À partir du moment où Alfred Barthélemy passa le conseil de révision, fut déclaré apte au service armé, versé dans l’infanterie, revêtu d’un uniforme bientôt couleur de boue, casqué, armé d’un fusil à baïonnette, mêlé, intégré à une cohorte de pauvres diables ahuris que l’on entassa dans des camions pour les emmener vers l’Est, il lui sembla entrer dans le tunnel d’un cauchemar. Tout s’était déroulé si vite. La convocation, la rupture avec l’atelier, la séparation déchirante avec Flora. Flora qui ne comprenait pas, qui refusait de comprendre, qui se traînait par terre en s’accrochant à ses jambes, qui l’injuriait, le traitait de lâche parce qu’il acceptait de répondre aux ordres des flics (oui, pour elle, tous des flics, Joffre, Foch et Clemenceau, tous ceux qui portaient un uniforme, sans parler des civils de la secrète). Fred, avec sa capote, ses bandes molletières, son calot, devenait lui-même un flic, c’est-à-dire la négation absolue de leur enfance sauvage. Flora n’en démordait pas, et toute sa vie elle continuera à croire que Fred commença à abdiquer à partir du moment où il entra dans la librairie de Delesalle et où les livres le retinrent prisonnier. Ces maudits livres le détachèrent d’elle. Puis il se mit un collier de chien au cou : l’atelier. Rien d’étonnant ensuite qu’il se laisse mener à l’abattoir sans protester. Elle le suppliait de ne pas partir, de se cacher. Oui, elle le cacherait. Elle trouverait bien un travail qui les nourrirait tous les trois. N’avaient-ils pas vécu longtemps sans se soucier du lendemain ? Ne s’étaient-ils pas toujours tirés d’affaire ? Pourquoi s’incliner devant cette convocation ? Pourquoi renier leur vie libre ?
Dans le camion, toutes bâches fermées, qui l’emmenait vers ceux que l’on appelait l’ennemi, serré contre des inconnus qui sentaient la sueur, Flora le poursuivait de ses invectives. Il revoyait aussi Rirette, muette, la bouche serrée. Rirette qui n’avait rien dit. Pourquoi accepter de partir ? Pourquoi ne pas refuser l’uniforme, comme Lecoin ? Eh bien, tout simplement parce qu’il avait peur. Le monde, soudain, l’effrayait. Les puissants de ce monde lui faisaient peur. Les fusillés pour l’exemple lui faisaient peur. Almereyda étranglé dans son cachot, Hubert disparu, Callemin guillotiné, Valet abattu comme un chien enragé, toutes ces images, tous ces souvenirs s’accumulaient en lui avec une telle force qu’à partir du moment où le camion s’arrêtera dans la nuit, et qu’il sautera avec ses compagnons sur une terre molle, si molle qu’elle les effraiera par son inconsistance, que les uns glissèrent et tombèrent, englués aussitôt dans cette gadoue, la peur ne le lâchera plus, la peur de cette terre insatiable qui dévorait chaque jour tant de soldats. Pendant tout le semestre où il ne quittera plus le front, son obsession sera d’échapper à la morsure de la terre. Mais, en face, les artilleurs n’avaient d’autre objectif que de l’enfoncer, lui, Fred, dans cette glèbe. Les obus creusaient des cratères. Ils labouraient le sol, envoyaient en l’air des geysers de pierrailles et de sable, qui recouvraient les hommes accroupis dans les tranchées, qui bouchaient parfois ces tranchées ensevelissant vivants des guetteurs. Fred vivra ces longs mois transi par les brouillards et la pluie des Flandres, dans un état d’hébétude. En même temps que la vie en troupeau, il découvrait la campagne dont, en petit citadin qui n’avait jamais bougé de Paris, il ignorait tout. Mais une campagne ravagée, incendiée. Une campagne horrible avec ses arbres calcinés, ses villages en ruine, ses animaux crevés, ses prairies défoncées par les roues des véhicules et la chute des projectiles. De cette première vision champêtre, il conservera toute sa vie une aversion du monde rural, absurde.
Avec ses compagnons d’infortune, il se contentait d’obéir. Ils bondissaient tous ensemble de la tranchée lorsque les officiers hurlaient l’ordre du départ. Ils couraient le plus vite possible, baïonnette en avant, rampaient dans les trous d’obus, rampaient sous les barbelés, rampaient sous les tirs de mitrailleuses. Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient, ni pourquoi on leur demandait de le faire. Ils agissaient comme des robots. Tous les soirs, un dixième d’entre eux manquait à l’appel. Parfois, les jours de grande offensive, plus de la moitié. Se jugeant tous condamnés à mort et en sursis, ils n’espéraient plus rien, ne croyaient plus à rien. Ils allaient. Marche ou crève, comme ils disaient. Lorsqu’on ne les mettait pas en mouvement, ils dormaient, d’un sommeil lourd, dont ils ne souhaitaient pas se réveiller. Fred, qui n’avait jamais bu d’alcool, attendait maintenant avec impatience, comme les autres, sa ration de gnôle. Le liquide brûlait la gorge, mais réchauffait la poitrine. Il ne lisait plus, ne pensait plus. Belleville, Flora, Rirette, Delesalle, tout cela lui semblait si lointain qu’il se demandait si ce passé avait bien existé, s’il ne s’agissait pas d’un rêve glissé subrepticement dans son cauchemar quotidien.
Telle était l’apathie, qu’au repos peu d’hommes parlaient. Ils sommeillaient. Quelques-uns écrivaient à leur famille. D’autres se montraient des photos de femme, de fiancée, déjà échangées cent fois. Les mêmes nouvelles circulaient, éternellement les mêmes : les Allemands reculaient un jour, lançaient une attaque le lendemain et récupéraient le terrain perdu, se retiraient quelques jours plus tard, etc. Fred prêtait peu attention à toutes ces rumeurs. Une fois, pourtant, il entendit un mot qui lui fit dresser l’oreille : russe. Le mot : russe. Un sergent disait que les officiers cherchaient quelqu’un parlant le russe. Pourquoi pas le chinois, pendant qu’ils y étaient ! Fred hésita. Les godillots étaient si lourds à traîner. Se relever pour avancer de quelques pas vers le sergent, lui demander pourquoi on avait besoin d’un interprète. Mais n’était-ce pas un piège ? Il se décida quand même, avec une sorte de provocation qui lui donna l’impression de revivre. Il est vrai qu’il venait d’absorber sa dose d’alcool.
— Moi, sergent, je parle russe.
— Sans blague ! Comment ça se fait ?
Fred crut habile de mentir :
— Ma mère était de Moscou. Elle est morte maintenant. Elle m’a appris sa langue quand j’étais petit.
— Viens, on va voir le capitaine.
On enquêtait en effet dans les régiments pour trouver quelques soldats bilingues qui acceptent de se porter volontaires pour une mission militaire envoyée auprès du gouvernement révolutionnaire soviétique. Fred pensa d’abord que le capitaine, ayant découvert ses antécédents anarchistes, agissait envers lui en agent provocateur afin de le démasquer. Mais non, il enregistra seulement la demande, la référence de la mère russe et celle du métier d’ajusteur.
L’incroyable se produisit. Une enquête ne trouva pas plus trace de la mère slave que des fréquentations libertaires d’Alfred Barthélemy. Les éloges de l’atelier de mécanique sur l’excellent ouvrier ajusteur furent jugés amplement suffisants. Fred, extrait de sa tranchée, renvoyé à Paris, subit avec succès l’examen linguistique approprié. Flora n’était plus à Belleville, ni Rirette. Delesalle ignorait ce qu’elles étaient devenues. Par contre il montrait un grand enthousiasme pour la révolution d’Octobre. Quelle chance avait Fred de se rendre auprès d’elle !
Pendant les quelques jours où il attendit son transfert pour Moscou, Fred courut à la recherche de Flora. Au front, il avait pris l’habitude de courir, courir vers l’ennemi invisible, courir pour éviter les obus et les balles, courir pour échapper à la mort. Dans Paris, il courait après la vie, sa vie ; sa femme et son enfant. Mais cette course folle était aussi vaine que l’autre. Qui connaissait Flora ? Qui pouvait le renseigner ? Ni rue Fessart, ni rue Monsieur-le-Prince, ni à l’usine, on ne savait rien. Il ne voulait plus partir, cherchait à résilier son engagement pour la Russie. Mais la machine militaire n’admettait pas plus de modifications, ici, que sur le front. Il n’était pas démobilisé, mais affecté ailleurs, où il serait utile dans les difficiles négociations entre les Alliés et ce mystérieux gouvernement de Monsieur Lénine. Le jour vint, inéluctable, où il se retrouva de nouveau dans un camion qui roulait vers Le Havre, en compagnie de quelques soldats taciturnes, d’un sergent et d’un lieutenant. Visiblement, tous s’épiaient, chacun d’eux étant persuadé qu’un bolchevik, masqué, les accompagnait.
Puisque la Russie avait fait la révolution, puisqu’elle avait aboli l’État, puisque les anarchistes, unis aux socialistes de toute obédience, bâtissaient un monde nouveau au pays de Kibaltchich et d’Eichenbaum, Fred s’attendait naïvement à entrer dans une société euphorique, égalitaire et libertaire. Tout ce qu’il avait lu dans Proudhon, dans Fourier, dans Blanqui, dans Bakounine, dans Louise Michel, il le voyait réalisé sur la terre de Tolstoï et Kropotkine. Il n’arrivait pas à croire à sa chance d’être choisi pour aller vivre là-bas. En échappant en même temps à l’enfer des tranchées. Pourquoi, à ce bonheur, se mêlait-il le chagrin, l’angoisse, d’avoir perdu Flora ! Perdue, non, égarée. Elle s’était égarée. Mais où ? À Moscou, il rencontrerait des camarades. La IIe Internationale avait le bras long. Il demanderait que l’on organise des recherches dans les quartiers populaires de Paris. Oui, la IIe Internationale possédait des ramifications partout et Moscou devenait son épicentre. De là, il serait plus facile d’organiser une prospection.
En ce mois de mars 1918, il n’existait d’autre accès possible pour se rendre en Russie que de contourner l’Europe centrale par la mer du Nord, débarquer en Finlande et, de là, rejoindre la frontière russe à proximité du lac Ladoga. La première vision que Fred reçut du pays des soviets fut glaciale. Non seulement du fait de la température qui, malgré le printemps, restait hivernale, non seulement à cause de cette immense étendue de neige qui passait de Finlande en Russie en ignorant la ligne de démarcation, mais par l’accueil peu aimable des sentinelles russes, grelottant dans leurs habits trop légers, soupçonneuses, hostiles.
— Nos uniformes ne leur plaisent guère, dit le lieutenant qui accompagnait la petite délégation de soldats français. Comprenons-les. Nous étions les alliés du tsar. Tout porte à croire que Clemenceau deviendra l’ennemi de Lénine. Alors, alliés ou adversaires, ils se méfient.
Cette explication rassura Fred. Mais lorsqu’il arriva à Moscou, l’ambiance sinistre des rues le sidéra. Il semblait que la ville ne fût habitée que de soldats aux capotes défraîchies et de civils aux allures de mendiants. Des vieillardes, des enfants en haillons, hélaient les passants en leur proposant des bols de soupe, des pommes de terre. Fred s’approcha. La soupe sentait la viande pourrie. De toute évidence, les pommes de terre étaient gelées. Des femmes engoncées dans des peignoirs ou même des tapis cousus avec des bouts de ficelle, marchandaient ces denrées avariées. Fred remarqua l’une d’elles, chaussée de sandales de paille et vêtue d’un manteau de zibeline qui devait valoir une fortune.
— Achetez, barinya, pour l’amour de Dieu.
« Pour l’amour de Dieu » ! Comme les expressions ont la vie dure.
Soudain une bousculade, des cris, la fuite. Des hommes qui ne pouvaient qu’appartenir à la police renversaient les marmites de soupe, confisquaient les denrées de ceux qui n’avaient pas eu le temps de fuir. Les femmes pleuraient en levant les bras au ciel, geignaient comme des chiens malades. Brutalement poussés vers des camions, les enfants regimbaient à coups de pied. Fred ne comprenait plus. Cette misère étalée, cette police…
— Vous regardez comment on réprime les spéculateurs ?
Fred se retourna. Le jeune lieutenant, qui avait tenté d’excuser la froideur des sentinelles à la frontière, se trouvait près de lui, souriant. Comme il tenait son képi à la main, sans doute pour que l’on remarque moins son uniforme français, Fred découvrit son crâne rasé. De grosses moustaches à la cosaque contrastaient avec ses yeux très doux. Il se présenta :
— Lieutenant Prunier. Nous allons vivre un bon moment ensemble. En vase clos, je le crains. Alors autant se familiariser tout de suite. N’est-ce pas, soldat Barthélemy ?
Fred fut un peu surpris qu’il ait retenu son nom.
— Vous ne vous attendiez pas à ça, n’est-ce pas ? reprit le lieutenant Prunier.
Fred se méfiait. Il dit seulement :
— Comment peut-on parler de spéculateurs ! Ces pauvres femmes, ces gosses…
— Le pays est ruiné. Tout le monde y a faim et froid. La population de Pétersbourg a été évacuée à cause de la famine. Les usines ferment faute de combustible. Toutes les denrées alimentaires manquent. La première chose à faire est de sévir contre le marché noir qui favorise les riches. À la carte, le pain coûte un peu plus d’un rouble. Il se vend quinze ou vingt roubles au marché noir. Le sucre coûte douze roubles la livre, cinquante au marché noir.
— La révolution n’a-t-elle pas partagé les biens ? demanda Fred. Les riches n’ont-ils pas été expropriés ?
— Si. Mais lorsque l’on a compté les riches et les pauvres, on s’est aperçu que les seconds étaient beaucoup plus nombreux que les premiers. Quant aux très riches, aux princes, aux ducs, aux grands bourgeois, ils sont partis à temps, avec leurs trésors.
Fred accompagna le lieutenant Prunier à travers les rues de Moscou. Des tramways circulaient, conduits par des femmes coiffées de fichus rouges. On voyait aussi quelques fiacres, attelés à des chevaux étiques, qui se frayaient difficilement un passage dans la foule très dense massée dans les avenues pour on ne savait quelle attente.
— Regardez, ce sont les derniers fiacres, dit le lieutenant Prunier. Tous les chevaux finissent en morceaux, dans la soupe. Bientôt, même les cosaques marcheront à pied.
Ce qui surprenait le plus Fred, c’était le contraste entre la grisaille des maisons, le délabrement des magasins vides et l’éclat des dômes d’églises scintillantes de leurs couvertures de cuivre doré. Les croix se dressaient très haut dans le ciel, comme un défi à la révolution qui semblait stagner en bas, au ras des rues.
Le lieutenant Prunier, qui décidément observait toutes les réactions de Fred dit, ironique :
— Un peu trop orgueilleuses, ces croix. Je crains bien qu’un jour, on les rase. L’église ramenée au niveau du sol, à la hauteur des fidèles, ça se défend, non ?
Que cherchait cet officier ? Qu’espérait-il lui faire dire ? Fred se taisait prudemment. Ils arrivèrent devant une énorme statue. Un gros homme barbu, debout, tenant dans ses mains un chapeau haut de forme. Sculpture visiblement de confection toute récente. Le bronze manquant, on l’avait édifiée en ciment, peint en vert wagon.
— Qu’est-ce que c’est que ce bourgeois ? s’exclama Fred.
Le lieutenant Prunier rit aux éclats.
— Comment, vous ne connaissez pas Karl Marx ? Un bourgeois ! Surveillez vos paroles, jeune homme. Karl Marx, mais voyons, c’est le père de cette révolution. Un homme respectable, avec sa redingote et son haut-de-forme. Un homme respectable pour une révolution respectable. Vous ne voudriez tout de même pas que les soviets prennent pour modèle un voyou. Ce Monsieur Lénine, qui fait si peur à Clemenceau, c’est un bourgeois comme lui. Des gens du même monde. Soldat Barthélemy, on nous a envoyés ici pour que nous établissions le dialogue, pour que nous évitions les malentendus. Par exemple, vous allez pouvoir témoigner que la Révolution élève sur les places publiques des statues à la bourgeoisie éclairée. Ce n’est pas rien. Cela rassurera Monsieur Poincaré.
Fred n’était pas dupe. Le lieutenant Prunier ironisait, mais pourquoi ? Que lui voulait-il ? Il en connaissait un bout, sur la révolution des Soviets. Venait-il en Russie en ami ou en ennemi de cette révolution ? En espion ? Cherchait-il à l’entraîner dans une aventure ou simplement à lui tirer les vers du nez ?
— Vous n’êtes pas bavard, soldat Barthélemy.
— Un soldat doit écouter ses supérieurs, dit Fred, et jamais les contredire.
— Exact, soldat Barthélemy. Vous serez bien noté.
Les premiers mois que Fred passa à Moscou ne lui donnèrent qu’une impression bien succincte des événements russes. Il se tenait en effet un peu cloîtré dans les limites d’action de la mission militaire française, elle-même tout à fait marginale par rapport à l’effervescence de la Révolution. Commandée par un général, avec lequel le soldat Barthélemy n’avait évidemment aucun rapport, elle se composait d’un ensemble d’hommes de troupe encadrés par quelques officiers qui effectuaient un travail surtout bureaucratique. Fred s’aperçut que les autorités militaires avaient renoncé en France à ne choisir que des soldats parlant russe. Pour la plupart, soldats aussi bien qu’officiers, ignoraient tout de cette langue. Fred fut donc très employé pour de perpétuelles traductions.
Le principal personnage de la mission militaire n’était pas le général, mais un capitaine, le capitaine Sandoz. Ancien avocat parisien, Sandoz avait été chargé par le ministre de l’Armement, le socialiste Albert Thomas (premier homme politique occidental à s’être rendu en Russie dès avril 1917 pour interroger Kerenski sur ses intentions), de lui envoyer des rapports détaillés. Le capitaine s’acquittait avec soin de cet office, au grand désagrément du général qui observait d’un mauvais œil cette correspondance entre un militaire aux écoutes des soviets et un socialiste français, fût-il ministre de Poincaré. Fred remarqua très vite le climat déplorable de la délégation. Tout le monde s’épiait. Tout le monde suspectait tout le monde. Seuls le capitaine Sandoz et le lieutenant Prunier semblaient s’amuser de cette zizanie. Comme le capitaine ne comprenait pas un mot de russe, comme Fred lui avait débrouillé déjà un grand nombre de rapports, comme vraisemblablement le lieutenant Prunier lui recommanda ce soldat, il le rattacha à son bureau et, très vite, Fred lui devint indispensable.
Tel était le destin de Fred qu’il suscitait à son insu des affections irrésistibles, dont il se fût parfois bien passé. Le lieutenant Prunier l’intriguait, l’attirait, mais par contre le capitaine Sandoz l’agaçait avec sa manière de vouloir toujours charmer son interlocuteur. Ce qu’il l’entendit confier au lieutenant Prunier, à propos de certains membres du Soviet suprême (« J’ai, pour la première fois depuis mon entrée dans les milieux de l’extrême gauche, la sensation très vive d’être en face de gens un peu visqueux et qui ne sont pas nets ») – il se le disait lui-même à propos de cet officier. Oui, visqueux et pas net. Il se trouvait néanmoins suffisamment proche quotidiennement du capitaine Sandoz et du lieutenant Prunier pour voir que tous les deux sympathisaient avec les bolcheviks et plaçaient, au-dessus de tout, Lénine et Trotski. Que tous les deux, aussi, en savaient plus sur son compte que le bureau qui le recruta.
À la première impression défavorable des résultats de la Révolution, se substituèrent peu à peu chez Fred des effets positifs. La Révolution n’avait pas apporté le bonheur, soit, mais elle restait encore fragile, entourée d’ennemis : les Allemands à la frontière de l’ouest, les militaires tsaristes en révolte à l’intérieur. Les ennemis de la Révolution se révélaient si nombreux, si pervers, qu’un sabotage généralisé torpillait l’économie. Lénine et Trotski, ces deux compères, ces jumeaux aux dires du capitaine Sandoz, menaient néanmoins la Révolution comme un attelage lancé au galop. N’exigeaient-ils pas l’abolition de l’armée, de la police, de la bureaucratie ! N’abolissaient-ils pas l’État en donnant tout le pouvoir aux soviets : « La terre aux paysans, l’usine aux ouvriers. » N’avaient-ils pas supprimé la peine de mort !
Le matin du 12 avril, le lieutenant Prunier entra dans le bureau du capitaine Sandoz précipitamment, la mine bouleversée.
— Il s’est accompli cette nuit un événement incroyable. Les vingt hôtels particuliers occupés à Moscou par des anarchistes ont été attaqués à la mitrailleuse et au canon.
— Qui a fait ce coup, les K.D. ?
— Non.
— Les mencheviks ?
— Non. C’est la Tchéka de Dzerjinski.
— Vous plaisantez, lieutenant Prunier.
— Vous savez bien que je ne plaisanterais pas sur un pareil sujet.
— De quoi vais-je avoir l’air ! Tenez, lisez mon rapport au ministre, de la semaine dernière.
Fred, qui assistait à ce dialogue, blêmit. Le capitaine Sandoz remarqua son émotion :
— Prunier, le soldat Barthélemy a le droit d’écouter. Lisez à voix haute.
— Je ne voudrais pas vous ridiculiser, mon capitaine.
— Lisez.
« Le parti anarchiste est le plus actif, le plus combatif des groupes de l’opposition et probablement le plus populaire. »
Fred savait qu’il ne devait pas réagir devant les deux officiers, mais il étouffait.
— Barthélemy, dit le lieutenant Prunier, le capitaine et moi n’ignorons pas que vous êtes anarchiste. Il s’est produit la nuit dernière quelque chose d’étrange, un raté dans la marche de la Révolution. Nous n’oublions pas que le premier manifeste paru en France, approuvant les bolcheviks, a été lancé dès l’été 1917 à la prison de la Santé par les prisonniers libertaires qui criaient dans leurs cellules : « Les soviets partout ! » Nous n’oublions pas que, dans la fosse commune de la place Rouge, quelques dizaines d’ouvriers anarchistes mêlent leurs os aux combattants bolcheviks. La révolution d’Octobre s’est faite main dans la main, bolcheviks, sociaux-révolutionnaires de gauche, anarchistes. Seul le but comptait, pas le parti.
— Je réclamerai des explications à Trotski, dit Sandoz. Ce serait un coup en vache de Zinoviev que ça ne m’étonnerait pas.
Fred ne comprenait pas très bien pourquoi les deux officiers le mettaient dans leurs confidences. Et comment avaient-ils pu découvrir son passé libertaire, alors que celui-ci n’avait jamais été éventé en France par l’autorité militaire ? La sympathie que lui témoignait le lieutenant Prunier l’incita à lui demander de lancer des recherches en France pour retrouver Flora et Germinal.
— Sans doute serait-il plus simple de pister d’abord Rirette Maîtrejean, dit en souriant dans sa moustache le lieutenant.
Fred fut stupéfait.
— Voyons, Barthélemy, quoi de plus naturel ? Le capitaine et moi marchons avec les bolcheviks. Il nous fallait un collaborateur sûr. Nous croyons l’avoir rencontré avec vous. Mais avant, nous nous sommes renseignés. À propos, le capitaine a rencontré Trotski, qui l’a rassuré. Il est hors de question que les bolcheviks se mettent à dos vos camarades. Le quotidien L’Anarchie vient de reparaître ce matin avec une énorme manchette : « À bas l’absolutisme ! » Preuve que la presse reste libre. Quant aux vingt-six maisons investies par les gardes rouges, elles étaient devenues le repaire de malfaiteurs de droit commun qui déshonoraient l’anarchie. Il s’agit d’une opération d’épuration. Trotski a bien insisté auprès de Sandoz pour qu’il avertisse nos amis français que jamais les bolcheviks ne porteront atteinte aux anarchistes idéalistes, que la collaboration entre anarchistes et bolcheviks demeure à la base de la Révolution. Il n’oublie pas que dans le Comité militaire révolutionnaire du soviet de Petrograd qu’il dirigeait et qui fit chuter le gouvernement provisoire, siégeaient quatre anarchistes, ni que pendant les plus durs combats d’Octobre, la tâche la plus périlleuse fut confiée au régiment de Dvinsk qui marchait sous la conduite de deux vieux libertaires : Gratchoff et Fedotoff ; que Matiochenko, le meneur de l’insurrection du Potemkine, était anarcho-syndicaliste ; que le pilote Akachev qui a monté de toutes pièces la flottille aérienne soviétique est anarchiste. Lui-même, Trotski, n’est qu’un bolchevik de fraîche date.
— Je vous en prie, dit Fred, retrouvez ma femme et mon enfant.
Il avait prononcé « ma femme ». Jamais il ne s’était représenté Flora comme « sa femme ». Ils s’étaient connus si jeunes. Un couple d’enfants qui, peu à peu, avait mûri tout naturellement. Un couple de copains, de complices. Flora était sa compagne, comme on disait dans le milieu libertaire, celle qui l’accompagnait et qu’il accompagnait. Quant à Germinal, fruit tombé de leur amour, Fred s’efforçait d’y penser comme un père doit penser à son fils, mais il n’y arrivait pas. Il ne se voyait pas père. Il ne se souvenait pas, lui-même, d’avoir eu un père. Orphelin de si bonne heure, il n’apercevait dans le plus lointain de son enfance qu’un personnage flou ; une ombre sans consistance. Celui auquel il pensait souvent, comme on pense à un père, c’était Paul Delesalle. Valet, Kibaltchich, ressemblaient plutôt à de grands frères et Eichenbaum à un oncle, éducateur un peu raseur. « Quelle famille, se remémorait Fred, amusé, quelle famille nombreuse pour un orphelin ! J’attire à moi la parenté, comme la viande les mouches. Et voilà que ça recommence en Russie avec ce lieutenant et ce capitaine qui me tournent autour, qui me veulent du bien. » Fred était certes venu en Russie pour y rejoindre une famille, mais pas celle de l’armée française. Il la sentait autour de lui, autour de ce petit ghetto de la mission militaire, cette grande famille de la Révolution. Elle grouillait dans les rues, sur la place Rouge, dans les meetings improvisés sur le parvis des églises désaffectées. Il la voyait bouillir. De toute cette masse d’un peuple hébété, les joues creusées par la faim, cette masse d’hommes et de femmes descendus dans la rue et qui n’en remontaient pas, cette masse de pauvres dans leurs mauvais habits troués, ces bandes d’enfants qui tous ressemblaient à Gavroche, au Gavroche qu’il avait été lui-même (comme l’apostrophait ce pauvre Péguy, mort par erreur, en se trompant de croisade), de toute cette masse fusait un grondement, tel un roulement de tambour. Fred avait la sensation que ces tambours l’appelaient, mais il ne savait comment rejoindre ce peuple en marche. Son uniforme de soldat français le plaçait à l’écart. Il avait eu la chance de bénéficier de cette mutation invraisemblable qui l’enleva de la guerre pour le placer au cœur de la révolution mondiale, mais néanmoins isolé encore dans un îlot français, entouré de compatriotes qui, presque tous, à part le lieutenant Prunier et le capitaine Sandoz, se montraient hostiles à la révolution d’Octobre et n’aspiraient qu’à rentrer au plus tôt en France et à chausser leurs pantoufles.
— Je vous en prie, répéta Fred, retrouvez ma femme et mon enfant.
Dans les derniers jours d’août 1918, une nouvelle inouïe arriva comme un coup de tonnerre à la délégation militaire française. Une femme venait de tenter d’assassiner Lénine. Elle s’appelait Fanny Kaplan. Les deux balles de revolver tirées à bout portant n’avaient blessé Lénine que légèrement au cou. Mais ces deux balles perdues ne cesseront plus de siffler aux oreilles des dirigeants bolcheviks. Toutes leurs angoisses, toutes leurs peurs, toute la terreur que cette peur engendrera, naîtront de ces égratignures.
