astucieux s’approprie les masses révolutionnaires. Mais il n’obtiendra jamais la confiance des moujiks.
— Pourquoi ?
— Le paysan aime la terre, les produits de la terre. Il aime la liberté. Les bolcheviks se méfient de la liberté. Ils ne croient qu’à l’égalité. Ils ne croient qu’à la ville, qu’aux machines, qu’à l’électricité. Leur prétendu prolétariat n’est qu’une écume, un peu de mousse. Le paysan c’est la forêt, le fleuve, la toundra, la steppe, toute l’immensité du monde russe. Les bolcheviks dépériront dans leur écume. Nous sommes, nous, le parti de la Russie profonde. Nous gagnerons.
Fred pensait aux méchants mots d’Alexandra Kollontaï : une hystérique, une folle. Il regardait avec incrédulité Marie Spiridonova et ses folles espérances. Comment tabler sur l’avenir de son parti alors que les bolcheviks détenaient toute prépondérance ? Les paysans ne les suivaient pas, certes, mais la ville a toujours été le lieu du pouvoir. Tôt ou tard, de gré ou de force, les paysans seront bien obligés d’obéir à leurs nouveaux maîtres.
L’énergie désordonnée qui agitait cette femme minuscule faisait pitié. Dans son visage émacié, ses yeux paraissaient disproportionnés, avec leurs prunelles dilatées, brillantes d’un éclat peu soutenable. Fred ressentait la pénible impression de se trouver devant une suicidaire. Il ne savait plus quoi dire.
— Marie, vous aimez les paysans et vous n’organisez rien pour les sauver, ni pour vous sauver. Vous attendez qu’ils s’insurgent. Or, l’insurrection de Makhno, elle-même, n’a pas réussi. Elle marche inéluctablement vers sa fin. Pourquoi n’avez-vous pas soutenu la makhnovitchina ?
— Makhno a aidé l’armée rouge, comme vous autres, les ideiny, vous aidez les bolcheviks. Sans vous, que seraient-ils devenus ? Non, nous n’avons jamais douté de nos idées. Nous ne renonçons à rien. Si les bolcheviks restent au pouvoir, c’est la faute des anarchistes. Vous avez tout gâché. Allez-vous-en ! Va-t’en, toi, ideiny !
— Prenez garde, Marie, les anarchistes ont été liquidés. Votre tour arrivera.
— Je reprendrai le revolver et la bombe, comme je l’ai fait jadis. Je n’ai peur de personne.
Elle pouffa comme une chatte, en postillonnant :
— Va-t’en, maudit ideiny !
Montant l’escalier plein de débris qui menait au logement où, chaque soir, il retrouvait Galina, Alfred Barthélemy fut frappé par le brouhaha qui emplissait cet ancien immeuble bourgeois. Partagé pour une centaine de fonctionnaires du Parti, dépecé, fractionné à l’extrême, le bâtiment devenait une sorte de caserne. Des grandes pièces, on avait fait quatre chambres, en élevant hâtivement des cloisons de bois. Toutes les cuisines, toutes les salles d’eau, collectives, servaient à quatre, voire à huit familles. Il s’ensuivait de perpétuelles chamailleries, des disputes. D’où ces éclats de voix que Fred percevait plus intensément, plus désagréablement ce soir où sa visite à Marie Spiridonova le déprimait. Si ces fonctionnaires communistes, que l’on contraignait dans ce bâtiment à l’apprentissage de la vie collective la supportaient aussi mal, qu’en serait-il lorsqu’on l’imposerait aux ouvriers et, pire, aux paysans ? Une angoisse saisissait Fred au fur et à mesure qu’il gravissait les marches. L’angoisse du voyageur enfermé dans la cale d’un bateau à la dérive, mené par un capitaine de plus en plus sourd et aveugle. Folle, Spiridonova, oui, sans doute, mais Trotski n’était-il pas dément dans son orgueil de tragédien confondant l’art et la vie ? Trotski utilisait des millions d’hommes qu’il transformait en acteurs pour une mise en scène grandiose. Il jouait la révolution sur le plateau d’un théâtre qui avait la dimension du plus grand de tous les pays d’Europe. Il écrivait sa tragédie dans le sang de ses concitoyens. Esthète halluciné, intellectuel paranoïaque, le ressentiment contre Trotski s’amplifiait chez Alfred Barthélemy, avivé par les propos journaliers de Zinoviev.
Dans leur petite chambre, où les rumeurs de l’immeuble s’introduisaient comme des sifflements de tempête, Fred trouva Galina prostrée, pliée en deux sur une chaise, hoquetant de douleur. Il se précipita.
— Tu es malade ?
— Alexis !
— Quoi, Alexis ? Où est-il ?
— On est venu le chercher.
— Comment ça ? Qui ?
— Le Parti.
— Le Parti ? Pourquoi ?
Il s’agenouilla devant Galina, lui releva la tête, l’embrassa sur ses yeux mouillés.
— Qu’est-il arrivé à Alexis ?
— Je ne t’avais rien dit, mais Alexandra me reprochait de l’élever moi-même. Elle me répétait que je me rattachais à des idées bourgeoises, que nos enfants devaient être des fils de la Révolution et pris en charge par l’État, que je n’avais pas le droit de confisquer pour moi seule un fils de la Révolution. Elle a raison, bien sûr. C’est moi qui ne suis pas assez forte. Alexis sera mieux dans une maison spécialisée qu’avec nous. Ils en feront un pionnier, un homme de l’avenir.
La fureur gagnait Fred :
— Pourquoi as-tu donné Alexis ? Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Il est aussi mon enfant. Tu n’avais pas le droit…
Galina le repoussa brutalement, se leva toute droite, s’essuya les yeux.
— Oui, Alexandra a raison. C’est moi qui suis trop faible, trop inféodée encore au passé. Et toi, mon pauvre Fred, écoute un peu ce que tu viens de dire et la honte te montera au visage. « Pourquoi as-tu donné Alexis ? » Comme si Alexis nous appartenait ! Oui, Lénine a bien raison lorsqu’il affirme que les anarchistes sont des petits-bourgeois. « Il est aussi mon enfant ! » Quel esprit de propriétaire ! Les enfants ne nous appartiendront plus, ils appartiendront à la Nation. Tu le sais bien. Ou alors c’est que…
— C’est que quoi ?
— Si tu ne le sais pas c’est que tu deviens un contre-révolutionnaire.
— J’irai trouver Alexandra et elle me rendra Alexis.
— Elle ne te le rendra pas. Tu comprendras lorsque tu liras le livre auquel travaille Alexandra : Les Amours des abeilles travailleuses. C’est moi l’abeille. Tu n’es qu’un bourdon.
Fred s’enfuit du logement, dévala l’escalier et faillit renverser dans l’obscurité un gamin qui sommeillait sur une marche. Celui-ci se leva d’un bond, regarda Fred, lui tendit un bout de papier sur lequel une croix noire était tracée à l’encre d’imprimerie. Dessous, une adresse, un rendez-vous près du Manège.
Le gamin attendait. Il devait avoir une dizaine d’années. Le crâne rasé, les pommettes saillantes rougies par le froid, il était vêtu d’une sorte de paletot taillé dans une vieille couverture et cousu avec des ficelles. En guise de chaussures, des morceaux d’étoffes, enroulés, enveloppaient ses pieds et ses jambes. Les enfants errants se comptaient par milliers à Moscou et dans toutes les grandes villes de la Russie. Ces gosses abandonnés, dont les parents étaient morts dans la guerre civile, morts de faim ou du typhus, ou emprisonnés ou tués par la Tchéka, constituaient des bandes dangereuses que la police traquait. On venait d’ouvrir des camps pour enfermer ceux que les rafles capturaient dans la nuit. Des camps de redressement, des écoles de civisme. De ces vagabonds, l’État ne se proposait rien de moins que d’en faire des héros, héros de l’armée rouge ou héros de l’armée du travail. L’État voulait aussi convertir Alexis en héros. L’État-Moloch ! Oui, se disait Fred, l’ennemi de l’humain, c’est bien l’État. L’inhumain, c’est bien l’État. Pourquoi ai-je accepté de collaborer avec ce monstre ? Je croyais le combattre en restant en Russie. Cet État soi-disant prolétarien que les bolcheviks mettent en place est encore pire que l’État bourgeois, plus impitoyable, plus carcéral, plus étouffant.
Le gamin désigna du doigt la croix noire, sur le papier. Puis il le tira par sa redingote molletonnée.
— Da, da, je t’accompagne. Comment t’appelles-tu ?
Il ne répondit pas.
Fred regarda de nouveau le signe de reconnaissance de la Croix-Noire, la seule parmi les nombreuses organisations anarchistes encore autorisée à survivre, cantonnée dans la tâche d’aider les libertaires emprisonnés et leurs familles. Toute propagande anarchiste étant réprimée depuis Cronstadt, les militants de la Croix-Noire, eux-mêmes, vivaient dans une semi-clandestinité.
Fred suivit le gamin qui, dans la nuit, galopait comme un chien, courant devant, s’arrêtant, hélant Fred avec des gestes. Arrivé près du Manège, il disparut. Fred savait que désormais la Tchéka le tenait à l’œil, qu’il risquait toujours de tomber dans une machination imprévisible. Suspect pour la Tchéka, il l’était aussi pour les militants d’extrême gauche. Sa rencontre avec la Spiridonova le lui avait bien rappelé. La provocation policière, le guet-apens d’amis se croyant trahis, tout était possible. Le gamin réapparut, le tira de nouveau par ses habits et l’entraîna vers une ruelle. Un homme s’y tenait tapi qui lui indiqua, sur un bout de carton, une croix noire.
— L’Ukraine libertaire est morte, lui dit-il. L’armée rouge vient d’écraser la makhnovitchina. Makhno a réussi à s’échapper. Il ne nous reste plus aucune force à opposer aux bolcheviks. Votre tour arrivera vite, les ideiny. Prépare-toi à fuir à l’étranger, comme Makhno. Et tu proclameras là-bas tout ce que tu sais. Pars avant que ce ne soit trop tard. Sauve ta mémoire. Nous comptons sur toi. Tiens, voilà le récit, jour par jour, de la fin des nôtres.
L’homme tendit à Fred un rouleau de papier.
