Tous les matins, le froid réveillait l’enfant à l’aube. Bien avant que ne s’éteignent les réverbères, dans la pâle lumière grise, il s’ébrouait en quittant l’encoignure où il avait dormi, toujours au même endroit, dans une ruelle qui longeait l’église Saint-Eustache. Il s’étirait comme un chat, se secouait les puces, et comme un chat partait à la recherche de quelque nourriture, au pif, à l’odeur. Les Halles se réveillant en même temps que lui, il ne tardait pas à découvrir quelque chose de chaud. Les marchandes de volailles n’ouvraient pas leurs étals avant d’avoir discuté autour d’un bol de bouillon. L’enfant recevait sa part. Puis il s’éloignait en sautillant, jouant à cloche-pied entre les baladeuses chargées d’un amas de victuailles. Tous les vendredis, il remontait la rue des Petits-Carreaux, allant à la rencontre des charrettes de poissonniers qui arrivaient de Dieppe. Il aimait cette odeur d’algues et d’écailles qui déferlait vers le centre de Paris. La mer, cette mer qu’il n’avait jamais vue et qu’il imaginait comme une inondation terrible, se frayait un chemin à travers la campagne et descendait des hauteurs de Montmartre. On entendait les charrettes de très loin, dans un grondement de tonnerre. Les roues cerclées de métal faisaient sur les pavés un vacarme du diable. Auquel s’ajoutait le cliquetis des fers des chevaux. Engourdis dans les voitures par leur long voyage, les poissonniers sommeillaient, enveloppés dans leurs lourdes houppelandes, tenant machinalement les guides. Les chevaux connaissaient leur chemin. Lorsque les premiers attelages arrivaient sous les pavillons de fer, il se produisait alors un embouteillage et le crissement des freins remontait en un grincement aigu jusqu’au faubourg Poissonnière. Les charretiers se réveillaient brusquement, s’invectivaient, se dressaient sur leur siège. Il fallait attendre que les premiers déchargent leurs marchandises. Les chevaux piaffaient, tapaient du pied. La plupart des hommes descendaient de voiture et allaient boire un petit verre de goutte dans les bistrots qui ouvraient leurs volets.
Ce vendredi-là, à l’arrière d’une des charrettes se tenait assise une petite fille. Ses jambes et ses pieds nus se balançaient et le garçon ne remarquait plus que cette peau blanche. Il s’approcha. La petite fille, la tête penchée, le visage caché par ses cheveux blonds embroussaillés qui lui retombaient sur les yeux, ne le voyait pas. Lui, de toute manière, ne regardait que ces jambes dodues, qui se balançaient. Lorsqu’il fut tout près, il entendit que la petite fille chantonnait une comptine. Il avança la main, toucha l’un des mollets.
— Bas les pattes ! A-t-on idée !
Alors il aperçut son visage, une figure chiffonnée, avec des yeux bleus. Il savait que la mer était bleue. La petite fille venait de la mer. Elle sentait d’ailleurs très fort le poisson, ou bien cela venait de la charrette. Pour en avoir le cœur net il mit le nez sur l’une des jambes blanches.
Elle se débattit.
— Veux-tu pas renifler comme ça. D’abord, d’où sors-tu ?
Il montra le bas de la rue, d’un air vague.
— On est arrivés, dit la petite fille. C’est pas trop tôt.
Elle sauta de la charrette. Le garçon était beaucoup plus grand qu’elle.
— Moi j’ai douze ans, dit-il, et toi ?
— Onze.
— Tu es bien petite.
— C’est toi qui es grand. Quel échalas ! On dirait un hareng saur.
La file de véhicules s’immobilisait. Hommes et femmes de la marée, tous étaient descendus dans les bistrots où on les entendait discuter bruyamment. La petite fille s’assura que personne ne restait dans sa carriole, revint vers le garçon qui demeurait planté là, à la regarder, lui prit la main et l’entraîna, en courant très vite.
— J’en ai marre de ces péquenots, dit-elle lorsqu’ils s’arrêtèrent près de la rue de Richelieu. On va faire la vie tous les deux. Tu t’appelles comment ?
— Fred.
— Moi, c’est Flora. Tu crèches chez tes père et mère ?
— Non. Je me débrouille dans la rue. Mes vieux sont morts et enterrés.
— T’as de la chance. Les miens vont me courir après, si t’es pas assez malin pour me cacher. Me font trimer comme une bête. J’en ai ma claque. Fais gaffe, ils sont méchants. Si jamais ils voient que tu m’as enlevée, qu’est-ce que tu vas dérouiller !
— Mais je ne t’ai pas enlevée !
— Si, tu m’as reniflé les jambes.
— C’était pour voir si tu sentais le poisson.
— Ça commence comme ça, et après on fait la vie.
Ils bifurquèrent dans les jardins du Palais-Royal.
Flora s’émerveilla devant les jets d’eau des bassins.
— La mer, c’est comment ? demanda Fred.
— Dégueulasse. Ça bouge tout le temps. C’est de l’eau pleine de sel et d’un tas de saloperies. C’est froid, c’est méchant, ça coule les bateaux des pauvres pêcheurs. De temps en temps, ça ouvre une gueule énorme et ça se met à mordre les remblais. On dirait qu’elle va avaler les maisons, sur le quai. Elle cogne, elle hurle. J’espère bien ne plus jamais voir cette mauvaiseté.
— Ici aussi, dit Fred, dans les villes la mer remonte parfois de partout et s’étale. L’an dernier, Paris a bien failli se noyer et tous les Parigots avec. La mer vient de très loin, rentre dans les caves, déborde. Les rats courent dans les rues, comme des fous, suivis par cette montée des eaux qui leur colle aux fesses. Les rues disparaissent. Il n’y a plus que des rivières. On construit des ponts de planches. On entend de temps en temps comme des coups de canon ; les fenêtres des rez-de-chaussée explosent. L’eau déferle dans les maisons, soulève les plaques de fonte des égouts. Paris sent la boue, le cimetière, la brume. Tous les bas quartiers s’effacent. Puis la flotte finit par s’étaler, avec seulement un bruit de clapotis. On dirait qu’elle est contente, l’eau, d’avoir fait un tel bordel. C’est comme ça que je vois la mer. On m’a raconté autrefois des histoires où l’on disait qu’au fond de l’Océan se trouvent des villes englouties et qu’on entend même sonner les cloches des églises.
— Mais non, c’est pas ça du tout. La mer, je te dis, c’est une belle saloperie.
Ils s’étaient assis dans des chaises de fer, près du grand bassin. De nouveau, Flora, vêtue d’une robe courte, en vieux lainage marron, balançait ses jambes nues.
— Y a pas à dire, ce que tu peux sentir le poisson, c’est pas Dieu possible. Les chats ne te courent pas après ?
Flora haussa ses épaules menues. Elle se mordait les doigts.
C’est à ce moment qu’arriva sur eux, soufflant comme un bouledogue, un gardien en uniforme. Ils n’eurent que le temps de sauter des chaises pour éviter les gifles.
— Dehors, guenilleux, vermine !
Ils coururent vers la Comédie-Française, en se tenant par la main. Arrivés rue de Rivoli, leurs défroques détonnèrent dans ce quartier chic. Fred, coiffé d’une casquette, portait un vieux costume gris. Ses godillots achevaient de lui donner un air d’apprenti en vadrouille. Très grand, d’apparence plus vieux que son âge, il aurait pu passer inaperçu dans les beaux quartiers. Mais Flora, avec sa robe trop courte, ses jambes et surtout ses pieds nus, ressemblait à l’une des Deux Orphelines. À tel point qu’une dame cossue crut de son devoir de lui faire l’aumône.