Lorsque Fred, à son heure habituelle, se rendit dans le bureau du capitaine Sandoz, celui-ci se leva avec solennité et s’écria, emphatique : « Vive la République des soviets ! » Puis il s’approcha de Fred, lui mit la main sur l’épaule :
— Camarade soldat Barthélemy, l’heure du choix sonne. La Révolution est en danger. Notre place n’est plus dans cette délégation d’un pays réactionnaire qui, tôt ou tard, prendra les armes contre les soviets. Le lieutenant Prunier et moi avons décidé d’adhérer au parti communiste. À partir de ce soir, nous aurons jeté aux ordures nos uniformes et rien ne nous distinguera plus du peuple qui nous attend. Viendrez-vous avec nous ?
La phraséologie du capitaine agaçait toujours Fred. Il semblait jouer un rôle, parader sur une estrade, réciter les dialogues d’une pièce apprise par cœur.
Fred le remercia de sa confiance, mais repoussa sa réponse, préférant connaître auparavant l’attitude du lieutenant Prunier.
Ce dernier confirma que le capitaine et lui sautaient le pas et qu’ils souhaitaient entraîner Fred dans leur aventure.
— Ne me dites pas que vous êtes venu ici pour une autre raison que de rejoindre la révolution des Soviets. Sans doute ne saviez-vous pas très bien comment vous y prendre ? Nous avons aujourd’hui l’opportunité de le faire. Lénine et Trotski créent une fédération des groupes communistes étrangers qui sera l’ébauche d’une IIIe Internationale. Après la fin de cette horrible guerre, chacun de nous retournera dans son pays d’origine, mais avec une mission bien précise. Nous allons former ici les cadres de la révolution mondiale.
— Je ne suis pas communiste, dit Fred.
— Vous n’ignorez pas que Kropotkine est rentré en Russie de son plein gré et que, sur proposition de Lénine, son nom figure sur le fronton de plusieurs écoles. Pourquoi ? Si Marx et Bakounine se sont séparés à Genève en 1867, ils se sont retrouvés le 17 octobre 1917 à Petrograd, réconciliés sur le socle de la Révolution russe. Barthélemy, cher Barthélemy, je vois en vous, je vois en toi, mon camarade, tant de promesses. Certes l’idée de l’anarchisme est la meilleure, la plus belle et la plus pure des idées, seulement le moment de sa réalisation n’est pas encore venu. Consolidons d’abord la révolution existante. Je suis persuadé que l’anarchisme viendra et triomphera après l’indispensable phase socialiste.
Fred pensa à l’enthousiasme du vieux militant anarcho-syndicaliste Delesalle lorsqu’il l’informa qu’il partait en Russie. En réalité, Fred ne demandait qu’à se rallier à la révolution. S’il hésitait maintenant, c’est que le capitaine Sandoz se posait en intermédiaire et qu’à la tragédie qui se jouait aux portes de la mission militaire française il interposait son image de comédien madré.
— Je veux bien, dit Fred, mais ce qui m’intéresse c’est de travailler directement avec les Russes. Pas de continuer à servir de traducteur au capitaine.
— Il faut savoir ruser un peu, camarade. Tu ne dis rien. Tu continues à collaborer avec Sandoz pendant quelque temps. Par son intermédiaire, tu connaîtras tous les rouages du Parti. Rien ne t’empêchera de travailler en même temps pour ton propre compte, de te faire des amis. Tu as une grande supériorité sur Sandoz, tu parles russe. En quelques semaines, tu te trouveras comme un poisson dans l’eau. Il aura plus besoin de toi que tu n’auras besoin de lui.
À partir du moment où Alfred Barthélemy se débarrassa de son uniforme, il eut l’impression de recouvrer une liberté perdue depuis longtemps, bien avant sa mobilisation, au moment même où il accepta d’entrer comme apprenti à l’atelier de mécanique. Flora avait raison. Vêtu d’un costume de laine rêche, coiffé d’une casquette de feutre, il ne se distinguait plus en rien de la masse moscovite. Il suivit le conseil du lieutenant Prunier. Apparemment, il ne changeait que de bureau, passant de celui de la mission militaire française à celui du groupe communiste français. Groupe encore assez fantomatique, puisque, sous la direction de Sandoz, et avec la collaboration de Prunier et de Fred, il ne se composait que de cinq ou six émigrés russes ayant vécu en France, en Belgique ou en Suisse. Apparemment, car bureaucrate le jour, il devenait chasseur la nuit. Chasseur de nouvelles puisées dans le peuple même, auquel il se mêlait dans les tavernes et les clubs. Il retrouvait sa faculté d’errance, fouinait, s’immisçait partout. Comme Prunier le lui avait prédit, il glissait tel un poisson dans l’eau. D’emblée. La plupart des noctambules qu’il rencontrait vivaient une vie semi-sauvage, ressemblant à celle de son enfance. Seule chose qui l’étonnait, la faculté de ces hommes et de ces femmes à boire des litres d’alcool. Ils crevaient de faim, mais la vodka, mystérieusement, semblait intarissable. Puisque Fred, à la guerre, avait pris l’habitude de boire, il participait à ces beuveries qui contribuaient d’ailleurs beaucoup à le faire pénétrer dans les milieux populaires les plus dérobés.
C’est ainsi qu’il parvint jusqu’à cette garde noire que les anarchistes organisèrent pour se protéger des gardes rouges. « L’état-major noir », si l’on peut employer un terme aussi peu approprié, s’était installé dans le logement dévasté d’un spéculateur en fuite. L’adhésion de Fred au parti communiste ne constituait aucun obstacle à sa fraternelle réception chez les anarchistes. Ils savaient bien, comme lui-même, que celle-ci n’était qu’une adhésion de circonstance. Présentement, s’opposer aux bolcheviks eût été faire le jeu des blancs. Nombreux étaient les anarchistes qui combattaient avec les bolcheviks contre les troupes tsaristes commandées par les généraux rebelles Denikine, Wrangel et Koltchak. Lénine n’avait-il pas envoyé un anarchiste au Turkestan pour diriger la propagande soviétique ? Néanmoins, depuis le raid de Dzerjinski, les anarchistes se méfiaient du renouvellement de pareils « malentendus ». La garde noire offrait un écran de protection contre la Tchéka.
Fred aimait beaucoup rejoindre ce commando dans l’appartement saccagé où rien n’était remis en place. Les meubles éventrés gardaient leurs tiroirs ouverts, d’où sortaient des étoffes et des papiers. Les rideaux, déchirés, pendaient dans les embrasures des fenêtres. Comme grand nombre de vitres étaient brisées, on les avait réparées hâtivement avec des morceaux de carton. Fred avait l’impression de se retrouver aux Halles, du temps de sa petite enfance, les lendemains de marché, une fois les commerçants partis et que, sous les pavillons de fer, tout restait à l’abandon en attendant les balayeurs. Ici, visiblement, les balayeurs ne viendraient jamais. Chacun s’accommodait de ce désordre et de cette saleté. Même cette jolie jeune femme aux cheveux courts, le corps serré dans une tunique de cuir noir, qui revenait d’Ukraine. Aucune femme, à la connaissance de Fred, ne portait des cheveux aussi courts. Cette coiffure lui donnait l’allure d’un garçon. Habillée en homme, fumant de petits cigares, buvant ferme, elle étonnait et fascinait Fred, comme une apparition étrange, sorte d’androgyne exalté qui racontait les massacres des paysans devant le rideau rouge des blés en flammes, à perte de vue, dans la plaine incendiée.
Sans doute l’attrait qu’il trouvait à ce taudis tenait-il d’abord à la présence de cette mystérieuse fille. En la voyant, un émoi le troublait, qu’il n’avait jamais connu. Du milieu de son enfance jusqu’à ses vingt ans, il n’avait jamais éprouvé d’autre désir que celui du corps de Flora, aux si dodues petites jambes blanches dont le souvenir l’attendrissait encore. La féminité, c’était Flora, un point c’est tout. Il n’imaginait même pas que d’autres femmes puissent le tenter. Et voilà que, dans ce logement délabré, dans ces pièces qui sentaient la sueur, le tabac, l’alcool, cette militante aux cheveux presque ras, aux yeux gris, à la voix sonore, le bouleversait. Il mettait cette émotivité sur le compte de la fraternité qu’il recevait dans ce petit groupe et de son bonheur de pénétrer au sein du mouvement révolutionnaire. Même dans le bureau de Sandoz l’image de la jeune femme le poursuivait et il ressentait dans tout son corps un malaise qui l’attristait.
La rapidité avec laquelle Fred avait été accepté parmi les gardes noirs ne l’étonnait pas car, dans le vaste local, nombre d’inconnus arrivaient chaque nuit. Les clubs se multipliaient à Moscou comme à Petrograd. Mencheviks, sociaux-révolutionnaires de droite, sociaux-révolutionnaires de gauche, libéraux, bolcheviks, anarchistes-syndicalistes, anarchistes-individualistes, communistes-libertaires, toutes les composantes de la Révolution s’exprimaient dans ces cercles improvisés. On y discutait sans fin de la manière la plus adéquate de transformer les hommes et le monde. On s’y disputait. On en venait parfois aux coups. On se consolait dans la vodka. De la masse bavarde émergeait parfois un orateur qui réussissait à se faire entendre et qui, fort du pouvoir de sa voix, serait bientôt connu de club en club et remarqué par les leaders qui lui donneraient sa chance. Les soirées se passaient dans un brouhaha, une mêlée confuse de cris, de bousculades. Une nuit, néanmoins, au siège de l’état-major des gardes noirs, le tapage dégénéra en une ébauche de rixe. Deux individus, empoignés par les compagnons de Fred, furent traînés, jambes ballantes, sur le parquet.
— Les salauds ! Ils se sont introduits ici avec des grenades !
— Ils ont avoué qu’ils sont K.D.
— Ils ont bien failli nous faire sauter.
— Bouclons-les dans la pièce sans fenêtre.
Les deux « cadets » enfermés, le tumulte tomba d’un coup. Un silence oppressant saisit les gardes noirs qui se regardaient avec gêne.
— Qu’allez-vous en faire ? demanda Fred.
Personne ne répondit.
Une bouteille de vodka passa de main en main. Chacun buvait une rasade au goulot. Certains crachaient par terre, plus par dépit que par nécessité. Le silence persista longtemps et Fred n’osait plus poser de question. Enfin, Igor qui tenait lieu de chef (car si les anarchistes réfutaient l’idée même de tout grade, il fallait bien que l’un d’entre eux soit responsable de quelque chose) dit lentement, comme s’il se parlait à lui-même :
— Au VIIe congrès du parti bolchevik, en mars dernier, Lénine a préconisé l’abolition des fonctionnaires de métier, de la police, de l’armée, l’égalité des salaires, la disparition de la monnaie, la suppression progressive et complète de l’État. Nous approuvons les décisions de Lénine puisqu’elles répondent à nos vœux. Nous avons toujours réclamé la démolition des prisons. Donc, nous ne pouvons pas faire de prisonniers.
— C’est ce que répète le camarade Makhno, s’écria la jeune femme aux cheveux courts. Makhno ne fait jamais de prisonniers. Comme lui, fusillons ces ordures !
— Quoi, protesta Igor, tu oses parler comme les tchékistes qui, malgré l’abrogation de la peine de mort par les soviets, assassinent dans les caves d’une balle dans la nuque !
— Il n’y a qu’à les conduire à la forteresse, suggéra un garde noir.
— Tu t’en chargerais ?
— Ma foi oui, débarrassons-nous-en.
Les deux « cadets », mains ligotées derrière le dos, furent descendus dans la rue, poussés dans une automobile et trois gardes noirs les accompagnèrent dans l’obscurité. Faute de combustible, aucun lampadaire n’était allumé et la ville disparaissait totalement dans une nuit opaque. On écouta longtemps le moteur de la voiture qui s’éloignait. La morosité donnait au club un silence insolite. Certains s’enroulèrent dans des couvertures et dormirent à même le plancher. Fred n’entendait plus qu’un seul bruit, le crissement de la combinaison de cuir de la jeune femme aux cheveux ras. Il la regardait, allongée près d’un garde, tous les deux rapprochés presque bouche à bouche, qui se parlaient à voix basse. Leur intimité, leurs corps qui se touchaient, bouleversaient Fred. Il sentait une morsure à son côté gauche, près du cœur. Comme il allait partir précipitamment, il se heurta aux trois gardes noirs qui revenaient.
— Alors ? demanda Igor.
— Je n’ai pas pu, dit l’un d’eux. J’avais fait ce même trajet voilà pas si longtemps, entre deux policiers du tsar. Je regardais nos deux prisonniers et je me voyais. J’ai tranché leurs liens. Les camarades ont ouvert les portières et on leur a crié : « Filez, maudits ! Allez au diable ! »
— Le diable n’existe pas, dit sévèrement Igor.
— N’ai-je pas été idiot ? reprit le garde noir.
— Il vaut mieux être idiot que bourreau, dit Igor.
Fred s’amusait de ce que, transféré avec Sandoz de la mission militaire à la mission politique, il ne se soit produit aucune modification dans ses rapports avec son « supérieur ». Ils avaient simplement changé d’adresse, de costume et Sandoz ne l’appelait plus « soldat Barthélemy », mais « camarade Barthélemy ». Il continuait auprès de Sandoz son travail de traducteur, de secrétaire. Il le voyait parader, discourir, se boursoufler d’importance. Une fois, une seule fois, il le vit décontenancé, presque effondré. Mais quelques jours plus tard, il reprenait de l’assurance et toute sa supériorité. L’ex-lieutenant Prunier lui donna les clefs de cette volte-face. Il s’en gaussait, comme d’une farce :
— Figure-toi que Lénine et Trotski ont convoqué Sandoz au Kremlin pour lui offrir la direction de tous les départements économiques de la Russie. La famine, l’arrêt des usines, la ruine des transports, tout cela jette Lénine et Trotski dans un tel embarras qu’ils n’ont vu qu’un seul sauveur : Sandoz. C’est rigolo, non ! Tu imagines sa bobine, comment il devait s’enfler la poitrine. Seulement il se dégonfla comme une baudruche lorsque Lénine lui dit : « Camarade Sandoz, votre qualité d’ingénieur va vous permettre d’être le grand organisateur qu’il nous faut. » Ingénieur ? Sandoz ne se vanta pourtant jamais d’être ingénieur. Comment Lénine et Trotski ont-ils pu commettre une pareille erreur ? Sandoz n’a pas osé accepter. Il les a détrompés, leur avouant sa fonction d’avocat avant la guerre. Lénine et Trotski étaient aussi déçus que lui. C’est à ce moment-là que tu l’as vu déconfit. Mais l’initiative de Lénine lui insinua des idées de grandeur. Il retourna au Kremlin et se proposa comme inspecteur général aux Armées. « Pourquoi, aux Armées ? » demanda Lénine, circonspect. Trotski vint en aide à son protégé : « Le camarade Sandoz est capitaine. — Bon, dit Lénine, puisque nous ne pouvons pas nous fier aux généraux ex-tsaristes, prenons des généraux français ! » Et il se mit à rire, de son rire malin qui agace tant Trotski. En adoubant Sandoz comme inspecteur général aux Armées, Lénine croit faire une bonne farce à Trotski. Sandoz, lui, ne voit que le titre. Il n’est pas plus militaire que moi, qui suis professeur de philosophie. La guerre nous donna nos grades, mais des grades de militaires bureaucrates. Sandoz inspecteur général aux Armées, rien ne nous sera épargné ! Ce n’est pas fini. Sandoz t’emmènera certainement avec lui. Comment, sans toi, haranguerait-il les troupes ? En français ? Tu vas devenir interprète sous-inspecteur, ou quelque chose comme ça. Un anarchiste inspecteur aux Armées, ce n’est pas drôle ?
— Je n’accepterai pas.
— Mais si, accepte. Tu rencontreras peut-être Trotski. En tout cas tu voyageras dans son train.
Lorsque Fred revint à l’état-major de la garde noire, la jeune femme aux cheveux courts ne s’y trouvait plus.
Igor l’informa qu’elle était retournée en Ukraine, rejoindre Makhno.
— Qui est Makhno ?
— Un paysan ukrainien, libéré par la Révolution de la prison Boutyrki, où il était enfermé depuis six années. C’est lui qui entraîne l’Ukraine vers l’édification d’une société paysanne libertaire. Il doit repousser les Allemands à l’ouest, les blancs au sud. Ce fils de serf a hérite du génie guerrier des cosaques zaporogues. Il est imbattable. Tout le monde le craint, même l’armée rouge de Trotski.
— C’est lui qui fusille les prisonniers ?
— Il a un défaut. Il boit trop. Nous buvons tous trop. Quand il a trop picolé il devient méchant. Seulement il faut aussi comprendre la misère de ces paysans, leur haine. L’Ukraine explose avec Makhno. Makhno est un ancien anarchiste terroriste. Il garde de mauvaises habitudes.
Fred pensa à Valet. Valet, né quelques années plus tard, aurait peut-être pu devenir un Makhno français ? Valet qui, lui, comme tous les copains de la bande à Bonnot, ne buvait que de l’eau.
— Nous, à Paris, murmura Fred, nous ne buvions jamais d’alcool. Pas de vin, pas de tabac, pas de viande. Ils m’ont intoxiqué à la guerre avec leur sale eau-de-vie. Mais vous, alors, qu’est-ce que vous lampez, c’est pas croyable !
— Je vais te raconter une histoire, dit Igor. Une histoire que j’ai vécue. Une histoire que les historiens de la Révolution ne retiendront pas car elle leur paraîtra immorale, absurde, anti-historique, quoi ! Juste après Octobre, dans les jours qui suivirent immédiatement, la Révolution faillit périr. Oui, elle a failli périr, noyée dans l’alcool. J’y étais. Je ne buvais pas dans ce temps-là et j’ai donc tout vu, tout observé. Avec quelques camarades nous essayâmes d’empêcher le navire Révolution de sombrer corps et biens. Je peux même jurer que si la Révolution n’est pas morte noyée dans la dernière semaine d’octobre 1917, c’est parce que quelques anarchistes sobres et vertueux tinrent en main le fanal de la Révolution au-dessus du flot montant de la saoulerie universelle.
» Il était bien normal que les insurgés fêtent leur victoire, qu’ils se détendent les nerfs en buvant un bon coup. Seulement, tout le reste de la population suivit. Il y a toujours plus de badauds que de combattants, dans une révolution, mais lorsqu’il s’agit de triompher tout le monde veut en être. Une orgie sauvage déferla sur Petrograd. Toi qui aimes Tolstoï, tu as lu dans Guerre et Paix comment une marée d’émeutiers sort de trous à rats dans Moscou en flammes, au moment du départ de Napoléon et de son armée. Eh bien, la même chose se produisit. Kerenski chassé, les derniers débris du tsarisme enfuis, toute la pauvreté de la ville se révéla. Tous les pauvres, tous les infirmes, tous les vagabonds, comme des cloportes, déboulèrent des ruines, se ruèrent vers les caves du palais d’Hiver, en tirèrent les bouteilles, se saoulèrent à mort sur place. Les soldats, que Trotski envoya pour les déloger, leur arrachèrent les bouteilles des mains, mais au lieu de les détruire, ils crurent plus simple de se les vider dans le gosier. Ce fut le commencement de l’enivrement général qui gagna toute l’armée. Le régiment Préobrajenski, le plus discipliné, dépêché pour rétablir l’ordre, ne résista pas à la contagion. Les caves du palais d’Hiver accumulaient tant de vins et de spiritueux que les soldats n’arrivaient pas à l’éponger. Le régiment Pavlovski, rempart révolutionnaire entre tous, vint à la rescousse et tomba lui aussi le nez dans le ruisseau. Que dis-je, le ruisseau ! De rivière, l’alcool devenait fleuve. Les gardes rouges eux-mêmes glissaient dans l’orgie. On lança les brigades blindées pour disperser la foule. Elles entrèrent dans le tas, cassèrent quelques jéroboams et, finalement, les blindés se mirent à zigzaguer et à défoncer les murs des celliers et des cafés aux volets clos. Des escouades de pompiers, chargés d’inonder les caves, s’enivrèrent à leur tour. J’assistais, atterré, à cet effondrement de la Révolution. Si Kerenski avait alors osé revenir, si les généraux blancs avaient su dans quel état se trouvaient les insurgés dans les semaines qui suivirent la prise du palais d’Hiver, la Révolution était balayée en un tour de main. Mais eux aussi, peut-être, sans doute, noyaient dans la vodka leur défaite. Nous étions seulement quelques camarades obstinément à jeun qui essayions de colmater les brèches. On clouait des barricades devant les bistrots et les caves. Les soldats escaladaient les maisons par les fenêtres. Markine, ancien matelot de la Baltique, entreprit de détruire à lui seul, sans boire une seule gorgée d’alcool, tous les dépôts du palais d’Hiver. Chaussé de hautes bottes, il s’enfonçait dans un flot de vin, jusqu’aux genoux. Des tonneaux qu’il éventrait, le vin giclait en ruisseaux qui s’écoulaient hors du palais, imprégnant la neige, vers la Neva. Les ivrognes se précipitaient vers ces traînées rouges, lampaient à même dans les rigoles. Non seulement la garnison de Petrograd, qui joua un rôle si déterminant dans les révolutions de février et d’octobre, se désintégra et disparut dans cette beuverie énorme, mais la contagion éthylique gagna ensuite la province. Des trains qui transportaient du vin et des liqueurs étaient pris d’assaut par les soldats. La vieille armée russe ne s’effondra pas sous la ruée des Autrichiens et des Prussiens, elle se délita dans les vapeurs d’alcool. Si Trotski s’acharna à vouloir signer la paix à Brest-Litovsk, c’est qu’il savait que l’armée russe n’existait plus. L’armée russe était saoule. L’armée russe s’était noyée dans une orgie inimaginable. Trotski a bluffé à Brest-Litovsk en proposant aux Allemands de démobiliser les troupes russes. Elles s’étaient démobilisées elles-mêmes.
— Alors Sandoz va inspecter quoi, s’il n’y a plus d’armée ?
— La nouvelle, celle que Trotski forme avec des militants sûrs, l’armée rouge.
— Tu me disais que Lénine s’était prononcé pour l’abolition du potentiel militaire.
— Oui. Il s’est aussi prononcé pour la suppression de la police. Puis il a laissé ce maudit Polak de Dzerjinski créer la Tchéka. Maintenant Trotski, le plus antimilitariste des bolcheviks, est notre nouveau Koutousov. Que faire ? Les armées blanches attaquent au sud et à l’est, les Allemands pénètrent en Ukraine. Comme Makhno, nous devons apprendre à guerroyer contre nos ennemis. Lorsque nous les aurons vaincus, nous détruirons la guerre à tout jamais et dissoudrons toutes les armées. Aujourd’hui, on ne peut pas.
Au début de l’année 1919, Fred accompagna donc Sandoz dans le fameux train blindé de Trotski. L’idée du train blindé participait de ce goût du théâtre, de ce goût des coups de théâtre, inhérent au génie de Trotski. Trotski avait le don de créer des mythes, notamment son propre mythe. Parmi tant de grands acteurs révélés par la révolution d’Octobre, il fut sans aucun doute le meilleur tragédien et aussi le metteur en scène qui possédait au plus haut degré le sens du spectaculaire. En un temps où la puissante armée tsariste, en lambeaux, se mettait d’elle-même au rebut, le train blindé apparaissait comme l’image inoubliable d’une nouvelle force. Il ressuscitait aussi de vieilles peurs, celle du dragon crachant des flammes, invincible ; celle du serpent géant et de tous les monstres sortis des enfers. Au moment où la Révolution s’attachait à détruire l’État, l’armée, la bureaucratie, le train blindé réintroduisait dans tout le pays une représentation du pouvoir, certes fugitive, mais d’autant plus inquiétante qu’elle arrivait subitement, jugeait sur place et repartait vers des destinations inconnues. C’était une sorte de gouvernement volant, insaisissable qui, lorsqu’il s’arrêtait en pleine campagne, débarquait des automobiles armées de mitrailleuses qui patrouillaient alentour. Le train semblait ainsi se démultiplier. Il accouchait de monstres mécaniques qui surgissaient dans les bourgades et les villes comme des anges de l’Apocalypse. Deux locomotives étaient nécessaires pour traîner un convoi aussi lourd. Vomissant de la fumée noire, des jets d’eau bouillante, des étincelles de charbon, elles terrifiaient autant que les tourelles pivotantes au-dessus des wagons d’où sortaient les canons des armes automatiques.
Fred et Sandoz prirent place dans le wagon des secrétaires qui suivait immédiatement celui où Trotski s’enfermait pendant toute la durée du voyage. Venaient à la suite les wagons qui contenaient l’imprimerie, la bibliothèque, la salle de jeux, le restaurant, la réserve de vivres et de vêtements, l’infirmerie, le garage à autos. Des stations de télégraphe et de radio permettaient au train de garder le contact avec Moscou et d’envoyer des ordres aux commissaires politiques isolés dans l’immensité du territoire.
— Accompagne-moi, dit Sandoz à Fred, Trotski va nous recevoir.
Le wagon du commissaire du peuple à la Guerre (Trotski, toujours préoccupé de sa stature devant l’Histoire, refusa le portefeuille de ministre de l’intérieur que lui offrait Lénine, voulant éviter d’apparaître comme le premier des flics bolcheviks) avait appartenu au ministre tsariste des Chemins de fer. Assis à une petite table du salon transformé en bureau-bibliothèque, Trotski révisait les feuilles dactylographiées des articles qu’il venait d’écrire pour le journal quotidien, imprimé dans le train et distribué le long du parcours. Lorsqu’il se leva pour serrer les mains de Sandoz et de Fred, ce dernier fut frappé par son visage mince, aigu, ses joues creuses, sa barbe rousse qui pointait en avant. Moins grand que Fred, mais d’une assez haute stature, il était vêtu d’un blouson de cuir un peu trop étroit pour sa poitrine large, d’une culotte militaire, de guêtres et d’un bonnet de fourrure avec l’insigne de l’armée rouge. Ainsi accoutré, il paraissait déguisé. Sans doute est-ce cette impression de déguisement qui laissera pour toujours à Fred le sentiment que Trotski était un homme de théâtre. Des deux années qu’il avait vécu en France, il conservait un bon usage du français qu’il parlait néanmoins avec emphase en forçant le ton de sa voix. Il se sentait obligé de discourir devant ses deux auditeurs comme s’il se trouvait face à une foule, de marcher de long en large, de faire des mouvements de persuasion avec ses bras et ses mains. Il se reportait sans cesse à une grande carte de Russie clouée sur une paroi du wagon, indiquant à Sandoz le trajet du train, les points forts où l’inspection des troupes serait le plus nécessaire. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Trotski, infatué de sa personne, ne s’en cachait pas. En dialoguant avec Trotski, Sandoz était aux anges. Plus Fred les écoutait, les regardait, plus il les considérait comme des comédiens madrés. Il s’aperçut tout à coup que ce qui lui avait toujours paru faux chez Sandoz venait tout simplement de ce que celui-ci imitait Trotski. Il n’en était qu’une doublure, une pâle réplique. Trotski jouait la comédie, soit, mais avec quelle intelligence, quelle malicieuse ironie. Son air hautain, déplaisant, se rachetait par l’énergie qui émanait de toute sa personne. Toutefois il ne pouvait s’empêcher de se laisser aller à des boutades, dont on voyait bien qu’à peine proférées il les prenait lui-même au sérieux. À Sandoz qui lui exprimait son regret de ce qu’il avait abandonné le commissariat aux Affaires étrangères, Trotski répondit avec désinvolture : « La révolution n’a pas besoin de diplomates. Je me suis contenté de lancer quelques proclamations révolutionnaires et puis j’ai fermé boutique. »
Ce que Fred entendait dans le wagon de Trotski avait quelque chose d’ahurissant. Trotski donnait à Sandoz ses instructions pour les inspections en automitrailleuse. Il disait : « Les comités de soldats doivent être centralisés et disciplinés. Ils ne peuvent continuer à élire leurs officiers. Il faut que vous vous attachiez à combattre les déviations antimilitaristes. Nombreux sont encore les bolcheviks qui voient dans toute armée un instrument contre-révolutionnaire. Il nous faut donc faire appel aux services des anciens officiers tsaristes pour encadrer notre armée rouge naissante. » Surpris, Sandoz objecta : « Le camarade Lénine ne propose-t-il pas, au contraire, de chasser de l’armée tous les officiers tsaristes ?