— Makhno est en Roumanie. Peut-être n’en sortira-t-il jamais ! Peut-être le souvenir de la grande makhnovitchina va-t-il mourir avec lui. Il est frappé de tant de blessures. Il faut que tu préserves la mémoire de la makhnovitchina. Tiens…
Fred montra le gamin, resté près des deux hommes et qui les regardait.
— Ne crains rien, dit l’inconnu. Il est muet. Il va te reconduire.
Fred se revoyait dans ce gavroche, du temps où il errait aux Halles de Paris ; ce gavroche qui bientôt serait traqué et enfermé dans un camp. Enfermé comme Alexis. Une douleur intense le prenait au ventre, lui remontait dans la poitrine. Il voulut donner quelques kopecks à ce pauvre petit, mais celui-ci s’éclipsa. Fred se trouvait tout près de sa demeure. Comme il n’avait aucune envie de rejoindre Galina, il se dirigea vers le Kremlin. Les bureaux des leaders demeuraient ouverts toute la nuit. On y travaillait sans interruption à la lueur de lampes électriques trop faibles, qui fatiguaient les yeux. C’est au Kremlin, dans le bureau proche de celui de Zinoviev, que Fred serait le plus tranquille pour lire le mémoire sur la makhnovitchina.
Le mémoire était très long, écrit d’une manière naïve et déclamatoire. Alfred Barthélemy le relut plusieurs fois, s’appliqua à en retenir l’essentiel et en brûla toutes les feuilles dans le poêle, veillant à ce que ne subsiste aucune trace des papiers carbonisés. Il s’assit ensuite à son bureau, se prit la tête dans les mains, se cacha les yeux et reconstitua, pour lui-même, le récit.
Tout commença en novembre 1920, lorsque l’armée makhnoviste unie à l’armée rouge écrasa l’armée blanche de Wrangel en Crimée. La guerre civile contre les derniers débris du tsarisme se termina ainsi. C’est alors que l’armée rouge se retourna brusquement contre son alliée « noire ».
Convié par Trotski, avec tout son état-major, le « général » anarchiste Simon Karetnik s’attendait à sabler le champagne. Or, tous ces chefs de partisans furent arrêtés et immédiatement fusillés. Une grande partie de leurs soldats, qui ne s’attendaient pas à une telle volte-face, tombèrent devant les mitrailleuses « prolétariennes ». Seul Martchenko, commandant de la cavalerie, parvint à se dégager et à entraîner ses cosaques dans l’isthme de Peretop.
Makhno, qui se trouvait dans son quartier général de Goulaï-Polé, cerné lui aussi par les bolcheviks, réussit à rompre l’encerclement de l’ennemi avec son escadron de deux cents cavaliers. Très vite, comme à son habitude, il forma une nouvelle troupe de partisans et mit en déroute la 42e division de l’armée rouge. Sa mobilité ne lui permettant pas de s’encombrer de prisonniers, il fusillait les officiers et donnait le choix aux soldats entre la désertion ou l’insertion dans la makhnovitchina. Sur six mille prisonniers, deux mille acceptèrent. Les paysans de Makhno, depuis le début de l’insurrection ukrainienne, se gonflèrent toujours ainsi de transfuges de l’armée rouge.
Makhno savait que Martchenko avait échappé au traquenard de Crimée et il attendait impatiemment sa venue. Le 7 décembre, un cavalier qui avait aperçu les troupes de Martchenko arriva au galop. Makhno s’élança aussitôt à la rencontre de ceux qui constituaient le fer de lance de sa cavalerie. À l’enthousiasme succéda l’angoisse lorsqu’il vit apparaître au loin, au lieu des quinze cents chevaux partis d’Ukraine, une poignée d’hommes harassés sur deux cents montures. Martchenko, à leur tête, poussa son cheval vers Makhno et lui cria, d’une voix à la fois solennelle et ironique :
— J’ai l’honneur de vous annoncer le retour de l’armée de Crimée.
À la vue des restes lamentables de sa magnifique cavalerie, Makhno, atterré, se tut, trop ému pour prononcer les paroles d’accueil qui s’imposaient.
— Oui, frère, reprit Martchenko. À présent seulement, nous savons ce que sont les communistes.
De novembre 1920, date à laquelle l’armée rouge déchira les accords qui la liaient à l’armée noire, jusqu’en août 1921, une dernière lutte à mort se livra entre le nouvel État centralisateur et l’Ukraine libertaire. Les insurgés, débordés de toutes parts par les assauts d’une armée rouge qui n’avait plus d’autre ennemi que celui-ci, qu’elle s’était inventé, progressaient difficultueusement à travers le désert glacé de la steppe. Trotski tenant tous les carrefours, il devenait clair que Makhno ne pouvait plus envisager une victoire, mais seulement esquiver une débâcle totale de ses trois mille partisans assaillis par cent cinquante mille hommes. Pendant huit mois de combats perpétuels, Makhno parcourut la totalité de l’Ukraine, faisant parfois plus de prisonniers qu’il ne commandait de soldats. Évitant les routes, les makhnovitsy traversaient les champs couverts de neige. Ils arrivèrent dans le département de Kiev, contrée accidentée et rocheuse. Toute l’artillerie, les vivres, les munitions, presque toutes les charrettes du convoi, immobilisées dans la glace, durent être abandonnés. En janvier, Martchenko fut tué lors d’une charge de sa cavalerie. Les makhnovitsy s’avancèrent jusqu’aux confins de la Galicie, rétrogradèrent jusqu’à Kiev, repassèrent le Dniepr, descendirent dans le département de Poltava, puis dans celui de Kharkov, remontèrent vers Koursk. L’étau se resserrait sur Makhno. Au même moment, dans le nord, l’armée rouge écrasait les mutins de Cronstadt, qui se battaient pour une cause identique. Les makhnovitsy se lançaient à l’attaque en criant : « Vivre libres ou mourir en combattant ! » Les mots des insurgés de la Commune de Paris, encerclés par les versaillais de Monsieur Thiers !
Au cours d’une offensive, Makhno fut renversé de cheval. Une balle qui le frappa à la cuisse pénétra dans le bas-ventre. On le plaça dans une carriole et, pendant une heure, il perdit son sang en abondance avant que l’on puisse lui faire un pansement. Le cri ; « Batko est tué ! » jeta quelque panique dans la troupe. Batko, le père ! C’était le 14 mars. Le dégel commençait. Les chevaux piétinaient dans la boue. La glace des lacs devenait molle. Le 17, la cavalerie de l’armée rouge fonça sur ces fugitifs harassés.
Là, Alfred Barthélemy avait appris par cœur les paroles mêmes de Makhno que relatait le mémoire. Makhno disait :
« Que faire ? J’étais incapable non seulement de me mettre en selle, mais de me dresser sur mon séant : j’étais couché au fond de ma carriole et je voyais un corps à corps épouvantable, un hachage, s’engager à quelque deux cents mètres de moi. Nos hommes mouraient rien que pour moi, rien que pour ne pas m’abandonner. Or, en fin de compte, il n’y avait aucun moyen de salut, ni pour eux, ni pour moi. L’ennemi était cinq ou six fois plus fort et les réserves lui arrivaient constamment. Tout à coup, les servants de nos mitrailleuses Lewis s’accrochèrent à ma carriole et je les entendis me dire : « Batko, votre vie est indispensable pour la cause de notre organisation paysanne. Cette cause nous est chère. Nous allons mourir tout à l’heure. Mais notre mort vous sauvera, vous et tous ceux qui vous sont fidèles et prennent soin de vous. N’oubliez pas de répéter nos paroles à nos parents. » L’un d’eux m’embrassa, puis je n’aperçus plus personne auprès de moi. Emmené dans la voiture d’un paysan, j’entendis les mitrailleuses crépiter et les bombes éclater au loin. C’étaient nos lewisistes qui empêchaient les bolcheviks de passer. Nous eûmes le temps de gagner trois ou quatre verstes de distance et de passer au gué d’une rivière. J’étais sauvé. Quant à nos mitrailleurs, ils moururent tous là-bas. Au mois de mai, les unités de Kojine et de Kourilenko se rejoignirent et formèrent un corps de deux mille cavaliers et de quelques régiments d’infanterie. Il fut décidé de marcher sur Kharkov et d’en chasser les grands maîtres. Mais ceux-ci étaient sur leurs gardes. Ils envoyèrent à ma rencontre plus de soixante autos blindées, plusieurs divisions de cavalerie et une nuée de fantassins. La lutte contre ces troupes dura des semaines. Kourilenko fut tué. Kojine, grièvement blessé, tomba aux mains de l’ennemi. »
Le brusque surgissement de pas cadencés dans la cour du Kremlin, le cliquetis d’armes entrechoquées, firent tressaillir Alfred Barthélemy. Il ouvrit les yeux, surpris de se trouver dans ce bureau désert qui sentait l’encaustique. Tellement imprégné du rapport sur Makhno qu’il se croyait parmi les derniers cosaques zaporogues essayant de desserrer l’étreinte de leurs poursuivants et poussés vers l’ouest dans une chevauchée sans espoir. Le Kremlin si calme dans la nuit, Fred pouvait s’abstraire entièrement du lieu habituel de son travail. Ces bruits de bottes, d’armes, c’était la relève de la garde. Un téléphone, au loin, se mit à grésiller. Soudain, l’anomalie de la situation apparut à Fred. Il se trouvait dans la gueule du monstre, au centre même de ce Pouvoir suprême qui avait lancé son armée exterminatrice sur les paysans d’Ukraine. Et cette agonie d’une Révolution, il se la remémorait, il la gravait à jamais dans son cerveau, dans les lieux de son excommunication.
Alfred Barthélemy faisait l’impasse sur toutes les péripéties des batailles entre la cavalerie rouge de Boudennyï et la cavalerie noire de Makhno qui se continuèrent jusqu’à la fin du mois d’août. Makhno, malgré ses blessures, remonta à cheval et participa aux charges. Le 22 août, une balle le frappa au cou et ressortit par la joue droite. De nouveau couché au fond d’une charrette, accompagné d’une centaine de cavaliers, il se dirigea vers le Dniestr. Soixante-dix-sept cavaliers seulement, profitant des eaux basses du fleuve, le traversèrent et se réfugièrent en Bessarabie. Parmi eux Makhno, accompagné de sa femme. Soixante-dix-sept cavaliers, ultimes débris d’une armée qui compta jusqu’à cinquante mille hommes !