— Qu’est-ce qu’elle t’a refilé ?
Flora montra la piécette, dans le creux de sa main.
— Chouette, on va se payer des petits pains.
Depuis les grandes inondations de Paris, en 1910, Fred vivait dans la rue. Son père, terrassier dans les tranchées du métro, était mort de tuberculose peu de temps auparavant et la mère suivit, emportée par la contagion. L’enfant fut recueilli par des cousins qui supportaient mal cette charge. Fred profita de l’affolement consécutif à la montée des eaux pour déguerpir. Comme ses parents adoptifs ne cessaient de redouter qu’il « parte aussi de la poitrine » et que « ce qu’il lui faudrait c’est le grand air », il n’avait plus jamais dormi sous un toit depuis sa fugue. Dans le quartier des Halles, les vagabonds de son acabit abondaient. De tous les âges. De tous les genres. Du clodo traditionnel à l’artiste bohème, de la putain de dernière classe à la Folle de Chaillot. Autour des pavillons de Baltard grouillait une faune nocturne qui se nourrissait des déchets du grand marché de gros. Chacun s’appropriait une zone, dormait dans un coin. Chacun défendait vigoureusement son territoire. Mais qui observait scrupuleusement les règles tacites de la cloche n’avait pas d’ennuis. L’enfant apprit, dans ce cloaque, toutes les techniques de la survie. Il apprit à ne dormir que d’un œil, l’esprit en alerte, toujours sur le qui-vive. Il apprit à se sustenter de peu, à ne boire que lorsque l’occasion se présentait. Il apprit à esquiver les coups. Il apprit la méfiance, la ruse. Toutes choses qui devaient plus tard, dans maintes situations difficiles, lui permettre d’éviter les chausses-trappes.
Toute la journée, Fred et Flora s’amusèrent à galoper dans les rues. Mais lorsque vint le soir, Fred se trouva désemparé. Flora refusait évidemment de s’approcher du quartier des Halles, où l’on risquait de la reconnaître. Or, sorti des Halles, Fred se sentait perdu. Il avait l’impression que, depuis l’aube, il avait parcouru des lieux fantastiques, mais il ne lui serait jamais venu à l’idée qu’il puisse ne pas retrouver pour la nuit sa ruelle de Saint-Eustache. Il lui paraissait de même impensable d’abandonner Flora. Ce dilemme les conduisit à contourner le centre de la ville jusqu’aux faubourgs populaires de l’Est, où ils furent tout étonnés d’arriver soudain dans une sorte de campagne. Des petites maisons entourées de jardins, des hangars, des ateliers d’artisans. La nuit les surprit dans cet environnement qui leur sembla hostile. Ils avaient faim. Fred n’osait se l’avouer, mais il appréhendait de s’être perdu.
— Alors, les amoureux, on musarde ?
Fred et Flora s’apprêtaient à fuir en entendant cette voix qui sortait de l’ombre. Mais lorsqu’ils discernèrent la silhouette de la personne qui les interpellait, ils se rassurèrent. Il s’agissait d’une toute jeune femme, qui pouvait avoir seize ans, vêtue d’un sarrau noir d’écolière. Ses cheveux courts, séparés par une raie en deux bandeaux, son col marin bien blanc qui éclairait la blouse, sa frimousse espiègle, inspirèrent aussitôt confiance aux deux enfants.
— Je ne vous ai jamais vus dans le quartier. Où donc restez-vous ?
Et comme les deux enfants ne savaient que répondre, elle eut un geste, pour s’excuser :
— Vous direz que je suis bien curieuse et que ça ne me regarde pas. Vous aurez bien raison. Je disais ça comme ça, pour parler. Histoire de vous dire bonjour, quoi ! Allez, bonne nuit.
— Ne partez pas, dit Fred. Je crois bien qu’on s’est égarés. C’est la campagne, ici, ou quoi ?
— C’est Belleville. Une pas très belle ville. Une pas très belle campagne. Belleville, c’est nulle part. C’est pourquoi on y est bien. Mais, je suis bête, peut-être avez-vous faim ?
— Oui, dit Flora.
— Alors, venez.
La jeune femme ouvrit un portail de fer, les fit passer dans le jardinet et ils montèrent, par un escalier de bois, dans un petit logement où un homme, debout devant une table, lisait attentivement de grandes feuilles de papier journal. Lui aussi paraissait très jeune, vingt ans tout au plus. Il était vêtu d’une curieuse blouse en flanelle blanche, bordée de soie mauve. Ses yeux noirs examinèrent les deux enfants.
— C’est Victor, dit la jeune femme. Moi je m’appelle Rirette.
— Moi je suis Fred, elle c’est Flora.
— Eh bien, Fred, eh bien, Flora, vous aurez un peu de pain et de fromage. Victor et moi nous ne vous interrogerons sur rien. Si vous ne savez pas où dormir, il y a une cabane au fond du jardin. Si notre tête ne vous revient pas, le portail ne ferme jamais à clef.
La destinée des êtres tient à peu de chose. Ou plutôt, il se produit parfois un enchaînement de circonstances qui vous amène à votre heure de vérité. Ainsi des jambes blanches de Flora, balancées au bord de la charrette, de la fascination qu’elles exercèrent sur Fred, de la fugue de la petite fille qui s’ensuivit, de leur impossibilité de retourner aux Halles et de la rencontre impromptue qu’ils firent à Belleville de Rirette Maîtrejean et de Victor Kibaltchich. À partir de là commencent vraiment les aventures d’Alfred Barthélemy.
Fred et Flora ne restèrent évidemment pas sagement dans la cabane du fond du jardin à attendre que leur destin s’accomplisse. Ils redescendaient chaque jour vers le cœur de la ville, s’amusant à des riens, chapardant juste le nécessaire aux étalages, s’ingéniant à faire des farces aux bourgeois, tirant la langue aux sergents de ville. Fred regrettait les Halles, mais il ne regrettait pas de les avoir échangées contre Flora.
Lorsque passaient quelques jours, sans qu’ils revoient Rirette et Victor, ceux-ci leur manquaient ; et ils revenaient dans le petit logement de Belleville avec une sorte de gourmandise. L’amour que se témoignaient ces deux êtres jeunes les fascinait. Il avait comme une odeur de tendre sensualité, quelque chose qui ressemblait au sentiment que Fred et Flora se portaient, mais plus mûr, plus chaud, plus épanoui. Avant de rencontrer ce couple, Fred et Flora ignoraient que puisse exister le bonheur.
Beaucoup d’hommes rendaient visite à Victor et Rirette, le plus souvent le soir, voire la nuit. Certains inquiétaient les enfants avec leur allure de conspirateur. Fred remarqua une chose étrange. Rirette et Victor se vouvoyaient lorsqu’ils étaient seuls et se tutoyaient en présence de leurs hôtes. Le tutoiement général ne surprenait pas Fred, c’est ce vouvoiement intime qui l’intriguait.
Tous ces visiteurs étaient très jeunes, même si certains, comme ce Raymond-la-Science, qui avait un visage poupin et rose, ressemblait à un bourgeois avec son chapeau melon, son lorgnon et son pardessus à martingale. Malgré sa petite taille, Raymond-la-Science faisait un peu peur aux enfants. Mais comme il ne leur adressait jamais la parole, ils finirent par s’habituer aux arrivées inopinées du binoclard, comme ils le surnommaient entre eux, en pouffant de rire. Par contre, ils aimaient beaucoup un rouquin aux yeux verts, très doux, timide, qui leur récitait ce qu’il appelait des poésies. Il les savait par cœur. Il disait :
Bonjour, c’est moi… moi, ta m’man
J’ suis là, d’vant toi au cèmetière…
Louis ?