— Exact, confirma Trotski, mais j’ai répliqué au camarade Lénine : Savez-vous combien j’ai accepté d’officiers tsaristes dans l’armée rouge ? Je ne sais pas, a répondu le camarade Lénine. Dites un chiffre, par exemple. Je ne sais pas. Pas moins de trente mille, camarade Lénine. Et comme le camarade Lénine s’effrayait des trahisons probables, je lui ai assuré que, pour un traître, je pouvais miser sur cent officiers loyaux. Je ne crois pas, comme Zinoviev, qu’il faille presser comme des citrons les officiers tsaristes et les rejeter ensuite. Ces officiers, même s’ils sont d’esprit conservateur, valent mieux que ces pseudo-socialistes qui passent leur temps à intriguer. »
Fred était abasourdi d’entendre qu’il fallait rétablir dans leurs grades les larbins du tsar.
— Le travail, la discipline et l’ordre sauveront la République soviétique, ajouta Trotski.
C’en était trop. Fred intervint :
— Camarade commissaire, le libellé de votre décret fondateur de l’armée rouge commence par : « L’une des tâches fondamentales du socialisme est de délivrer l’humanité du militarisme. Le but du socialisme est le désarmement général. »
Sandoz blêmit, regarda Fred d’un air navré et s’empressa de parer à l’une de ces crises de fureur dont Trotski était coutumier lorsqu’un contradicteur interrompait ses discours.
— Notre camarade Barthélemy, qui m’est si dévoué, qui nous est si dévoué, est néanmoins anarchiste. Enfin, il l’était avant d’adhérer à la section française du Parti.
Trotski, d’abord dédaigneux, se reprit très vite. Il savait ainsi, lorsqu’il voulait convaincre, passer sans transition du mépris au charme. Et il aimait convaincre.
— À Paris, dit-il, les anarcho-syndicalistes étaient mes meilleurs amis : Monatte, Rosmer… Il existe en France une tradition de l’anarchisme ; pas en Russie. Bakounine et Kropotkine ne jouèrent un rôle qu’en exil. En 17, les anarchistes ne comptaient en Russie que quelques milliers d’individualistes. Leur rôle n’en a pas moins été capital en Octobre, je le reconnais. C’est même le groupe anarchiste d’Anatole Gelezniakoff qui a dispersé l’Assemblée constituante. Depuis, tous les anarchistes sérieux nous rejoignent, comme vous l’avez fait vous-même. Il n’empêche que vous nous créez souvent des problèmes. Vous ne pouvez empêcher que votre esprit petit-bourgeois vous remonte à la gorge. Nous aussi, nous avons dénoncé le militarisme, encouragé les soldats à se révolter contre la discipline. Nous chantions le couplet de L’Internationale :
Nos balles seront pour nos propres généraux…
À la stupéfaction de Fred et de Sandoz, Trotski chanta à tue-tête :
Appliquons la grève aux armées,
Crosse en l’air et rompons les rangs !
S’ils s’obstinent, ces cannibales,
À faire de nous des héros,
Ils sauront bientôt que nos balles
Sont pour nos propres généraux.
Invraisemblable d’entendre dans ce train blindé hérissé de mitrailleuses les paroles les plus blasphématoires d’un communard français !
Trotski ricana, puis enchaîna brusquement :
— Qu’ai-je proclamé devant les plénipotentiaires allemands et autrichiens à Brest-Litovsk ? Que nous nous retirions du conflit, que nous lancions l’ordre de démobilisation générale. Où trouverez-vous dans l’Histoire un exemple de démobilisation unilatérale semblable ? J’attendais qu’après un tel acte pacifiste les ouvriers allemands, autrichiens, français, anglais, italiens, décrètent la grève générale et congédient eux-mêmes leur armée. Or, qu’arriva-t-il ? Rien. Le prolétariat occidental ne bougea pas. Et les armées allemandes se ruèrent sur la Russie désarmée. Puisque le monde entier voulait étrangler notre révolution, il fallait bien que j’organise des groupes de partisans. Les gardes rouges ont été l’embryon de l’armée nouvelle. Notre propagande antimilitariste nuit encore à son recrutement. Nous en venons donc à devoir combattre l’état d’esprit que nous avons nous-même créé. Quel âge avez-vous, camarade Barthélemy ?
— Vingt ans.
Trotski se tourna vers Sandoz :
— Un gamin.
Puis il ajouta, avec ce rire sec (ce rire méphistophélique, disait son ennemi Zinoviev) :
— Un gamin de Paris… J’ai presque le double de votre âge. Si l’on n’est pas anarchiste à vingt ans, on est un salaud. Si on le reste à quarante, on est un imbécile.
Sur cette forte parole, qui n’était pas de lui, il s’assit à sa table de travail, enleva son bonnet de fourrure découvrant une chevelure rousse, hirsute, et congédia ses deux visiteurs d’un geste agacé du poignet.
De semaine en semaine le train blindé roula vers le sud, interminablement. Sa masse grise fendait l’immensité blanche des plaines enneigées et désertes. Fred regardait par le hublot de son wagon ce paysage monotone. De temps à autre, des forêts de bouleaux couverts de givre, rompaient la monotonie du parcours. Les rivières, les fleuves, gelés, se fondaient dans l’immensité blanche. On n’entendait que le crissement des roues métalliques et le halètement des pistons des locomotives. Parfois, le train s’arrêtait, bloqué par les congères. Les soldats descendaient sur la voie avec des pelles et dégageaient les rails.
Le froid était si vif à l’extérieur que les wagons semblaient chauffés. La seule source de chaleur dans les compartiments venait pourtant seulement des réchauds sur lesquels bouillait, du matin au soir, l’eau des samovars. Le thé brûlant, une petite portion de pain bis, du poisson séché, quelques biscuits rances, constituaient l’ordinaire des occupants du train de Trotski. Menu frugal, mais privilégié si on le comparait à l’état de famine qui continuait à frapper la population russe. Le thé, auquel Fred avait bien fini par prendre goût, lui rappelait bien sûr Victor et Eichenbaum, les deux amis russes de son adolescence. Victor était-il resté à Barcelone et Eichenbaum en Amérique ? En tout cas leurs noms n’apparaissaient nulle part, sur toutes ces proclamations, ces décrets, ces articles, que Fred traduisait pour Sandoz. Bien qu’il eût préféré demeurer à Moscou avec Igor et ses compagnons, il se rendait bien compte de la situation exceptionnelle que lui donnait son rôle d’accompagnateur de Sandoz. Ne serait-ce que par la masse des écrits qu’il lisait et qui lui révélaient toute la complexité, toutes les contradictions, de la Révolution russe. En réalité, le destin de la Révolution oscillait entre l’utopie marxiste et l’utopie libertaire. Les bolcheviks se voulaient marxistes, mais tous restaient imprégnés d’idées anarchisantes. À commencer par Lénine qui revenait perpétuellement dans ses textes sur la nécessité de détruire non seulement l’État tsariste, mais tout État, tout État en soi. Fred recopiait, pour lui-même, pour sa propre éducation politique, pour la propagande qu’il devrait faire lorsque les soviets l’enverraient en mission en France, ces phrases de Lénine : « Aussi longtemps qu’il y a un État, il n’y a pas de liberté… Sur la suppression de l’État comme but, nous sommes tout à fait d’accord avec les anarchistes… L’expression l’État se meurt est très heureuse, car elle exprime à la fois la lenteur du processus et sa fatalité matérielle. »
La « lenteur du processus », voilà ce qui séparait anarchistes et marxistes. Les anarchistes exigeaient la suppression de l’État tout de suite, les marxistes en repoussaient l’application à une date indéterminée. La méfiance des libertaires envers les bolcheviks tenait dans cette indétermination.
Mais lorsque, au IIIe congrès des Soviets, voilà un an, Lénine s’écriait : « Les idées anarchistes revêtent maintenant des formes vivantes » ; lorsque Trotski écrivait : « L’activité du soviet signifie l’organisation de l’anarchie », comment ne pas adhérer au grand mouvement qui entraînait aujourd’hui la Russie dans un destin exemplaire, prélude à la révolution mondiale où Fred avait déjà sa place.
Une tache noire, au loin, qui s’élargissait sur la neige, le tira de sa rêverie. La tache se rapprochait, semblait zigzaguer, prenait soudain du volume et bientôt Fred distingua par la fenêtre une troupe de cavaliers qui fonçait vers le train.
Sandoz regardait par la même vitre, anxieux. Les cavaliers se rapprochaient au galop. Le vacarme continu provoqué par la carapace métallique des fourgons, où des pièces ne cessaient de s’entrechoquer, ne permettait pas de percevoir le grondement des sabots de chevaux, d’ailleurs étouffé par la neige.
— Les cosaques ! s’écria Sandoz.
Les chevaux s’avancèrent près du train, à toute allure, jusqu’à le frôler, et bifurquèrent parallèlement aux wagons. Les cavaliers, debout sur les étriers, leur fusil brandi au-dessus de leur tête, hurlaient on ne sait quoi. Le train continua sa route, tout droit, sans que les chauffeurs des locomotives paraissent s’apercevoir de la bruyante escorte. Puis, aussi brusquement qu’ils étaient venus, les cosaques tournèrent bride et s’éloignèrent dans la steppe.
— Amis ou ennemis ? demanda Fred.
Sandoz épongea la sueur qui coulait sur son visage.
— Qui le sait ? Notre mission est justement de nous trouver des amis.
Le train s’arrêta près d’une forêt. Les locomotives manquaient de bois de chauffage. Une auto, descendue du convoi, partit à la recherche d’un village d’où elle ramènerait des bûcherons. Comme l’étape serait longue, une seconde auto fut larguée. Sandoz et Fred y prirent place, avec un mitrailleur et quelques soldats qui s’y entassèrent comme ils purent, avec leurs grenades, leurs chapelets de balles et leurs fusils. Détachées du train, les voitures s’avançaient vers les lignes du front. Les commissaires qui y étaient dépêchés devaient réformer l’armée sous le feu de l’ennemi. Fred, Sandoz et leur escorte traversèrent plusieurs villages, absolument déserts. Désertion d’autant plus étrange que certaines cheminées fumaient. Un des soldats dit à Fred que les paysans avaient sans doute entendu le train et qu’ils se cachaient dans la taïga.
— Que craignent-ils donc ?
— Ils se sont partagé les domaines des boyards, croyant la révolution finie. Quand le train arrive, ils se disent que c’est peut-être bien le diable, qu’ils ont péché contre Dieu en s’appropriant des terres ne leur appartenant pas et que le diable apporte de nouveaux maîtres.
— Que dit-il ? demanda Sandoz.
— Il m’a l’air assez stupide. Il parle du diable.
— Bien sûr, le diable et son train, ricana Sandoz. Où se planquent les paysans ? Sont-ils déserteurs ?
— Tous les paysans sont déserteurs, répondit le soldat. Sauf ceux qui suivent Makhno.
Fred demanda qui était Makhno, mais en même temps il se souvint de la jeune femme aux cheveux ras repartie en Ukraine. Il ressentit une impression d’étouffement, une oppression telle que la tête lui tourna et qu’il crut défaillir.
— Que dit-il ? demanda Sandoz.
Fred haletait. Un coup de pied dans le ventre ne lui aurait pas fait plus mal.
— Que dit-il ? répéta Sandoz.
— Que tous les paysans sont déserteurs.
— On dénombrait quinze mille déserteurs quand Trotski arriva au commissariat à la Guerre de Riazan. Il sut les haranguer et tous sont maintenant soldats de l’armée rouge.
Le chauffeur de l’automobile montra de la main une masse noire au loin.
— Il dit que c’est une ville. Faut-il y aller ?
— Oui, répondit Sandoz.
Ils pénétrèrent dans un faubourg où la neige se transformait en murs de glace. La voiture se frayait difficilement un passage en suivant les traces de traîneaux. De certaines maisons écroulées, des poutres calcinées, comme des moignons noirs perçaient un linceul blanc. Il s’agissait d’une petite ville, dont l’église avait été aussi brûlée. Des femmes en haillons s’approchèrent. Un des soldats leur tendit des paquets de journaux ; le journal que Trotski rédigeait dans le train. Elles regardèrent ces papiers avec surprise, les attrapèrent néanmoins avidement, les enfouirent sous leurs châles, tout en marmonnant des sortes de prières.
— Elles demandent du pain, dit Fred.
— Du pain, du pain, grogna Sandoz. Qu’elles le fassent elles-mêmes, leur pain ! Nous, nous leur apportons le pain de l’esprit.
— Elles prennent ces paquets de journaux pour des briques de charbon, dit un soldat. Elles s’en serviront pour se chauffer.
Des enfants sortirent à leur tour des masures, si maigres et grelottants qu’ils paraissaient agonisants. Les mères les poussaient devant elles, leur ouvraient leurs bouches édentées, montraient leurs plaies aux jambes, des jambes nues par un froid de moins trente degrés.
Sandoz les écarta brutalement, hurlant :
— Ce sont les hommes que je veux voir !
La voiture s’avança jusqu’à la place centrale. Une femme déboucha d’une maison en titubant. Elle portait dans ses bras un petit cercueil en bois argenté qu’elle tendit à Sandoz.
— Tovaritch, je t’offre mon enfant. Pour le salut de la Sainte Russie ! Prends, tovaritch…
Fred traduisit.
— Elle est folle, s’écria Sandoz. Je veux voir les hommes. Où sont les hommes ? Dis aux troufions d’aller me chercher les hommes.
Les soldats sautèrent de la voiture, sauf le mitrailleur qui resta à son poste en observant attentivement les alentours. Ils revinrent assez vite en traînant un individu en blouse qu’ils avaient arraché de son isba sans lui donner le temps de se vêtir d’une pelisse.
— Interroge-le. Qui est-il ? Que fait-il là ? Où sont les autres ?
Fred traduisit les demandes de Sandoz et les réponses de l’inconnu.
— Il dit qu’il était autrefois forgeron, mais qu’on lui a volé ses outils ; qu’il s’est fait paysan ; que toutes les vaches, tous les cochons, ont été dévorés par les bandits ; que les mères n’ont plus de lait, que tous les bébés sont morts de la variole.
— Et les hommes ? Ce sont des hommes qu’il me faut.
— Il dit qu’ils sont tous morts du typhus.
— Pas tous, quand même ! Lui n’est pas crevé.
— Ceux qui ne sont pas morts ont été enlevés par les bandits.
— Quels bandits ?
— Les blancs, les rouges, les noirs, chacun a puisé dans le tas des vivants. Tous sont partis, sauf lui, qui se cache.
— Les rouges ne sont pas des bandits. Il raconte n’importe quoi.
— Il dit que tout le monde a faim et froid.
— On le sait. Le problème n’est pas là. Quand les rebelles tsaristes seront vaincus, la révolution apportera l’aisance pour tous.
Fred écoutait l’ancien forgeron, mais ne traduisait pas ses paroles devenues, soudain, inquiétantes. Ne racontait-il pas que le paysan russe n’était qu’un serf à peine affranchi, paresseux, crasseux, blasphémateur et que ces messieurs de Moscou et de Petrograd voulaient en faire un héros ; qu’ils ne s’adressaient qu’à des héros, alors qu’ils ne parlaient qu’à des serfs marqués par tous les stigmates de leur passé ; que lui-même n’était qu’un esclave prêt à baiser les mains de ses nouveaux maîtres ? L’ancien forgeron racontait tout cela sur un ton plaintif, comme une lamentation.
— Que dit-il ? s’agaça Sandoz.
Fred hésita.
— Il dit qu’il n’est pas un héros, mais un serf ; qu’il y a maldonne.
— L’imbécile !
Sandoz donna l’ordre au chauffeur de repartir. Les soldats lâchèrent l’ancien forgeron qui s’agenouilla et se prosterna devant la voiture qui démarrait.
L’automitrailleuse poursuivit son chemin, encore plus loin dans la glace et la neige. Ce paysage sinistre rappelait à Fred l’horreur que lui inspira la plaine flamande sous les obus. Là aussi il se voyait en pays hostile, incompréhensible. Ce monde rural lui demeurait totalement étranger. Malheureusement il n’était pas le seul révolutionnaire qui éprouvait une antipathie viscérale pour la paysannerie. Tous les révolutionnaires, russes ou occidentaux, à part Makhno, étaient des citadins, à qui la campagne, terra incognita, paraissait un univers antagonique. Fred partageait les mêmes préjugés que Sandoz, que Trotski, que Lénine. Un seul parti révolutionnaire russe défendait les paysans, celui des socialistes-révolutionnaires de gauche, que les bolcheviks considéraient comme des demi-fous.
Dans la taïga, la voiture de Sandoz finit par rencontrer des lambeaux de troupes hagardes, menées par des sous-officiers sortis du rang, qui erraient à la recherche d’un commandement. Rassemblés, ils eurent droit à un beau discours de Sandoz, traduit au fur et à mesure par Fred. Sandoz s’efforça de les persuader que des partisans isolés n’avaient plus de raison d’être, qu’ils devaient s’incorporer à une armée régulière et flatta en même temps les caporaux et les sergents en leur disant que, tout comme ceux de la Révolution française, ils portaient leur bâton de maréchal dans leur sac. Il les invita ensuite à suivre l’auto et à venir assurer Trotski de leur allégeance.
Ce qui fut fait.
Le train repartit dans son fracas de tôles. Il emportait en otages la femme et les enfants d’un officier traître qui avait fui chez Wrangel. Sandoz trouva le procédé choquant et s’en ouvrit à Trotski.
— J’ai décidé, dit Trotski, de condamner à mort les officiers suspects.
Sandoz se montra surpris :
— Mais la peine de mort a été abolie !
— On ne peut dresser une armée sans répression. On ne peut mener au trépas des masses d’hommes si le commandement ne dispose pas, dans son arsenal, de la peine de mort.
Il ajouta :
— La révolution est une grande dévastatrice de gens et de caractères. Elle pousse les plus courageux à leur extermination et elle vide les moins résistants.
Sandoz garda un silence désapprobateur.
Trotski se lança alors dans une de ses brillantes péroraisons, où l’Histoire le prenait tout entier, où il s’incorporait à l’histoire de la Révolution, des révolutions, qu’il citait en exemple pour sa propre action. Il se glissait dans la peau des personnages du passé, s’appuyant toujours sur cette Révolution française à laquelle il vouait un culte exalté. Il distribuait les rôles de ce théâtre qu’il improvisait, attribuant à Lénine celui de Robespierre et à lui-même celui de Danton. Bien sûr, Zinoviev, son cauchemar, c’était Marat. « La Révolution française forma quatorze armées, disait-il, moi j’en placerai seize sur les fronts révolutionnaires de la République soviétique. »
Pour l’instant, tout le pouvoir des bolcheviks tenait dans ce train blindé qu’il promenait du nord au sud, de l’ouest à l’est, et dans quelques régiments commandés par d’anciens officiers du tsar, comme ce Toukhatchevski devenu le général le plus prestigieux de l’armée rouge. D’une armée rouge encore velléitaire et qui, en fait, n’existait que dans l’utopie de Trotski. Imitant, une fois encore, la Révolution française, il avait adjoint des commissaires politiques à tous les degrés de la hiérarchie militaire, du grade de commandant jusqu’aux généraux. Il s’angoissait d’un possible Bonaparte, voire d’une Charlotte Corday. Pour Lénine, Fanny Kaplan ne joua-t-elle pas le rôle avorté de Charlotte Corday ? Trotski, lui, voyait Charlotte Corday, sa Charlotte, sous les traits de la Spiridonova, qu’il exécrait. Étrange, douloureuse et fascinante créature que cette Marie Spiridonova, membre de ce parti socialiste révolutionnaire auquel Trotski avait lancé son fameux anathème ; « Votre rôle est fini. Allez donc à la place qui est la vôtre : dans les poubelles de l’Histoire ! »
Sandoz interrompit le monologue de Trotski en lui racontant sa rencontre de l’ancien forgeron qui se disait non pas un héros, mais un serf.
— Cette apathie du monde paysan face à la révolution n’est-elle pas inquiétante ?
Trotski répliqua :
— C’est tout le contraire avec les ouvriers, camarade Sandoz. Tout le contraire. Les ouvriers, qui forment le noyau dur de l’armée rouge, sont tous des héros, prêts au sacrifice de leur vie. Je n’ai qu’un reproche à leur faire : qu’ils se disposent plus à se sacrifier pour la cause révolutionnaire qu’à accepter de nettoyer leur fusil et de cirer leurs chaussures.
Et il se mit à rire, de son rire sardonique, qui n’était jamais un rire gai.
La pagaille que Fred retrouva à Moscou contrastait à tel point avec la rigueur et la discipline que Trotski imposait aux passagers du train blindé qu’il repensa aussitôt à cette phrase de Kropotkine : « La vraie révolution sera celle de la canaille et des va-nu-pieds. » Kropotkine récupérait ainsi ce que Marx appelait avec dédain le lumpen proletariat, le « prolétariat déguenillé ». Ce prolétariat déguenillé n’emplissait-il pas les rues de Moscou ? L’élite ouvrière combattait dans l’armée rouge. Tous les militants mobilisés, il ne restait dans la capitale que des ilotes, errant comme des chats abandonnés. Chapardeuse, querelleuse, cette population clochardisée s’accrochait aux basques des révolutionnaires qui devaient la traîner comme le forçat son boulet.
Dans ce tumulte de Moscou en perpétuelle effervescence, de Moscou qui s’asphyxiait de son surcroît de population indigente, dans cette cohue, dans cette tension d’idéologies antagonistes, Fred songeait au train blindé. Jamais sans doute pareille identification à un État, à un pouvoir, ne s’était-elle produite avec autant d’intensité que dans ce palais ambulant. Le char de l’État, oui, quelle juste image ! Le char de l’État bardé de canons, de mitrailleuses, de fusils, glissant sur des rails, implacablement, assuré de son invulnérabilité, répandant à son approche la crainte, pour ne pas dire la terreur. Fred ressentait l’impression de s’être introduit dans le cœur de ce monstre, tant haï, que Valet et ses amis tentèrent jadis naïvement de détruire avec leurs petits brownings. L’État dans sa carapace blindée, tracté par des dragons crachant de la vapeur de tous leurs naseaux. L’État, que Lénine et Trotski affirmaient vouloir abolir et dont ce train représentait le plus absolu des symboles.
Les dirigeants soviétiques ne se rendaient aucunement compte de l’isolement de leur action. Si quelqu’un leur avait souligné que leur seule puissance réelle tenait dans ce train blindé itinérant, ils auraient pris cela pour une blague. Non seulement ils ne se voyaient pas isolés, mais ils se persuadaient que le monde entier les regardait. Tous pensaient que Berlin, Vienne. Varsovie, s’apprêtaient à renverser leur gouvernement bourgeois et à instituer des Républiques soviétiques qui s’uniraient aussitôt à celle de la Russie ; qu’ensuite, tout naturellement, le reste de l’Europe suivrait. C’est pourquoi Lénine crut à l’urgence de proclamer la faillite de la IIe Internationale socialiste, qui boudait la Révolution russe, et d’instituer une IIIe Internationale communiste en réunissant à Moscou les délégués de toutes les nations possibles. Proclamer la faillite de la IIe Internationale était une chose, en concrétiser la déchéance en était une autre. Le fait que dans tous les pays européens, les anarchistes et les anarcho-syndicalistes soutenaient pratiquement seuls la Révolution russe ne concourait pas à entraîner l’adhésion des socialistes, alors marxistes orthodoxes. En Allemagne, Rosa Luxemburg jugeait elle-même prématurée l’adhésion à la IIIe Internationale, alors que le leader anarchiste Erich Mühsam exhortait ses camarades à épauler les soviets en raison des thèses de Lénine sur le dépérissement de l’État. Le blocus qui enfermait la Russie rendait le voyage des délégués occidentaux difficile et dangereux. Arrivèrent néanmoins à la conférence du 2 mars 1919 un Allemand spartakiste, Hugo Eberlein, et un Autrichien, Gruber. Trois délégués représentaient cavalièrement la France : Sandoz, Prunier et Barthélemy. La plupart des autres nations figuraient également dans cette réunion par un accommodement avec le ciel bolchevik puisque, comme la section française, elles étaient personnifiées par des représentants vivant en Russie, certains même de nationalité russe, jadis exilés en Occident.
Pour sa création, la IIIe Internationale ne comptait que vingt participants. Comparée à la IIe Internationale, il s’agissait donc tout au plus d’une secte schismatique aux ambitions dérisoires. Sandoz, chef de la délégation française, se croyait au moins l’égal de Clemenceau. Quant à Prunier, depuis qu’il avait abandonné l’uniforme militaire, il se transformait curieusement, s’habillant d’une blouse de paysan pour mieux se fondre dans la population russe. Sa tête rasée, sa grosse moustache, évoquaient Tarass Boulba. Il menait une vie ascétique, parlait peu (il ne prendra pas la parole lors de la fondation de la IIIe Internationale). Fred l’avait un peu perdu de vue, ne serait-ce qu’à cause de sa longue absence de l’hiver. Mais l’ex-lieutenant l’intriguait et il conservait pour lui une sympathie dont il ne s’expliquait d’ailleurs pas très bien la raison. Trotski, descendant de son train blindé, se présenta à la réunion en uniforme, ce qui n’eut pas l’heur de plaire au pacifiste Hugo Eberlein dont l’intervention faillit faire capoter d’emblée la conférence. Pendant les débats, un coup de théâtre se produisit. Lénine annonça, avec grand enthousiasme, que le camarade français Henri Guilbeaux, réussissant à forcer le blocus, arrivait porteur d’un mandat très favorable. Fred vit Sandoz au bord de l’évanouissement. À mi-voix, il demanda à Prunier qui était Guilbeaux.
— Un ami de Lénine et de Trotski, qu’il a connus en Suisse pendant la guerre. Un ami aussi de Romain Rolland. Mauvais coup pour Sandoz qui ne sera plus le numéro un.
Lors d’une interruption de séance, Sandoz, qui s’était ressaisi, interpella Fred :
— Viens avec moi chez le camarade Lénine.
— Pour quoi faire ?
— Ce salaud de Guilbeaux va foutre en l’air tout notre travail.
— Je ne le connais pas.
— Tu ne perds rien. L’important, c’est que Lénine te connaisse et que tu contrecarres Guilbeaux.
Qu’est-ce que Sandoz manigançait encore ? Lénine les reçut avec son habituelle cordialité. Fred fut surpris de le voir d’aussi petite taille. Simplicité, aisance de l’accueil, Lénine ne pouvait qu’inspirer la sympathie. Il n’avait pas l’aspect d’un intellectuel poseur, comme Trotski, mais plutôt, ce qui étonna Fred, le physique d’un notaire de province. Au contraire de Trotski, justement, il se méfiait du pittoresque et sa figure de faune ne se départait pas d’une expression goguenarde. Lorsque Sandoz lui présenta Fred, avec de grands éloges, il le dévisagea, amusé, remuant sa tête chauve et sa barbiche, de bas en haut et de haut en bas. Il écoutait Sandoz, attentif, comme si cette présentation d’un délégué subalterne lui importait autant que la réunion interrompue.
— Bien, bien, camarade Barthélemy, dit Lénine.
Et comme Sandoz lui disait que Fred était un disciple de Paul Delesalle, il ajouta :
— J’ai fréquenté, moi aussi, la librairie de Delesalle. C’est une bonne référence, camarade Barthélemy. Je m’en souviendrai.
À ce moment, Sandoz crut opportun de glisser ses phrases fielleuses contre Guilbeaux, condamné en France, assura-t-il, pour avoir touché de l’argent allemand. Lénine changea de visage. Ses petits yeux se bridèrent et son faciès s’allongea comme un museau de rat. Sans rien répondre, il se leva, fit volte-face et rejoignit la salle de réunion.