Par la pensée, Fred suivait ces exilés en Bessarabie. Il les enviait. Il comprenait que la défaite de Makhno, comme celle de Cronstadt, signifiait aussi sa propre défaite. L’horreur de s’être trompé l’oppressait. S’était-il leurré avec tous ces anarchistes russes qui avaient cru aussi que l’avenir de la Révolution leur commandait l’alliance avec les bolcheviks ? S’était-il trompé avec Victor, avec Delesalle, avec Monatte, avec Rosmer, qui tous approuvaient cette collaboration ? Ou bien était-ce l’anarchie qui se trompait, qui demeurait une utopie ? Seule chose certaine, un monde s’écroulait. De ces ruines, un monde meilleur n’était pas né. Les bolcheviks voulaient abolir la police et l’armée. Au lieu de cela, la police et l’armée représentaient la seule concrétisation du pouvoir révolutionnaire. Trotski se pavanait en uniforme blanc de maréchal. En 17, les soldats avaient arraché les épaulettes des officiers. Quatre ans après, les ordres chevaleresques de l’Ancien Régime, que tous les bolcheviks considérèrent comme ridicules, resurgissaient sous le sigle de l’ordre du Drapeau Rouge. Trotski remettait solennellement ces hochets dans le Grand Théâtre, pavoisé de drapeaux. La peine de mort abolie, jamais on n’avait tant exécuté de prisonniers politiques. Raztrellyat (fusillé), voilà le mot à la mode. En réalité, on ne fusillait pas, c’eût été trop honorable. On assassinait dans les caves de la Tchéka. Toutes les nuits, des détenus qui ne savaient pas la plupart du temps ce qu’on leur reprochait, étaient arrachés de leur cellule et, lorsqu’ils descendaient les dernières marches de l’escalier, un tchékiste leur tirait une balle de revolver dans la nuque. Les corps, inhumés clandestinement, n’étaient jamais rendus aux familles. Celles-ci n’imaginaient l’exécution que par le refus de l’administration d’accepter les vivres qu’elles apportaient à la prison. « Il ne figure plus sur les registres. — Pourquoi ? Où a-t-il été transféré ? — Il ne figure plus sur les registres. » Le registre devenait le nouveau Livre saint de cette génération de bureaucrates et de flics née si vite de la révolution d’Octobre. Ne pas figurer sur le registre, pouvait vouloir dire aussi bien mort, que déplacé dans une autre geôle ou déporté en Sibérie. En tout cas, celui qui ne figurait plus sur les registres disparaissait. Il n’existait plus. Il n’était plus comptabilisé ; jeté dans ces fameuses poubelles de l’Histoire si chères au camarade Trotski.
Fuir ? Mais comment et où ? Les frontières étaient désormais bien gardées. Makhno n’avait pu y tailler une brèche que les armes à la main et au prix d’une hécatombe. Et si, par chance, il réussissait à passer du côté des pays capitalistes, Alfred Barthélemy ne serait-il pas considéré comme un traître, d’ailleurs condamné à mort par contumace pour désertion ? Raztrellyat ! Il retourna vers Galina.
Galina sans Alexis. Impensable ! Il s’en alla trouver Alexandra Kollontaï. Se préparant à cette rencontre en formulant bien ses accusations, il se jurait de ne pas revenir sans la promesse de récupérer son enfant. Il se voulait brutal, dût-il offenser la Kollontaï. Elle abusait de son ascendant sur Galina. Il lui ferait honte, lui démontrerait que ses théories, sa littérature sur les amours des abeilles, tout cela conduisait à une société monstrueuse qui ressemblait si peu à cette grande dame charmante. Aberration d’intellectuelle, se disait Fred. Elle comprendra.
Au contraire de la plupart des militantes bolcheviques, qui se vêtaient de manteaux de cuir et se chaussaient de bottes, comme si elles avaient voulu se masculiniser, pensant sans doute qu’en affichant une virilité agressive, elles paraîtraient plus révolutionnaires, Alexandra ne portait que de longues robes très féminines, se couvrait les épaules de mantelets de fourrure et laissait même effleurer de la dentelle à ses poignets. On eût dit qu’elle sortait toujours d’un salon de l’ancienne société, affable, souriante, un peu mutine.
Fred se précipita vers elle, plutôt qu’il ne s’approcha, tellement les griefs lui pesaient sur la langue.
— Alexis !
— Eh bien, Alexis, que lui veux-tu ?
— Rends-moi mon enfant !
Alexandra se renversa dans un fauteuil. Elle riait. Ses lèvres retroussées découvraient de jolies dents blanches.
— Rends-moi mon enfant… Comme il dit bien ça ! On se croirait dans une pièce de Tchékhov. Mais je ne t’ai rien pris, mon petit Fred ! Que pourrais-je te prendre, tu n’as rien à toi ? Tu es un homme libre. Vas-tu me parler de ta femme ? De ton Ziunoviev ? De ta IIIe Internationale ? Ai-je mal compris ? Que signifient ces titres de propriété ? Mon enfant ! Mais tu es un monstre, mon petit Fred.
Dans un froufrou d’étoffes, elle continuait de rire, en se tordant les mains. Ses beaux yeux regardaient Fred avec ironie. Comment conserver son agressivité ? Alexandra retournait d’emblée la situation. C’est lui maintenant qui était un monstre et non pas elle. C’est lui qui se trouvait accusé d’employer abusivement des pronoms possessifs.
— Ne te moque pas, Alexandra. Galina souffre comme une bête. Elle accepte parce que c’est toi qui le veux. Mais moi je ne veux pas. Je n’accepte pas.
— Le rebelle ! J’aime te voir aussi tumultueux. Comme un bourdon qui vole avec fureur autour de la ruche. À l’intérieur, les abeilles travaillent, les œufs éclosent. Des centaines de petits Alexis grandissent, élevés par la communauté des abeilles. Le bourdon ne sert plus à rien. Il tournoie en vain autour de la ruche. Il mourra aux approches de l’hiver.
— Toujours tes abeilles. Nous ne sommes ni des bourdons, ni des abeilles, mais des hommes et des femmes…
— La société des abeilles est une société idéale vers laquelle nous tendons de toutes nos forces.
— Rends-moi Alexis !
— Mais je ne l’ai pas pris. Alexis n’est pas plus à moi qu’à toi. Il appartient à la collectivité que nous édifions. Tu l’aurais mal élevé avec tes idées anarchistes. Imagine un peu ce qu’il serait devenu, ce pauvre Alexis, avec un père tête de mule comme mon cher petit Fred. Tu as mieux à faire que de perdre ton temps à pouponner. Et Galina aussi. Aimez-vous, mettez vos corps en fête.
Elle se releva, avança droit vers Fred, de sa démarche altière, lui saisit le menton et l’embrassa sur la bouche, légèrement, comme un baiser maternel ambigu.
— Va, mon petit Fred, retourne aimer Galina.
En mars 1921, Lénine fit éclater la bombe de la Novaïa Ekonomitcheskaïa Politika (plus familièrement : la N.E.P.). Après avoir décimé toute son opposition de droite, des K.D. aux mencheviks ; toute son opposition de gauche, des socialistes révolutionnaires aux anarchistes, Lénine déclarait, avec la plus tranquille hypocrisie, au XIe congrès du parti communiste : « L’idée de construire une société communiste avec l’aide des seuls communistes, est un enfantillage, un pur enfantillage. Il faut confier la construction économique à d’autres, à la bourgeoisie qui est beaucoup plus cultivée, ou aux intellectuels du camp de la bourgeoisie. Nous-mêmes ne sommes pas encore assez cultivés pour cela. »
Fred s’attendait à tout, sauf à ce revirement, un revirement qui s’éloignait définitivement de toutes les conceptions libertaires. Mais Lénine, vieux loup de mer, conduisait son bateau sans boussole, au flair, donnant tantôt un coup de barre à droite, tantôt un coup de barre à gauche. L’importance était de ne pas perdre le cap. Dans la situation économique catastrophique de la Russie, Lénine proclamait que le capitalisme d’État serait pour la Révolution un grand progrès.
Fred n’était pas le seul qui se trouva désemparé. Du septième ciel, Zinoviev retombait une fois de plus sur son divan où il restait allongé, mordillant son mouchoir, se lamentant, de son insupportable voix de fausset. Il souffrait d’autant plus que, pour lui, sincèrement, tout ce qui sortait de la bouche de Lénine était parole d’Évangile. L’influence de Lénine imprégnait si fortement Zinoviev qu’il allait jusqu’à imiter inconsciemment son écriture. Zinoviev gémissait :
— Il le faut. Il le faut. Camarade Barthélemy, dites à l’Ouest que la N.E.P. est indispensable, mais provisoire. Faites-leur comprendre. C’est l’intérêt du Parti. Il le faut. Il le faut.
Il répétait ce « Il le faut », comme une litanie, pour bien s’en persuader lui-même. Il interrogeait Fred, soupçonneux, pour vérifier si son collaborateur était convaincu de l’obligatoire tournant léniniste. L’approbation de Fred lui eût semblé de bon augure. Malheureusement pour les convictions ébranlées de Zinoviev, Fred sifflotait, refusant de répondre. Pour dérider un peu son « patron », il lui tendit une dépêche très récente, reçue de France. Le Populaire, quotidien du parti socialiste, le parti de Jean Longuet et de Léon Blum, qui avait refusé l’adhésion à la IIIe Internationale, publiait un article intitulé : « Trotski excommunié par son père. » Zinoviev bondit du divan, s’empara du papier. L’article se terminait par ces mots : « Trotski a renoncé à la religion juive en épousant une Russe. » Cet article imbécile réveilla tout à fait Zinoviev, soudain de bonne humeur :
— Ainsi, s’écria-t-il, Trotski a un père ! Je ne l’aurais jamais cru. Mais qu’est-ce qu’il fait, ce père ? Ce ne serait pas le Père éternel, par hasard ? En tout cas, Trotski, lui, s’imagine être le messie, c’est sûr. Méfions-nous de cette conjuration juive, camarade Barthélemy. Le parti socialiste français est un parti de Juifs. Blum est Juif. Longuet demi-juif. Trop de Juifs ! Trop de Juifs ! Les moujiks n’aiment pas ça. Ils tuent nos commissaires politiques à coups de bâton parce qu’ils les prennent pour des Juifs. Trotski est un Juif trop voyant, je l’ai toujours dit à Vladimir Ilitch. Kamenev et moi, c’est déjà bien assez !