Mon petit… m’entends-tu seulement ?
T’entends-t’y ta pauv’ moman d’ mère ?
Ta Viell’ comm’ tu disais dans l’ temps.
En écoutant ça, Flora ne crânait plus. Elle se mettait à chialer, comme une môme qu’elle était. Fred la regardait alors, perplexe, ne la reconnaissant pas dans cet abandon, elle toujours si maligne et qui montrait une propension à le mener par le bout du nez. Mais le rouquin aux yeux verts continuait sa complainte qui racontait l’histoire d’une pauvre vieille, venant chercher au cimetière la tombe de son fils condamné à mort et guillotiné.
C’est pas vrai, est-c’ pas ? C’est pas vrai
Tout c’ qu’on a dit d’ toi au procès ;
Su’ les jornaux, c’ qu’y avait d’écrit
Ça c’était bien sûr qu’ des ment’ries…
Et à présent qu’ te v’là ici
Comme un chien crevé, eune ordure,
Comme un fumier, eun’ pourriture,
Avec la crèm’ des criminels
Qui c’est qui malgré tout vient t’ voir ?
Qui qui t’esscuse et qui t’ pardonne ?
Qui c’est qu’en est la pus punie ?
C’est ta vieill’, tu sais, ta fidèle,
Ta pauv’ vieill’ loque de vieill’, vois-tu !
Fred ne pleurait pas. Il ne pleurait jamais. Mais il se sentait tout remué.
— Comment tu fais pour imaginer des choses comme ça ? demandait Fred. On dirait que c’est vrai.
— C’est pas moi, Fredy, c’est un poète. Jehan Rictus, retiens bien ce nom. Je connais toutes ses poésies par cœur. Il faut que tu apprennes des poésies, toi aussi. Tu ne vas pas continuer à vivre comme un sauvage. Regarde notre copain Raymond, il sait tout. C’est pourquoi il s’appelle Raymond-la-Science. Quand on sait tout, on peut tout. Pour Raymond, rien d’impossible. As-tu appris à lire, au moins ?
— Oui.
— Victor t’a-t-il fait lire notre journal ?
— Quel journal ?
— Comment, il ne t’a pas dit qu’on publiait un journal ? Tu ne l’as pas vu corriger de grandes feuilles de papier ?
— Ah, les journaux, moi je m’en balance.
— Nous aussi. Les journaux mentent. Pas le nôtre. Il s’intitule L’Anarchie. C’est Rirette et Victor qui s’occupent des articles. Moi je suis le typo et, dans la cave, Octave tourne la presse à bras qui imprime.
Octave Garnier ? Oui, Fred le connaissait. Le plus costaud parmi les visiteurs nocturnes, le plus sinistre aussi. Pas étonnant qu’on l’ait planqué dans la cave.
— Et Raymond-la-Science, lui, qu’est-ce qu’il fait, dans tout ça ? demanda Fred.
— Raymond ! C’est le caissier. Il se débrouille pour trouver de l’argent. Parce que, tu sais, il en faut de l’argent. L’argent, ça ne manque pas. Savoir le récupérer sans se faire piquer, ça c’est de la science !
— J’aime pas La Science, dit Fred, c’est un bourgeois et il ne nous cause pas.
Le rouquin aux yeux verts gloussa de rire :
— Raymond, un bourgeois ! S’il t’entendait ! C’est vrai qu’il ressemble à un bourgeois. Mais faut ça pour donner confiance à ceux qui détiennent le pognon.
Le lendemain, le rouquin qui s’appelait Valet (Valet sans prénom) conduisit Fred et Flora au centre de Paris, dans le quartier de l’Odéon. Valet pensait emmener Fred seul, mais celui-ci refusa de se séparer de Flora. Valet s’en agaça :
— Mais enfin, tu la reverras ce soir, ta copine. Je ne sais pas comment tu t’en accommodes, elle ne sent pas bon. Elle va empester la boutique que je veux te faire connaître.
— C’est pas vrai, dit Fred, vexé. Elle ne pue pas, elle sent le poisson.
— Le poisson ?
— Ben oui, elle est venue à Paris dans une charrette de poissons. Ça lui colle à la peau, cette odeur. C’est aussi l’odeur de la mer, non ?
— Bon, comme tu voudras. Seulement si tu commences, aussi jeune, à t’attacher au cotillon des filles, tu n’as pas fini d’en baver, mon pauvre Fredy. Enfin, ça te regarde.
Valet, arrivé rue Monsieur-le-Prince, poussa les deux enfants dans un petit magasin encombré d’une multitude de livres. Il y en avait partout. Les murs, recouverts de rayonnages, regorgeaient de volumes brochés et reliés. Sur le sol, ils s’amoncelaient en piles. On devait se frayer un passage au risque de faire écrouler tous ces édifices d’imprimés. Fred et Flora n’avaient jamais vu autant de livres. Il s’en accumulait bien un grand nombre dans le logement de Rirette et de Victor, mais ils étaient soigneusement rangés dans des casiers. Ce débordement de papier rappela à Fred les inondations de l’année précédente.
Dans ce désastre, émergeait néanmoins un homme sec, aux cheveux, à la barbiche et à la moustache d’un beau noir. Il ressemblait à un ouvrier de l’industrie et sa présence dans cette librairie paraissait incongrue.
— Je t’amène Fred et Flora, dit Valet. Ils ont été recueillis par Rirette et Kibaltchich.
— À quoi ça sert, tous ces bouquins ? demanda Flora d’un air dégoûté.
— Regardez, les enfants, dit Valet. À droite, vous avez les romans et la poésie. À gauche, le social, la politique. D’un côté le rêve, de l’autre côté l’action. Quand vous posséderez les deux, vous pourrez conquérir le monde.
— Allons, Valet, ne t’emballe pas, dit le libraire. Les choses sont plus complexes. Les romans, c’est aussi de l’action sociale et la politique, c’est aussi du rêve. Quant à conquérir le monde, qu’en ferais-tu ? C’est la conquête de soi-même, qui importe.
— Tu n’as pas toujours causé comme ça, Paul. Tu te ranges des voitures parce que tu deviens vieux. Mais dans le temps tu as été aussi illégaliste que nous. Souviens-toi de Ravachol et de la bombe de Vaillant à la Chambre des députés…
— Vaillant a été manœuvré par les flics. On l’a guillotiné, mais le vrai coupable c’était le préfet de police. Ne me parle jamais de Vaillant. Vous aussi, vous finirez par tomber dans les provocations policières. Ce qui compte aujourd’hui, ce ne sont plus les bombes, ce n’est plus la fausse monnaie, ce n’est plus la reprise individuelle, l’avenir est au syndicalisme et c’est par le syndicalisme que nous ferons la révolution, lorsque nous aurons su à la fois imprégner le syndicalisme d’anarchisme et l’anarchisme de syndicalisme. La régénération de l’un et l’autre tient dans ça. Seulement dans ça.