Sandoz oubliait que toute allusion à un stratagème avec l’Allemagne restait un sujet tabou pour Lénine, sans cesse accusé lui-même par les pays occidentaux de demeurer un agent du Kaiser, déguisé en révolutionnaire. Lénine traînait à ses basques l’épisode de sa traversée de l’Allemagne en wagon plombé. À chacun son train. Celui de Lénine était moins glorieux que celui de Trotski. Cette intervention maladroite de Sandoz allait marquer à la fois le déclin de l’ex-capitaine et la montée spectaculaire d’Alfred Barthélemy.
Sur la photo souvenir de la fondation de la IIIe Internationale, on voit au premier rang Guilbeaux à côté de Lénine et Sandoz au deuxième rang, près de Trotski. À partir de là, la haine de Sandoz pour Guilbeaux devint pathologique. À ce malheur pour Sandoz s’en ajouta un second. Sur proposition de Lénine, Zinoviev fut élu président de la IIIe Internationale. Zinoviev, l’ennemi de son ami Trotski. L’étoile de Sandoz s’éteignit.
Les bureaux de l’internationale s’installèrent dans l’hôtel particulier de l’ancienne ambassade d’Allemagne. Sur le parquet, une large tache brune marquait l’endroit où le sang de l’ambassadeur, le comte von Mirbach, assassiné par deux tchékistes, sociaux-révolutionnaires de gauche, s’était répandu quelques mois plus tôt. En face du bureau de Zinoviev, se trouvait le service publiant en quatre langues (russe, anglais, allemand, français) la revue intitulée Internationale communiste. Fred fut chargé de l’édition française, en association avec un rédacteur technique, nouvel adhérent du groupe communiste français de Moscou, qui s’appelait Victor Serge.
Lorsque Victor Serge arriva pour la première fois aux bureaux de l’internationale, Fred et lui crurent à une hallucination. Victor Serge était en effet le nouveau nom de Victor Kibaltchich, adopté pendant l’insurrection de Barcelone. Que Victor et Fred aient suivi le même chemin politique, leur semblait aussi inouï à l’un qu’à l’autre.
— Toi, répétait Victor, toi mon petit gamin de Paris, ici, dans ma patrie russe ! Toi devenu un homme, un militant révolutionnaire conscient et organisé ! Mais ce simple phénomène prouverait la validité de notre combat ! De la bande à Bonnot à Lénine, quel parcours n’avons-nous pas fait !
— Et Rirette ?
— Ah ! Rirette, c’est le passé. La vie insouciante. Nous étions bien jeunes ! Et ta petite Flora ?
— Disparue. On a fait des recherches qui ne donnent rien. Si tu savais l’adresse de Rirette, peut-être que…
— Regarde devant toi, Fred, jamais en arrière.
Il chantonna :
Du passé, faisons table rase
Foule esclave, debout, debout !
Le monde va changer de base :
Nous ne sommes rien, soyons tout.
— J’ai hâte de retourner en France, dit Fred, pas pour le passé, mais pour l’avenir. On m’y enverra bientôt, je l’espère. Et je retrouverai Flora.
Fred partagea très vite l’antipathie de Sandoz pour Henri Guilbeaux. Ne serait-ce que parce qu’il harcelait la Tchéka de notes confidentielles. Avec ses chemises vertes, ses complets verdâtres, ses cravates pois-cassés, Guilbeaux donnait l’impression d’un légume défraîchi. De son amitié avec Romain Rolland, qu’il n’avait cependant pas encore convaincu de rejoindre le camp bolchevik, il bénéficiait d’une réputation de fin lettré. Il composait d’ailleurs lui-même des vers, qu’il déclamait et que Lénine préférait à ceux de Marinetti, pourtant très prisés dans l’avant-garde littéraire russe. Il est vrai que Guilbeaux portait à son crédit l’organisation du passage des bolcheviks par l’Allemagne, dont il avait, en Suisse, signé le protocole. Guilbeaux, fort de l’appui de Lénine, envisageait bien sûr de ravir à Sandoz la place de représentant du « prolétariat français » auprès du parti bolchevik. Pour déjouer cette ambition, Sandoz imagina, de concert avec Prunier, de faire élire Alfred Barthélemy président du groupe français communiste de Moscou. C’était un peu gros, mais Sandoz usa de son amitié avec Trotski et Victor Serge agit auprès de Lénine. La manœuvre réussit. Du dernier rang, Fred se trouvait tout à coup projeté au premier. Il s’ensuivit une lutte d’influences qui conduisit Sandoz à ne plus guère résider à Moscou, ses missions d’inspecteur général aux Armées constituant l’essentiel de son travail. Quant à Guilbeaux, il ménageait Fred que sa soudaine ascension rendait à la fois intéressant et dangereux.
Dans cette seconde année de la Révolution soviétique, tous les titres étaient plus ou moins fallacieux. Chacun se parait de pouvoirs exagérés. Aussi bien Lénine, qui croyait tenir en main tous les leviers de la révolution mondiale et ne comprenait pas pourquoi l’Angleterre tardait à décapiter son roi ; aussi bien Trotski, souverain incontesté, mais seulement dans un train fantôme ; aussi bien Zinoviev, persuadé d’être le seul dauphin de Lénine ; aussi bien Sandoz qui se prenait pour un général alors qu’il n’était qu’un inspecteur ; aussi bien Guilbeaux qui se voyait déjà poète officiel du nouveau régime. Fred n’affabulait pas sur ses propres pouvoirs, mais les autres affabulaient pour lui. En forçant la note, en gonflant les effectifs, en donnant au président du groupe français communiste de Moscou une dimension exagérée, ce dernier finissait par exister, par prendre un poids imposant. Il deviendra même redoutable lorsqu’il sera l’une des branches du Komintern.
C’est pourquoi, au printemps 1919, Alfred Barthélemy fut invité avec de grands égards à assister, dans une salle du Kremlin, au congrès du parti bolchevik. Assis à la tribune, tout près de Lénine et de Trotski, il s’aperçut très vite que l’unanimité était loin de se faire parmi les fondateurs de la République soviétique. Tous, sauf Lénine qui exprimait une force tranquille et ne cessait de sourire en se caressant la barbiche, tous gardaient un air tendu, griffonnaient rapidement des notes, regardaient l’orateur en exercice avec inquiétude, comme si, de ses paroles, risquait d’échapper on ne sait quelle catastrophe.
Fred les observait, les uns après les autres, avec une intense curiosité.
Ainsi Boukharine, chef des communistes de gauche, c’était ce petit homme fluet, discret, à la physionomie si gentille, vêtu de modestes vêtements bruns et dont la voix tendait à se briser. Ainsi Kamenev, représentant l’aile droite, c’était cet individu froid, flegmatique. Aussi froid et flegmatique que ce Staline, qui ne disait rien, gardait un visage impassible ; ce Staline accusé par Trotski d’être la plus éminente médiocrité du parti. N’empêche que le bureau politique comprenait seulement cinq hommes et que Staline était de ceux-là. Lénine, Trotski, Staline, Kamenev, Boukharine, tous les cinq menaient la destinée de la nouvelle Russie, peut-être même la destinée du monde. Mais combien ils apparaissaient à Fred fragiles, hésitants, s’épiant les uns les autres. Combien, sauf Lénine, ils semblaient indécis, anxieux, moroses.
Lénine interrompait rarement un orateur. Seule sa mimique, si expressive, soulignait son accord ou la délectation qu’il prendrait bientôt à mettre de l’ordre dans le désordre des esprits. Lénine n’allait jamais se placer au pupitre, préférant se lever et marcher de long en large à la tribune, pour donner plus de poids à ses propos. On avait toujours l’impression qu’il corrigeait avec bienveillance les examens oraux de ses élèves. Il se tenait, de par sa position dans la salle, et la manière dont il réagissait aux propos de ceux qu’il considérait (et qui se considéraient) comme ses disciples, au-dessus de la mêlée. Un Jupiter aimable, un Jupiter laïque, en costume d’homme de loi.
Ses deux pouces enfoncés dans son petit gilet, il parlait lentement, d’une voix un peu rauque. Lorsqu’un vieux bolchevik comme Zinoviev, qui supportait mal la prédominance de Trotski, critiquait l’action de l’armée rouge et surtout l’ouverture de plus en plus grande faite aux officiers tsaristes, Lénine volait au secours de l’attaqué. Il se penchait dans le vide, le bras tendu, prolongeant ainsi démesurément son corps. Sa voix devenait plus claire, plus vibrante, plus forte. Il avait l’art de remettre sur pied ses collaborateurs mal en point, n’acceptant pas que l’un d’eux sorte disqualifié d’une réunion publique. Si bien que, à force de vouloir que tous ses disciples aient raison, puisqu’ils étaient ses disciples, chacun d’eux se croyait le favori de Lénine, alors que, l’avenir le prouvera, Lénine ne préférait personne.
L’ascension d’Alfred Barthélemy dans la hiérarchie soviétique se fit presque à son insu. Elle résulta d’un ensemble de circonstances favorables. On peut dire qu’il ne força pas son destin, mais qu’au contraire il eut l’impression de devoir courir pour rattraper sa vie qui, d’une seule poussée, fuyait en avant. Au fur et à mesure qu’il avançait, il éprouvait la sensation de remplir un vide. Ce vide lui donnait parfois le vertige, mais ne pas sauter les obstacles signifiait tomber.
Le creux se produisit d’abord par l’absence de Sandoz, par l’indifférence de Prunier. Fred occupait leur place. Qu’il soit élu plutôt que Sandoz, homme de Trotski, réjouissait Zinoviev qui misa donc sur Fred.
Après Lénine et Trotski, Zinoviev était l’homme le plus populaire du Parti. D’avoir vécu dix ans d’exil en Suisse, en compagnie de Lénine, lui valait d’être à la fois considéré comme son plus fidèle disciple et, dans les moments difficiles, comme son porte-parole. C’est lui qui avait lancé l’idée de la IIIe Internationale et l’embrasement de l’Occident, par le biais des partis communistes occidentaux, restera toujours son idée fixe. Comme il préférait résider à Petrograd plutôt qu’à Moscou, il lui fallait dans cette dernière ville quelqu’un de sûr et il se méfiait de tous ceux qu’il connaissait. Alfred Barthélemy bénéficia de ce qu’il sortait de l’ombre. Il bénéficia aussi de l’appui de Victor Serge que Zinoviev tenait en haute estime puisqu’il avait failli instituer à Barcelone une république soviétique.
Alfred Barthélemy s’aperçut très vite que, quoi que l’on fasse, dans cette cour d’intrigues, de rancœurs, d’ambitions, qui environnait Lénine, on apparaissait toujours l’homme de quelqu’un. Sandoz était l’homme de Trotski et Fred avait été l’homme de Sandoz. Contrairement à une tendance naturelle, il ne suivit pas Sandoz, en disgrâce, dans son déclin. Victor Serge se trouva là au moment opportun pour le propulser du côté de Zinoviev.
Trotski, qui ne manquait aucune occasion pour rabaisser Zinoviev, disait que, lorsque ce dernier partait à Petrograd, la IIIe Internationale disparaissait puisqu’il l’emportait avec lui. Exact. Toutefois, cette anomalie cessa à partir du moment où Zinoviev se dédoubla en choisissant pour le représenter à Moscou celui qu’il se complut à croire un autre lui-même : Alfred Barthélemy.
Que Fred n’eut alors que vingt et un ans ne soulevait pas d’objection en période révolutionnaire. Toukhatchevski n’en avait-il pas vingt-six lorsqu’il parvint au plus haut niveau de la hiérarchie militaire ? Ses idées libertaires, le contact qu’il maintenait avec les gardes noirs, auraient par contre constitué un considérable handicap à sa carrière si Zinoviev, évidemment mis au courant des tendances de son subordonné par la Tchéka, n’avait décidé au contraire de s’en servir. Ne le considérait-on pas, lui, Zinoviev, comme un bolchevik pur et dur, l’incarnation même de la vertu bolchevique ? Une collaboration étroite avec le jeune militant français lui permettrait de s’insinuer dans ce milieu anarchiste encore puissant et de damer le pion à Boukharine qui montrait pour les libertaires une indulgence inquiétante.
Ce nœud de vipères aurait dû inquiéter Fred dès qu’il s’en approcha. Sa jeunesse, son inexpérience, son utopie, contribuèrent à ce qu’il s’en accommode.
Zinoviev ne venant qu’irrégulièrement à Moscou, en son absence Fred menait la barque de l’Internationale, aidé par les conseils de Victor Serge. Dès que Zinoviev annonçait son arrivée, il se produisait dans tous les rouages de l’administration (car la Révolution commençait à glisser insidieusement de l’idéologie à la bureaucratie) un invraisemblable branle-bas. Tous se sentaient en faute. Sans doute la plupart l’étaient-ils, du moins lorsqu’ils comparaient leur médiocrité à l’énergie bouillonnante de Zinoviev. Seul Fred restait calme et ce calme lui valait la sympathie instinctive de ce « géant de la Révolution » comme certains se complaisaient à l’appeler. La patience de Fred apaisait l’agitation de Zinoviev, qui sautait facilement de l’enthousiasme délirant à la déprime la plus absolue. L’échec de la Révolution hongroise menée par Bela Kun l’affecta à un tel point qu’il passa plusieurs jours en gémissant, affalé sur un divan. Fred le vit ainsi souvent dans son bureau, étendu sur ce canapé, malade de rage impuissante, de peur, d’irrésolution.
Comme Lénine et Trotski, Zinoviev parlait parfaitement français. Il avait par contre une curieuse voix de petit garçon plus aiguë en français qu’en russe. Fred eût préféré converser en russe avec lui, pour éviter cette intonation de fausset, mais Zinoviev voulait absolument que leurs conversations se fassent en français, ce qui palliait d’éventuelles indiscrétions des secrétaires.
La voix de Zinoviev l’empêchait d’être un grand orateur. Circonstance d’autant plus singulière qu’il bénéficiait du physique même du tribun. Une solide carrure, avec une tête large et une abondante chevelure bouclée. Il suppléait à sa carence oratoire par une extrême habileté lorsqu’il répondait aux oppositions. Fred assistait, médusé, à ses astuces démagogiques et à toutes les combinaisons qu’il ne cessait de manigancer, mû par une ambition extrême. Son emprise sur ses collaborateurs avait quelque chose de démoniaque. Fred, qui allait connaître peu à peu tous les dirigeants du Parti, considérera toujours Zinoviev comme le plus dangereux, le seul qui, parfois, l’effraiera.
Paradoxalement, Zinoviev se prit d’une amitié de plus en plus grande pour Alfred Barthélemy. Il est vrai que Fred se lançait dans des initiatives qui ne pouvaient que lui être agréables, tressant un réseau européen de correspondants qui lui permettait de joindre les milieux libertaires et il envisageait d’inviter à Moscou pour le IIe congrès de la IIIe Internationale des militants anarcho-syndicalistes aussi prestigieux que Delesalle, Monatte, Rosmer.
Les informations que Fred diffusait en France soulignaient que la Révolution russe, bien que non anarchiste, n’en opérait pas moins une véritable mutation sociale ; que, malgré la prise du pouvoir par le parti bolchevik, la Révolution restait indéniablement de tendance libertaire ; de plus, l’intervention étrangère constituant un danger pour la République soviétique, les anarchistes s’interdisaient de faire chorus avec l’ennemi.
Il en résulta à Paris des meetings anarchistes « contre l’intervention » ; des tracts : « Démobilisés, ne déposez pas vos armes ! » ; une dénonciation de la « paix impérialiste », du traité de Versailles (« traité de haine, de violence et de guerre »), de la Société des Nations qualifiée d’« assemblée de brigands ».
Zinoviev exultait. Dans son enthousiasme, sa voix prenait des inflexions stridentes qui mettaient les nerfs de Fred à vif.
— Bravo, camarade Barthélemy, bravissimo, chantonnait Zinoviev. Continuez ! Faites honte à cet imbécile de Radek qui n’arrive à rien en Allemagne.
Changeant brusquement de ton et adoptant cet air persifleur que Fred détestait :
— Vous avez tout intérêt, camarade Barthélemy, à ce que la révolution ne tarde pas à éclater en France, sinon vous ne reverrez jamais votre femme et votre enfant.
— Pourquoi ? s’écria Fred, étonné que Zinoviev soit au courant de sa vie privée, dont il ne parlait à personne, sinon à Victor. Pourquoi, camarade Zinoviev ?
— Vous, Sandoz, Prunier, tous les trois déserteurs, n’est-ce pas ? Tous les trois condamnés à mort par votre gouvernement. Vous êtes voués à devenir russes et soviétiques à perpétuité.
Zinoviev riait aux éclats. Il reprit :
— Sauf, bien sûr, si vous allumez la révolution en France. Alors c’est vous, mon petit Barthélemy, qui serez le Zinoviev français. Et vous aurez vous aussi votre Trotski sur le dos, le commissaire aux Armées Sandoz. Malheur ! Malheur ! On emporte partout ses puces avec soi, et ses poux.
Il fourragea sa tignasse de ses mains dodues.
— Grattez-vous, mon petit camarade. Mais souvenez-vous que les poux ça s’écrase comme ça !
Zinoviev fit crisser ses ongles du pouce et de l’index. Puis il se mit à gémir et s’allongea sur le divan.
C’est vrai qu’ils étaient tous les trois condamnés à mort par contumace, comme Guilbeaux. Fred savait bien qu’il ne pouvait sans danger retourner en France, mais d’être ainsi rejeté, sinon pour toujours, en tout cas pour de nombreuses années (car il comprenait bien que la révolution mondiale n’était pas pour demain, que ni la France, ni l’Italie, ni l’Angleterre, ne s’y préparaient, contrairement à ce que s’obstinait à imaginer Lénine), d’être ainsi rejeté lui portait un coup terrible. Il ne se trouvait pas mal à Moscou, mais Flora et Germinal lui manquaient. L’information de Zinoviev tomba comme un verdict, puis comme un couperet de guillotine. Il eut soudain l’impression que son passé venait d’être tranché et que Zinoviev avait manœuvré la machine.
Plus rien ne s’opposait donc à ce qu’il se mette en ménage avec Galina.
Galina Anastasia Fedoroff, fille de bourgeois mencheviks disparus en exil, travaillait en étroite collaboration avec Kamenev, le premier président de l’exécutif central des soviets, fonction équivalente à celle d’un président de la République. L’opposition de Kamenev à Lénine et à Trotski lorsque ceux-ci négocièrent la paix de Brest-Litovsk, le jeta à bas de son socle. Il s’en consolait par ce vrai pouvoir qu’il détenait avec Zinoviev et Staline, puisque tous les trois représentaient l’aile droite du parti bolchevik. Moins populaire que Zinoviev, Kamenev était par contre plus respecté. Il n’empêche que ces deux leaders se complétaient, à tel point qu’on les surnommait les « Castor et Pollux de la Révolution ». Zinoviev, c’était la passion et l’imagination ; Kamenev, la négociation et la conciliation.
La liaison de Galina et de Fred s’était accomplie tout naturellement, sorte de prolongement de leur vie militante. Petite femme nerveuse, brune, aux cheveux et aux yeux très noirs, toujours coiffée d’un fichu rouge, bottée, sanglée dans des ceintures de cuir qui prenaient des allures de baudrier. Galina avait participé à Petrograd à l’insurrection d’Octobre. Le soir du 25, alors que ses parents fuyaient dans la voiture de Kerenski, elle se trouvait dans la grande salle de l’Institut Smolnyï et distribuait du thé chaud à Lénine et à Trotski, harassés, couchés à même le plancher. Le lendemain, sur l’unique machine à écrire de l’Institut, elle tapait les proclamations que lui dictaient les nouveaux maîtres de la Russie. Dans les premiers jours de la République des soviets, Lénine, Trotski, Zinoviev, Kamenev, Boukharine, Staline, travaillaient et dormaient dans les minuscules bureaux de l’Institut Smolnyï, transformé en siège du gouvernement. Galina et quelques autres filles déjeunaient et dînaient avec eux à la cantine, d’une unique soupe aux choux et de pain noir. La prise du pouvoir, si risquée, si soudaine, entretenait une excitation chez les vainqueurs qui se traduisait par un brouhaha perpétuel, des allées et venues de messagers, car il n’existait pas de téléphone dans cet ancien bâtiment où les demoiselles de la noblesse recevaient hier encore leur éducation. Pour éviter le ridicule de s’appeler ministres, titre particulièrement honni, les vainqueurs se désignaient commissaires du peuple, parodiant ainsi, dès le début, la Révolution française. Du grésillement des réveille-matin, au bruit de bottes des gardes rouges faisant leur ronde de nuit, l’ex-Institut Smolnyï bruissait comme une usine. Galina conservait le prestige insigne d’avoir été la première dactylographe de Lénine. Titre incontestable, puisque, le 26 octobre et dans les jours qui suivirent, il n’exista pas d’autre dactylographe à l’Institut Smolnyï, pour la bonne raison que personne ne savait où en trouver une seconde.
Galina, lorsqu’elle racontait à Fred ces souvenirs de Petrograd, s’étonnait encore que Lénine et Trotski aient placé leur bureau aux deux extrémités du bâtiment, alors qu’ils avaient perpétuellement des choses à se dire. Le couloir reliant ces deux pièces était si long que Lénine, seul humoriste parmi tous ces pisse-froid, proposa d’établir la communication par un cycliste. Faute de cycliste, Galina courait d’un bureau à l’autre. Lénine, inspirateur de l’insurrection d’Octobre, et Trotski, son exécutant exemplaire, se trouvaient donc alors les deux vrais dépositaires de la Révolution et n’arrêtaient pas de s’envoyer des messages. Galina portait les questions, ramenait les réponses. Ce contact permanent avec les deux hommes, dans un moment aussi crucial, lui donnait encore, deux ans plus tard, une auréole telle que tout le Politburo enviait Kamenev de se l’être attachée.
En réalité, les bureaux de Lénine et de Trotski, aux deux extrémités de l’Institut Smolnyï étaient un coup de Zinoviev et de Kamenev qui s’engouffrèrent les premiers dans les salles intermédiaires, afin d’éloigner le plus possible les deux vedettes de l’insurrection. Ensuite, Zinoviev s’arrangea pour se placer toujours, dans les réunions, à la droite de Lénine. Il s’installait sur la chaise appropriée, bien avant que les membres du gouvernement, et Lénine lui-même, ne pénètrent dans la salle. Tous se résignèrent à le trouver toujours là, le premier assis, quel que fût leur effort pour arriver avant l’heure. Il leur signifiait ainsi qu’il était le plus proche de Vladimir Ilitch, le successeur déjà désigné.
Zinoviev et Kamenev devaient néanmoins traîner toute leur vie une honte commune : s’être opposés à l’insurrection d’Octobre qu’ils jugeaient prématurée. Lorsque Lénine voulait leur rabaisser le caquet, il les traitait tout bonnement de « briseurs de grève de la Révolution ». Cette catastrophique erreur les obsédait à tel point qu’ils ne la compensaient qu’en vouant une haine inextinguible au vainqueur d’Octobre 17, c’est-à-dire à Trotski.
Le hasard qui fit de Galina la collaboratrice de Kamenev et de Fred le collaborateur de Zinoviev contribua bien sûr à les rapprocher. Castor et Pollux trouvaient dans ces deux jeunes gens leur réplique gémellaire.
Un même enthousiasme, une même foi, animaient Fred et Galina. Ils se sentaient transportés par leur mission. Dire que celle-ci leur donnait des ailes, suivant l’expression convenue, n’était pas trop fort. Seul le souvenir de Flora empêcha pendant longtemps Fred de sauter le pas. Leur liaison fut d’abord plus cérébrale que sensuelle. Ces bottes de soldat, sous la longue jupe rêche, comment Fred ne les aurait-il pas rapprochées des jambes blanches et des pieds nus de Flora ? Dans sa mémoire, surchargée de tant d’événements depuis son départ de Paris, Flora, curieusement, ne lui apparaissait toujours que sous les traits d’une enfant. Il n’arrivait pas à se la remémorer comme la mère de Germinal. Comment vivait-elle aujourd’hui ? Où ? Avec qui ? Était-elle devenue femme, comme Galina ? Sans doute, mais autrement. Flora était un petit animal des rues, comme lui-même l’avait été. Que cette vie parisienne devenait lointaine, si lointaine que parfois Fred avait du mal à penser que ce Gavroche qu’il apercevait dans un lointain brumeux pouvait être le même que l’homme qui discutait aujourd’hui avec les leaders de la révolution mondiale. Le camarade de Galina, qu’avait-il de commun avec le galopin qui traînait dans les rues de Belleville, en tenant par la main une petite fille qui sentait le poisson ?
L’odeur de poisson, la mer, comme tout cela se situait au bout du monde. On ne sentait jamais le poisson à Moscou. Tout le poisson servi parfois dans les réfectoires, rarement, n’était que du poisson séché, mariné, salé ; de la nourriture dure comme du bois. L’odeur de la mer ne s’y attachait plus.
À partir du moment où Fred et Galina vécurent ensemble, dans l’unique pièce glaciale d’un palais désaffecté, leur liaison prit une autre tournure. Ils n’y résidaient que la nuit. À la cuisine collective de l’immeuble, ils préféraient l’ambiance conviviale des cantines où ils se retrouvaient avec d’autres militants. Mais la chambre, leur chambre, les révéla l’un à l’autre différents de ce qu’ils étaient le jour. Leurs vêtements tombés, tombaient aussi leur fonction, leur idéologie. Leur nudité leur rendait leur jeunesse. L’un et l’autre n’avaient guère plus de vingt ans. Ils s’abandonnaient à l’impétuosité de leur corps. La sexualité, longtemps repoussée, comme une entrave à leur action, comme une déviation bourgeoise, les saisissait. Ils se laissaient glisser dans ce plaisir avec la volupté suprême de s’y croire en état de péché. Cette vieille idée du péché, que la révolution se targuait d’éliminer, en même temps que le préjugé de religion, voilà qu’elle leur montait à la gorge.
Fred, qui n’avait reçu aucune éducation religieuse, ne pouvait penser à cette notion de faute morale. Il se croyait seulement un peu coupable, comme si toute cette énergie nocturne dépensée aux choses de l’amour, représentait autant de voltage volé à la révolution. Galina, elle, se levait le matin avec un sentiment de honte. Son corps l’avait trompée, s’était détaché des rigueurs de son cerveau. Elle se souvenait du pope, venu voilà si peu de temps, au collège de jeunes filles où elle étudiait l’histoire et la littérature, et qui les avait tant effrayées en leur évoquant les horreurs de la luxure. Stupidité, se disait-elle. Néanmoins, le plaisir qu’elle prenait avec Fred, lui paraissait une sorte de péché en un temps où la Russie saignait de partout, où le peuple mourait de faim, où les soldats de l’armée rouge se faisaient décimer en Ukraine par les régiments de Denikine. Il n’empêche que, chaque soir, elle succombait. Nitchevo ! Kamenev n’en saurait rien !
Alfred Barthélemy évitait Henri Guilbeaux. Tout ce vert sur ses vêtements semblait moins de la coquetterie qu’une sorte de moisissure. Il traînait derrière lui un relent de décomposition. Son sourire, ses gestes, sa trop grande courtoisie, tout sonnait faux. Lorsqu’il vint demander à Fred de le suivre chez Lénine, qui le convoquait, Fred eut le sentiment désagréable de voir surgir un oiseau de mauvais augure.
Lénine habitait au Kremlin un logement modeste installé au rez-de-chaussée dans le corps de logis des chevaliers.
Dans le délabrement de Moscou, seul le Kremlin conservait sa splendeur.
Ses grandes murailles rouges et sa masse de dômes surplombaient la Moskova. Autant d’églises et de palais, intacts, alors que la ville tombait en ruine, surprenaient Fred et le choquaient. Il ne comprenait pas que la Révolution préserve avec tant de soin un luxe inutile. Pourquoi Lénine s’obstinait-il à sauvegarder le passé artistique alors qu’il s’acharnait à détruire la société traditionnelle ? Pourquoi, si la religion était néfaste et devait être proscrite, protéger cet invraisemblable entassement d’édifices d’une richesse ostentatoire ? Fred avait visité la cathédrale de l’Assomption, lieu du couronnement des tsars, la cathédrale des archanges où l’on voyait les tombeaux des grands-ducs. Pourquoi cette dévotion pour la dynastie, alors que l’on avait massacré les derniers Romanov ? Devant ces châsses, ces candélabres, ces lustres, ces iconostases, ces anges ailés, ces vierges mères, ces saints à auréole, toute cette débauche d’or, d’argent, de pierreries, Fred demeurait stupéfait, au seuil d’une religion inconnue où tout lui paraissait mystère et affabulation.