Zinoviev agaçait toujours Fred avec son antisémitisme absurde. Mais cette niaiserie humoristique des socialistes français à propos de Trotski, alors que la situation de la Révolution russe devenait dramatique, l’agaçait plus encore. Comment retourner en France dans de telles conditions ? Ne s’y sentirait-il pas plus étranger qu’en Russie ? D’ailleurs, si l’envie de la fuite commençait à le tourmenter, il n’en recevait pas moins de plus en plus d’étrangers qui s’échappaient de leur propre pays. Comme ce jeune Français d’une vingtaine d’années, poursuivi et condamné par défaut à la prison pour un article antimilitariste, qui s’était précipité à Moscou. Cette rébellion plut à Fred. Il le mit toutefois en garde. En Russie soviétique, l’antimilitarisme menait aussi en cabane.
— On ne peut pas être antimilitariste en Russie, répliqua le Français, puisque l’armée rouge défend la Révolution.
— Je vois que tu connais bien ta leçon, répondit Fred.
L’éducation politique du jeunot étant néanmoins assez sommaire, Fred l’envoya dans une école des cadres du Parti. Plein de bonne volonté, modeste, appliqué, il s’appelait Jacques Doriot.
De nouveaux Français arrivaient, qui confondaient Moscou avec La Mecque. D’autres disparaissaient. Ainsi de Guilbeaux et de Sandoz, fondus dans le creuset du bolchevisme. Devenus bureaucrates du Parti, comme Alfred Barthélemy. De toutes petites roues dentées dans l’immense engrenage de la machine étatique. L’ex-lieutenant Prunier travaillait toujours, théoriquement, avec Fred et Victor. Théoriquement, car il s’absentait souvent. Ni Victor, ni Fred, ne s’en souciaient. La Tchéka était suffisamment omniprésente pour que les responsables de services ne se sentent pas obligés de surveiller la vie privée de leurs collaborateurs. Bien que la conduite de Prunier, ses absences bien sûr, mais encore plus sa manière de se vêtir, de parler ; ses mutismes autant que ses exaltations, autant de choses qui intriguaient. Sa tête rasée, sa grosse moustache à la cosaque, sa blouse de paysan, tout cela, Fred s’y habituait. D’autres bolcheviks étrangers s’affichaient d’ailleurs ainsi, avec extravagance. Néanmoins, le jour où Fred remarqua que Prunier marchait pieds nus, non seulement dans les bureaux, mais dans la rue, il commença à s’inquiéter de la santé mentale de son ancien protecteur. Un soir, il le suivit, s’en voulant un peu de l’espionner, mais seule la curiosité le poussait. Prunier marchait à pas rapides, de ses pieds nus dans un sol qui, malgré le printemps, devait être encore glacé. Il s’éloigna peu à peu du centre. Les passants se raréfièrent. Fred laissa une plus grande distance entre eux deux pour ne pas se faire remarquer. Visiblement, Prunier allait vers un lieu ou un but précis. Il disparut soudain, happé dans une ruelle. Ce corridor en cul-de-sac aboutissait à une petite église surmontée de son bulbe doré. Fred hésita, poussa la porte et, stupéfait, entendit un chœur d’hommes chantant à pleins poumons un office religieux, il se glissa derrière un pilier, aperçut Prunier qui s’avançait vers l’iconostase. La profusion d’or, les lumières des cierges, la foule debout, entassée sous les voûtes, la puissance des chants où les basses psalmodiaient comme des gongs, ce spectacle inattendu étonna Fred. Presque toutes les églises avaient été fermées par la Révolution. Fred ne s’était jamais soucié de la persécution religieuse, pourtant aussi forte que celle qui châtiait les anarchistes. Elle lui semblait naturelle. Soudain, cette cérémonie étrange, dans un de ces rares lieux du culte qui subsistaient, la présence de Prunier dans cette assemblée, la ferveur exprimée par ces fidèles, l’amenèrent à cette constatation que la Révolution sécrétait de nouvelles communautés marginales. La Révolution devenait à son tour l’État, le Pouvoir et, à la base de ce monstre, tout en bas du socle, s’échappaient les minces ruisselets de toutes les contestations. Les fuites de cet énorme édifice risquaient un jour d’ébranler ses fondements. Fred, qui n’avait reçu aucune éducation religieuse, ressentait une véritable répulsion pour ces chrétiens orthodoxes qui pratiquaient des rites incompréhensibles, sortes de gesticulations barbares issues de la nuit des temps. Découvrir Prunier parmi eux l’ahurissait.
En retournant vers le centre de Moscou, seul, il se souvint que Prunier lui confia jadis qu’il était catholique, ce qui les conduisit à parler ensemble de Péguy, ce Péguy à la longue pèlerine noire et à la barbe de moine, qui fréquentait la librairie de Delesalle et chez lequel il avait vécu quarante-huit heures étonnées, avec Flora. Leur discussion sur Péguy, sur son socialisme, lui avait fait oublier l’aveu du catholicisme de Prunier. Bien qu’un jour où Fred le taquinait sur les contradictions entre bolchevisme et christianisme, Prunier lui répondit par un long développement où il justifiait son engagement par la Somme de saint Thomas d’Aquin. Fred ignorait tout de Thomas d’Aquin. Il n’insista pas. Le catholicisme de Prunier lui paraissait une boutade. Et voilà qu’il le retrouvait, quelques années plus tard, dans une église byzantine. Curieux personnage que ce Prunier, tellement plus sympathique que Sandoz, mais sans doute, d’une autre manière, aussi fou.
Alexis avait transformé Galina. La perte d’Alexis la transformait de nouveau. Elle redevenait nerveuse, irritable. La présence de Fred l’agaçait. Son audacieuse démarche auprès d’Alexandra Kollontaï la mettait hors d’elle. De quoi se mêlait-il ? Toujours à chercher des poux dans la tête des autres. Quel insupportable tatillon ! Une nuit, elle ne rentra pas dans leur petit logement. Fred l’attendit dans la plus grande angoisse. Les disparitions étaient de plus en plus fréquentes parmi les fonctionnaires du Parti. On ne savait jamais très bien pourquoi un tel ou une telle s’éclipsait. Pourquoi, de leur bureau, on les transférait à Boutyrki. Pourquoi celui-ci ou celle-là et non pas tel autre, bien plus suspect ? Pourquoi eux, pourquoi pas moi ? Pourquoi Galina ? N’était-elle pas appréciée par Lénine lui-même, par Kamenev évidemment ? Mais Kamenev serait-il en disgrâce ? Non, impossible, Kamenev en difficulté entraînerait automatiquement Zinoviev. Or, Zinoviev, il le quittait à l’instant. D’une humeur excellente. Il n’était plus question de divan, mais de septième ciel. Zinoviev comprenait enfin la N.E.P. Il l’approuvait sans réserve. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes que Wells, un de ces « idiots utiles » chers à Lénine, décrivait comme le devenir rationnel de l’humanité. Alors pourquoi cette absence de Galina ? Un accident ? Une maladie soudaine ? Fred regarda vingt fois à la fenêtre, essayant d’apercevoir quelque chose dans la rue obscure. Il descendit à plusieurs reprises en bas de l’immeuble. Rien. L’aube n’amena pas mieux Galina.
Aussitôt arrivé à son bureau, Fred fit effectuer des recherches. Galina travaillait tout simplement au secrétariat de Kamenev. Il lui téléphona :
— Où étais-tu ? Je t’ai attendue, si inquiet.
— Pourquoi, inquiet ? Nous ne sommes pas un couple de bœufs attelés à un même joug.
Fred encaissa. Galina avait raison. Chacun est libre. Libre de son esprit, non, mais libre de son corps.
— La prochaine fois préviens-moi. Je n’ai pas dormi.
— La nuit prochaine, je ne serai pas non plus avec toi. Ne t’inquiète pas. Bon sommeil.
Elle raccrocha.
Puisque Fred disposait d’une nuit à perdre, il décida d’observer de nouveau Prunier. Celui-ci changea de direction. S’éloignant du centre, il pénétra dans un faubourg particulièrement boueux et nauséabond. Fred le suivit dans une sorte de grange où il ne distingua d’abord que les faibles lueurs clignotantes de bougies posées sur une grande table. Autour, se dessinèrent les silhouettes d’hommes, la plupart barbus comme des moujiks, avec des cheveux très longs. Ils ne parurent pas surpris et, en tout cas, pas du tout effrayés par l’arrivée inattendue de Fred. Prunier, assis parmi eux, reconnut Barthélemy et l’invita dans un grand geste :
— Viens, frère, viens t’asseoir près de moi. Tu es le bienvenu.
Fred prit place à la table.
— Tu vois, dit Prunier, nous sommes quelques croyants qui nous réunissons pour discuter du Christ et de la Révolution.
— Le Christ n’a rien à faire dans la Révolution, répondit Fred.
Un vieillard à l’allure de pope affirma :
— Le Christ a opéré jadis la plus grande des révolutions, en libérant l’homme du pouvoir de la société et de l’État.
— Si Marx a proclamé : « La religion est l’opium du peuple », dit Fred, c’est justement parce que les croyants étaient les moins libérés des hommes. Ils dormaient, drogués.
— Dans son destin historique, reprit le vieillard, le christianisme se déforma parce qu’il s’adapta au Royaume de César. S’inclinant devant la force de l’État, il s’employa à sacraliser cette force.
— Saint Paul, dit Prunier, craignait que le christianisme ne se transforme en une secte anarchiste et révolutionnaire. Il réhabilita l’Autorité en proclamant que toute Autorité émane de Dieu.
— Saint Paul, c’est le Trotski du Christ.
Un autre des personnages extravagants venait de parler.
— Si Trotski est saint Paul, qui est le Christ ? demanda Fred.
L’homme répondit :
— Ni Marx, ni Lénine. J’ai mordu à l’hameçon de Marx, avant la Révolution. Tout nous démontre que la perfection du Royaume de César, dans laquelle croyaient Marx ou Fourier, est une erreur. La seule perfection réside dans le Royaume de l’Esprit.