La discussion entre Valet et le libraire dura longtemps. Ils avaient baissé la voix et Fred ne les entendait plus que dans un murmure. De toute manière, il était trop absorbé par ce qu’il venait de découvrir pour prêter attention à leurs propos. Il avait ouvert un livre intitulé Les Misérables et ce livre le pénétrait complètement. Il en oubliait la boutique, Valet, Belleville et même Flora. Il lisait, péniblement, mais avec une telle concentration, que les personnages du roman l’emplissaient. Il se sentait soulevé de terre, dans une sorte d’état de lévitation, de douce hébétude. Jamais il n’avait ressenti pareille impression. Il fallut que Valet le secoue, voulant repartir, le secoue comme pour le réveiller. Fred tenait le livre des deux mains et l’appuyait, ouvert, contre sa poitrine.
Valet regarda sur la couverture. S’adressant au libraire, avec une vive satisfaction :
— Regarde, Paul, le petit a bien su choisir. Il lit le père Hugo.
— Si ce bouquin lui plaît, qu’il l’emporte.
— Non, dit Valet. J’avais mon idée en l’amenant. Puisqu’il mord à l’hameçon, j’aimerais bien que ce soit toi qui le pêches, ce beau gardon. Réserve-lui Les Misérables, marque la page et il reviendra ici chercher la suite. Peut-être qu’il finira par lire toute la boutique et qu’il deviendra aussi savant que Raymond.
— Raymond n’avait pas la tête assez solide. La science la lui a tournée. C’est un puits de science, Raymond, mais au fond du puits l’eau est polluée. N’en buvez pas, elle vous empoisonnera.
Valet haussa les épaules.
— Tiens, regarde la petite. Elle s’en moque bien, elle, de la science et du syndicalisme.
Flora, à califourchon sur le gros chien du libraire, qui s’appelait évidemment Bouquin, traversait le magasin en riant aux éclats, renversant sur son passage les piles de livres poussiéreux. Fred la regarda avec un tel air de réprobation, qu’elle s’exclama, boudeuse :
— Eh bien quoi, Bouquin et moi, on ne sait pas lire, n’empêche qu’on s’amuse à mener une vie de chien.
Rirette et Victor habitaient au 24 de la rue Fessart. Fred et Flora passèrent beaucoup de temps à explorer le quartier. Le plus proche d’abord, c’est-à-dire la place des Fêtes, avec son kiosque à musique. En suivant la rue Fessart dans l’autre sens, ils aboutissaient à un endroit merveilleux, le parc des Buttes-Chaumont. Ils y entraient en courant, comme s’ils avaient peur qu’on leur en interdise l’accès, s’arrêtant essoufflés sur les passerelles qui enjambent des gouffres. Ils s’émerveillaient des cascades, de la grande rivière, du petit temple à colonnes tout en haut d’un rocher, des grottes, des tunnels. C’est aux Buttes-Chaumont que Fred découvrit la nature, les saules, les pins, les ruisseaux et son idée de la campagne en restera faussée pour toute la vie. Lorsqu’il rencontrera plus tard la vraie campagne, c’est elle qui lui paraîtra aberrante et hostile.
Les grandes pelouses à flanc de coteau se prêtaient aux galipettes. Mais dès qu’ils apercevaient, de l’autre côté du parc, le grand toit d’ardoise de la mairie du XIXe, ils redevenaient sages et faisaient, face au bâtiment, une sortie solennelle. Puis ils détalaient vers la rue de Crimée, et arrivaient à leur autre grand pôle d’attraction, le bassin de la Villette, bordé d’entrepôts. Parfois, ils s’aventuraient jusque sur les rives du canal de l’Ourcq, s’attardant à observer les pêcheurs à la ligne sommeillant sur leur pliant. Les chalands, les bistrots de mariniers et de dockers, la rotonde, les monticules de charbon, tout cela les fascinait. Fred retrouvait sur les quais une ambiance qui lui rappelait un peu les Halles.
De plus en plus souvent. Valet restait la nuit rue Fessart et dormait dans la cabane du fond du jardin, avec Fred et Flora. Ce jeune homme très doux, timide, se plaisait dans la compagnie des deux enfants. Comme l’hiver apportait pluie et froid, Rirette se procura des chaussures pour Flora. Valet, qui pourtant n’aimait guère cette petite fille trop remuante, toute son affection allant à Fred, lui offrit des vêtements chauds. Fred préférait Valet à Victor, ce dernier l’effarouchant avec ses airs précieux que l’on pouvait croire quelque peu méprisants. D’ailleurs, dans les réunions nocturnes, Kibaltchich restait toujours en retrait, comme si la compagnie des trois hommes qui l’aidaient à confectionner le journal lui pesait. On eût dit, parfois, qu’il se méfiait d’eux. En tout cas, dans les discussions animées, dont les propos échappaient à Fred, il se révélait rarement d’accord avec ses compagnons. Le ton montait, jusqu’aux menaces. Mais Rirette savait, avec sa bonne humeur, son sourire, apaiser les conflits.
Fred et Flora s’étonnaient de ce que toute la bande fût si différente des adultes qu’ils avaient précédemment connus. Tous les hommes et les femmes qu’ils avaient côtoyés, affamés de viande, buvaient des litres de vin rouge. Or, les compagnons de Rirette et de Victor, comme ceux-ci, ne buvaient pas de vin, ne mangeaient pas de viande, ne fumaient pas de cigarettes. Ils se nourrissaient presque exclusivement de légumes, n’utilisaient ni sel, ni poivre, ni vinaigre ; se désaltéraient d’eau claire. Seul Victor montrait des goûts de luxe, qui lui valaient les railleries de ses amis, parce qu’il ne pouvait s’empêcher de consommer du thé.
Une vieille complicité liait Victor et Raymond-la-Science. Dès l’adolescence, ils s’étaient rencontrés à Bruxelles où l’étudiant Kibaltchich, issu d’une famille d’universitaires russes exilés, avait été fasciné par ce petit prolo, fils d’un cordonnier socialiste. De son vrai nom Raymond Callemin, son avidité de connaissances lui donna rapidement dans les milieux révolutionnaires le sobriquet de Raymond-la-Science. À la passion intellectuelle, Raymond mêlait une violence, qui avait à un tel point inquiété les socialistes belges que ceux-ci finirent par lui interdire l’entrée de la Maison du Peuple de Bruxelles. Devenu vagabond, sur les routes de Suisse et de France, Callemin-la-Science, tour à tour maçon, bûcheron, retrouva Kibaltchich à Paris et devint le caissier de L’Anarchie. Caissier d’une probité exemplaire. Non seulement il ne prenait jamais un sou dans la caisse, mais il s’arrangeait toujours pour combler les déficits. C’est justement sur l’origine de cet argent frais que les discussions avec Victor viraient à l’aigre.
Fred, qui était souvent retourné dans la librairie de la rue Monsieur-le-Prince, avait depuis longtemps terminé dans l’enthousiasme sa lecture des Misérables, suivie aussitôt par celle des Mystères de Paris, puis de Germinal. Il commençait à comprendre un peu ce que disaient ces hommes exaltés qui se jetaient des théories à la figure, comme des coups de poing.
D’un ton un peu cassant, Victor affirmait que Kropotkine lui-même prononçait son mea-culpa, reconnaissant la stérilité de la « propagande par le fait » et de la « reprise individuelle ».
— Il faut abandonner les bombes et faire des syndicats une école pratique d’anarchisme. Monatte et Delesalle ne préconisent pas autre chose.
Raymond-la-Science, de sa voix grandiloquente, qui lui permettait de toujours forcer l’attention dans les réunions, répliquait que Kropotkine, comme tous les vioques, n’avait plus de dents pour mordre ; que la société capitaliste était moribonde et que tout ce qui pouvait hâter sa fin devait être employé.