Guilbeaux circulait à l’intérieur des bâtiments du Kremlin comme s’il en était le propriétaire ou le concierge. Tous les factionnaires le saluaient. Laissez-passer vivant, Guilbeaux guidait Fred d’un air protecteur. Ils stationnèrent un moment dans une grande pièce carrée, celle du secrétariat, où une vingtaine de femmes s’affairaient. Guilbeaux allait de l’une à l’autre, plaisantant, leur chuchotant des mots à l’oreille qui les faisaient glousser. Fred songeait à Galina, seule dactylographe dans la première nuit de la prise du pouvoir, voilà seulement deux ans. La bureaucratie soviétique restait encore empirique, mais quel chemin parcouru par Lénine et son équipe, depuis l’Institut Smolnyï de Petrograd ! Cette appropriation du Kremlin gênait d’ailleurs Fred. L’image de Trotski dans son train blindé lui paraissait plus progressiste, tout effrayante qu’elle fût, que cette récupération du palais des Romanov. On ne pouvait éviter de penser que Lénine, en occupant le palais impérial, devenait une réplique du tsar, réplique démocratique certes, mais quand même…
Ils attendirent longtemps avant d’être introduits dans le bureau de Lénine. Fred fut surpris de voir cette pièce, assez petite, emplie de gens qu’il ne connaissait pas. Devant une grande carte, Vladimir Ilitch commentait les mouvements de l’armée rouge. Il interrompit son discours en apercevant Guilbeaux et Fred, se dirigea vers eux, affable :
— Je vous demande de patienter encore un peu, excusez-moi. Ce n’est pas mon habitude.
S’adressant plus particulièrement à Fred :
— Je ne suis pas comme Zinoviev qui doit vous accoutumer à ne pas tenir d’horaire.
Il retourna devant la carte, donna des précisions aux membres de la commission présente, les interrogea sur des détails. Ne se départant pas de sa courtoisie, il écoutait attentivement chacun, coupant parfois néanmoins la parole aux plus bavards mais toujours avec une malice gentille. Son tact, sa manière de ménager les susceptibilités, son ouverture à toutes les suggestions, faisaient de Lénine un personnage presque anachronique au milieu de ses comparses si passionnés, si brutaux, si colériques. Non, se disait Fred, Lénine n’a pas pris la place du tsar. Trotski ressemble peut-être à un grand-duc, mais pas Lénine, si simple, si modeste. Lénine ressemble à un bon bourgeois, à Monsieur Madeleine des Misérables. Il se sentait tout ému d’approcher un personnage aussi bon et qui consacrait sa vie au bonheur des hommes.
La réunion dura plus longtemps que prévu. Tous les quarts d’heure, les carillons de la tour Spassky sonnaient quelques notes de L’Internationale. Que ce chant ait été écrit par un Français, de plus communard, emplissait Fred d’espérance.
Quand Guilbeaux et Fred se trouvèrent enfin seuls avec Lénine, celui-ci regarda sa montre, l’air effaré :
— Presque deux heures ! Allons déjeuner. Nous discuterons pendant le repas.
Ils s’attablèrent dans une salle à manger immense, qui conservait tout son mobilier de l’époque impériale. Rien n’avait été changé, ni les lourds rideaux cramoisis aux fenêtres, ni les tapis superbes sur le sol. Surprise encore plus grande, les domestiques du palais n’avaient pas bougé. Alors qu’alentour, dans les bureaux, des militants formaient l’ensemble du personnel, que tous les gardes venaient de l’armée rouge, dans la salle à manger les serviteurs des Romanov restaient en place, obséquieux, se dépensant en courbettes et ne parlant qu’avec des circonlocutions. Ce luxe médusa Fred. Puis il faillit éclater de rire lorsqu’il vit les domestiques servir précautionneusement l’habituelle soupe aux choux des cantines dans des assiettes de la Cour marquées de l’aigle impériale. Seule la vaisselle était magnificente. La nourriture aussi exécrable qu’ailleurs : du millet, toujours du millet en bouillie salée… Et dans les verres de cristal, on ne versait que du thé froid.
Lénine ne paraissait pas s’apercevoir de ce contraste. Il n’attachait manifestement pas plus d’importance à ce qu’il mangeait qu’aux somptueux vestiges du passé qui l’entouraient. Quant aux domestiques, puisqu’ils demeuraient là et jugeaient naturel de continuer leur service, que trouvait-on à y redire ? Lénine ne prenait pas le temps de s’occuper de ces détails. Il suivait son idée fixe : accélérer le processus révolutionnaire dans les pays riches occidentaux, afin que ces futures républiques soviétiques tirent la vieille Russie de sa misère. La révolution mondiale permettrait une juste répartition des ressources. Il était persuadé que, sans insurrection victorieuse en Allemagne, en France, en Angleterre, la Révolution russe ne survivrait pas.
— Avez-vous réussi à décider Delesalle et Monatte ? demanda-t-il à Fred. Quand viendront-ils voir ce que nous faisons ?
— Ils sont d’ores et déjà avec nous. Seulement Delesalle, sorti de sa librairie, se sent perdu. Mais s’ils ne peuvent se déplacer, ils enverront des camarades sûrs.
— Je sais. Votre travail est excellent. Zinoviev me tient au courant. Mais ce que nous aimerions augmenter ce sont les idiots utiles.
Stupéfait, Fred regarda Lénine qui essayait vainement de mâcher un morceau de viande salée plus dure qu’un copeau de chêne. Lénine reprit :
— Nous avons déjà Romain Rolland.
— Je m’occupe de Romain Rolland, coupa Guilbeaux. Il finira par nous rejoindre tout à fait. Ne l’appelez pas idiot, camarade Lénine. Utile, oui. Tout à fait utile.
Le visage de Lénine se rida, ironique.
— Ces intellectuels progressistes d’Occident sont des idiots qui peuvent nous être utiles. Nous espérons l’appui d’Anatole France, de Bernard Shaw. Il nous faudrait celui de Lawrence, de Wells, de Sorel…
— Quel Sorel ? demanda Fred.
— Georges Sorel, bien sûr.
Il ajouta en riant :
— Pas Julien Sorel, celui-là a été guillotiné.
— Georges Sorel, l’ami de Delesalle ?
— Lui-même, jeune homme, l’avez-vous connu ?
— J’avais quatorze ans. Il me paraissait ennuyeux et surtout ça m’agaçait de voir Delesalle l’appeler Monsieur.
— C’est un monsieur, dit Lénine, un grand monsieur. L’Action française le pousse à droite, tirez-le donc un peu vers notre gauche. Delesalle vous épaulera. Delesalle, Monatte… les cadres des partis communistes occidentaux seront donc surtout formés par nos amis anarchistes, alors que les socialistes continuent à nous bouder. Longuet, le petit-fils de Marx, entraîne les socialistes français dans l’opposition à la IIIe Internationale. On aura tout vu ! Rien ne nous sera épargné ! Rien ! Personne ne nous aide, sauf vous, les anarchistes. Ici, et là-bas ! Serge et vous faites un bon travail. Et Mühsam en Allemagne. Et Pestaña en Espagne. Pestaña viendra-t-il au prochain congrès ?
— Il l’a promis, dit Fred.
— En France, Jouhaux et la C.G.T. ont capitulé dès les premiers grognements de Clemenceau, alors que nous attendions qu’ils déclenchent la grève générale pour protester contre l’intervention des Alliés qui soutiennent Denikine et Wrangel. Nous aurions dû lancer l’armée rouge jusqu’à Varsovie. Les ouvriers et les paysans polonais nous auraient accueillis à bras ouverts. La Pologne traversée sans problème, nous arrivions en Allemagne soutenir la révolution. Toukhatchevski était d’accord, mais Trostki n’a pas voulu.
— Vous exagérez la force du communisme polonais, dit Guilbeaux, et vous sous-estimez la xénophobie antirusse de la population.
Lénine s’agaça :
— La Pologne n’existe pas. Rosa Luxemburg, Radek, Dzerjinski sont nés en Pologne et ils se refusent à soutenir l’idée d’une nation polonaise. Marcher sur Varsovie aurait tiré la Russie de son isolement et la Pologne de son servage. Nous aurions sondé l’Europe avec la baïonnette de l’armée rouge.
Fred n’en croyait pas ses oreilles. Quoi, Lénine préconisait la révolution par la conquête militaire ? Si la guerre se justifiait sur le territoire russe, pour défendre les soviets contre l’intervention étrangère et contre les lambeaux des troupes tsaristes, par contre faire franchir à l’armée rouge les frontières de la Russie, n’était-ce pas retomber dans un procédé impérialiste ? Il ne put s’empêcher de dire :
— Camarade Lénine, le peuple sauvegarde sa révolution dans son propre pays, mais il ne peut pas l’imposer aux autres peuples, si ceux-ci ne le souhaitent pas. C’est à nous de les convaincre d’adhérer à nos idées, mais non pas de les leur assener à coups de canon.
Lénine se releva brusquement, furieux. Son exquise urbanité s’éclipsait. Le notaire provincial faisait soudain place à un Tartare. Les pommettes saillantes, les yeux bridés, Lénine grimaçait de rage.
— Les désirs et les souhaits du peuple sont une chose, s’écria-t-il. Si vous croyez que c’est seulement sur eux que reposent les fondations de la révolution, vous cédez à un mesquin préjugé bourgeois.
Il s’éloigna rapidement de la salle à manger, suivi par les domestiques pliés en deux qui lui brossaient ses habits à la dérobée et lui susurraient des mots doux comme le miel.
Fred raconta bien sûr à Galina ce déjeuner avec Lénine, si bien commencé, si mal fini.
— Tu n’aurais pas dû l’agacer. Qui sommes-nous pour lui apporter des objections ? Tu ne te débarrasseras donc jamais, mon pauvre Fred, de ta sentimentalité libertaire. Il faut que tu doutes, que tu t’accroches à des principes. Lénine sait quels principes sont bons pour la révolution puisque lui-même les formule.
Une pareille assurance déconcertait Fred. Une pareille assurance issue d’une telle confiance dans les décisions du parti bolchevik. Ce dernier, minoritaire en 1917, voyait d’ailleurs ses effectifs grossir avec une rapidité déraisonnable. Comme si la certitude des chefs de détenir la vérité finissait par fasciner un peuple pourtant si indiscipliné. La base, cette base mouvante, indécise, fuyante ; cette base indéterminée mais qui devait nécessairement former le socle ; cette base longtemps molle se durcissait, devenait support. À l’aube de sa troisième année d’existence, la Révolution qui, jusque-là, ne maîtrisait guère son destin que dans l’imaginaire de quelques utopistes, devenait réalité sociale.
Galina représentait bien cette réalité sociale ; fille de la révolution, heureuse et fière de l’être. La révolution était comme ces auberges où chacun peut apporter son manger. Chacun y cherchait le moment d’échapper à sa propre aliénation. La révolution apportait la liberté, mais quelle liberté ? Liberté pour les paysans de s’approprier la terre. Liberté pour les ouvriers de s’approprier les usines. Pour Galina, la révolution donnait aux femmes la liberté de leur corps et l’égalité des sexes. Le gouvernement bolchevik ne comptait-il pas parmi ses ministres (ses commissaires du peuple) une femme, et quelle femme, cette Alexandra Kollontaï dont Galina ne cessait de parler à Fred avec tant d’admiration !
Fille d’un général du tsar, Alexandra Kollontaï, menchevik avant la Révolution, puis membre du Comité central du parti bolchevik dès 1917, avait publié plusieurs ouvrages où elle annonçait la désagrégation de la famille traditionnelle dans la société communiste, dénonçait le mariage comme instrument d’oppression de la femme et préconisait une « école de l’amour « où auraient été enseignés « l’amour jeu » et « l’amitié érotique ». Un tel programme ne l’empêchait pas d’être commissaire du peuple à l’Assistance publique, bien qu’il effarouchât le machisme de plus d’un de ses collègues. Peut-être choquait-il aussi un peu Fred qui ne manifestait aucun enthousiasme à rencontrer Alexandra Kollontaï, comme Galina le lui proposait avec trop d’exaltation.
Pourtant, mis en présence de la commissaire du peuple à l’Assistance publique, il fut immédiatement conquis par cette femme qui unissait deux qualités souvent antagonistes : l’énergie et le charme. Alexandra Kollontaï avait alors près de cinquante ans. Avec son visage ovale, ses yeux clairs, sa petite bouche, elle paraissait encore jeune et demeurait fort belle. Coiffée court, la poitrine moulée dans un élégant tricot mauve, elle regardait Fred et Galina avec une sympathie amusée. Amusée par leur jeunesse et leur amour.
Ce « ministre » ne ressemblait à aucun des autres dirigeants bolcheviks. Son élégance, l’aisance de ses gestes, auraient pu lui donner un air anachronique, relié à l’Ancien Régime. Bien au contraire, plus Fred la contemplait, pendant qu’elle parlait avec Galina, plus il la voyait comme une femme de l’avenir. En même temps, cette familiarité entre Galina et celle que cette dernière considérait comme un modèle, le troublait. Galina, à la fois possessive et rétive, prenait dans la vie de Fred un rôle envahissant, tendait à l’accaparer tout entier, à en faire sa chose, tout en se dérobant elle-même. Comparée à Flora, si nature, si impulsive, si peu compliquée, Galina lui paraissait souvent incompréhensible. Il se mit à lire les ouvrages d’Alexandra Kollontaï, La Nouvelle Morale et la classe ouvrière, La Famille et l’État communiste. « L’État communiste ! » Comment se permettait-elle d’écrire un terme aussi absurde ! Le communisme ne se proposait-il pas d’autre but que de détruire l’État ?
La carrière politique d’Alfred Barthélemy atteignit son sommet en Russie, en juillet 1920, lors du IIe congrès de la IIIe Internationale. Il n’avait pas réussi à faire bouger Monatte et Delesalle, mais la tendance anarcho-syndicaliste était représentée par Alfred Rosmer, le parti socialiste par Cachin et Frossard. Trotski manifestait sa joie devant l’arrivée de Rosmer, l’un de ses amis français du temps de l’exil. Quant à Lénine, passant outre à son mouvement de mauvaise humeur, il félicita Fred d’avoir obtenu une première allégeance parmi les « idiots utiles » : Georges Sorel venait de publier un vibrant Plaidoyer pour Lénine.
L’organisation de ce IIe congrès de la IIIe Internationale ne s’était pas réalisée sans mal. Les partis socialistes occidentaux, qui se considéraient comme les seuls héritiers de la pensée marxiste, se moquant de ce Lénine qui, disaient-ils, ne faisait que du blanquisme à la sauce tartare, se montraient fort réticents à entreprendre le voyage à Moscou. Boukharine, furieux de l’absence de Longuet (Jean Longuet qui, en tant que petit-fils de Karl Marx et ami de Jaurès, eût constitué un si beau symbole !) s’en prit, dès le début de la séance, à Cachin et à Frossard. Frossard était alors secrétaire général de la S.F.I.O. et Marcel Cachin le directeur de L’Humanité. Comme ils avaient été tous les deux partisans de l’Union sacrée en 1914, Boukharine leur rappela violemment leur chauvinisme, leur trahison du pacifisme. Singulière manière d’accueillir les deux représentants d’un des plus prestigieux partis marxistes. Mais puisque Alfred Barthélemy, homme de Zinoviev, invitait ces deux-là, Boukharine tenait bien sûr à les mettre au piquet. Fred, qui se trouvait près de Rosmer, le saisit par le bras et lui chuchota :
— Oh ! regarde. Cachin pleure.
— Il a la larme facile, répondit Rosmer. En 1918 il pleurait d’émotion, devant Poincaré célébrant à Strasbourg le retour de l’Alsace à la France. Boukharine a bien raison de l’épingler, lui qui condamna l’insurrection d’Octobre et qui déteste les bolcheviks.
Derrière Cachin, Frossard essayait de se dissimuler. Pendant tout le congrès, Frossard se tiendra ainsi masqué par Cachin, le laissant prendre la responsabilité des interventions et l’exposant aux rebuffades.
— Observe bien Frossard, dit Rosmer à Fred. C’est le champion du faux-fuyant et des dérobades.
Peut-être sous l’influence de Rosmer, Fred mésestima Cachin et Frossard, qu’il jugea un peu vite médiocres et ringards. Son attention se porta plutôt sur trois autres délégués français : Lefebvre, Vergeat et Lepetit. Journaliste acquis au communisme, Raymond Lefebvre attirait la sympathie par son enthousiasme et son exaltation de visionnaire. Son apparence physique ne lui permettait pas de passer inaperçu. Avec sa tête étroite, son long nez, il faisait penser à un prédicateur du genre Savonarole. Contrairement à Frossard, il posait des questions et participa activement aux discussions de l’assemblée. Vergeat, ouvrier mécanicien, montrait plus de réserve. Quant à Lepetit, anarchiste du syndicat des terrassiers, il voulait tout savoir et son esprit-critique agaçait un peu Fred.
Ce qui l’agaçait encore plus, tout en le surprenant, c’est que, servant de guide à ces trois Français pour visiter Moscou, il voyait soudain la ville différente. Il la voyait un peu par les yeux de ses trois compagnons et s’apercevait ainsi qu’il s’était russifié et même bolchevisé. Par exemple, ces grands portraits de Lénine, de Trotski, de Zinoviev, pendus aux pignons des maisons, à tous les carrefours, il s’y était habitué comme à une chose naturelle. Les trois Français, eux, s’en estomaquaient. Ils estimaient ce culte de la personnalité, comme on dira plus tard, ridicule et, osons l’avouer, bourgeois. La présence énorme de soldats dans les rues, les patrouilles tatillonnes, les laissez-passer sans cesse exigés, tout cela les choquait. Que la guerre civile, imposée par les anciens généraux du tsar, oblige, en riposte, à la constitution d’une milice populaire, ils voulaient bien l’admettre, mais là, à Moscou, pourquoi toutes ces sentinelles, pourquoi cette police obsédante qui va jusqu’à vous demander vos papiers aux portes des hôtels : Propusk, tovaritch… Propusk, tovaritch… Que craignait-on à Moscou ? Les contre-révolutionnaires n’y avaient-ils pas été mis hors la loi ? Et ces queues, ces queues interminables, pour tout, pour obtenir des tickets qui vous donnent droit à faire la queue pour obtenir du pain. Dix jours pour un billet de tram.
— Nous croyions l’armée démobilisée, la bureaucratie supprimée, disaient les trois Français, et nous voyons plus de gens en uniforme dans Moscou que dans Paris, plus de scribouillards irresponsables que partout ailleurs.
Raymond Lefebvre n’hésita pas en séance (et pourquoi aurait-il hésité ?) à s’étonner de la prolifération de la bureaucratie. Trotski lui répondit aussitôt :
— Si je le pouvais, je remplirais des bateaux entiers de bureaucrates et je les coulerais en mer sans atermoyer.
À quoi Lefebvre rétorqua que les bureaucrates en tant qu’individus n’étaient pas responsables de l’incurie bureaucratique. Il fallait détruire la bureaucratie et non pas de malheureux gratte-papier.
Personne n’aime être contredit. Mais lorsque Trotski l’était, il blêmissait, essayait de sourire, d’un sourire de commisération pour l’imbécillité de son contradicteur. L’émotion, la colère, transformaient vite ce sourire en une grimace qui donnait à son visage quelque chose d’effrayant, comme un masque de diable japonais.
Un soir, Jules Lepetit tira Fred par l’épaule.
— Je voulais voir un copain, enfin le copain russe d’un copain français. Il m’a répondu qu’il n’était pas autorisé à me recevoir. Qui refuse ? Qui ordonne ? Sais-tu que la veille de l’application du décret abolissant la peine de mort, cinq cents prisonniers ont été exécutés ? Oui, tu le sais, mais tu n’as rien dit.
— Dans les plus belles forêts poussent des champignons vénéneux. Ils apparaissent là, spontanément. La Tchéka, c’est pareil. C’est une pustule sur le corps de la Révolution. Ça commence par un petit abcès de rien du tout et ça se met à grossir, à proliférer. Je fuis ces gens-là. Nous les fuyons tous. Un jour, j’ai quand même rencontré Dzerjinski, chez Zinoviev, et lui ai reproché certaines méthodes de la Tchéka. Il m’a répondu : « Seuls les saints ou les canailles peuvent servir la Tchéka. Aujourd’hui les saints s’éloignent de moi et je reste avec les canailles. Que faire ? Que faire ? »
— Ton Dzerjinski, répliqua Lepetit, pour avoir eu l’idée de la Tchéka, n’est qu’un voyou. Tu verras qu’il finira lui aussi comme un voyou, trucidé au coin d’une ruelle.
Fred trouvait que Lepetit exagérait. En même temps, ce terrassier lui rappelait son père, lui rappelait Belleville, lui rappelait même un peu Valet. C’est pourquoi il accordait indulgence à ce râleur sympathique.
Marcel Vergeat exprima le désir de rencontrer Gorki. Le plus célèbre des écrivains populaires russes se tenait à l’écart de la Révolution bolchevique. Jadis ami intime de Lénine, cette prérogative lui permettait de consacrer le principal de son activité en interventions pour sauver des hommes qu’il estimait injustement persécutés. Fred acquiesça volontiers au souhait de Vergeat. Il n’avait lui-même jamais vu Gorki, retiré hors de Moscou, et se souvenait avec émotion de la lecture de ses romans faite dans la librairie de Delesalle. Vergeat lui rappelait qu’il avait un peu oublié l’auteur des Bas-Fonds. Soudain, tout ce monde de tâcherons, de vagabonds, de travailleurs du fer et de la terre, lui revint en mémoire. Il ressentit la désagréable impression d’un manque de contact avec ce peuple russe si admirablement décrit par Gorki, ce peuple au nom duquel la Révolution s’était déclenchée et que l’on perdait de vue au profit d’une abstraction, d’une hypothétique idée « prolétarienne », créée en fait par des bourgeois bien intentionnés comme Lénine, comme Trotski, comme la Kollontaï, comme tous ceux qu’il côtoyait chaque jour et qui « représentaient » la masse. Cette représentation n’était-elle pas une imposture ? Décidément, la fréquentation de ces trois Français ingénus le mettait dans un bien curieux état d’esprit.
Pour aller dans le village où résidait Gorki, Fred et Vergeat montèrent avec difficulté dans un train bondé. Sur le quai, une horde de gens en haillons, des balluchons sur le dos, des paquets dans les deux mains, se poussait, hurlait, s’agrippait aux marchepieds. Certains montaient sur les toits, d’autres s’installaient sur les tampons. On aurait pu croire à un exode suscité par le typhus ou par l’annonce de l’avancée des armées blanches de Denikine, mais il ne s’agissait que de l’affluence habituelle pour les quelques rares trains qui circulaient. Fred eut un peu honte, mais il obtint d’accéder à un wagon, en priorité avec Vergeat, en montrant sa carte de fonctionnaire du Parti. Cette carte ouvrait toutes les portes. Vergeat secoua la tête, comme s’il disait non, et s’engouffra néanmoins avec Fred dans un compartiment, suivant un garde rouge qui leur déblaya la place en hurlant.
Gorki les attendait dans une auberge de son village. Grand, les épaules carrées, il avait une figure de moujik burinée par de grosses rides. Dès que Fred et Vergeat lui eurent serré la main, il s’effondra sur un siège, accablé de fatigue. Maigre, lugubre, toussant sans arrêt, il paraissait beaucoup plus que ses cinquante ans. Son grand corps osseux se pliait contre la table où il s’était affalé. Tout en lui était gris, les cheveux ras, les gros sourcils, l’énorme moustache, la peau même. Ce physique de Gorki s’associait immanquablement à l’image d’un vieil ours famélique, sorti malencontreusement d’une forêt et désireux de s’y retirer au plus tôt.
Fred parla de ses lectures d’adolescent et dit combien un livre comme La Mère l’avait bouleversé. Vergeat opina en soulignant le caractère révolutionnaire de cette œuvre, puis il enchaîna rapidement sur la surprise causée chez la plupart des délégués de la IIIe Internationale par l’état pitoyable de la révolution.
Gorki, ni étonné ni choqué, se contenta de répondre d’un air blasé :
— Pauvre Russie, si inculte, si rustique, demeurée pendant des siècles dans l’ignorance et les ténèbres. Mes amis français, vous le voyez, ce peuple russe, le plus paresseux et le plus brutal qui soit au monde.
La stupéfaction décontenança Fred et Vergeat. Tous les dirigeants sanctifiaient le peuple russe et mettaient tous les malheurs de la nation sur le compte du blocus, de la guerre civile, de l’exode des riches partis avec leurs trésors. Le peuple russe, tabou, mythifié, devenait une nouvelle icône. Comment Gorki pouvait-il tenir de tels propos !
Gorki but lentement son verre de thé et continua, comme s’il soliloquait :
— Tolstoï, tous les écrivains romantiques placent nos moujiks dans une bulle de bonté et de naïveté. La Révolution a crevé la bulle et nos moujiks sont apparus tels qu’ils sont : fainéants, avares, malins, sauvages, sadiques. Tout le mal vient de l’archaïsme du peuple slave.
— Camarade Gorki, contesta Fred, le peuple a rendu possible le résultat de l’insurrection d’Octobre. Sans lui, ce n’aurait été qu’une émeute.
Gorki regarda longuement Fred, de ses petits yeux vifs, s’aperçut avec surprise de son extrême jeunesse, fit la moue d’un air entendu et dit comme à regret :
— Le peuple ne participa pas à l’insurrection par conscience révolutionnaire, mais par colère. Si cette colère n’avait pas été guidée par Lénine, elle aurait détruit les objectifs de la Révolution.
— On m’a informé, coupa Vergeat, que des boulangers grévistes par protestation contre les livraisons de farine avariée ont été jetés en prison ; que dans les campagnes on procède à des réquisitions forcées et même à des expéditions punitives ; que l’on se propose d’enfermer dans des camps les enfants vagabonds. La peine de mort est abolie et pourtant, la Tchéka…
Gorki se leva brusquement. Son long corps se déplia si maladroitement que ses membres semblèrent désarticulés. Il interrompit Vergeat en tendant le bras vers lui, la main ouverte comme lorsque l’on veut barrer le passage :
— La Russie est un pays arriéré. Dans un pays arriéré la révolution ne peut s’accomplir que par des méthodes autoritaires. On peut le regretter, mais c’est ainsi. Il n’y a rien d’autre à faire. Rien. Nous avons devant nous une tâche grandiose : dominer l’anarchie de la campagne, cultiver la volonté du moujik, subordonner les instincts du campagnard à la raison organisée des villes. Toute ma vie j’ai été accablé par la prédominance écrasante de la campagne analphabète, de l’individualisme zoologique du paysan et de son manque presque total de sentiments sociaux.
Le dialogue de Vergeat et de Gorki était rendu difficile par la nécessaire et continuelle traduction opérée par Fred. Car, malgré ses nombreux séjours à l’étranger. Gorki ne comprenait que le russe.
— Vous parlez de méthodes autoritaires, reprit Vergeat. Comment vous, le porte-parole des marginaux, des tziganes de la mer Noire, des pêcheurs et des journaliers vagabonds, des débardeurs du port d’Odessa, pouvez-vous approuver toutes ces entraves à la liberté, cette dictature…
— Le camarade Gorki proteste auprès de Lénine, rectifia Fred.