Fred regardait attentivement cet inconnu, âgé d’une cinquantaine d’années, au fin visage triangulaire accentué par une barbiche en pointe. Ses longs cheveux grisonnants s’évasaient sous un large béret de velours noir. Cette étrange assemblée autour de la table éclairée par ces bougies, toutes ces barbes de popes, cette atmosphère religieuse, Fred ressentait l’impression de comparaître devant un tribunal dont l’inconnu au visage triangulaire était de toute évidence le grand juge. Fred ne l’avait pas remarqué d’abord dans cette pénombre. Il distinguait maintenant toutes ces têtes attentives tournées vers cet homme qui énonça sentencieusement :
— L’ordre harmonique au sein du Royaume de César sera toujours l’annihilation de la liberté.
— Toutes les révolutions se sont produites au nom de la liberté, dit Fred.
L’inconnu le fixait de ses yeux sombres, encore assombris par de larges sourcils noirs, très épais. De sa voix grave, il laissa tomber, comme une cruelle évidence :
— Les révolutions apportent de grandes expériences dans la vie des peuples et marquent de traces ineffaçables leur vie sociale. Mais elles ne correspondent pas du tout à nos rêves. Les révolutions, même les révolutions couronnées de succès, finissent dans l’échec. De même, ont échoué toutes les révolutions religieuses de l’Histoire et surtout, hélas, le christianisme.
— Alors que faire ? demanda Fred.
— Affirmer la primauté de la personne sur la société. Refuser tous les totalitarismes. Quand la société s’identifie à l’État, il n’y a plus de salut pour personne. Non seulement l’État, mais aussi la société, deviennent alors, selon le mot de Nietzsche, des monstres froids.
« Des monstres froids »… Cette expression, que Fred ne connaissait pas, lui parut aussitôt une évidence.
Trotski, Zinoviev, Dzerjinski, étaient des monstres froids. La société implacable qu’ils mettaient en place était une société de glace. Elle tendait vers la perfection glacée de ces machines, de ces systèmes bureaucratiques, qu’admirait Lénine. Tous les dirigeants bolcheviks, tous leurs subalternes, aspiraient à cette perfection froide. Froide comme l’acier du canon de revolver posé sur la nuque du prisonnier descendant l’escalier des caves. Froide comme la mort.
Prunier prit Fred par le bras et l’invita à se lever. Ils sortirent tous les deux dans la nuit. Fred eût été incapable de retrouver son chemin dans ce dédale de ruelles désertes. Prunier ne le lâchait pas. Il le tenait doucement, sans trop serrer, juste une pression amicale.
— Quel est cet homme qui a parlé des monstres froids ? demanda Fred.
— Un grand philosophe, déporté pendant trois ans sous le tsar ; aujourd’hui professeur à l’université de Moscou.
— Et il y enseigne ce qu’il nous a dit ce soir ?
— Oui, il y démontre la signification mystique de la Révolution. Mais il ne peut pas aller jusqu’au bout de ses idées devant les étudiants. Alors nous sommes quelques-uns à bénéficier de ses cours du soir. Nicolas Berdiaeff, tel est son nom.
Le froid et le chaud. Le chaud, c’était Galina. La seule impression de chaleur dans cette glaciation de la Révolution. Mais Galina, elle-même, se refroidissait.
Lorsqu’ils se retrouvèrent dans leur étroit logement, il sembla néanmoins à Fred que celui-ci s’illuminait. Galina partie, dans ce dortoir sinistre Fred n’utilisait pas le lit, fermé par ses couettes. Seul, il préférait sommeiller dans l’unique fauteuil avachi du logement. Galina revenue, il se précipita sur le lit, en rejeta les couvertures, comme on ouvre un coffre. Galina riait, de toute sa jeunesse, de toute l’impétuosité de sa jeunesse. Elle arracha prestement ses bottes, se débarrassa de son caparaçonnage de cuir, de ses sous-vêtements, se jeta nue sur Fred qui, lui aussi, s’était dévêtu en toute hâte. Elle n’aimait pas qu’il tente de la déshabiller. Là aussi, elle se rebellait contre ce qu’elle appelait une prérogative de mâle. Femme libérée, donc libre de ses gestes, de son comportement, elle ne voulait pas subir. Tous les deux nus, l’égalité s’établissait. En conséquence, elle ne montrait plus de complexes, se laissait aller à sa sensualité, tirait au maximum tout le plaisir que la sexualité peut apporter. Cette fête des corps, qu’Alexandra Kollontaï recommandait, sorte de récompense aux êtres affranchis des préjugés bourgeois, Galina s’y adonnait avec une ardente conviction.
Leurs étreintes épuisées, lorsqu’ils s’endormirent emboîtés l’un contre l’autre, dans la douce chaleur de leurs corps satisfaits, juste avant de basculer dans le sommeil, la pensée des « monstres froids » obséda encore Fred insidieusement. Mais il serra un peu plus fort Galina contre lui. La tiédeur moite de sa peau chassa les cauchemars.
Le 23 mai, s’ouvrit à Moscou le premier de ces procès politiques qui allaient désormais ponctuer toute l’histoire de l’U.R.S.S. Les bolcheviks avaient jusque-là éliminé leurs adversaires, sans y mettre de cérémonie. Pourquoi décidèrent-ils d’accorder aux socialistes révolutionnaires de gauche ce jugement public spectaculaire qu’ils déniaient à leurs autres contestataires ? Sans doute parce que la popularité de Marie Spiridonova demeurait très forte, surtout dans cette classe paysanne inassimilée. Sans doute parce que les socialistes révolutionnaires de gauche étaient, autant que les bolcheviks, les auteurs incontestés de la Révolution. Il fallait donc qu’un verdict les désavoue devant l’Histoire, qu’ils en ressortent disqualifiés à jamais.
Alors qu’avant 1917, Lénine, Zinoviev, Kamenev, Trotski, Boukharine, se trouvaient assez confortablement exilés en Occident, les socialistes révolutionnaires maniaient la bombe en Russie tsariste où ils vivaient une clandestinité qui les menait fatalement au bagne. Spiridonova, Gotz, Kamkov, pour ne citer que ceux-là, furent de cette génération terroriste anticipant sur la révolution d’Octobre. Tous emprisonnés, torturés, condamnés aux travaux forcés. Non seulement ils transformèrent des moujiks passifs en insurgés, mais ils surent entraîner les étudiants à l’activité politique.
Les révolutions, comme les religions, ont d’abord leurs héros et leurs martyrs. Puis arrivent les bureaucrates et le clergé. Les socialistes révolutionnaires de gauche refusèrent toujours de se bureaucratiser, refusèrent que la Révolution devienne une Église. Ils se condamnaient ainsi eux-mêmes à pourrir dans ces fameuses « poubelles de l’Histoire » que le camarade Trotski offrait généreusement à tous ses contradicteurs.
À peine le procès des socialistes révolutionnaires de gauche fut-il ouvert que la nouvelle inattendue, imprévisible, de Lénine gravement malade, filtra de comités en officines. On se la chuchotait, sans trop y croire, redoutant néanmoins qu’elle soit vraie. Lénine éloigné de Moscou, dans un village de banlieue… Lénine se plaignant de maux de tête et d’une fatigue extrême… Lénine foudroyé par une attaque de paralysie…
Une véritable ambiance de catastrophe paralysait en tout cas le Kremlin. Du bureau vide de Lénine ne surgissaient plus au galop les messagers portant les plis. Dans cette atmosphère de désastre, encore plus qu’à l’ordinaire l’image du pouvoir omnipotent frappa Alfred Barthélemy. Il semblait que le bureau de Vladimir Ilitch fût la tête d’une pieuvre d’où sortaient de multiples bras, cataleptiques aujourd’hui comme cette tête. La plupart des locaux de dirigeants étaient d’ailleurs aussi abandonnés que celui du chef suprême. Accourus vers le village où ce dernier faisait retraite, ils guettaient, sur les traits figés du malade, le moindre tressaillement. Ils aspiraient de toute leur force à ce que Lénine dise quelque chose. Mais le visage de Lénine, crispé par l’artériosclérose, perdait toute expression et aucun son ne sortait de sa bouche. Il n’avait que cinquante-deux ans. Ses collaborateurs, qui se surveillaient tous les uns les autres, qui s’attendaient tous à des coups de théâtre provoqués par leurs dissensions, s’étaient préparés à toutes les éventualités, sauf celle-ci. La santé de Lénine constituait une des bases inaltérables de la Révolution. Robuste, actif, d’égale humeur, gai, il paraissait impossible que Lénine tombe malade comme le commun des mortels et, encore moins, disparaisse avant que ne soit achevé l’édifice révolutionnaire. Cinquante-deux ans ! Lénine disposait au moins de trois décennies devant lui. En 1950, il serait le grand-père vénéré de la Révolution terminée et pourrait alors mourir en paix. Mais pas maintenant ! Pas après seulement cinq ans de travail constructif ! Pas au milieu de tant de doutes, de tant de contradictions, de tant de conflits internes !
Alfred Barthélemy fut tenu à l’écart aussi bien de Lénine malade, que du procès des socialistes révolutionnaires de gauche. Il avait beau être monté dans la hiérarchie, il se situait quand même trop loin du pouvoir réel. Zinoviev et Kamenev ne quittaient pas le chevet de Lénine. Quant à Trotski, pendant tout le mois de juin il se consacra au tribunal où il joua ce rôle de grand inquisiteur qui lui allait à merveille. Spiridonova, Gotz, se défendirent de toute leur énergie, de tout leur courage, mais leur sort avait été tracé par Trotski et Dzerjinski bien avant la sentence. Les quatorze accusés condamnés à mort, le seul homme qui pût les sauver était Boukharine, le seul qui pût encore comprendre leurs motivations. La collaboration de Fred avec Zinoviev l’avait fait s’éloigner de celui qui, de tous les membres du Politburo, lui semblait le plus humain, le plus sympathique. Il réussit à le joindre, emporté immédiatement par la bonne humeur de ce petit homme trépidant. Malgré le chagrin réel que lui causait la maladie de Lénine, Boukharine conservait son entrain juvénile. Alfred Barthélemy n’eut aucun mal à le convaincre d’intercéder en faveur des socialistes révolutionnaires. À la grande fureur de Trotski, les quatorze condamnés à mort bénéficièrent du sursis. Fred ne s’aperçut pas que la clémence de Boukharine était beaucoup plus pernicieuse que la cruauté de Trotski. Exécutés, Marie Spiridonova et ses amis se transfiguraient en martyrs. Graciés, ils devenaient des morts vivants, anonymes, destinés irrévocablement à l’oubli.