— Illégalisme, terrorisme, révolte totale. Pas de milieu. Nous sommes les hommes du browning et de la dynamite, s’écriait Raymond Callemin. Nous utiliserons tous les progrès de la science (Ah ! la science, il n’avait que ce mot à la bouche !) : l’auto, le téléphone, tout ce qui est rapide, qui ne laisse pas de trace.
— Enfin, s’énervait Victor, réfléchis un peu…
— À trop réfléchir, on ne tente jamais rien, répliquait Raymond. Vive l’impulsion !
À quoi Octave Garnier, sorti de sa cave et de sa presse à bras, ajoutait :
— Vive les en-dehors, les misérables, les analphabètes ! Kropotkine a prôné dans Le Révolté la révolution de la canaille et des va-nu-pieds. Nous voilà ! Méfie-toi, Victor, tu n’es qu’un intellectuel bourgeois, un révolutionnaire sentimental. Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous. Méfie-toi !
Dans le courant du mois de décembre, Callemin, Garnier et Valet disparurent tout à coup de la rue Fessart. Victor et Rirette parurent soulagés. Pour Fred, la cabane du fond du jardin, sans Valet, devenait bien triste. De plus, Flora boudait. Ses yeux bleus, en s’assombrissant, prenaient une curieuse couleur glauque. Recroquevillée dans un coin de la cabane, engoncée dans ses lainages pour se protéger du froid, elle ressemblait à une chatte effarouchée, prête à s’élancer pour griffer et mordre. Fred lisait, à la lueur d’une bougie. Il entendit Flora grogner.
— Tu n’es pas malade ? Tu as un drôle d’air.
— C’est toi qui es malade, Fredy. Tu ne m’aimes plus.
Fred lâcha le livre, se précipita près de la fillette :
— Tu rigoles ou quoi ?
— Non, pleurnicha Flora, tu préférais ce rouquin. Tu ne le lâchais pas d’une semelle. Et maintenant qu’il n’est plus là, tu passes ton temps à lire. Je n’existe plus.
— Tu devrais apprendre l’alphabet, Flora. Tu verrais comme c’est épatant. On découvre tant de choses, de gens, de monde. Depuis que Valet nous a emmenés chez ce bonhomme de la rue Monsieur-le-Prince, il me semble que j’ai grandi de dix ans. C’est comme un rideau qui s’ouvre sur tout ce que j’ignorais. Je vais t’apprendre à lire, Flora. Tu verras. C’est simple comme bonjour. Nous lirons ensemble.
— Non, ça ne m’intéresse pas. Si j’avais su, je ne serais pas descendue de la charrette.
— Ne dis pas ça.
Il rampa vers Flora, comme un animal qui s’approche lentement d’une proie.
— Le gros chat sent quelque chose de bon… Qu’est-ce que c’est ? Ah oui, une odeur de poisson. Mais où, cette odeur de poisson ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Ce n’est pas une chatte ? C’est un ours en peluche.
Fred tira sur les gros bas de laine. Les jambes blanches de Flora réapparurent et le garçon les sentit comme le premier jour, les lécha, les mordilla.
— Tu me chatouilles.
— Tu sens toujours le poisson. À moins que ce soit la mer.
Flora prit la tête de Fred dans ses petites mains.
— Jure-moi que tu m’aimeras toujours.
— Je le jure. Sur la tête de Valet, si ça peut te rassurer.
— Tu crois qu’on s’aimera autant que Rirette et Victor, quand on sera grands ?
— Autant, oui. Plus, on ne pourrait pas.
Un soir de février 1912, comme ils revenaient de l’une de leurs errances le long du canal de la Villette, où ils avaient admiré les patineurs, ils trouvèrent Rirette seule et bouleversée.
— Ah, mes petits, ils ont emmené Victor. Je m’y attendais.
— Qui ça, demanda Fred, Raymond-la-Science ?
— Non, les agents. Raymond et Octave ont fait des bêtises et comme la police sait qu’ils ont vécu ici, on est dans de beaux draps. Manque de chance, ils ont trouvé deux revolvers dans les tiroirs du buffet. Il n’y avait rien contre Victor, sauf ça.
— Et Valet ?
— Valet, je ne sais pas. J’espère qu’ils ne l’ont pas entraîné. Lui, qui est si gentil, qui ne ferait pas de mal à une mouche. L’ennui, les enfants, c’est que vous ne pouvez plus rester ici. Le quartier est plein de poulets. On surveille tous mes déplacements. On me file. S’ils vous repèrent, ils trouveront ça bizarre. Ils sont capables de vous cadenasser dans une maison de correction, un orphelinat, à l’Assistance publique. Puisque vous connaissez Paul, demandez-lui secours de ma part. Il ne vous laissera pas tomber.
— Quel Paul ?
— Paul Delesalle, le libraire de la rue Monsieur-le-Prince.
— Ah non, dit Flora, Fred va passer son temps à lire toute la boutique !
Rirette embrassa rapidement Flora et Fred, les poussa vers la porte.
— Allez-y, les enfants, partez sans vous sauver. Tranquillement. Comme si vous reveniez de l’école. Bonne chance.
Curieux libraire que Paul Delesalle. Ajusteur-mécanicien de haute qualification, il avait construit le premier appareil de cinéma pour les frères Lumière. Au même moment, la police le classait parmi « les cent et quelques militants que compte le parti anarchiste en France ». Praticien de la « propagande par le fait », c’est-à-dire du terrorisme, sous l’influence de Bakounine, il fut toute sa vie suspecté d’avoir jeté la bombe au restaurant Foyot dont la seule victime fut malencontreusement le poète anarchiste Laurent Tailhade. Mais après le congrès de Londres de la IIe Internationale, qui marqua la scission entre marxistes et anarchistes, Delesalle, en disciple de Kropotkine, renia le terrorisme au profit de l’anarcho-syndicalisme. Permanent pendant une dizaine d’années, sa passion des livres l’amena, en 1908, à ouvrir au 16 de la rue Monsieur-le-Prince une singulière librairie consacrée principalement aux publications révolutionnaires et syndicales. C’est là qu’Alfred Barthélemy allait faire ses humanités.
Personnage sec, noiraud, un peu malingre, bourru, Paul Delesalle n’avait rien pour plaire à deux enfants fugueurs. Déjà quadragénaire, il donnait l’impression, à Fred et Flora, d’être un vieux bonhomme. Mais sa compagne, Léona, sut les apprivoiser. Il n’était pas question néanmoins qu’ils puissent loger rue Monsieur-le-Prince. Le local ne se composait que de deux pièces, réunies par un couloir obscur. La librairie absorbait la première pièce sur la rue et la seconde, qui servait de chambre à coucher et de réserve, n’avait d’autre aération que le couloir dans lequel on se faufilait entre des murailles de publications, constituant de véritables archives de la vie ouvrière et syndicale, et que Delesalle achetait au prix du vieux papier à l’hôtel des ventes. Dans un recoin, une cuisine avait été installée, sommaire. Comme tous les libertaires, les Delesalle mangeaient peu, ne buvaient que de l’eau et attachaient plus d’importance à emplir leur tête que leur ventre.