Gorki gardait le bras tendu vers Vergeat. Il semblait maintenant le désigner du doigt, l’accuser même :
— Lénine me reproche toujours de m’occuper de bêtises, de me compromettre aux yeux des camarades. Et moi je lui réponds que les camarades traitent à la légère et d’une façon trop simpliste la liberté et la vie de personnes précieuses. Je lui demande d’éviter une cruauté inutile et souvent absurde, qui ternit l’œuvre noble et difficile de la Révolution. Objectivement, elle lui est funeste, Lénine se moque de ma sensiblerie, mais il réagit toujours favorablement à mes requêtes. Ne médisez pas des bolcheviks. Ils sont peut-être parfois cruels, mais ils croient agir pour le bien de tous. Ce n’est pas comme ces gens que j’ai connus jadis, dont l’unique ambition consistait à saigner à blanc d’autres hommes pour transmuer leur sang en kopecks.
Gorki laissa retomber son bras. Fred remarqua alors combien les membres d’Alekseï Maksimovitch étaient longs, des bras de bourlacs, ces haleurs des barques de la Volga avec lesquels il avait autrefois partagé le pain noir et la fatigue des muscles.
L’écrivain des Bas-Fonds, le seul écrivain russe célèbre rallié à la révolution d’Octobre dans les pires moments du blocus et de la guerre civile, regarda pendant un long moment ses deux visiteurs français. À quoi pensait-il alors ? À la difficulté de convaincre ? Était-il, lui-même, aussi convaincu qu’il voulait le paraître ? Il partit brusquement vers sa maison, en longues enjambées, sans leur serrer la main.
À leur retour à Moscou, invités à passer la soirée avec Victor Serge, Fred et Vergeat s’arrêtèrent à l’Hôtel Lux pour y prendre Lefebvre et Lepetit.
Fred et Vergeat commentèrent d’abord, bien sûr, leur visite à Gorki. Victor ne se montra pas trop surpris des réflexions ahurissantes de l’écrivain. Il leur exposa que tout le monde savait que Gorki, génial en littérature, n’était en politique qu’un enfant naïf, de plus immodeste, infatué de sa personne, « comme tout self-made man parvenu à la célébrité ».
Fred, Vergeat et Lepetit se braquèrent contre ce point de vue qu’ils considéraient comme spécifique d’un intellectuel d’origine bourgeoise. Tous les trois retrouvaient leur solidarité ouvrière, leur solidarité d’autodidactes. Ils en oubliaient ce qui avait pu les choquer dans les paroles de Gorki. En réalité, Gorki, homme du peuple, comme eux, constituait un phénomène rare dans l’intelligentsia bolchevique et sa description de la plèbe slave devait correspondre à une vérité, même si celle-ci était déplaisante. Ils croyaient se trouver plus proches de Serge et Serge les rejetait vers Gorki, par ce dédain du self-made man qui lui remontait soudain à la bouche.
— Les méthodes autoritaires, dit Lepetit, la dictature du prolétariat ou plutôt des commissaires du peuple, le socialisme est bien tel que nous l’avons toujours décrit. Le socialisme bolchevik commence à engendrer un nouvel État. Les anarchistes ont répondu les premiers à l’appel de Lénine. Il faudra qu’un jour nous réglions nos comptes. C’est trop tôt. La Russie faible, attaquée de toutes parts, n’a pas trop de toute son énergie pour sauver la Révolution menacée. Ne regrettons rien. Seul compte l’avenir de la Révolution et cet avenir se façonne ici, pas en France. Nous devons donc la soutenir. Gorki a raison. Mais nous avons aussi raison d’être vigilants et de critiquer.
Lorsque Angel Pestaña demanda la parole au congrès de la IIIe Internationale, les choses se gâtèrent. Cet ouvrier horloger, représentant la très puissante C.N.T. (Confederación Nacional del Trabajo), déclara que les camarades espagnols adhéraient seulement provisoirement à la IIIe Internationale car ils insistaient pour souligner à tous les délégués réunis à Moscou que la C.N.T. n’en demeurait pas moins liée aux principes défendus par Bakounine dans la Ire Internationale.
Ce préambule suscita quelques rumeurs ; rien, comparé à ce qui suivit. Pestaña affirma en effet que le but de la C.N.T. restait l’implantation du communisme libertaire, que le principe de l’autonomie syndicale demeurait entier et que la C.N.T. se montrait hostile à l’appropriation du pouvoir et à la dictature du prolétariat.
Dans un silence oppressant. Pestaña éleva la voix pour conclure :
— La Révolution n’est pas l’œuvre d’un parti. Un parti, tout au plus, fomente un coup d’État. Mais un coup d’État n’est pas une révolution.
Depuis les deux balles de revolver tirées par Fanny Kaplan, jamais détonation plus grave que celle-ci n’avait retenti dans l’enceinte d’une réunion bolchevique. Lorsque Pestaña s’assit, le silence continua pendant quelques minutes, insoutenable. Zinoviev et Trotski se regardaient, semblaient s’épier. Lequel des deux allait répondre ? Trotski, le plus prompt, s’élança vers la tribune. Trotski avait d’ailleurs une manière de prendre la parole qui ressemblait à une montée au créneau, à un soldat courant à l’assaut. Il prenait en effet réellement d’assaut la tribune, se l’appropriait, marquait fortement par ses coups de poing sur la rampe qu’elle était maintenant à lui et qu’on ne l’en délogerait pas. Tous les délégués ne disposaient que de dix minutes d’intervention et Pestaña avait observé cette règle. Pour lui répondre, Trotski pérora pendant une heure et demie.
Comme toujours, Trotski amorçait son public par une séance de charme. Il minimisait les attaques de ses adversaires en se plaçant avec eux sur un plan de familiarité.
— Étais-je préparé pour le métier des armes ?
Cette question ne répondait aucunement aux objections de Pestaña. Toutefois, Trotski, devinant que la plupart des délégués, militants pacifistes comme lui-même pendant la guerre mondiale, admettaient mal de le voir parader en uniforme de généralissime, prenait les devants :
— Étais-je préparé pour le métier des armes ? répéta-t-il de sa voix claire.
Regardant l’assistance, avec toujours cet air conscient de sa supériorité, qui lui valait tant d’inimitiés, il quêtait une réponse dont il savait bien que personne ne la formulerait. Puisque le silence persistait, il prononça lentement, d’un ton las :
— Bien entendu, non ! Les années de service militaire s’écoulèrent pour moi en prison, dans la déportation et l’émigration…
Il se justifia ainsi pendant une bonne demi-heure, comme dans une réunion entre amis où l’on se remémore ses souvenirs ; puis son discours s’élança, s’envola. On ne pouvait résister à la fascination de ses paroles. Mais tels étaient ses dons d’acteur que bientôt on en perdait le fil, ne retenant que la beauté des phrases. Certaines affirmations suscitaient néanmoins des remous parmi les délégués étrangers. Comme lorsque Trotski préconisa la subordination des syndicats à l’État prolétarien :
— Les syndicats prétendent défendre les intérêts de la classe ouvrière contre l’État, mais lorsque l’État lui-même est ouvrier cette défense n’a aucun sens. Autant vous devez, dans les pays capitalistes, vous servir des syndicats comme un fer de lance désorganisant le processus d’accumulation de la richesse, autant, dans notre pays où la révolution est faite, nous demandons aux syndicats de discipliner les travailleurs et de leur apprendre à placer l’intérêt de la production au-dessus de leurs besoins.
Lorsque Pestaña voulut répondre aux attaques personnelles que Trotski avait dirigées contre lui, le président de séance déclara le débat clos et leva l’assemblée.
Fred essaya de convaincre Pestaña qu’il s’y prenait mal en attaquant de front les bolcheviks et en leur lançant Bakounine à la gueule :
— En fait, les bolcheviks sont déchirés entre une tendance libertaire qui correspond le mieux à l’âme russe et une tendance autoritaire héritée du marxisme germanique. Ils reprochaient au tsar sa germanophilie et ils héritent d’un même complexe. Lénine a toujours été fasciné par deux grandes machines : le capitalisme d’État allemand et le monopole du type poste et télégraphe français. Il sait bien que l’État doit dépérir, mais il n’ose pas délimiter la période transitoire, celle de cette pseudo-dictature du prolétariat qu’il chérit particulièrement. En réalité, ne t’illusionne pas, pour Lénine le meilleur État c’est un grand bureau, une belle fabrique. Toutefois, Lénine ne représente qu’une tendance. Boukharine, Kollontaï nous comprennent, nous approuvent souvent et même défendent nos idées.
— J’aimerais discuter seul à seul avec Boukharine, dit Pestaña.
— Seul à seul ?
— Tous les trois, si tu peux arranger ça.
En ce temps-là, Alfred Barthélemy pouvait tout arranger.
Boukharine différait totalement de Trotski, qui n’aimait que discourir. Boukharine préférait causer. Homme de vaste culture, débatteur brillant, il se montrait toujours prêt à discuter sur n’importe quel sujet. Fred le rencontrait peu, puisqu’il était avant tout associé à Zinoviev, mais il eût volontiers opté de travailler avec Boukharine, qui n’avait que trente-deux ans et pour lequel il ressentait une instinctive sympathie.
Nikolaï Ivanovitch Boukharine, alors rédacteur en chef de la Pravda, économiste de formation, voyait en fait beaucoup plus loin que Lénine. Considéré par ce dernier comme le théoricien du Parti, Boukharine se référait quand même continuellement à celui auquel il portait une admiration sans bornes. Si bien que cet homme d’avant-garde, qui eût pu faire progresser la révolution d’Octobre vers une vraie démocratisation, revenait sans cesse en arrière pour ne pas perdre de vue son vieux maître. Trotski s’en amusait en disant : « C’est à peu près ainsi ; Boukharine part toujours en avant, mais il tourne fréquemment la tête et regarde derrière lui pour s’assurer que Lénine n’est pas loin. » Ce phénomène se reproduisait curieusement dans le comportement physique des deux hommes. Dans les assemblées, Lénine s’avançait, trapu, indestructible, marchant d’un pas égal et devant lui courait, s’agitait, menu, léger, un Boukharine qui, sans cesse, se retournait pour vérifier si Lénine le suivait bien. Les médisants l’appelaient le chien familier de Lénine. Vladimir Ilitch grondait parfois Boukharine comme s’il s’agissait d’un enfant, s’exclamant en riant : « Mais où est Boukharine ? Allons, asseyez-vous à côté de moi et ne bougez plus. »
Boukharine reçut Fred et Pestaña avec son habituelle gentillesse. Comme toujours, il était vêtu d’une veste de cuir et coiffé d’une casquette, ce qui lui donnait l’allure d’un mécanicien de locomotive. Un mécanicien de locomotive qui ne devait pas toutefois monter souvent sur sa machine si l’on en croyait l’état de ses habits, toujours très soignés. Boukharine suscitait immédiatement la sympathie par son aspect juvénile et chaleureux.
« Boukharine, c’est notre cristal », avait dit à Rosmer un militant russe de base.
Angel Pestaña lui avoua son désarroi après le discours de Trotski :
— Je vais retourner en Espagne en ayant l’impression d’être le rescapé d’un naufrage. Comment pourrai-je révéler à nos camarades espagnols ce qui me semble le naufrage de la Révolution ?
Boukharine avait une sensibilité très vive et toutes ses émotions se reflétaient aussitôt sur son visage. Il rougit comme un adolescent.
— Mes désaccords avec Trotski sont nombreux. J’ai toutefois une grande affection pour lui. J’oserai même dire que je suis son seul ami au Politburo. Trotski n’a pas de patience. Vous l’avez impatienté. Il se bat pour que la révolution triomphe dans ce pays-ci, mais il est persuadé que si elle ne s’étend pas aux principales nations d’Europe, la Révolution russe périra. Il compte donc sur vous. Il ne peut pas ne pas compter sur vous. Si vous lui résistez, c’est à la révolution mondiale que vous résistez ; c’est la Révolution russe que vous condamnez à terme. Comment voulez-vous qu’il ne vous invective pas ?
— Trotski s’est laissé gagner par l’esprit de guerre. Il a dû faire la guerre, j’en conviens, mais il n’a pas dompté la guerre. C’est la guerre qui le contamine. Trotski, ancien menchevik, qui n’a adhéré au Parti que deux mois avant la révolution d’Octobre, veut donner des gages aux bolcheviks. Il a l’intolérance et la fureur des convertis. Je sens bien qu’il sera notre principal ennemi.
— Mais non, dit Boukharine, navré. Vos ennemis se trouvent plutôt chez les sociaux-démocrates. Je me suis personnellement élevé contre une vieille brochure antianarchiste de Plekhanov, dont j’ai souligné les raisonnements grossiers qui tendaient à insinuer que rien ne distinguait un anarchiste d’un bandit. Nombreux les anarchistes qui, depuis Octobre, se rallient à la dictature du prolétariat ; nombreux sont ceux qui se rapprochent de nous et s’insèrent dans les soviets. Voyez notre camarade Barthélemy, et Victor Serge… tant d’autres… Nous ne combattons pas les anarchistes, nous discutons cordialement et franchement avec eux, nous examinons s’il est possible de travailler ensemble et nous n’y renonçons que si nous nous heurtons à une opposition irréductible.
Angel Pestaña quitta la Russie sans être convaincu.
« Qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur dire ? » Telle était la question que se posaient nombre de délégués à la IIIe Internationale.
« Qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur dire, aux camarades libertaires qui m’ont envoyé au pays de cocagne ? Qu’est-ce que je vais bien pouvoir dire de cette Révolution qui exalte l’armée, qui dispose d’une police politique terrifiante, qui muselle les syndicats, qui abolit l’inégalité en instituant la pauvreté universelle ? Qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur dire ? gémissait Lepetit. On nous invite à un congrès et nous assistons à un concile où l’on doit simplement approuver les ordres du pape. »
Vergeat, plus réservé, hésitait néanmoins à adhérer au parti communiste.
Lefebvre, Vergeat et Lepetit se trouvaient toujours à Moscou, alors que Cachin et Frossard avaient, depuis longtemps, regagné Paris. Étrangement, on ne leur délivrait pas de laissez-passer sous prétexte qu’ils refusaient de communiquer leurs dossiers aux fonctionnaires soviétiques. Fred s’occupait d’eux, mais percevait, dans les bureaux concernés, une inquiétante réserve. Finalement, on leur signifia que leur itinéraire passerait par Mourmansk et la Suède.
— N’accepte pas, dit Fred à Lepetit. Le Nord est glacé. Vous ne possédez pas de vêtements assez chauds. Tu as eu l’imprudence de publier dans Le Libertaire des critiques qui déplaisent. Je ne comprends pas pourquoi on vous déroute par Mourmansk. Je sens une animosité contre vous.
— Lefebvre est un communiste enthousiaste. Si on nous voulait du mal, on nous aurait séparés. Lefebvre aurait pris le train avec Cachin et Frossard. Pestaña, aussi critique que moi, est maintenant en Espagne. Nous sommes suffisamment protégés par la présence de Lefebvre. N’exagérons pas la malignité des bolcheviks. Tu finirais par me faire peur.
Lefebvre, Vergeat et Lepetit partirent donc pour Mourmansk. En octobre, alors que le parti socialiste allemand votait son adhésion à la IIIe Internationale, ils y attendaient toujours le bateau promis pour la Suède. En décembre, alors que Cachin et Frossard acculaient le parti socialiste français à la scission, d’où allait naître le parti communiste français dont ils seront les premiers dirigeants, Lefebvre, Vergeat et Lepetit disparaissaient à tout jamais dans les glaces de la presqu’île de Kola.
Le doute commençait à atteindre Fred, le doute et le désarroi. S’il s’était trompé ? Si Sandoz, Prunier, Victor, le trompaient en se trompant eux-mêmes ? Si Delesalle, Monatte, Rosmer, se trompaient en croyant que la Révolution russe concrétisait leur idéal ? Si Zinoviev et Trotski, si Lénine lui-même, se trompaient ? De telles questions pouvaient rendre fou. C’est pourquoi, dans l’entourage de Fred, personne n’osait se les poser.
De toute manière, lorsque, le soir, il retrouvait Galina dans leur petite chambre, ses angoisses s’effaçaient d’un seul coup. Tous deux jetaient leurs habits sur le plancher et, en même temps, se dépouillaient de leurs responsabilités politiques. Leur nudité les refaisait neufs, les refaisait jeunes et enthousiastes, les débarrassait de ce placenta visqueux d’où la Révolution soviétique n’arrivait pas à naître. Il manquait en fait à cette Révolution cette sensualité que les nuits lui dérobaient. Tout était froid dans cette Russie qui, dans le lointain des pays occidentaux, apparaissait comme un soleil. Tout était froid : la terre, la glace, la neige, le givre, le train de Trotski, l’acier des armes automatiques, le regard des tchékistes, la décision des décideurs. Tout était froid dans ce nouvel hiver, ce troisième hiver de la Révolution. Tout était froid, sauf Galina et Fred sous leur édredon. Galina qui, au matin, annonça sa grossesse comme une nouvelle parmi les autres et qu’elle garderait l’enfant. Elle ne le consultait pas. Elle décidait. Fred ressentit la douloureuse sensation qu’on lui enlevait prématurément cet enfant, comme la destinée lui avait enlevé Germinal. Il ne réagit pas. Galina n’était-elle pas libre de son corps ? Il se disait néanmoins qu’on lui subtilisait quelque chose et il s’en voulait de ce sentiment de propriétaire. Lénine avait bien raison, qui le traitait de petit-bourgeois.
Galina, elle, imperméable au doute, loin du lit redevenait une battante. Elle redevenait froide comme la révolution en marche. Elle emportait avec elle, en elle, ce fœtus qui aurait à trois ans près l’âge de la Révolution. Fred la regardait qui marchait dans la rue, de son pas décidé, s’éloignant vers les bureaux de Kamenev. Il suivait des yeux sa longue jupe qui se tordait sur ses bottes de cuir. Et l’image nostalgique des jambes blanches de Flora lui revenait, ces jambes nues de fillette, se balançant derrière la charrette aux poissons.
Alfred Barthélemy avait le défaut, ou la qualité, de ne jamais laisser de questions en suspens. Puisque Zinoviev prenait un air affligé lorsqu’il l’interrogeait sur Lefebvre, Vergeat et Lepetit, il alla donc trouver Dzerjinski.
— La Tchéka, lui dit ce dernier, est trop occupée à pourchasser les contre-révolutionnaires russes pour se préoccuper des étrangers qui sont avant tout nos hôtes. Nous ne les surveillons que pour les protéger. Vos trois compatriotes ont disparu dans le Nord, c’est vrai, certainement victimes de bandits soi-disant anarchistes. Qu’y pouvons-nous ? Nous en sommes navrés. Ils se montraient si imprudents. Vous aussi, camarade Barthélemy, vous êtes parfois bien imprudent.
Dzerjinski, conclut Fred, comme tous les flics sait tout, n’avoue que ce qui l’arrange, ment pour les besoins de la cause. Comment est-ce possible que la Révolution, dont l’adversaire principal fut toujours la police, ait engendré si vite la Tchéka frappée des mêmes vices que l’Okhrana ? Là se révèle la faute. Nous avons raison : pas de police, pas d’armée, pas d’État. Alors, que faisait-il dans cette organisation, rouage, lui-même, du nouvel État ? Delesalle ne s’était pas mépris lorsqu’il le dissuadait d’apprendre le russe puisque jamais la révolution ne se produirait dans un pays aussi arriéré. La révolution s’accomplissait quand même en Russie et la pratique de la langue de Tolstoï avait changé la vie de Fred, mais visiblement, c’est vrai, la révolution se trompait de lieu. Peut-être aussi se trompait-elle d’hommes ? Victorieuse à Barcelone avec Victor Serge, l’idéologie libertaire triomphait inéluctablement. La contagion eût gagné la France et sans doute l’Italie. La révolution eût été latine et anarchiste. Il ne peut y avoir de communisme viable que dans le partage de l’abondance. Or la Russie ne partageait que la pénurie.
Fred s’abandonnait à ces réflexions moroses, en trébuchant sur la chaussée défoncée. Les autos étaient rares dans les rues que parcouraient encore de vieux fiacres conduits par des cochers qui paraissaient échappés d’un roman de Gogol. Ces fiacres vides, quelles âmes mortes emportaient-ils et vers quel au-delà ? Les chevaux, si maigres que leurs côtes formaient des arceaux sous les brancards, s’arrêtaient souvent devant l’encombrement de la foule. Une foule bruyante, grouillante, toujours agitée. Une foule qui se précipitait vers les magasins devant lesquels s’allongeaient d’interminables queues. Fred entra dans l’immense bâtisse de l’Hôtel Lux, où se tenaient la plupart des congrès. Il restait à l’intérieur peu de chose de ce luxe qui avait donné son nom à l’hôtel : des dorures, de lourds rideaux sales et déchirés, des meubles énormes aux pieds contournés. Comme partout, une odeur de choux surs et de soupe de poissons, empestait.
Fred inspecta les anciens salons, donna quelques ordres à l’équipe de femmes qui essayait de nettoyer en prévision d’un prochain congrès, et repartit consterné. Avec leur fichu sur la tête, leur jupe de couleur, elles évoquaient ce peuple misérable si éloquemment décrit par Gorki. Pourquoi n’avait-il pas évolué, ce peuple d’avant la Révolution, ce peuple asservi, aujourd’hui libéré ? Les paroles cruelles de Gorki lui revenaient : « Pauvre Russie, si inculte, si rustique, demeurée pendant des siècles dans l’ignorance et les ténèbres. » Par son physique d’ours affamé, Gorki appartenait à cette vieille Russie qu’il déplorait de voir toujours là, toujours la même, cette vieille Russie qui décrassait, avec des balais de branches de bouleaux, les anciens salons décrépis de l’Hôtel Lux.
Fred remonta le boulevard jusqu’à la statue de Pouchkine. Beaucoup de maisons délaissées par des propriétaires exilés servaient de bureaux. Les murs étaient maculés, les conduites d’eau crevées. On discernait des planchers défoncés à travers les façades ébréchées. L’état d’abandon des immeubles s’aggravait. Personne ne réparait rien. Bien au contraire, tout le monde chapardait. On volait jusqu’aux parquets pour les débiter en bois de chauffage puisque Moscou, pourtant entouré de forêts, crevait de froid. Dès la tombée du jour, la ville plongeait dans la plus totale obscurité. Inutile de remplacer les ampoules électriques puisqu’elles s’éclipsaient dans la minute qui suivait le moment où on les posait.
Fred s’aperçut qu’il arrivait devant l’immeuble où se tenait la permanence des gardes noirs. Depuis bien longtemps, il n’était pas venu les voir. L’envie de parler avec Igor lui fit rapidement monter l’escalier. Là encore, la rampe avait été arrachée.
Par chance Igor, avec une dizaine de camarades, s’affairait dans la pièce du second étage à ficeler des paquets de tracts et de journaux. Machinalement, Fred chercha du regard la jeune femme aux cheveux ras et à la combinaison de cuir. Il ne l’avait jamais oubliée. Ses yeux gris réapparaissaient souvent dans ses rêves.
— Tiens, voilà notre ami bolchevik, dit Igor.
— Ne plaisante pas avec ça. Tu sais bien que je suis avec vous.
— Tu es avec eux. Tu te crois encore avec nous, mais pour eux tu es un ideiny. Il n’y a que deux sortes d’anarchistes, pour les bolcheviks, les ideiny comme toi, qui sont des anarchistes conséquents, auxquels on peut confier des responsabilités, et les makhnovitsy qui ne sont que des bandits à jeter en prison.
— Et toi, tu es quoi ?
— Un makhnovitsy, bien sûr. À propos, un de nos camarades voudrait te parler. Il t’a connu autrefois. Voline, tu te souviens ?
— Voline ? Non.
— Il dit qu’il t’a rencontré en France. Enfin, il pense qu’il s’agit bien de toi. C’est un camarade important, le conseiller de Makhno.
— Qu’est devenue cette femme, toujours vêtue de cuir, les cheveux ras, qui partait rejoindre Makhno ?
— Enlevée par les cosaques de Denikine, violée par tout le régiment, coupée en morceaux, donnée à manger aux chiens.
Fred se sentit étouffer. Cette angoisse qui, de temps en temps, lui happait la poitrine comme dans un étau, l’étreignait. La tête lui tournait. Il se ressaisit néanmoins très vite, maudissant cette faiblesse ; prit dans ses mains un paquet de journaux qu’il regarda longuement, sans vraiment les voir.
— Écoute, Igor, tu sais qu’avec moi travaille Victor Serge et qu’il est aussi un ideiny. Ces paquets de journaux me rappellent Victor et Rirette sa compagne, que j’observais quand j’avais treize ans, imprimant L’Anarchie. Victor s’est tapé trois ans de prison pour ça. Il a participé à l’insurrection de Barcelone. S’il est ideiny, pourquoi ne le serais-je pas ? Nous invitons le maximum de délégués étrangers anarcho-syndicalistes. Ils peuvent examiner sur place la réalité de la Révolution.
— Je le sais. Angel Pestaña m’a souvent contacté. Il voulait tout dire aux camarades espagnols, les adjurer de ne pas adhérer à la IIIe Internationale. Seulement, dès son arrivée en Espagne, la police bourgeoise l’a flanqué en prison. Bouche cousue, Pestaña, tu ne trouves pas ça drôle ?
— Tu ne vas pas me dire que la police du roi d’Espagne protège la Révolution russe ?
— Non, mais la police de Dzerjinski ne tenait pas à ce qu’il parle. Le meilleur moyen de l’empêcher de parler, si l’on n’ose pas le liquider comme Lepetit et ses copains, parce qu’il est quand même trop connu, c’est d’avertir discrètement une autre police qu’un dangereux révolutionnaire débarque de Russie pour foutre le feu à la Catalogne. Tu saisis ?
— Si on se met à suspecter chacun de machiavélisme, la Révolution devient un roman !
— Elle ne devient pas un roman, Fred, elle est déjà une tragédie. Voline t’expliquera tout ça.
— Dis-lui de venir me voir quand il veut.
— Non. C’est trop dangereux. Il faut que ce soit toi qui te déplaces.
— Quand ?
— Cette nuit.
Cette nuit ? La nuit était pour Galina. La nuit était faite pour l’amour, pour le sommeil, pour la tendresse, pour la chaleur des corps, pour l’étreinte des corps.
— Il faut que tu rencontres Voline cette nuit, reprit Igor. Il repartira demain rejoindre Makhno en Ukraine.
Cette nuit ? La nuit était faite pour la sensualité, pour la nudité, pour le rêve, pour l’oubli du jour, pour l’oubli de la lumière blessante du jour, blessante comme des éclats de shrapnell.
— C’est donc si important que je rencontre ce Voline ? Tu ne peux pas me transmettre toi-même ce qu’il veut me dire ?
— Il te connaît bien. C’est lui qui t’a appris à parler russe.
— Pas du tout. C’était un émigré qui s’appelait Eichenbaum. Il y a méprise.
— En exil, Voline s’appelait Eichenbaum, c’est vrai. Il s’est fabriqué un nom plus facile à retenir. Comme Victor Kibaltchich. Comme Lev Davidovitch Bronstein, alias Trotski. Comme Vladimir Ilitch Oulianov, lui-même, ce cher Lénine.
— Eichenbaum ! Je me suis souvent demandé ce qu’il était devenu.
— Tu le reverras cette nuit.
Jamais Fred ne dissimulait quoi que ce soit à Galina. Tous les deux militants de tendances différentes, ils n’en travaillaient pas moins pour un même idéal. Aussi, lorsqu’il l’informa qu’il rencontrerait dans la nuit ses camarades gardes noirs, cette défiance qui ne lui fit pas mentionner le nom de Voline le surprit. Il s’en voulait et, en même temps, les mésaventures de Pestaña et des trois délégués français le mettaient en garde. La Tchéka avait de grandes oreilles.
Eichenbaum, transformé en Voline, restait le même. Il ressemblait toujours à un professeur et Fred s’étonna de ne pas voir les poches de sa pelisse bourrées de livres. Il s’étonna encore plus d’apprendre que Voline, élu président de leur Conseil militaire par les insurgés d’Ukraine, était en quelque sorte le principal collaborateur de Makhno.
Voline tâtait des deux mains les épaules de Fred, lui serrait les bras, comme s’il voulait s’assurer de sa présence physique.