Fred ne se résignait pas aux absences de Galina. Elle disparaissait maintenant pendant des semaines entières. Puis, une nuit, ou un matin à l’aube, Fred entendait dans le couloir de l’immeuble le bruit de cuir froissé, caractéristique de la démarche décidée de la jeune femme. Elle grattait à la porte, comme un animal. Fred courait ouvrir.
Il se reprochait cet empressement et cette sentimentalité qui le poussaient à attendre anxieusement sa compagne. Il ne comprenait pas qu’elle ne lui parle jamais d’Alexis. Il l’avait surprise déchirée, désespérée à l’idée de perdre son enfant et maintenant, apparemment, elle ne s’en souciait plus. Si Fred évoquait Alexis, elle haussait les épaules.
Fred n’osait se l’avouer, mais la jalousie le rongeait. Il ne pouvait s’empêcher de s’imaginer ces autres hommes qui tenaient Galina dans leurs bras, qui se réchauffaient à la chaleur de son corps, qui lui faisaient l’amour. Il se représentait Galina dans toutes les positions possibles de l’accouplement et ces scènes lascives tournaient au cauchemar. Il dormait peu et mal, passant ses nuits à lire, cherchant dans les livres à percer cette énigme du monde, de plus en plus indéchiffrable.
Pendant l’été, une sécheresse exceptionnelle anéantit les récoltes. La famine ravagea des régions entières de la Russie. Dans ce désastre, Fred pensait à ces incompréhensibles moujiks, éternelles victimes de tous les désastres : la guerre, la sécheresse, l’inondation, le typhus, la famine. Il revoyait Gorki, maigre, voûté, noueux comme un vieil arbre mal poussé sur un sol infertile, Gorki qui ressemblait tant à ces paysans décrits complaisamment par tant de romanciers russes et qui, pourtant, ne les aimait pas. Il revoyait Marie Spiridonova, si éloignée des babas villageoises, toute menue, dévorée de passion intellectuelle et qui, elle, défendait ces moujiks avec l’acharnement que l’on met à s’immoler pour des causes perdues. Entre Gorki et Marie Spiridonova il s’était produit une inversion des rôles. Mais qui jouait juste, qui jouait à sa place, dans cette immense tragédie de la Révolution ?
À la fin de l’automne, une seconde attaque de paralysie terrassa Lénine. Alfred Barthélemy ne l’avait pas rencontré depuis ce déjeuner au Kremlin, avec Guilbeaux, où Vladimir Ilitch lui demanda d’étendre le rayon d’action des « idiots utiles ». Mais Zinoviev ne lui cachait pas combien la première attaque diminuait le chef suprême. Ses traits restaient figés. Il ne marchait qu’avec une allure d’automate. Ses paroles souffraient d’un débit hésitant, heurté. Les mots lui manquaient.
Que la maladie de Lénine soit une catastrophe, tout le monde en prenait conscience. En son absence, le Kremlin devenait d’ailleurs absolument sinistre. De tous les dirigeants, seul Lénine donnait une impression heureuse. Il riait facilement. Il lui arrivait même de réprimer des fous rires en présidant une assemblée avec gravité, comme si cette situation bureaucratique lui paraissait du dernier comique. Fred se remémorait l’étrange figure faunesque de Vladimir Ilitch, si souvent moqueuse ; sa manière de regarder son interlocuteur à travers ses doigts, en plaçant devant ses yeux sa main droite en éventail ; sa manière d’écouter son visiteur en posant sa joue sur sa main et de s’absorber dans la contemplation du plafond, si bien que l’importun finissait par abréger ou s’interrompait ; sa manière agaçante de se balancer sur sa chaise, s’esclaffant pour un rien, émettant des avis assortis parfois d’un humour qui laissait son interlocuteur pantois. La faculté de rire de Lénine stupéfiait tous les pisse-froid qui l’entouraient. Aux débuts de la Révolution, lorsqu’il devait affronter dans les assemblées ses adversaires mencheviks ou socialistes révolutionnaires, il rigolait, même sous les insultes, le visage épanoui, s’amusant de ces obstacles posés sur son chemin. Cette hilarité exaspérait Trotski, ronchonnant contre ce qu’il appelait à mi-voix les « traits de caractère puérils » de Lénine.
Lénine malade ne riait plus. Éloigné du Kremlin, dans sa solitude campagnarde le pouvoir qu’il avait édifié lui apparaissait de plus en plus comme une machine énorme écrasant son rêve. Cette machine monstrueuse, dont il avait assemblé patiemment toutes les pièces et qu’il manipulait avec dextérité, il la voyait maintenant lui échapper, rouler toute seule, broyer l’idéal de sa jeunesse. Il s’effrayait de cette bureaucratie qui rongeait les muscles de la révolution. Il dit à Zinoviev, qui le rapporta imprudemment à Fred, tellement était forte son émotion : « Tout me dégoûte à tel point que, indépendamment de ma maladie, je voudrais lâcher tout et m’enfuir. »
Dans son désespoir, Lénine se raccrochait au plus calme de ses collaborateurs, au plus discret, celui que Zinoviev proposa comme secrétaire général du parti communiste afin de contrecarrer Trotski : Josef Staline.
Alfred Barthélemy n’avait jamais parlé à Staline. Tout ce qu’en disaient les autres membres du Politburo l’en dissuadait. Boukharine s’en gaussait par cette formule : « Sa première qualité, c’est la flemme. » Trotski le traitait avec une hauteur méprisante et lançait, désinvolte, en haussant les épaules : « Sur l’écran de la bureaucratie, l’ombre d’un homme inexistant peut passer pour quelqu’un. » Plus en verve, il ajoutait : « C’est un mauvais homme, il a les yeux jaunes. »
Staline rendait à Trotski son dénigrement, lorsqu’il ridiculisait devant Lénine ces « chevaliers de la phrase romantique », ces « rêveurs ultra-révolutionnaires ». Pour lui, Trotski n’était qu’un poseur grandiloquent, un champion aux faux muscles. Lénine approuvait, peu enclin à déguster ce romantisme et cet esthétisme de la révolution dans lesquels Trotski se complaisait. Le bon sens de Staline le rassurait, comme ses indéniables qualités administratives.
Aussi, à partir de la seconde attaque de paralysie de Lénine, Staline devint-il son visiteur le plus assidu et le plus attendu. Ni Zinoviev, ni Kamenev ne s’en offusquaient. Bien au contraire, cette intimité de Staline et de Lénine les rassurait. Elle éloignait du malade l’homme qu’ils considéraient comme le plus dangereux, le « feld-maréchal » en uniforme blanc, le comploteur d’un possible 18 Brumaire.
Galina se moquait de la jalousie de Fred. Quel avatar bourgeois ! Elle n’avait jamais été aussi belle que depuis qu’elle était inconstante. Une sensualité radieuse se dégageait de son corps, de sa démarche, de ses yeux noirs, de ses lèvres charnues. Depuis qu’elle lui échappait périodiquement, Fred ne cessait de penser à elle, d’aspirer à la posséder pour lui seul. Lors de ses fugues, Galina lui manquait si intensément qu’il se mordait les poings de rage. En même temps, il s’affligeait de se sentir si lié aux normes du monde ancien. Alexandra Kollontaï et Galina, femmes de l’avenir, avaient raison. Lui, misérable, restait prostré dans une sentimentalité désuète.
Heureusement, une mission importante lui fut assignée. De nouveau, l’internationale syndicale communiste allait tenir un congrès à Moscou à la fin de l’année. Comme pour les précédentes assemblées, Zinoviev chargea Alfred Barthélemy d’inviter les délégués les plus efficaces et, en particulier, ceux de la C.G.T. française. Une fois de plus, Fred usa de ses relations avec les anarchistes étrangers pour contrer les syndicats autonomes qui refusaient l’allégeance à Moscou. Mais son action devenait plus celle d’un bureaucrate exécutant les consignes de ses chefs, que d’un prosélyte. Il lui répugna même de confier au libertaire Monmousseau la besogne de casser la vieille C.G.T. si elle refusait de se rallier en bloc au Profintern ; mais Monmousseau mit un tel empressement à faire voter les sections en faveur de l’adhésion, que Fred aurait eu mauvaise grâce à le freiner. Par 779 mandats contre 391 la majorité se rallia donc au diktat de Moscou. Une fois de plus, Alfred Barthélemy reçut les félicitations de Zinoviev.
Chacun des congrès internationaux apportait son vent de révolte, ses rébellions, ses scandales. Pour être sympathisants, voire militants de l’internationale communiste, les délégués n’étaient pas encore tous soumis et le retour dans les pays d’origine marquait parfois des revirements spectaculaires, comme celui de la C.N.T. espagnole. Cette fois-ci, tout se serait passé le plus tranquillement du monde si, dans la délégation française, ne s’était trouvée une drôle de petite bonne femme, secrétaire de la Fédération des métaux, qui se nommait May Picqueray.
Tous ses invités logés à l’Hôtel Lux, Fred organisa, le lendemain de leur arrivée, une réception en leur honneur au Kremlin. Depuis longtemps, les salles d’apparat avaient perdu leur état d’abandon des débuts de la Révolution. Les boiseries dorées, les lustres, les cristaux, les glaces immenses, reconstituaient le même décor que du temps du tsar. Caviar, blinis, poissons fumés, viandes rôties, servis à profusion sur des consoles recouvertes de nappes blanches, les délégués étrangers ressortaient en général estomaqués par cette hospitalité princière qui leur donnait l’impression d’un régime soviétique en fort bonne santé. Or, à la stupéfaction générale, une femme grimpa sur une table et harangua les convives, leur rappelant que la famine terrassait les campagnes et qu’il lui paraissait scandaleux que des militants ouvriers en goguette se gobergent au détriment des prolétaires russes manquant du nécessaire. C’était May Picqueray. Elle fut copieusement huée, mais ne se démonta pas, refusant de rester plus longtemps parmi des affameurs et des viveurs.