Impossible d’accueillir Fred et Flora dans ce capharnaüm. Le chien Bouquin tenait déjà la place de l’enfant que les Delesalle n’avaient pas eu. Qui pourrait bien s’occuper d’eux ? Parmi les familiers de la boutique, le poète Charles Péguy, père de famille, serait d’un bon conseil. Delesalle et Péguy, liés d’amitié au moment de l’affaire Dreyfus où ils se retrouvaient dans les bagarres contre les antisémites, n’avaient ensuite cessé de se voir et se tutoyaient. Plusieurs fois par semaine, Péguy arrivait rue Monsieur-le-Prince, enveloppé dans sa pèlerine noire, l’air d’un moine défroqué avec ses cheveux courts, sa longue barbe et son lorgnon qui masquait ses petits yeux gris-bleu.
Charles Péguy s’enthousiasma aussitôt à l’idée de tirer du ruisseau ceux qu’il baptisa d’emblée Gavroche et Éponine.
— Gavroche, je veux bien, bougonna Fred. Mais Flora n’est pas Éponine. C’est Flora, un point c’est tout.
— Comment, s’étonna Péguy, ce moineau a lu Les Misérables ?
— Il l’a lu dans la boutique, répondit Delesalle. Il s’est même mis dans la tête de ne plus repartir de chez moi avant d’avoir avalé tous les autres livres.
— Une vie n’y pourvoirait pas, mon petit. Et il ne suffit pas de lire, il faut agir. Quel âge as-tu ?
— Treize ans.
— Il faut travailler de tes mains, tout en cultivant ton esprit. Une tête bien faite et des mains d’ouvrier, quoi de plus beau ! Qu’aimerais-tu apprendre, comme métier ?
— Typographe…
— Typographe. Ah ! oui, c’est un beau travail. Celui qui perpétue l’œuvre du penseur en la fixant dans des caractères de plomb, qui la multiplie, qui la répand comme une manne…
— Oui, typographe, reprit Fred avec assurance. Typographe comme Valet.
— Valet ? Qui est Valet ? demanda Péguy.
Delesalle murmura :
— C’est un de la bande à Bonnot.
Péguy leva les bras. Sa pèlerine, rejetée en arrière, lui donnait l’allure d’un avocat admonestant le tribunal.
— Tant d’énergie perdue ! Tant d’idéal fourvoyé !
Ses mains retombèrent sur les épaules de Fred.
— Bon, je vais m’occuper de ce garçon. Quant à la fille, tu pourrais la confier à Sorel.
— À Monsieur Sorel ? bredouilla Delesalle. Mais il ne saura pas…
— Flora et moi on ne se quittera jamais, protesta Fred.
— Je plaisantais, dit Péguy.
Rabattant sa pèlerine sur les deux enfants, il les poussa devant lui et sortit de la librairie avec une allure de berger évangélique.
L’épisode Péguy dura peu. Flora s’enfuit dès le second jour et Fred courut à sa recherche. Il finit par la retrouver près de la rotonde de la Villette. Comme elle s’était bagarrée avec des voyous qui voulaient l’entraîner vers les fortifs, ses vêtements neufs, donnés par Valet, pendaient en lambeaux. Elle n’avait plus qu’un soulier, s’étant servie de l’autre comme d’une arme pour cogner sur ses agresseurs. Une touffe de ses cheveux blonds avait été arrachée et sa lèvre inférieure, fendue, saignait abondamment.
Fred la prit doucement par la main, l’entraîna vers une fontaine Wallace et lui nettoya le visage. Ne pouvant marcher avec une seule chaussure, elle la jeta et se retrouva nu-pieds, comme auparavant.
Ils s’en allèrent tous les deux, sans rien dire, au hasard des rues et arrivèrent naturellement rue Fessart. Rirette les accueillit, sans surprise et sans reproche. Toujours aussi charmante, mais triste et anxieuse.
— Ne me dites rien. Oui, vous retrouverez votre cabane au fond du jardin, mais pas pour longtemps. On me laisse libre parce qu’on me file. On pense trouver les gros numéros en observant mes allées et venues. Lorsqu’ils les mettront sous les verrous, on me fera rejoindre Victor. Tout ça devient très malsain pour vous. Votre seule ressource, c’est Delesalle. Il n’est pas compromis, lui. Pensez-y toujours… Delesalle… Personne d’autre…
— Valet reviendra quand ?
— Valet ? Il ne reviendra jamais. Ni lui, ni Garnier, ni Callemin. Comment, tu ne sais pas ? Oui, tu ne lis pas les journaux. Tiens, regarde.
Sur la table, où si souvent Fred avait vu Victor Kibaltchich examiner attentivement les épreuves d’imprimerie de L’Anarchie, Rirette étala des numéros de L’Excelsior. De gros titres lui sautèrent aux yeux : Les bandits en auto… Un garçon de recette attaqué, à neuf heures du matin, rue Ordener… En première page un dessin représentait un homme coiffé d’une casquette à oreillettes, brandissant un pistolet, cependant qu’un encaisseur à bicorne et en jaquette s’écroulait.
— Il ressemble drôlement à Garnier, le mec au pistolet, dit Fred.
Rirette lui montra un paragraphe, à l’intérieur du journal. Il lut : « Un homme d’allure très jeune, pas très grand, vêtu d’un pardessus à martingale, coiffé d’un melon, portant binocle et dont le visage est celui d’un bébé rose. »
Fred en resta baba :
— Raymond-la-Science tout craché.
— Maintenant, regarde cette couverture du Petit Journal.
Sur toute la page s’étalait le tableau de l’attaque d’une banque. On voyait les chaises bousculées, les employés tirés à bout portant par des agresseurs enjambant le comptoir. Une fois de plus, Octave Garnier avait été bien repéré avec sa casquette à oreillettes, tout comme Raymond Callemin avec son melon et son binocle. Et là, emplissant un sac de louis d’or…
Fred mit le doigt sur l’image :
— Valet ?
— Peut-être, dit Rirette. Mais si tu les reconnais si bien, tu penses que les poulets les auront identifiés. Il ne leur reste plus qu’à mettre la main dessus. Pas facile ! Ils savent que la guillotine est au bout de leur aventure. Ils défendront chèrement leur peau.
— Delesalle ne voulait pas que j’entende. Mais j’ai bien retenu le nom : « bande à Bonnot ». C’est eux ?
— Un jour, Raymond nous a présenté un petit homme trapu avec une moustache rousse, qui s’appelait Jules Bonnot. Mécanicien, voleur de voitures, chauffeur casse-cou, il se disait anarchiste, mais il n’est qu’un coquin auquel l’anarchie sert de prétexte. Victor et moi nous ne cessions de mettre en garde Callemin et Garnier contre ce frimeur. Mais ils l’ont suivi. Tu vois la suite…
— Si Victor n’était pas d’accord avec eux, pourquoi les poulets l’ont-ils bouclé ?
— Pour qu’il dénonce la bande. Mais Victor et moi on n’est pas des casseroles. On ne dira rien. Même si on n’est pas d’accord. On n’est pas d’accord avec Bonnot, mais on n’est pas d’accord non plus avec Lépine. Souviens-toi de ça, mon petit, les voyous et les poulets sont les uns et les autres des flingueurs. Faut pas se mêler à eux. Jamais.
La rue Fessart sentait trop la poulaille pour que Fred et Flora puissent rester longtemps en sûreté dans leur refuge. Ils émigrèrent donc de nouveau sur la rive gauche. Fred proposa à Delesalle de lui servir de grouillot, en échange seulement de la soupe de Léona.
— Mais ta frangine, qu’en as-tu fait ? Et où crécheras-tu ?
— C’est mes oignons, dit Fred. Vous occupez pas.