— Da ! Da ! C’est bien mon petit Fred. Et qui parle russe mieux qu’un moujik !
Il l’embrassait sur la bouche, te pressait contre sa poitrine.
— Mon petit élève qui n’a pas compris, qui se fait couillonner par ce renégat de Kibaltchich.
— Makhno, demanda Fred, qui est-ce, au juste ? Tantôt on le loue parce qu’il combat les blancs, de concert avec l’armée rouge ; tantôt on le considère comme un ataman, meneur de cosaques sanguinaires, un chef de bande sans idéologie…
— Makhno vient d’écraser Wrangel. Sans Makhno, Trotski n’en serait jamais venu à bout. Parce que les paysans fuient devant l’armée rouge. Pour eux, c’est l’armée du diable. Ils identifiaient la révolution à un nouveau messie qui partage la terre comme on partage le pain. Et, à la place du messie, la Tchéka s’abattit sur les campagnes, nuée de vautours leur arrachant jusqu’à leurs derniers grains. Un paysan, comme eux, se dressa contre les nouveaux maîtres, aussi bien les nouveaux maîtres que les anciens. C’est Makhno. Le Christ est de nouveau ressuscité.
— Tu me parais bien mystique.
— Pour être compris des paysans, il faut employer leur langage. Tout cela n’est que métaphore. Les paysans appellent Makhno « le ressuscité d’entre les morts » et ils n’ont pas tort puisque Makhno, condamné dans sa jeunesse à la pendaison, vit sa peine commuée en travaux forcés à perpétuité. La Révolution lui ouvrit les portes de Boutyrki. Dès août 17, il formait un soviet de paysans dans son Ukraine natale. C’est ce soviet qui s’enfla, qui devint la commune libertaire d’Ukraine. Makhno a repoussé avec sa cavalerie de paysans les Autrichiens et les Allemands qui tentaient de s’accaparer l’Ukraine. Il a repoussé l’armée blanche de Wrangel. Maintenant, il se trouve face à face avec l’armée rouge de Trotski. Trotski respectera-t-il nos drapeaux noirs ? Respectera-t-il nos traités d’assistance mutuelle ? Tu sais bien que, lorsqu’on veut pendre son chien, on dit qu’il a la rage. Trotski accuse Makhno d’être enragé ; de chercher à arracher l’Ukraine à la Grande Russie. C’est faux. Makhno ne réclame pas l’indépendance de l’Ukraine, il exige l’indépendance des paysans, de tous les paysans. Il n’est pas nationaliste ukrainien, mais internationaliste libertaire. En Russie, à l’heure actuelle, la survie de l’anarchie ne tient plus que dans la makhnovitchina…
— J’ai rencontré Gorki. Il croit les moujiks trop arriérés pour comprendre la révolution.
— Je connais bien Gorki. Il est convaincu que la paysannerie russe, que le peuple russe tout entier, est spontanément anarchiste. Un jour il s’en réjouit, un autre jour il s’en effraie. Tu es tombé sur un mauvais jour. Lénine, lui, au moins, est catégorique. Il l’a écrit : « Les paysans, de par leur essence même, n’existent socialement que sous la direction de la bourgeoisie ou sous celle du prolétariat. »
Fred ignorait tout de la paysannerie. Ce qu’il en aperçut, lorsqu’il accompagna Trotski dans son train, lui laissait le souvenir d’un monde abandonné et quelque peu répugnant.
— Lénine exterminera peut-être les paysans, reprit Voline, mais il ne pourra jamais les conquérir.
— Je connais mal ces problèmes, dit Fred. Ce qui m’intéresse c’est la révolution mondiale. La spontanéité anarchisante du peuple russe a obligé les bolcheviks à composer avec nous. Nous trahiront-ils ? Nous marchons ensemble. Peu d’informations sur Makhno me sont parvenues, sinon que les premiers canons, les premiers fusils, les premières cartouches de ses partisans lui ont été fournis par l’armée rouge. Est-ce faux ?
— C’est vrai. C’est vrai aussi que nous avons souvent combattu en parfait accord et que cet accord est à l’origine de la défaite de Wrangel. Seulement, lorsque les bolcheviks nous assurent qu’une fois leur pouvoir bien établi, ils feront triompher plus aisément nos aspirations, nous nous méfions. Tu as acquis suffisamment de pouvoir, mon petit Fred, mon petit camarade, pour en être déjà contaminé. Non, ne proteste pas. On m’affirme que tu as toujours la foi. C’est pourquoi je voulais te voir avant de retourner en Ukraine. Je ne sais pas ce qui m’y attend. Maintenant que Wrangel est battu, Trotski n’a plus besoin de nous. Il va falloir discuter dur pour sauver la makhnovitchina. Écoute-moi. Des soldats de l’armée rouge, délégués de leur régiment, sont venus me demander à Kharkov l’autorisation d’éliminer leurs généraux et leurs commissaires politiques afin de proclamer avec nous un gouvernement anarchiste. Pendant plus de deux heures, je leur ai expliqué qu’il s’agissait d’un malentendu, que la révolution anarchiste n’aspirait pas à former un gouvernement, mais au contraire à renverser tous les gouvernements. Ils sont repartis déçus. Ils n’ont pas très bien compris. Mais tu peux être sûr que Trotski, au courant de ce flottement dans son armée, y mettra bon ordre. Ce malentendu entre ces soldats de l’armée rouge et nous, il existe aussi, depuis octobre 17, entre les anarchistes sovietski comme toi et les bolcheviks. Quand les bolcheviks ont pris le pouvoir, vous avez confondu ce nouveau gouvernement qui dominait la Révolution pour la freiner et la diriger vers un seul parti, avec la révolution elle-même. Seules les tendances anarchisantes des masses obligent les bolcheviks à composer avec nous. Mais les bolcheviks, socialistes politiciens et étatistes, hommes d’action centralistes et autoritaires, consolident et légalisent leur pouvoir. Ils arrangent la vie du pays et du peuple avec des moyens dictatoriaux. Les soviets populaires ne sont plus que de simples organes exécutifs de la volonté du ministre central. On assiste aujourd’hui à la mise en place d’un appareil autoritaire qui agira par le haut et écrasera tout avec sa poigne de fer. Sauf si nous réussissons à sauver la makhnovitchina. C’est notre seule chance. Sinon, nous disparaîtrons tous. Toi aussi, Fred, lorsqu’ils nous auront liquidés, ils ne vous épargneront pas. Vous ne leur servirez plus à rien. Tu ne comprends pas que tu es un otage, que tu sers d’appât pour les camarades occidentaux ?
Dans l’appartement, toujours aussi sale et désordonné, Igor et les gardes noirs écoutaient silencieusement. De la rue, ne parvenait aucun bruit. Il semblait que le temps se fût arrêté, suspendu aux paroles alarmantes de Voline. Fred le regardait, incrédule. Non pas que ce qu’il disait fût totalement faux. Il était trop introduit dans la machine bolchevique pour en ignorer la complexité et les antagonismes. Ce qui le surprenait le plus, ce qui lui paraissait incroyable, c’est que ce petit professeur exilé, avec lequel il avait appris le russe dans le minuscule logement de Rirette, puisse être maintenant le bras droit de Makhno et le principal adversaire de Lénine. Ce qui le surprenait le plus, ce qui lui paraissait incroyable, c’est que, de la misérable maison de la rue Fessart, aient pu sortir et arriver jusqu’à Moscou, à la fois Voline, Victor et lui-même et que tous les trois se retrouvent acteurs dans une pièce fantastique, où ils improvisaient des dialogues, en sachant bien que tout était écrit, y compris la fin de la pièce qui ne leur serait dévoilée que quelques minutes avant le baisser du rideau.
Voline attira de nouveau Fred contre lui, l’embrassa frénétiquement.
— Tiens-toi prêt, mon petit camarade. Des moments douloureux nous attendent. Puis-je compter sur toi ?
— Oui, camarade professeur.
Fred souriait, un peu ironique devant la mine tragique de Voline.
— Peut-être, conclut ce dernier, toujours aussi grave, ne nous reverrons-nous jamais.
— Bah ! dit Fred, Victor me serina la même chose lorsque nous nous quittâmes à Paris et aujourd’hui nous travaillons à Moscou dans le même bureau. C’est aussi ça, l’internationale !
Fred appuyait son oreille sur le ventre de Galina et écoutait battre le cœur de l’enfant. Il n’avait jamais eu ce geste avec Flora. Pourquoi ? Pourquoi Flora, l’image de Flora ne lui revenait-elle que sous les traits de la petite fille sautant de la charrette des poissonniers ? Pourquoi n’arrivait-il pas à imaginer Germinal tel que devait être un petit garçon de huit ans ? Huit ans, déjà ! Comment vivaient Flora et Germinal ? Avec qui ? Personne ne retrouvait leur trace. Alors que lui, si loin de Belleville, retrouvait Kibaltchich et Eichenbaum… Lui en Russie, Delesalle à Paris toujours dans sa boutique de la rue Monsieur-le-Prince, il lui semblait qu’il y avait maldonne. C’est Delesalle qui aurait dû vivre à Moscou, lui qui connaissait Lénine, Trotski, Voline, toute la bande. Mais Delesalle continuait à chiner des livres, à classer, reclasser, répertorier les opuscules révolutionnaires. Mais la révolution, bon Dieu ! elle était là. Elle n’attendait pas que la théorie suive. Elle s’enfantait dans le sang, dans les larmes, dans la sueur, dans le froid et la faim. Fred s’exaspérait en lisant les articles parus dans la presse occidentale, même les mieux intentionnés. Presque dix millions de morts, en Russie, pour que la révolution perdure. Dix millions de Russes morts de faim, de froid, de découragement, de misère morale et physique. Aussi irritants, aussi mesquins que soient parfois Lénine, Trotski, Zinoviev et les autres, ne les voyait-il pas se sacrifier eux-mêmes pour ce que tous nommaient d’un mot sacré : « la cause » ? Aucun d’eux ne pensait à s’enrichir, aucun d’eux ne vivait comme un koulak. Même s’ils s’appropriaient le Kremlin, ils y habitaient le plus simplement du monde, sans ostentation, sans aucun luxe. Alors les critiques venues d’Occident, les railleries sur les origines juives de Trotski et de Zinoviev, les quolibets sur les maladresses des bolcheviks à Brest-Litovsk, sur leurs incompétences diplomatiques, sur leurs méconnaissances de l’économie, sur les contradictions du communisme, tout cela le renforçait dans sa conviction qu’il devait assumer loyalement sa tâche de compagnon de route.
Il avait réussi à faire venir le romancier anglais H.G. Wells, comme le souhaitait Lénine. Invité personnel de Kamenev, Wells se montra choqué par ce qu’il appelait l’impréparation du régime et l’ignorance de ses dirigeants. Il bombarda de questions un Lénine affable, mais déçu. À toutes ses objections. Lénine répondait : « Revenez dans dix ans, vous verrez ! »
Dans dix ans…
La rencontre de Voline troublait Fred. Il demanda à Galina d’exposer ses craintes, ses doutes, à Kamenev. Celui-ci le convoqua aussitôt dans son bureau et lui fit des offres à transmettre immédiatement à Voline, à Igor, à tous les responsables anarchistes. Kamenev n’y allait pas par quatre chemins, proposant à toutes les organisations libertaires la légalisation complète de leurs tendances, de leurs clubs, de leur presse, de leurs librairies, à condition toutefois qu’ils épurent un milieu où, disait-il, « se réfugiaient tous les incontrôlables, les aigris, les énervés, les aliénés et quelques contre-révolutionnaires authentiques ».
Fred s’empressa de communiquer ce message. Il ne put joindre Voline, parti à Kharkov, mais Igor, dans son automobile rafistolée, le conduisit chez les responsables des différentes familles libertaires de Moscou. Tous repoussèrent cette idée d’organisation et surtout de contrôle. Tous dirent qu’ils préféraient disparaître plutôt que de s’organiser en un parti. L’un d’eux les retint longtemps, leur expliquant le mécanisme de la langue universelle qu’il mettait au point pour le jour où la révolution se mondialiserait. Il appelait cet idiome l’Ao. Quelle inconséquence ! Byzance s’interrogeait encore sur le sexe des anges alors que les Turcs campaient le long de ses remparts.
— Aidons les bolcheviks et les socialistes révolutionnaires de gauche à instaurer d’abord la révolution ici, s’écriait Fred. À nous trois, nous arriverons bien à un accord. Nos trois tendances formeront un nouveau type de société. Les bolcheviks sont trop autoritaires, c’est vrai. Mais nous, ne sommes-nous pas trop laxistes et les socialistes révolutionnaires de gauche trop romantiques ? Chacun de nous corrigera ses défauts grâce aux deux autres. Nous avons tout pour réussir, pour unir Marx et Bakounine, comme dit Radek.
Igor l’écoutait, l’écoutait, hochait la tête et lui répondait d’un air désolé :
— Tu es contaminé, mon pauvre Fred. Tu es irrémédiablement contaminé.
— Enfin, s’exclamait Fred, le dernier de nos grands théoriciens, le seul qui soit encore vivant, Pierre Kropotkine, est bien retourné vivre en Russie pour appuyer, par sa présence, la Révolution. Il n’a jamais publié une seule ligne contre les bolcheviks. Il n’approuve sans doute pas tout. Comment le pourrait-il ? En tout cas, il ne s’oppose pas à ce que nous faisons.
— Peter est bien vieux, bien seul. Si tu veux, je t’emmène le visiter. Oui, ce serait utile. Il faut que tu parles un peu avec Peter.
Quelques jours plus tard, Fred accompagna Igor dans la vieille auto bringuebalante. En ce début de décembre, la neige recouvrait à tel point la campagne que, hors de Moscou, on ne distinguait plus les routes. La neige qui tombait était peu épaisse, mais il neigeait sans interruption depuis plus d’un mois, des flocons qui tourbillonnaient interminablement, comme du duvet. Seuls quelques traîneaux, avec des hommes et des femmes déguenillés qui chargeaient du bois mort, donnaient un peu de vie. Une vie précaire, un peu fantomatique. De minces filets de fumée sortaient des cheminées des isbas. Des chiens tiraient sur leur chaîne en entendant le moteur de l’auto et aboyaient furieusement. Comme à chaque fois que Fred s’aventurait hors du monde trépidant des villes, il éprouvait un malaise, une sorte de manque. Ces étendues désertes, ces huttes de bois clairsemées et closes, ces églises aux dômes verdâtres, ces travailleurs de la terre, gueux parmi les gueux, cette impression de peuple abandonné dans un climat hostile, tout cela l’oppressait.
Kropotkine, depuis son retour en Russie, dès l’établissement du gouvernement provisoire de Kerenski, s’était installé à Dimitrov, village près de Moscou, et n’en sortait jamais.
Avec sa grande barbe blanche, ses petites lunettes cerclées de fer, Kropotkine ressemblait exactement au patriarche tolstoïen tel que l’imaginait Alfred Barthélemy. Il allait entrer dans sa soixante-dix-neuvième année, paraissait encore robuste. Fred s’étonna toutefois de le trouver grelottant dans une chambre mal chauffée. Sa femme et sa fille s’empressèrent auprès des visiteurs, s’excusant de les recevoir dans cette pièce unique où ils logeaient tous les trois, le manque de chauffage rendant les autres parties de la maison inhabitables. Kropotkine se leva pour embrasser Igor.
Lorsque ce dernier lui présenta Fred, anarchiste ideiny en proie à des troubles de conscience, Kropotkine regarda avec attention ce jeune homme, ce Français égaré dans les steppes.
— Vous vous êtes trompé de chemin, lui dit-il avec un sourire malicieux de bon vieillard. C’est dans votre France, dans la France de Proudhon, que la révolution aurait dû s’accomplir. Ou dans notre chère Angleterre. Pas en Russie ! Pourquoi un tel malheur ! Le Kaiser a manigancé tout cela. En facilitant le voyage de Lénine à travers l’Allemagne en guerre, le bismarckolâtre Ludendorff s’en est servi comme d’un bélier destiné à porter un coup mortel au tsarisme qui chancelait. Ainsi, dès l’origine, la politique bolchevique fut marquée par des influences bismarckiennes.
— Camarade Kropotkine, objecta Fred, la thèse de la complicité de Lénine et du gouvernement allemand n’est-elle pas une légende destinée à disqualifier la Révolution ?
— Hélas non. Je connais bien Lénine, que j’estime, mais il est tombé dans un piège que lui a tendu l’Allemagne et, depuis, il en reste prisonnier. Pourquoi la Tchéka aurait-elle détruit dans la nuit de mai 1918 tous les clubs anarchistes de Moscou ? Cela ne vous semble pas incompréhensible ?
— Si. Incompréhensible, puisque l’activité anarchiste ne s’arrêta pas pour autant.
— Eh bien, tout simplement parce que l’Allemagne se rappela au bon souvenir de Lénine en lui envoyant le comte von Mirbach. Celui-ci lui fit entendre qu’un État qui se respecte ne saurait en aucun cas collaborer avec la canaille anarchiste. Lénine dut obtempérer. Vint un moment où cet ambassadeur de l’Allemagne, trop pesant, le paya de sa vie. Bien que ses assassins fussent deux socialistes révolutionnaires de gauche, ils n’en étaient pas moins hauts fonctionnaires de la Tchéka.
— Donc, camarade Kropotkine, nous sommes maintenant débarrassés de cette influence allemande, reprit Fred très doucement.
Kropotkine s’assit dans un vieux fauteuil d’osier. Comme beaucoup de vieillards, il répondait moins aux questions qu’il ne se parlait à lui-même. À lui-même, ou à la postérité. Il murmura :
— Le bismarckisme marxiste… Espérons qu’un jour nos descendants ne baptiseront pas État knouto-bismarckien ce que Lénine est en train de fonder.
Obstiné, Fred continua :
— Lénine a toujours pris parti contre la constitution d’un État. Nous élaborons tous ensemble un nouveau type de société, où l’État n’aura plus de raison d’être.
— Lénine l’a cru. Le croit-il encore ? Toujours est-il qu’il se trompe en composant un gouvernement pour détruire le principe de l’État. Le mal, à nos yeux, ne réside pas dans telle sorte de gouvernement plutôt que dans telle autre, mais dans l’idée gouvernementale elle-même. Il est dans le principe d’autorité. Le peuple commence à apprendre à se passer de Dieu, il saura bien aussi se passer de gouvernement. Le drame de Lénine tient en ce qu’il est un révolutionnaire bourgeois et que, pour un révolutionnaire bourgeois, renverser le gouvernement et en former un autre, c’est faire la révolution. Ils n’en veulent au gouvernement du jour que pour prendre sa place. Or nous savons bien que révolution et gouvernement sont incompatibles ; l’un doit tuer l’autre.
Fred regardait ce grand vieillard, ce révolutionnaire incorruptible qui ressemblait à ces moujiks décrits par Tolstoï. Ce « moujik », il ne l’ignorait pas, était un prince de la vieille Russie, un savant, géographe de réputation mondiale. Ému de se trouver en présence de l’un des fondateurs de la philosophie anarchiste, Fred se sentait en même temps troublé par un flot d’objections. L’aristocrate, en Kropotkine, ne méprisait-il pas un peu le bourgeois Lénine ? Et cette accusation de collusion de Lénine avec le bismarckisme n’était-ce pas une manière de se dédouaner de ce chauvinisme antiallemand dans lequel Kropotkine tomba en 1914, entraînant avec lui Jean Grave et même Delesalle ? Il pensait à la boutade de Lénine à propos des « anarchistes de tranchées ».
Se reprenant, il demanda d’un ton grave :
— Que dois-je faire ?
Kropotkine le fixa longuement, en silence, le pria de s’approcher du fauteuil et lui prit les deux mains.
— Que dois-je faire ? C’est la question que nous nous posons tous. Malgré ses égarements, la Révolution russe est plus importante et plus universelle que la Révolution française. S’opposer aujourd’hui à Lénine servirait la contre-révolution. La dictature bolchevique n’est que provisoire et naturellement condamnée par l’économique. Continuez donc ce que vous faites, tout en restant vigilant. Souvenez-vous toujours que les bolcheviks sont les jésuites du socialisme.
En revenant à Moscou, lentement, dans la vieille auto qui se frayait difficilement une voie dans la plaine enneigée, Fred dit à Igor :
— Tu vois bien, Voline exagère. Kropotkine me donne raison.
— C’est Voline et Makhno qui permettent à Kropotkine de survivre en lui envoyant des provisions d’Ukraine. Peter ne veut rien accepter des bolcheviks. Le gouvernement lui offre deux cent cinquante mille roubles pour publier ses œuvres. Il refuse. Il a refusé aussi la « ration académique » que Lounatcharski octroie aux écrivains. Mais il est si affaibli par l’âge que sa femme considère qu’il pousse trop loin ses scrupules et prend les « rations académiques » en cachette. Il écrit son Éthique, se repose en jouant un peu de piano. Le piano est sans doute la dernière joie qui lui reste. Quand Makhno lui rendit visite et lui demanda : « Quelle est la voie, quels sont les moyens pour s’emparer de la terre ? », il se montra surpris puisqu’il avait fourni la réponse depuis bien longtemps dans La Conquête du pain. Il n’imaginait pas qu’aucun paysan, et surtout pas Makhno, n’ait lu son livre. La Révolution est venue trop tôt, le peuple russe n’était pas prêt. C’est pourquoi les intellectuels bolcheviks vont s’emparer de la Révolution.
Le 8 février 1921, à quatre heures du matin, d’un matin glacé, dans sa datcha recouverte de givre, mourait le prince Pierre Kropotkine. Depuis plusieurs jours, les meilleurs médecins envoyés d’urgence par Lénine, veillaient l’illustre vieillard. Transféré à Moscou, le corps fut exposé dans la salle des colonnes de la Maison des Syndicats. Dès que la nouvelle de la mort de Kropotkine se répandit, une foule immense se mit en marche. De toutes les queues qui s’allongeaient depuis la révolution d’Octobre, aucune n’avait atteint l’ampleur de celle-ci. Tout le peuple de la ville et des faubourgs accourait vers ce cercueil où le vieux révolutionnaire ressemblait maintenant à un pope dans une châsse, à une relique présentée à la vénération des masses. Il n’est pas sûr d’ailleurs que quelque confusion ne se produisait pas dans cette population qui affluait, malgré un froid glacial, si l’on en croyait les nombreuses femmes passant devant le catafalque en s’agenouillant et en faisant de grands signes de croix. Lénine voulait organiser des obsèques nationales. La veuve et la fille de Kropotkine s’y opposèrent, demandant plutôt que les anarchistes emprisonnés bénéficient d’une liberté conditionnelle pour assister aux funérailles. C’est ainsi qu’Alfred Barthélemy apprit que Voline et Aaron Baron avaient été arrêtés en Ukraine et transférés à la prison Boutyrki. Furieux, il essaya de joindre Zinoviev, qu’il ne trouva pas, et se précipita chez Kamenev auprès duquel Galina l’introduisit aussitôt. Kamenev le rassura, lui certifiant qu’il existait certainement des malentendus, une confusion de la Tchéka entre vrais anarchistes et bandits contre-révolutionnaires, que les premiers seraient aussitôt libérés, notamment Voline et Aaron Baron.
L’inhumation fut fixée au dimanche. À l’entrée des jardins du Kremlin, un obélisque dressé portait l’inscription du nom de Kropotkine, mais aussi ceux de Fourier, de Cabet, de tous ces précurseurs du communisme que Marx appelait avec dédain des utopistes. Cent mille personnes s’amassèrent dans les alentours de la Maison des Syndicats, attendant le départ du cortège. Fred s’y trouvait en compagnie de Victor Serge. Les drapeaux noirs se mêlaient aux drapeaux rouges. Sur des bannières, on pouvait lire : « Où il y a autorité, il n’y a pas de liberté. » La foule piétinait, essayait de se donner du mouvement, pour échapper à l’engourdissement du froid. On ne savait plus ce que l’on attendait. Des rumeurs couraient. Il se produisait de temps à autre des remous de panique, vite résorbés par la multitude très dense. Fred et Victor finirent par arriver à proximité de la famille et des proches de Kropotkine. Igor et ses gardes noirs les entouraient. Fred s’approcha d’Igor et lui demanda pourquoi le convoi funèbre restait immobilisé.
— Le Comité des funérailles refuse de donner le signal du départ vers le cimetière tant que nos camarades emprisonnés à Boutyrki ne seront pas là.
— Comment ! Voline et Baron n’ont pas été libérés ?
— La Tchéka exige que le Comité se porte garant de leur retour en prison ce soir même.
— Qu’a répondu le Comité ?
— Il accepte, mais nos camarades tardent à venir.
Au bout d’une heure, une sorte de rumeur sourde parcourut l’assistance. Apparurent les uniformes sinistres de la Tchéka. La multitude s’écarta pour laisser passer les servants de la terreur et de la mort. Elle les laissait passer en grondant, rechignant à se disjoindre. Les officiers tchékistes saluèrent du poing le Comité des funérailles. Fred n’entendait pas ce qui se disait. Il vit seulement que la femme et la fille de Kropotkine faisaient de grands gestes de protestation. Les tchékistes repartirent. Le Comité des funérailles, aidé des gardes noirs, se mit à retirer certaines couronnes de fleurs du catafalque. Des clameurs, des hurlements même, parvenaient des approches de la Maison des Syndicats. Des bousculades faisaient refluer la foule vers ses extrémités, au loin, dans les rues de Moscou.
— Pourquoi cette pagaille ? cria Fred à Igor.
— La Tchéka prétend qu’elle n’a pu trouver un seul anarchiste à Boutyrki. Toujours les mêmes mensonges.
— Pourquoi retirez-vous les fleurs ?
— On enlève seulement les couronnes offertes par les bolcheviks. On n’aurait jamais dû accepter cette mascarade, ces crachats sur le corps de Peter.
De nouveau, la foule fut prise d’un frémissement. Elle ondulait comme les blés mûrs. Des exclamations fusèrent, mais celles-ci paraissaient joyeuses. Les anarchistes emprisonnés arrivaient enfin. Ils n’étaient que sept.
— Ce n’est pas possible, s’exclama Fred. Regarde, Victor, Voline ne se trouve pas parmi eux.
Les détenus s’avançaient en trébuchant, vieux loups maigres, la plupart barbus, vêtus de vêtements trop amples.
— Qui est celui-là ? demanda Fred, désignant un homme ascétique.
— Lazare ressuscité, s’écria une vieille femme en joignant les mains.
L’homme, en effet, paraissait sortir d’un tombeau, tellement il était gris, hâve. Aveuglé par la lumière crue que réverbérait la neige, il clignait les yeux.
— Aaron Baron, répondit Victor Serge. Aaron Baron, lui aussi conseiller de Makhno.
Le Comité des funérailles hésita à donner le signal du départ en l’absence de Voline. Comme on avait beaucoup piétiné, une lassitude s’opérait aussi bien parmi les organisateurs, en proie à une tension fiévreuse, que dans la foule qui, privée du spectacle de l’enterrement d’un héros, devenait de plus en plus turbulente. Les sept détenus s’approchèrent donc du cercueil et le hissèrent sur leurs épaules. Le long cortège les suivit jusqu’au cimetière des Novodiévitchi, à l’autre extrémité de la ville. Cette masse en mouvement bourdonnait comme un essaim de guêpes. Il en sortait une sorte de râle. Des chants claquaient comme des drapeaux. Pour contenir la cohue, des étudiants formaient une chaîne, en se tenant par la main. Lorsque le cortège passa devant Boutyrki, il s’arrêta brusquement et tous les drapeaux noirs s’abaissèrent. Des mains s’agitèrent derrière les barreaux. Fred crut reconnaître Voline. Il lui cria qu’il ne l’oublierait pas. Mais les chants reprenaient et les drapeaux qui saluaient les emprisonnés se relevèrent. Le cri de Fred se perdit dans le brouhaha.
Le corps de Kropotkine descendu dans une fosse, sous des bouleaux argentés, la foule se disloqua. Fred et Victor s’approchèrent d’Aaron Baron :
— Que vas-tu faire ?
— Je retournerai à Boutyrki ce soir, comme promis. Voline m’y attend.