Cette rebelle n’avait rien d’une virago. Aussi jeune que Fred, elle montrait une jolie frimousse et des yeux bleus candides. Fred pensa aussitôt à Rirette. Comme Rirette, May sautait sans transition de l’ingénuité à l’exaltation. Il suffisait qu’elle aperçoive une injustice, une contradiction entre la théorie politique et la pratique sociale (en Russie elle allait être servie !) pour qu’elle explose. Sa voix douce devenait alors tonitruante. On se demandait comment de telles tirades enflammées pouvaient sortir d’une aussi charmante bouche. Pendant tout son séjour à Moscou, May n’arrêta pas de s’indigner. La délégation française se déclarait honteuse de compter une telle emmerdeuse dans ses rangs. Par contre, Fred remarqua assez vite que Zinoviev et Trotski, non seulement la laissaient faire, mais cherchaient tous les prétextes pour l’exciter. Dans ses outrances, elle représentait trop bien le type d’anars folkloriques auxquels les bolcheviks permettaient encore toutes leurs fantaisies, pour se priver de son spectacle. Fred voulut la mettre en garde contre une telle récupération. Elle le rembarra aussitôt :
— Toi et Victor Serge, vous êtes bien placés pour me donner des leçons, oui, vous autres les souteneurs, les ralliés. Les souteneurs, mon vieux, ne valent pas mieux que les soutenus.
— Tu chapitres toujours les copains, May. Pourtant tu voyages avec Monmousseau qui est aussi un souteneur, pour employer ton expression. Et que fais-tu de Monatte, de Delesalle ?
— Je te les laisse. Ceux que j’aime s’appellent Lecoin, Armand.
— Que deviennent-ils ?
— Ils sortent tous les deux de prison et tous les deux pour antimilitarisme. Armand a écopé de quatre ans et Lecoin de huit.
— As-tu connu Rirette Maîtrejean, la compagne de Victor ?
— Un peu, oui.
Un immense espoir bouleversa Fred. Le fil qui conduisait à Flora et à Germinal, enfin trouvé ! Un immense espoir vite déçu car May bougonna, dépitée :
— Elle est disparue de la circulation, celle-là.
Puis elle reprit, hostile :
— Dis-moi, souteneur, je n’ai pas mes yeux dans ma poche et j’ouvre grand mes oreilles. Je ne me suis pas radinée ici pour bâfrer comme tous ces porcs qui se disent délégués. Délégués de mes fesses ! J’ai la chance d’observer le paradis des soviets. C’est pire que ce qu’on imaginait. J’ai rencontré un professeur de lettres qui raccommode des chaussures, un ingénieur qui m’a demandé de ne pas l’accompagner chez lui car il craignait d’être dénoncé par ses enfants si ceux-ci apprenaient qu’il recevait une anarcho-syndicaliste. J’ai assisté à une élection de délégués à l’usine Dynamo. Tous les votes à mains levées, à l’unanimité. La grève interdite. La paye calculée d’après le rendement. L’ouvrier licencié expulsé de son logement… C’est le rêve des patrons capitalistes, ça, pas le rêve des ouvriers !
— Tu as bien vu, May. N’accuse pas les camarades russes. Ils se sont ralliés et je me suis rallié avec eux parce que les bolcheviks ont été les seuls, dans les premières années de la Révolution, à prendre toutes les initiatives, toutes les responsabilités. Puisque nos camarades refusaient le pouvoir, eux l’ont pris. Le drame c’est que, insidieusement, ce pouvoir les a contaminés. Armée, police, bureaucratie, tout recommence.
— Et toi, tu n’es pas contaminé ?
— Sans doute un peu, mais je lutte contre le système à ma manière.
— Pourquoi ne rentres-tu pas avec nous ?
— On me flanquera douze balles dans la peau.
May regarda Fred avec étonnement.
— Les bolchos sont plus économes, reprit-elle avec un sourire charmant. C’est une seule balle qu’ils te tireront dans la nuque si tu t’obstines parmi ces cannibales. Ou bien tu deviendras comme eux, ou bien on te zigouillera. C’est la destinée des souteneurs, mon gars. Ou bien on pactise avec la flicaille, ou bien on est ratiboisé.
Avant le départ de la délégation française, et pour fêter son adhésion à l’internationale communiste, un dîner fut organisé au Kremlin. Zinoviev s’amusa à placer May Picqueray à sa droite et lui tint pendant tout le repas des propos amusants et galants. Au moment des toasts, Trotski demanda que quelqu’un chante une chanson comme, dit-il, c’est l’usage en France après un bon repas. Il y eut un moment d’hésitation. Personne n’osait se risquer à une telle improvisation devant Zinoviev et Trotski. Monmousseau se leva alors, s’approcha de May et lui demanda de pousser une romance. À la stupéfaction générale, et notamment celle de Monmousseau qui faillit s’étrangler en buvant sa vodka, May Picqueray entonna de sa voix tonitruante Le Triomphe de l’anarchie de Charles d’Avray :
Debout, debout, compagnon de misère,
L’heure est venue, il faut nous révolter.
Que le sang coule et rougisse la terre
Mais que ce soit pour notre liberté,
C’est reculer que d’être stationnaire,
On le devient de trop philosopher.
Debout, debout, vieux révolutionnaire,
Et l’anarchie, enfin, va triompher.
Trotski ne se démonta pas. Il souriait, avec cette commisération que l’on accorde à un enfant mal élevé.
— Tu vois, camarade May, qu’il existe encore de la liberté en Russie, puisque tu peux chanter l’anarchie au Kremlin.
— Liberté pour ceux qui acceptent, qui s’adaptent, répliqua May Picqueray. Les autres sont à Boutyrki. L’an dernier, mes camarades Lepetit et Vergeat disparaissaient. Cet exploit sera-t-il renouvelé ?
Pour faire taire May, les délégués scandèrent en chœur La Jeune Garde. L’incident était clos.
Toutefois, May Picqueray fut involontairement à l’origine de la rupture entre Trotski et Alfred Barthélemy et de la haine que le créateur de l’armée rouge ne cessera de porter à celui qui avait été l’un de ses collaborateurs. Après le dîner, comme les convives s’éparpillaient dans les salons du Kremlin, dont ils admiraient la magnificence, Trotski s’avança vers May et lui tendit la main en lui souhaitant un bon retour en France. May Picqueray mit précipitamment ses mains dans les poches de sa veste et Trotski resta le bras ballant.
— Tu refuses de me serrer la main, camarade May, pourquoi ?
— Je suis anarchiste. Il y a Cronstadt et Makhno entre nous.
Trotski se pencha pour prendre affectueusement par l’épaule la jeune femme et la pria de s’asseoir près de lui, dans un de ces immenses fauteuils qui avaient dû servir aux badinages de la Cour. Il s’efforçait d’être aimable. Pourquoi voulait-il absolument convaincre un personnage aussi peu influent que May ? Quelle réminiscence ces yeux bleus innocents évoquaient-ils au « feld-maréchal » ?
— Moi aussi, lui dit-il, avec presque de la tendresse dans la voix, moi aussi je suis anarchiste. Mais le peuple russe, inculte, doit évoluer. Pour cela nous traversons une période transitoire où la dictature du prolétariat est indispensable.
L’hypocrisie de Trotski indigna à tel point Fred qu’il ne put s’empêcher de s’approcher et de crier :
— Ce n’est pas la dictature du prolétariat que vous avez instituée, mais la dictature sur le prolétariat.
Trotski regarda Fred avec morgue. Il ne manquait à son visage glacé habituel que le monocle pour s’identifier totalement à un officier tsariste.
— Qui êtes-vous, pour me parler sur ce ton ?
Zinoviev se précipita.
— C’est mon excellent collaborateur, camarade Trotski. Vous ne vous souvenez pas ? Alfred Barthélemy qui, jadis, travailla pour vous avec Sandoz.
— Vous vous déclarez anarchiste, enchaîna Fred, et vous êtes le bourreau des anarchistes. May vous a rappelé Cronstadt et Makhno. Aujourd’hui encore j’apprends que quatre-vingt-douze anarchistes tolstoïens ont été fusillés pour avoir refusé de servir dans votre armée. Que faites-vous de l’objection de conscience instituée par la Révolution ? Vous n’hésitez pas à bafouer les résolutions des soviets. La peine de mort est abolie et vous assassinez dans les prisons.
Trotski se tourna vers Zinoviev.
— Je ne me souvenais pas, mais maintenant n’ayez aucune inquiétude, je me souviendrai de lui.
— Souvenez-vous aussi qu’il est mon protégé, camarade Trotski ; mon collaborateur et mon protégé.
Trotski haussa les épaules et partit à grandes enjambées.
May regarda Fred, ébahie.
— Alors, tu as autant de culot que moi !
— J’en ai gros sur la patate, tu sais.
Puisque Fred était très grand, la petite May monta sur un des vénérables fauteuils et se jeta à son cou, l’embrassant sur les deux joues.
1923 fut pour Fred une année terrible. S’il n’avait appris dès son enfance toutes les techniques de la survie, il ne serait sans doute pas parvenu à glisser entre les mailles de ce filet d’acier qui s’abattit sur lui. La méfiance, la ruse, le sommeil léger, l’habitude de se tenir sur le qui-vive, il retrouvait ses réflexes du temps de ses vagabondages aux Halles de Paris. Peu après son algarade avec Trotski, comme il regagnait son domicile, la nuit tombée, il eut la sensation d’être suivi. Au milieu de la rue une auto noire roulait lentement. Il remarqua que celle-ci prenait soudain de la vitesse. D’un coup de volant, le véhicule l’effleura, bondissant sur le trottoir. Fred l’esquiva en sautant en arrière. Il se dégagea, courut à toute allure, pendant que la voiture reculait et débrayait. L’auto fila de nouveau dans sa direction. Il ne se trompait pas. Une voiture tueuse était lancée contre lui. Il en ressentait à la fois une impression de terreur et de soulagement. Cette voiture tueuse signifiait qu’il ne serait pas emprisonné, que la Tchéka ne le torturerait pas. Il fallait le supprimer par accident, afin que Zinoviev ne puisse intervenir pour le libérer. Fred fuyait en zigzaguant, comme un lièvre, obligeant l’automobile à des embardées. Il eût été fatalement renversé par le véhicule qui le traquait s’il n’avait aperçu une barre de fer, près d’une porte cochère. Il la ramassa prestement, fit volte-face pour regarder l’auto qui fonçait sur lui, lança l’objet sur le pare-brise qui vola en éclats. La voiture percuta un poteau indicateur. Fred rentra chez lui, harassé.
Galina n’était pas là. Galina n’était presque plus jamais là.
Les mauvaises nouvelles se succédaient. Prunier l’informa de l’emprisonnement, puis de l’expulsion de Berdiaeff. Prunier, qui avait le goût du martyre, déplorait l’exil de Berdiaeff. Pour augmenter ses chances de persécution, non content de marcher pieds nus et d’exhiber une barbe qui l’assimilait à un pope, il s’accrochait une grande croix de bois sur la poitrine. Ce qui lui valait des insultes, parfois des coups. L’œil au beurre noir, couvert de crachats, il souriait.