Il avait repéré, dans un square du boulevard Saint-Germain, une cabane de chantier, abandonnée. Elle remplacerait celle de la rue Fessart. Les grilles du square, peu hautes, pouvaient facilement s’enjamber la nuit. Fred et Flora l’adoptèrent pour logis. Flora trouva à faire la plonge dans un restaurant, ce qui lui valait d’être nourrie. Pourvus, tous les deux, du vivre et du couvert, le printemps 1912 commençait sous d’heureux auspices.
Tous les matins, Fred accompagnait Delesalle qui partait à la recherche de livres rares. Il fouinait le long des quais, fouillant dans les boîtes des bouquinistes, en extrayait des éditions originales encore peu recherchées : les Histoires naturelles de Jules Renard, illustrées par Lautrec ; une première édition de Sagesse de Verlaine.
— Il faudra que tu lises Verlaine, disait-il à Fred. C’est notre grand poète. J’ai beaucoup erré avec lui dans les ruelles du quartier Latin, dans ma jeunesse. Puisque je ne buvais pas, il comptait sur moi pour le ramener à son domicile quand il était ivre à ne pas tenir debout.
— Valet m’a appris des poésies de Rictus… La Jasante de la vieille… c’est aussi beau, Verlaine ?
— Rictus, Coûté, oui, c’est bien. Verlaine, c’est mieux.
À chaque fois que Delesalle trouvait un livre qu’il aimait particulièrement, il voulait absolument que Fred le lise. Une grande complicité s’établit bientôt entre l’homme mûr et l’enfant. Intelligent, vif d’esprit, d’une mémoire phénoménale, Fred repérait les brochures qui viendraient enrichir le fonds de la librairie. Tous les noms des révolutionnaires, des militants syndicalistes, se gravèrent rapidement dans son cerveau. Aucun de ces auteurs ne lui échappait, ni chez les bouquinistes, ni dans le fatras de l’hôtel Drouot. Delesalle s’amusait de son enthousiasme. Comme de sa boulimie de lectures.
En réalité, Fred passait plus de temps à lire, assis en tailleur dans un recoin de la librairie, qu’à aider celui qui ne fut jamais son patron, mais bien plutôt son initiateur et, comme on disait dans le beau monde, son mentor.
Il se plaisait aussi à baguenauder dans le quartier. La rue Monsieur-le-Prince monte, raide, de l’Odéon au boulevard Saint-Michel. La boutique de Delesalle se trouvait à peu près à mi-hauteur, juste à l’endroit où les attelages de chevaux commençaient à renâcler. Les cochers juraient, claquaient du fouet. Fred poussait parfois les charrettes. De l’autre côté de la rue s’élevait un bâtiment immense, avec de hautes et larges fenêtres aux vitres opaques, qui l’intriguait. Il le contournait en descendant l’escalier qui débouche rue de l’École-de-Médecine. Sur la façade, intrigué, il lisait : « École Pratique ». Pratique de quoi ? Il eût aimé apprendre toutes les pratiques.
Le 15 mai 1912, l’armée française qui n’arrivait pas à se relever de l’humiliante défaite de 1870, connut enfin sa première victoire, prélude à la grande boucherie qui n’allait pas tarder à ouvrir son commerce. À l’aube, deux compagnies de zouaves, éclairées par des phares à acétylène, s’élancèrent en effet à l’assaut d’un pavillon de banlieue à Nogent-sur-Marne. Auparavant, trois cartouches de dynamite, posées par des sapeurs, avaient ouvert des brèches dans les murs de meulière. Comme cette très modeste cambuse paraissait encore redoutable, on fit éclater des pétards de mélinite et des mitrailleurs canardèrent les carreaux des fenêtres. Quand les soldats se décidèrent à pénétrer avec d’infinies précautions à l’intérieur du pavillon, ils se trouvèrent nez à nez avec un homme ensanglanté, torse nu, qui eut encore le temps de tirer quatre coups de revolver, avant d’être abattu. C’était Valet. On découvrit Garnier, entre deux matelas, qui s’était suicidé d’une balle dans la bouche.
Lorsque Fred arriva comme d’habitude, ce matin-là, vers huit heures, à la librairie de la rue Monsieur-le-Prince, tous les journaux relataient les péripéties de la nuit et la bravoure des forces de l’ordre. Mais Fred ne lisait pas les journaux. Delesalle ne savait comment lui apprendre la mort de Valet. Si bien que cet homme délicat, attentif aux sentiments des autres, à force de tourner autour de la manière la moins pénible de présenter les choses, se laissa soudain aller à l’aveu le plus rude :
— Fred, faut que je te dise, ça devait finir comme ça, la bande à Bonnot est liquidée. Bonnot, Garnier, Valet, ont échappé à la guillotine, pas au châtiment. Ils sont tous morts à l’heure qu’il est.
Fred poussa un tel cri de bête blessée, que Léona accourut et que le chien Bouquin se mit à hurler.
— Ils ont tué Valet !
— Valet avait tué des innocents, mon petit, dit doucement Léona. Tout le monde sait qu’il était un doux, un idéaliste, mais il s’est laissé entraîner par des vauriens.
— Ils l’ont tué comment ? demanda Fred qui serrait les poings.
— Il s’est défendu jusqu’au bout, dit Delesalle. Il a fait front à une compagnie de zouaves. Dans une « juste guerre », dirait notre ami Péguy, on eût célébré son « héroïsme ». Mais il n’y a pas de juste guerre.
Fred sortit de la librairie en courant, avant que les Delesalle aient pu le retenir. Attrapant au vol les ridelles d’une charrette qui remontait au trot le boulevard Saint-Germain, il se laissa véhiculer jusqu’au pont Sully, puis l’abandonna pour filer vers la Bastille et Belleville. Rue Fessart, il trouva la porte de la maison de Rirette et de Victor cadenassée. Il la poussa néanmoins, se sentit agrippé par les bras et vit deux énormes sergents de ville qui le secouaient, comme s’ils eussent voulu faire tomber de ce gamin on ne sait quelle clef.
— Pourquoi veux-tu rentrer dans cette maison ? demanda l’un d’eux.
— Je connais une dame qui habite là. Je voulais lui dire bonjour.
— Une dame, ricana l’un des agents, comme tu y vas ! Une dame, voyez-vous ça. Et comment qu’elle s’appelle, ta dame ?
— Rirette.
— Rirette ? C’est pas un nom de dame, ça. Un nom de catin peut-être ?
L’agent reçut un tel coup de pied dans le tibia qu’il poussa un hurlement et lâcha prise. Le second, mordu à la main, se mit à son tour à piailler. Pendant ce temps-là, Fred dévalait la rue en direction de la place des Fêtes.
Redescendant vers le centre de Paris, il alla tout droit au boui-boui où Flora lavait la vaisselle, pénétra à l’intérieur de l’établissement, fonça aux cuisines, siffla sa petite amie qui, aussitôt, dénoua son tablier et accourut.
— Viens, Flora, on s’ barre.
— Chouette, dit Flora, on va faire la vie.
Ils quittèrent tous les deux le restaurant, main dans la main, sans se presser, à la stupéfaction du personnel et des clients.
Fred et Flora redevinrent des enfants sauvages. Il semblait à Fred qu’en coupant les ponts avec son travail honnête chez les Delesalle, qu’en coupant tout lien avec la société, il vengeait un peu la mort de Valet. Il aurait voulu plus. Mordre un agent le soulageait un peu, mais il aurait voulu les tuer tous. Il était toutefois assez intelligent pour comprendre que ce n’était pas dans ses moyens. Voler, alors, le rapprocherait de la prison, donc de Rirette et de Victor. Il se fit voleur. Petit voleur. Voleur à l’étalage. Juste de quoi chaparder du pain, des saucissons, des chaussures pour Flora (malheureusement trop grandes), un couteau, des boîtes de sardines à l’huile. Juste de quoi ressentir la peur d’être surpris. Juste de quoi frissonner lorsqu’un commerçant s’apercevait du larcin et ameutait le quartier.