Aaron Baron avait un visage émacié, barbu, les yeux à demi clos derrière des lunettes cerclées d’or.
— On assassine dans les caves de la prison, dit-il avec dégoût. Les bolcheviks déshonorent le socialisme.
Fred le supplia de ne pas retourner à Boutyrki, l’assurant que Kamenev, fort bienveillant pour sa première requête, considérait cet emprisonnement comme un malentendu et, en conséquence, le protégerait contre la Tchéka. Aaron Baron ne voulut rien entendre. Sorti de prison sous la promesse d’y revenir, il ne serait pas parjure. Si nous aussi, disait-il, nous mettons à tricher, comme les bolcheviks, le monde est perdu.
Fred l’accompagna le soir avec ses six compagnons, espérant rencontrer un fonctionnaire important qui puisse différer l’emprisonnement. Boutyrki fermée, aucun garde n’attendait. Ils durent frapper à la porte de fer, à coups redoublés. Les gardes qui accoururent enfin les considérèrent comme s’il s’agissait de fantômes.
Lorsque Aaron Baron expliqua qu’on l’avait libéré le matin, sous condition de regagner sa cellule au terme de la journée, le sous-officier qui commandait la patrouille crut d’abord qu’il se trouvait en présence de farceurs. Mais qui aurait osé plaisanter avec la Tchéka ? Très vite, il comprit que ce grand juif ascétique était un de ces intellectuels fous dont il avait la garde. Vraiment fou, en effet, pour revenir se jeter dans la gueule des loups. De surprise, il l’appela « camarade prisonnier » et lui ouvrit le vantail avec une certaine prévenance.
Aaron Baron embrassa Victor et Fred.
— Tout le monde, un jour ou l’autre, loge à Boutyrki, dit-il en s’efforçant à la gaieté. Makhno, Trotski, m’y précédèrent. Quelles références ! J’aurais tort de me plaindre.
La porte se referma sur Aaron Baron. Fred et Victor restèrent un long moment devant la prison, comme s’ils espéraient le voir ressortir au bras de Voline ; comme s’ils espéraient que cette journée n’était qu’un cauchemar et qu’ils allaient se réveiller, par ailleurs, en un autre temps.
Cette foule recueillie, cette foule endeuillée, cette foule grave, venue rendre un dernier hommage à Kropotkine, ne savait pas qu’elle assistait aux obsèques de l’anarchie. Pas seulement aux obsèques du dernier des grands théoriciens libertaires, mais aux obsèques de l’anarchie elle-même. À partir du moment où Kropotkine fut enfoui dans la terre du cimetière des Novodiévitchi, la répression contre les anarchistes, jusque-là non avouée en Russie, jusque-là presque clandestine, s’accéléra, devint pratiquement officielle. En réalité, l’anarchie fut tolérée par les bolcheviks tant qu’elle demeura théorique. Mais dès que le peuple russe, fatigué par les privations, déconcerté par la lenteur du processus révolutionnaire, exaspéré par une bureaucratie aussi corrompue et inefficace que celle de l’Ancien Régime, meurtri par la guerre civile, effrayé par l’omnipotence de la police politique, dès que ce peuple, que cette base, se mit en marche, derrière le cercueil de Kropotkine d’abord, puis dévala en flots menaçants dans les usines, dans les campagnes, décidant d’appliquer l’anarchie dans la vie quotidienne, la panique courut dans les bureaux du Kremlin, Le 1er mars 1921, une nouvelle incroyable arriva sur la table de travail de Lénine : seize mille marins, soldats et ouvriers de Cronstadt déclaraient la guerre au gouvernement bolchevik et cela au nom de l’authenticité soviétique. Cronstadt, dont Trotski avait été le président du premier soviet en 1917, Cronstadt dont les marins avaient bombardé le palais d’Hiver et assuré la victoire de l’insurrection d’Octobre, Cronstadt que Trotski appelait « l’honneur et la gloire de la Révolution », voilà que cette île-forteresse du golfe de Finlande demandait des comptes à ceux qu’elle avait hissés au pouvoir. La radio de Cronstadt diffusait des résolutions incroyables.
Le 1er mars :
— Étant donné que les soviets actuels n’expriment pas la volonté des ouvriers et des paysans, nous procédons immédiatement à la réélection des soviets au moyen du vote secret et non plus du vote à mains levées. Nous donnons la liberté de parole et de presse pour tous les ouvriers et paysans, pour les anarchistes et les partis socialistes de gauche.
Le 6 mars :
— Notre cause est juste. Nous sommes pour le pouvoir des soviets et non des partis. Les soviets falsifiés, accaparés et manipulés par le parti communiste, ont toujours été sourds à nos besoins et à nos désirs.
La stupéfaction surmontée, le Kremlin répondit à Cronstadt. Jadis, les trente et une cloches de la tour d’Ivan le Grand sonnaient le tocsin des malheurs. Aujourd’hui, une radio nasillarde révélait au peuple russe qu’au Kremlin un tsar rouge se substituait au tsar blanc. Aussi fourbe, aussi implacable. La fourberie d’abord. La radio des nouveaux maîtres dénonçait une insurrection militaire, ayant à sa tête l’ex-général Kozlovski. En réalité, ce général d’artillerie, nommé dans la forteresse par les bolcheviks, était général de l’armée rouge, tout comme Toukhatchevski que Trotski envoyait contre lui. Kozlovski, par fidélité à ses soldats, deviendra général de la Commune de Cronstadt à l’exemple de Louis Rossel, officier de carrière, général de la Commune de Paris. La radio de Cronstadt répondait à la radio du Kremlin :
— Camarades ouvriers, soldats rouges et marins. Nous sommes pour le pouvoir des soviets et non pour celui des partis, nous sommes pour la représentation libre des travailleurs. Camarades, on vous trompe. À Cronstadt, tout le pouvoir est exclusivement entre les mains des marins révolutionnaires, des soldats rouges et des ouvriers.
Dans cette île étroite, face à Petrograd, où la terre avait été divisée par ses habitants en petits lots tirés au sort, où la culture était assurée par des groupes de dix à soixante personnes qui transformaient l’ancien matériel militaire en faux et en charrues, le mot d’ordre fusait : des soviets sans bolcheviks. La résistance à l’assaut inévitable de l’armée rouge s’organisait avec confiance, malgré le handicap des navires de guerre bloqués dans les glaces.
Trotski donna l’ordre d’écraser la mutinerie. À cette menace, la radio des mutins répliqua en traitant Trotski de « mauvais génie de la Russie ». Le golfe de Finlande, gelé, n’assurait plus l’inviolabilité de l’île. Sur la banquise, s’avançaient les troupes de Toukhatchevski. Avant l’assaut, un ultimatum grésilla sur les ondes :
— Voyez-vous maintenant où les vauriens vous ont menés ? Quelques heures encore et vous serez obligés de vous rendre. Si vous persistez, on vous tirera comme des perdrix.
Cette voix déformée, les mutins l’attribuèrent à leur ancienne idole, ce « sanglant maréchal » qui les trahissait, l’âme damnée de Lénine, l’ancien libertaire pacifiste aujourd’hui sanglé dans un uniforme d’officier, celui qu’ils n’appelèrent plus dorénavant que le feld-maréchal Trotski.
Le 7 mars, les canons de l’armée rouge pilonnèrent Cronstadt. Pendant dix jours et dix nuits, Cronstadt, investie, résista au feu continu de l’artillerie, aux bombes d’avions, et sa radio ne cessa de parler, la dernière radio libre en Russie communiste.
Le 9 mars :
— Écoute, Trotski ! Tant que tu réussiras à échapper au jugement du peuple, tu pourras fusiller des innocents par paquets. Mais il est impossible de fusiller la vérité. Elle finira par se frayer un chemin.
Le 11 mars :
— Cronstadt a commencé une lutte héroïque contre le pouvoir odieux des communistes, pour l’émancipation des ouvriers et des paysans.
Le 15 mars :
— Elle a bien travaillé, la maison de commerce Lénine, Trotski et Cie. La criminelle politique absolutiste du parti communiste au pouvoir a conduit la Russie à l’abîme de la misère et de la ruine. La route du paradis communiste est belle, mais peut-on la parcourir sans semelles ?
Le 16 mars :
— Nous avons obtenu le socialisme d’État, avec des soviets de fonctionnaires qui votent docilement ce que l’autorité et ses commissaires infaillibles leur dictent. Cronstadt révolutionnaire a brisé, la première, les chaînes et enfoncé les grilles de la prison. Elle lutte pour la véritable République soviétique des travailleurs où le producteur deviendra lui-même le maître des produits de son labeur.
Le 17 mars, la radio de Cronstadt s’éteignit. Dans la nuit, les soldats de Toukhatchevski, drapés de linges blancs, comme des suaires, qui se confondaient avec la couleur de la glace, s’étaient emparés de la citadelle. La canonnade cessa. Bientôt, seul le crépitement des balles, fusillant les insurgés dans les rues de la cité en ruine, déchira le silence.
Le 18 mars, l’armée rouge célébra l’anniversaire de la Commune de Paris, en défilant solennellement dans les rues de Moscou, cependant que tous les survivants de Cronstadt prenaient le chemin du goulag.
Alfred Barthélemy vécut ces événements à Moscou dans un état de stupeur, d’abattement et de rage. Trotski était injoignable. Zinoviev, affalé sur son divan, mâchonnait son mouchoir. Comme Fred le suppliait d’intervenir auprès de Trotski, il se mit à gémir :
— Mais qu’est-ce que je peux faire contre ce Juif ? Il nous écrasera tous. C’est Bonaparte. Il nous prépare un nouveau Brumaire.
Étonné, Fred osa :
— Camarade Zinoviev, je croyais que vous étiez aussi d’origine juive ?
— Oui, oui, admit Zinoviev à regret. Seulement, Trotski, lui, c’est un sale Juif.
Kamenev, sollicité par Galina, se déclara impuissant, Boukharine pleurait. Dans tous les bureaux du Kremlin, la désolation se lisait sur les visages. La nouvelle victoire de Toukhatchevski était une victoire triste, sans gloire, sordide, pleine d’amertume. Lorsque l’on a tant vanté la Commune de Paris, et même si l’on célèbre son anniversaire en faisant défiler l’armée rouge, ce n’est quand même pas gai de se sentir versaillais.
Puisque le danger venait de Trotski, puisque Trotski tenait entre ses mains tous les fouets de la répression selon les dires de ses collègues et selon toutes les apparences, puisqu’il lançait son armée rouge à la fois contre les mutins de Cronstadt et contre les paysans de Makhno, Alfred Barthélemy décida de se rendre dans l’antre du monstre. Comme on était au mois de mai, Trotski se reposait à la campagne. Fred pria Victor Serge de l’accompagner. Victor, qui entretenait des liens privilégiés avec Trotski, justifiait toujours les actes de ce dernier.
Juste avant que l’armée rouge n’écrase Cronstadt, elle avait envahi la Géorgie qui, jusqu’alors, conservait un gouvernement menchevik. Cette propagation du communisme par la conquête, inaugurée dès les débuts de la Révolution par la marche de Toukhatchevski sur la Pologne, contredisait évidemment tous les principes du socialisme. La révolution par la conquête territoriale, quelle aberration !
— Ce n’est pas Trotski qui a intimé l’ordre d’envahir la Géorgie, dit Victor. On lui met tout sur le dos et, dans son fol orgueil, il entérine. Lorsque Trotski ne réside pas à Moscou, et l’armée rouge l’en éloigne souvent, ses collègues du Politburo se démènent autour de Lénine. On intrigue. On cherche les moyens de disqualifier celui que personne n’aime parce que le plus brillant. L’affaire de Géorgie est due au Géorgien Staline, l’homme de l’ombre, le bureaucrate modèle. Non seulement il a su manœuvrer Lénine, en court-circuitant Trotski, mais en plus il condamne Trotski à porter le chapeau.
Victor obtint une voiture de service. Le chauffeur roulait à une allure folle sur les routes défoncées. Le sol, dégelé, s’était fissuré, crevassé. Il semblait que le paysage gardait encore des traces de la guerre civile, mais il ne s’agissait que de l’inclémence du temps. La renaissance de la nature donnait au contraire à la campagne un certain air d’allégresse qui surprit Fred. Il ne connaissait la nature que sinistre. Sous un pâle soleil, les champs verdissaient. Des hommes, des femmes, des enfants, poussaient des charrettes, attelaient des chevaux, menaient des troupeaux à la pâture, labouraient le sol. Fred regardait toute cette animation avec surprise. Victor remarqua son étonnement :
— Tu vois, la vie reprend. Tout n’est pas perdu. Dans quelques mois ces plaines seront couvertes d’épis de blé. La vie est plus forte que tous nos discours, que toutes nos résolutions, plus forte que les armées blanches, plus forte que l’armée rouge, plus forte que toutes nos interdictions, que toutes leurs résolutions. Ces paysans ne comprennent plus rien. On leur offre la terre de leurs anciens maîtres, puis on la leur reprend. Leurs champs, leurs récoltes, foulés aux pieds des chevaux de Denikine, écrasés par les camions de l’armée rouge, ont changé vingt fois de maîtres. Ils s’imaginent que Dieu les abandonne et les livre aux Juifs. Mais ils continuent quand même à semer.
Fred pensait aux paysans d’Ukraine, insurgés avec Makhno, contre lesquels l’armée rouge se retournait depuis qu’elle n’avait plus besoin de leur aide. Il pensait à Voline et à Aaron Baron, emprisonnés à Boutyrki, Voline et Baron, tous les deux juifs, comme Trotski, comme Zinoviev, comme Kamenev, comme Radek. Il lui revenait à l’esprit cette nuit où, s’attardant avec Victor dans une taverne bondée d’ouvriers qui buvaient dans des tasses ébréchées une eau colorée baptisée thé, ils avaient sympathisé avec ces noctambules excités, qui chantaient et tapaient du poing sur les tables. À un moment, comme l’un d’eux leur demandait qui ils étaient, ils eurent la bêtise (mais ils croyaient, sans se flatter, que cette réponse les ferait plutôt bien voir) de spécifier qu’ils appartenaient au Kommounisticheski Internacional (Komintern). Aussitôt, les joyeux buveurs de thé s’éloignèrent avec mépris. L’un d’eux cracha par terre :
— Alors, vous êtes juifs ?
— Non, pourquoi ?
— Tous les dirigeants communistes sont juifs.
— C’est faux, dit Victor, et s’ils l’étaient où serait le mal ?
— Les Juifs c’est le mal, s’exclama un grand type barbu qui ressemblait aux images de Raspoutine. Ils ont crucifié notre Sainte Russie. Foutez le camp, ordures !
Ils durent fuir pour échapper aux coups. « Ils s’imaginent que Dieu les a abandonnés et les a livrés aux Juifs », lui disait Victor. Et Zinoviev qui traitait Trotski de « sale Juif », tout cela n’était-il pas absurde ? Il n’existait plus de pogrom en Russie depuis la prise du pouvoir par les bolcheviks, sauf en Ukraine, disait-on, où les cosaques de Makhno… mais que ne disait-on pas pour disqualifier Makhno ! Que le racisme subsiste encore dans le peuple, quelle abomination ! Et pourquoi ? Fred ne comprenait pas.
Lorsque la voiture s’arrêta devant la maison de Trotski, Fred eut un moment de stupeur. Apparaissait une sorte de palais, dans un parc. L’association Trotski-Rothschild lui sauta aussitôt à l’esprit. Il s’attendit à ce que des domestiques sortent de la demeure, comme il en avait vu au Kremlin dans la salle à manger de Lénine, mais Trotski et sa jolie femme, seuls, arrivèrent, affables, en leur tendant les mains.
Tête nue, les cheveux roux un peu blanchis, Trotski avait échangé son uniforme militaire contre une blouse et un pantalon ample. Malgré cela, il ne s’apparentait pas à un paysan, comme Gorki, mais plutôt à un artiste bohème.
L’accueil, très chaleureux, surprit Fred et il s’en voulut de cette réaction épidermique qui fleurait elle aussi le racisme lorsqu’il avait associé Rothschild à Trotski sous prétexte que ce dernier se reposait dans une belle maison. D’autant plus que cette datcha, ancienne propriété d’un duc, ne lui appartenait pas, que le rez-de-chaussée avait même été converti en musée public et que Trotski et son épouse n’occupaient que deux pièces au premier étage. Trotski s’excusa auprès de ses hôtes de leur demander d’emprunter une échelle pour accéder à l’appartement. Toute la tuyauterie du palais détruite par le gel, l’escalier d’honneur effondré, cette résidence n’était donc habitable qu’à la belle saison. Il ne restait que peu de meubles, tous défraîchis, voire éventrés. Les moujiks des alentours s’étaient servis.
— Juste ce qui convient pour les nouveaux maîtres, dit Trotski, en montrant d’un geste, toujours théâtral, les vestiges d’une ancienne splendeur dont on voyait encore quelques traces par des boiseries aux moulures dorées et quelques tableaux de Canaletto dans leurs cadres ouvragés, sans doute protégés du vandalisme parce qu’ils représentaient des églises vénitiennes.
Fred était venu vers Trotski furieux et, dès le premier contact avec ce charmeur, sa colère tomba. Trotski parlait de Sandoz, en mission à Odessa, du parti communiste français qui absorbait peu à peu les milieux anarcho-syndicalistes grâce à Delesalle et à Rosmer. Il complimentait Fred et Victor de leur excellent travail.
Fred se laissait envoûter par ce discours, par ce discoureur qui savait si bien enjôler amis et adversaires. Soudain, il se ressaisit et lança brutalement :
— Camarade Trotski, lorsque le 18 mars 1917 le soviet de Petrograd vous choisit comme président, vous vous êtes engagé, dans votre déclaration d’investiture, à respecter la légalité et l’entière liberté de tous les partis. La direction du Praesidium, avez-vous proclamé, ne cédera jamais à la tentation de supprimer la minorité.
Or, après les mencheviks, les socialistes révolutionnaires ont été éliminés, et maintenant vous pourchassez les anarchistes. Jusqu’où irez-vous dans la suppression des minorités ? Vous souvenez-vous de votre promesse de 1917 ?
Trotski demeura un long moment silencieux. Il ne prit pas la mouche, comme si souvent lorsqu’on le contredisait. Il sembla s’abandonner à une sorte de rêve. Sans doute revoyait-il cette exaltante année 17, que Fred lui rappelait abruptement. Il murmura simplement, d’un air pensif :
— C’était le bon temps !
— Pourquoi avoir été aussi cruel avec Cronstadt ? demanda Victor. Pourquoi cet ultimatum à la radio qui traitait les mutins de vauriens ?
Trotski grimaça, de vraie douleur.
— Ce n’est pas moi qui ai lancé cet ultimatum. Nous ne pouvions pas accepter que Cronstadt s’étende. Il fallait éteindre très vite cet incendie, avant que ne brûle tout ce que nous tentons d’édifier. Mais je n’aurais jamais dit qu’il fallait tirer ces malheureux comme des perdrix.
— Qui a invectivé les mutins à la radio, si ce n’est pas vous ? lança Fred, agacé.
Trotski le regarda avec commisération, comme s’il s’apitoyait sur son cas.
— C’est votre patron Zinoviev, bien sûr. Vous n’avez pas reconnu sa voix de châtré ? Personne n’a reconnu sa voix. Il l’a camouflée, le salaud. C’est Zinoviev qui a déclenché l’assaut contre Cronstadt et il proclame à tout le monde que c’est moi. J’en porterai la croix devant l’Histoire. Ils me détestent parce que je ne suis pas un vieux bolchevik, comme eux, et parce que Lénine m’aime. Ces vieux bolcheviks, quelle plaie pour le Parti ! Ils poussent le communisme dans la dégénérescence bureaucratique. Ils n’ont que le prolétariat à la bouche. Pourtant, dans les usines, seulement quinze pour cent des ouvriers adhèrent au Parti. Un parti de fonctionnaires, voilà leur idéal ! Moi, j’ai levé la nation en armes, comme Danton, la nation armée, victorieuse. L’armée rouge, c’est la fleur de la Révolution.
— Pourquoi Voline en prison ? demanda Fred. Pourquoi la fleur de la révolution sème-t-elle la mort en Ukraine ?
— Voline est complice de Makhno qui n’est qu’un bandit.
— Je ne connais pas Makhno, mais je connais bien Voline. C’est lui qui, à Paris, m’apprit le russe. Il a participé à la révolution de 1905, comme vous. Il a été en exil, comme vous. Il est revenu pour participer à la révolution d’Octobre, comme vous. Vous le savez bien. Pourquoi exclure de la construction de la Russie soviétique des hommes qui ne vivent que pour elle, qu’avec elle ! Pourquoi eux, pourquoi pas Victor, pourquoi pas moi ?
— Nous enfermons des bandits à Boutyrki et des makhnovitsy, mais pas d’anarchistes ideiny.
— C’est toujours votre excuse, dit Fred. Vous m’appelez ideiny, mais je suis frère de Voline.
La gracieuse femme de Trotski servit du thé dans la vaisselle de porcelaine du duc, miraculeusement épargnée du pillage. Depuis longtemps, le sucre avait disparu de Russie. Trotski tendit cérémonieusement à ses invités une coupe de cristal emplie de pastilles de saccharine.
— Je ne sais si Marx et Engels buvaient autant de thé en Angleterre. Je ne sais si le marxisme passe par tout ce thé ? Si oui, quelle incubation !
L’évocation de Marx et d’Engels entraîna Trotski dans une longue rêverie. Il s’approcha de la fenêtre et contempla la campagne. Au bout d’un moment, il se planta devant ses visiteurs, les bras croisés.
— Je pense à la phrase de Marx et d’Engels où ils parlaient du tragique destin de ces révolutionnaires qui viennent avant leur heure. Oui, la Tchéka, Boutyrki, et même ma glorieuse armée rouge, tout cela n’existe-t-il que parce que nous sommes venus trop tôt ? Le peuple n’était pas prêt. Les nations occidentales n’étaient pas prêtes à nous rejoindre. Nous nous trouvons seuls, dans nos contradictions, avec des prisons qui devraient être détruites, une police qui ne devrait pas avoir de raison d’exister, une armée qui devrait être seulement une légion du travail.
Trotski, au sens propre du mot, chancelait. Il se retint au dossier d’un fauteuil et sa femme le prit par le bras pour l’aider à s’asseoir. Fascinés, Fred et Victor regardaient ce héros d’une tragédie shakespearienne, arrivé au sommet du pouvoir et qui flageolait sur ses jambes. Ils se rendaient bien compte que Trotski, dans un moment de faiblesse, les considérait comme des accusateurs, des fantômes de sa jeunesse libertaire.
Trotski ne cessait d’agir contre ses principes, de passer outre à ses engagements moraux. Il évoquait toujours les circonstances, l’obligation de défendre la Révolution menacée. En réalité, s’il s’arrêtait un moment pour réfléchir, il s’apercevait bien qu’il ne menait pas les événements, mais qu’il était mené par eux, mené à toute vitesse, comme dans ces troïkas endiablées des contes de son enfance. Alors un vertige l’accablait. Il avait peur du gouffre, au bout de la route. Puis, son immense orgueil le remettait debout.
— Lev Davidovitch est fatigué, chuchota la femme de Trotski, très triste. Excusez-le. Excusez-nous.
Fred et Victor regagnèrent leur voiture.
— Il a été sublime, dit Victor.
— Encore quelques pas, répondit Fred, et il deviendra lugubre.
Au début de l’été naquit le second fils d’Alfred Barthélemy, l’enfant attendu par Galina, qu’ils prénommèrent Alexis, en hommage à Alexandra Kollontaï.
Fred regardait ce petit être rougeâtre, congestionné, crispé, qui hurlait comme si on s’apprêtait à l’écorcher. Il regardait Galina qui l’enveloppait dans des lainages. Galina radieuse, heureuse comme il ne l’avait jamais vue. Galina toujours fermée dans ses certitudes, toujours butée dans ses principes, s’était ouverte, avait ouvert son corps, tout son être, pour accoucher de cet enfant qui s’accrochait à sa blouse de ses petits doigts, comme des pattes d’oiseau. Elle déboutonnait son corsage et lui donnait le sein. Le lait était encore rare dans les magasins de Moscou. Heureusement, elle pouvait allaiter. Fred regardait Galina ouverte, ouverte sur l’avenir de cet enfant qui coïncidait avec l’avenir de la Révolution. Encore une fois, sa pensée s’en alla vers l’Ouest, vers Flora que la naissance de Germinal ne transforma pas ainsi. Dans le couple qu’ils formèrent, Germinal vint en plus. Il s’ajouta. Avec Galina, il avait l’impression que lui, Fred, était maintenant en plus, que la mère et l’enfant constituaient le vrai couple.
Il n’eut pas le temps de se laisser contaminer par de telles digressions sentimentales qui risquaient de déboucher sur de la sensiblerie préjudiciable à son action. Il devait en effet préparer le Krasnyï Internacional Profsoïouzov (Profintern) et sa tâche de recruteur se révélait beaucoup moins facile que les années précédentes. Les anarchistes occidentaux commençaient à se méfier. Armand, Armand le stirnérien, dont lui parlait jadis Rirette, lui répondit une longue lettre par laquelle il confirmait son admiration de la Révolution russe, tout en s’opposant absolument à cette dictature du prolétariat que Lénine et Trotski brandissaient comme un nouveau mot d’ordre. « Terrorisme blanc, terrorisme rouge, c’est toujours du terrorisme, concluait Armand. Dictature du clergé, dictature de la bourgeoisie, ou dictature du prolétariat, c’est toujours de la dictature. »
Pire, le Congrès anarchiste français du mois de janvier condamnait l’État bolchevik, tout en se désolidarisant de Makhno dont l’héroïsme guerrier lui paraissait suspect. Le Libertaire titrait : « À bas la bourgeoisie et l’État, y compris l’État prolétarien. »
Certains anarchistes, et non des moindres, adhéraient néanmoins au nouveau parti communiste français : Monatte, Delesalle, Monmousseau. Mais ils y instillaient des méthodes de réflexions inhabituelles qui amenaient le Parti à se plaindre des directives et des rappels de Moscou. C’est en Russie que, eu égard à ses convictions qu’il ne dissimulait à personne, à ses remontrances même aux bolcheviks les plus éminents, c’est en Russie que Fred aurait dû subir le plus de rebuffades, or celles-ci ne lui venaient que de France, d’Italie, d’Espagne et de militants avec lesquels il se sentait en totale affinité. La délégation de la puissante C.N.T. espagnole n’était pas conduite cette fois-ci par Pestaña, pourtant sorti de prison, mais par Joaquin Maurin et Andreu Nin. Dès son arrivée, Nin demanda des explications à Fred qui ne lui cacha rien. Il lui raconta comment s’étaient déroulées les obsèques de Kropotkine, comment Voline et Baron se trouvaient toujours en prison.
— Et l’économie ?
— Le revenu national est tombé au tiers de son niveau de 1913. On a brûlé l’hiver dernier les derniers meubles de la bourgeoisie. Soixante grammes de pain par personne, des pommes de terre gelées, mais on tient. Lénine et Trotski ne parlent que de dictature prolétarienne, seulement le prolétariat russe n’existe pas. La Russie est un pays de paysans.
Fred pensa à ce que Gorki lui disait des moujiks, mais il jugea inutile d’aggraver la situation. Il ajouta :
— Les soviets n’existent plus. Le dernier mourut à Cronstadt. Les membres actuels des soviets ne sont pas des parlementaires, mais des fonctionnaires comme moi.
— Pourquoi restes-tu à Moscou, si tu ne crois plus à la Révolution russe ?
— Où aller ? Je suis condamné à mort par contumace en France. J’ai une compagne, ici, un enfant, des camarades. Tout n’est pas perdu. Zinoviev et Kamenev ne refusent pas de m’écouter et, grâce à eux, je peux aider des opposants en difficulté. L’esprit libertaire demeure encore très vivant en Russie. Pas le moment de lâcher ! Faut que vous m’aidiez à renforcer la gauche du parti bolchevik. Les communistes russes dérivent de plus en plus à droite, c’est certain.