— Les bolcheviks trahissent le messianisme dont ils étaient porteurs, disait-il à Fred. La Révolution est défigurée, il nous faut revenir aux sources. Il nous faut devenir des Christs souffrants.
Il ouvrait les mains, comme s’il espérait recevoir immédiatement les stigmates.
Puis Fred apprit que Marie Spiridonova avait été internée dans un asile psychiatrique. Il demanda des explications à Zinoviev qui, par on ne sait quelle aberration, continuait à le traiter en ami. Sans doute la haine que Trotski portait à Fred grandissait-elle ce dernier aux yeux de Zinoviev. Trotski avait néanmoins réussi à écarter Alfred Barthélemy de toutes ses responsabilités dans les services du Komintern. Il n’était plus qu’une sorte de secrétaire de Zinoviev, poste sans grande importance.
— La Spiridonova entre dans une maison de santé, s’écria joyeusement Zinoviev. Elle va pouvoir lire, écrire, en attendant de retrouver son état normal.
— Vous savez bien que Marie Spiridonova n’est pas folle, dit Fred.
— Si elle n’est pas folle, c’est alors nous qui le sommes.
Il ajouta de sa voix nasillarde, qui montait toujours vers l’aigu lorsqu’il se divertissait :
— Vous n’ignorez pas, camarade Barthélemy, la très grande difficulté que l’on rencontre pour décider qui est fou, qui ne l’est pas. La solution la plus simple est de considérer que ceux qui enferment les autres dans des asiles ne sont pas les plus fous. Les vrais malades mentaux sont ceux qui ont la faiblesse de subir leur incarcération.
En mars, une troisième attaque terrassa Lénine et le laissa impotent. Dès lors, toute la politique du Politburo reposa sur ce que l’on pourrait appeler avec emphase la guerre de succession ; mais il ne s’agissait encore que d’un embrouillamini d’intrigues. Zinoviev, le plus ancien compagnon de Lénine et son confident dans l’exil suisse, tenait le rôle de prince héritier. Toutefois Trotski l’inquiétait. Le « feld-maréchal » toujours suspecté de bonapartisme, ne ferait-il pas un coup d’État ? Le moment venait de lui opposer un barrage sûr. Pour cela, comptant évidemment sur Kamenev, il proposa à Staline, en si bonne grâce avec Lénine, de former avec eux deux un triumvirat secret. Si peu secret que Boukharine rejoignit bientôt la troïka. Et que Zinoviev soliloquait devant Alfred Barthélemy comme s’il eût désiré que son secrétaire ne perde rien de ses manœuvres.
— Staline, lui disait-il, le plus modeste et le plus dévoué de nous tous, n’aime ni l’argent, ni le plaisir, ni le sport, ni les femmes (à l’exception de la sienne). Il est aimable avec tout le monde, même avec Trotski.
Fred n’avait aucune opinion sur Staline, l’homme le moins voyant du Politburo et, par là même, celui qui lui paraissait le moins intrigant.
Lénine lutta contre la mort jusqu’au 21 janvier 1924. De la panique qui s’ensuivit parmi les dirigeants, Alfred Barthélemy n’en reçut que de faibles échos. Il savait seulement par Zinoviev qu’il existait un testament et que Lénine y désignait son ou ses successeurs. Ainsi le Parti, devenu monarchique, reconstruisait sa propre aristocratie ; les soviets d’ouvriers et de paysans étant exclus du pouvoir électif. Lénine manquait sa sortie. Avec sa mort, s’achevait la phase idéaliste de la Révolution russe. Fred en prenait une absolue conscience. Il avait vécu trop intensément, trop étroitement, tous ces événements extraordinaires qui s’enchaînèrent depuis son arrivée à Moscou, pour ne pas être convaincu qu’il n’avait plus rien à faire dans une aventure qui reniait un peu plus chaque jour la merveilleuse utopie de 1917, celle qui le conduisit, lui, Alfred Barthélemy dans ce pays de glaces et de neiges pour participer à la naissance d’un nouveau monde. Lénine manquait sa sortie. Fred cherchait une voie pour la sienne. Plus rien ne l’attachait à Moscou, sinon Galina, mais son attachement à Galina se transformait en souffrance intolérable.
Avant son départ pour Oslo, en mission diplomatique, Alexandra Kollontaï avait tenté de le raisonner, de lui expliquer que la jalousie, maladie plutôt dégoûtante, n’exprimait que des relents de conformisme bourgeois. La jalousie et la liberté sont antinomiques. Comment lui, Alfred Barthélemy le libertaire, pouvait-il être jaloux ? Un révolutionnaire doit surmonter ses contradictions, mieux, les effacer.
— Regarde-moi, lui dit la belle Alexandra, tournant sur elle-même comme une superbe toupie, regarde-moi. Suis-je jalouse des compagnes de mes amants ? Suis-je jalouse des hiérarchies dictées par le camarade Lénine, ce grand chinovnik ? M’as-tu vue me plaindre de l’exil où l’on me pousse ? Je devrais être jalouse de Galina qui étreint si fort ton petit cœur. Mais j’adore Galina, j’adore mon petit Fred. Je suis une abeille butineuse. Je me grise de miel.
Comme Fred baissait la tête, elle lui prit le menton dans le creux de ses deux mains, le força à la dévisager, le baisa sur la bouche avec gourmandise. Puis elle se dégagea en riant.
— Tu pourrais être mon fils ! L’inceste ? Qu’est-ce que l’inceste ? Une invention des popes. D’ailleurs tu n’es pas mon fils. Seulement, je n’ai pas envie de coucher avec toi. En tout cas pas aujourd’hui. Laissons faire le temps. Tu es trop triste, mon petit camarade. Je n’aime coucher qu’avec des hommes gais. Reviens quand tu seras joyeux.
Elle l’avait poussé dehors, gentiment, le menaçant de son index, comme une institutrice à un enfant dissipé.
« Tu es trop triste »… C’est ce que lui disait aussi Galina. « Comment veux-tu que je reste avec toi, tu es trop triste. » Il était triste parce qu’elle le quittait et elle le quittait parce qu’il était trop triste. Comment s’en sortir ? S’en sortir… Sortir de Russie, sortir de cette impasse dans laquelle la Révolution capoterait, obsédait Alfred Barthélemy. Il se savait surveillé. S’il s’éloignait de Moscou par ses propres moyens, il n’irait pas loin. Beau prétexte pour le liquider, en délit de fuite.
Des rumeurs filtraient sur la teneur du testament de Lénine, lu au Comité central et, depuis, mis au secret. Pourquoi ? Qui désavouait-il ? Qui mettait-il en cause ? Zinoviev paraissait troublé, amer. Pourtant, aux obsèques de Lénine, la troïka occupait les premières places et l’absence de Trotski fut beaucoup commentée. Peu après cette cérémonie, qui rappela désagréablement à Fred les fastes nécrologiques des institutions bourgeoises, Zinoviev lui confia une mission. L’ex-capitaine Sandoz travaillait toujours à Odessa pour le compte de Trotski. Cette trop longue délégation inquiétait Zinoviev. Il chargea Alfred Barthélemy de tirer au clair le rôle de Sandoz et de le contrer au besoin.
Ainsi Fred revenait à son point de départ, près de celui dont il avait été le collaborateur. Il retrouva Sandoz, à Odessa, sans plaisir. Déplaisir d’ailleurs réciproque car Sandoz n’ignorait pas que Fred, agent de Zinoviev, lui rendait une visite dépourvue de courtoisie. Installé dans un bel hôtel particulier du front de mer qui dominait la rade, où patrouillaient des navires de guerre, Sandoz, dans ce décor, posait au procurateur.
Odessa offrait la douceur d’une belle ville méridionale et la tranquillité d’une cité moyenne provinciale. Après ses quatre années de vie turbulente à Moscou, Fred eut l’impression, pour la première fois de son existence, de découvrir les vacances. Comme sa mission ne comportait aucune urgence, et que Zinoviev lui demandait surtout d’écouter aux portes, il occupait la majeure partie de ses journées à se promener, fasciné par les escaliers immenses où, lors de la mutinerie du cuirassé Potemkine, une population désarmée avait été fusillée sur les marches par les soldats du tsar. Que la Révolution apparaissait belle en 1905 !
Alfred Barthélemy s’aperçut que l’une des principales fonctions de Sandoz consistait à faire passer à l’étranger, à la fois de la littérature de propagande destinée aux partis communistes et des hommes chargés de missions discrètes. Pour cela, il utilisait des contrebandiers bulgares et roumains. La porte de sortie se trouvait donc soudain à portée de main de Fred. Seule difficulté, puisqu’il ne pouvait emprunter la filière de Sandoz, circonvenir par ses propres moyens un de ces bateliers.
Il découvrit que, si Sandoz payait fort cher ces messagers nocturnes, non pas en roubles dévalués, mais en pièces d’or marquées à l’effigie du tsar, certains contrebandiers profitaient de ce trafic pour introduire en Russie des brochures anticommunistes, voire des armes destinées à quels réseaux illicites. Une difficile enquête lui révéla qu’il existait encore en U.R.S.S. des groupes anarchisants qui ne désespéraient pas d’abattre la dictature bolchevique avec de simples brownings. Guetter une livraison, dans un de ces lieux secrets de la côte, entre Odessa et la frontière roumaine ; se précipiter sur le contrebandier, seul dans sa frêle embarcation pleine à ras bord, en exhibant sa carte de fonctionnaire du Kremlin ; faire comprendre que la Tchéka se tient prête à intervenir, cachée dans les roseaux ; marchander son silence en échange d’un passage en Roumanie – l’opération réussit plus facilement que Fred ne l’espérait.
La nuit suivante, Fred rejoignit le batelier roumain dans les méandres du delta du Danube. La barque était pleine de ballots de livres et de tracts livrés par Sandoz. Fred se casa tant bien que mal, face au rameur qui regardait avec hostilité cet inquiétant clandestin. Dans la poche de son blouson molletonné Fred palpait pour vérifier s’il n’avait pas perdu ce document mystérieux qui allait, croyait-il, bouleverser toutes les données de la politique occidentale : une copie du fameux testament de Lénine, dérobée à Zinoviev.