Fred et Flora prirent goût à la fauche, jeu dangereux que l’on affine avec toujours plus d’adresse. En réalité, pour la première fois de leur vie, ils s’amusaient. Ils vivaient libres comme des chats errants, ne couchant jamais au même endroit, connaissant tous les squares de Paris par cœur, se laissant parfois enfermer dans des églises pour la nuit, ou bien dans le jardin du Luxembourg, voire dans le cimetière Montmartre.
Un matin, de très bonne heure, comme ils s’ébrouaient après avoir dormi dans une des baraques qui longeaient la gare Montparnasse, ils entendirent une galopade de souliers ferrés et virent deux agents qui poursuivaient un type barbu, avec une chevelure de Papou. Sans se concerter, d’instinct, ils foncèrent tous les deux sur les flics. Fred fit tomber le premier en lui décochant un croche-pied et Flora heurta, tête baissée, le gros ventre de l’autre qui, pour l’éviter, trébucha et s’étala sur le pavé.
Les deux enfants coursèrent le chevelu qui s’engagea dans la rue de Vaugirard, bifurqua dans une impasse et disparut, comme englouti dans le sol. Fred et Flora n’en avaient rien à faire, du bonhomme, mais ils se sentaient tout bêtes devant cette disparition étrange. Soudain, ils entendirent un léger sifflement, qui venait du soupirail d’une cave. Ils s’approchèrent. Le chevelu était là, derrière les barreaux, et leur tendait une belle pièce d’un franc, toute brillante.
Fred et Flora n’avaient jamais possédé d’argent. Aussi ne savaient-ils pas ce qu’ils pouvaient acheter avec un franc. D’ailleurs pourquoi acheter, quand il est si excitant de prendre ? Mais puisqu’ils avaient gagné ce franc, autant, pour une fois, s’en servir. Ils entrèrent dans une boulangerie, le posèrent sur le comptoir et commandèrent un gros pain. La boulangère regarda la pièce, la soupesa, la plaça entre ses dents, comme si elle voulait la croquer et la ressortit de sa bouche, toute tordue. En même temps, elle criait « au voleur », d’une voix à ameuter le quartier.
Stupéfaits, Fred et Flora détalèrent, se demandant bien pourquoi ils se faisaient traiter de voleurs justement la première fois où ils décidaient d’être honnêtes.
À force de traîner dans les rues, Fred retrouva inopinément Delesalle, courbé sous un ballot énorme.
— Que transportez-vous là ?
— Des livres, bien sûr, mon gars, pas de l’argenterie.
Delesalle regagnait la rue Monsieur-le-Prince, ses achats d’occasion terminés.
— Et toi, Fred, que deviens-tu ?
— J’ai failli me faire piquer à cause d’un type qui m’a refilé vingt sous.
— Comment ça ?
— La pièce était fausse. Alors, c’est vrai que les anars fabriquent de la monnaie ? J’ai lu ça dans vos bouquins.
— C’était vrai du temps de l’illégalisme. Aujourd’hui ça n’a plus de sens. Pas plus de sens que la bande à Bonnot. Je connais un faux-monnayeur qui était un bon ouvrier sellier, dans le temps. Il gagnait soixante francs par semaine. Maintenant, il se donne un mal de chien pour fondre des pièces qu’il n’arrive pas à écouler tellement elles sentent la contrefaçon. Il gagne tout au plus trente francs ; une fois moins que lorsqu’il était honnête et il finira ses jours à Cayenne. Allez, Fredy, viens avec moi ; reviens. Je ferai de toi un bon ouvrier et un révolutionnaire utile. Tu comprendras que la révolte ne mène à rien. Seul le révolté devenu révolutionnaire est utile. Tu avais si bien commencé. Les livres ne te manquent pas ?
— Si.
— Rirette et Victor comparaîtront aux Assises le 3 février prochain. Il faut que, d’ici là, tu sois un homme.
Fred replongea dans l’océan des livres. Le matin, il allait chiner avec Delesalle. Leurs carrés de toile sous le bras, qu’ils emplissaient au fur et à mesure de leurs découvertes, et qu’ils ramenaient à la librairie pleins à ras bord, sur leurs épaules, comme des sacs de chiffonniers, ils aimaient autant l’un que l’autre cette chasse à l’imprimé. Sans parler des surprises du déballage où, dans les lots, se trouvaient parfois des brochures sans aucune valeur marchande, mais que Delesalle considérait comme l’honneur de son catalogue. Car la minuscule boutique sombre de la rue Monsieur-le-Prince éditait cinq fois par an un catalogue intitulé : La Publication sociale et sous-titré : « Recueil bibliographique de tous les documents relatifs au mouvement social en France et à l’étranger. »
L’après-midi, Fred classait, répertoriait et surtout lisait pour son propre compte. Delesalle laissait faire. Il l’observait. Il avait son idée. Mais il ne voulait pas brusquer les choses. Léona et lui s’étaient simplement arrangés pour que les deux enfants échappent à leur vie vagabonde et à tous les dangers de déviance que celle-ci impliquait. Après tout, Péguy leur avait donné une bonne idée. Flora pourrait rendre des services dans le ménage du « vieux Sorel » qui, veuf, vivait avec son neveu. Elle apprendrait ainsi sur le tas à faire la cuisine, le ménage, les courses. Et en contrepartie le « vieux Sorel » logeait Fred et Flora dans son pavillon de Boulogne.
Flora apprécia peu cet arrangement, se paya quelques fugues, mais finalement la bonhomie du « vieux Sorel » eut raison de sa sauvagerie.
On l’appelait le « vieux Sorel », non seulement parce qu’il avait soixante-six ans, mais parce que tout, dans son physique, dans son allure, donnait une impression patriarcale. Depuis que Sorel s’était brouillé avec Péguy et qu’il ne disposait donc plus de sa galerie aux Cahiers de la Quinzaine, tous les jeudis il tenait salon dans la boutique de Delesalle. Alors que les rapports de Delesalle et de Péguy se faisaient sur un plan d’égalité et de familiarité (mais Péguy ne fantasmait pas, contrairement à ce que disaient ses ennemis de la Sorbonne, lorsqu’il affirmait qu’il était peuple « naturellement »), ceux de Delesalle avec Georges Sorel, marqués par une étrange vénération, conduisaient le militant révolutionnaire à n’appeler le philosophe que « Monsieur Sorel », voire, encore plus étrange dans la bouche d’un libertaire, « le maître ». Quoique, après tout, le fameux slogan de l’anarchie : « Ni Dieu, ni Maître », ne soit pas de Proudhon, mais de Blanqui.
Avec son vaste front couronné de cheveux blancs, sa parole saccadée, son auditoire respectueux qui s’entassait tous les jeudis après-midi dans la boutique de Delesalle, Georges Sorel fascinait Fred, tout en l’agaçant. Ses discours, écoutés religieusement par un petit public où se mêlaient des ouvriers et des intellectuels, son infatigable péroraison, l’assurance avec laquelle il posait justement au maître, agaçaient l’enfant qui finissait par le considérer comme un raseur. Il lui en voulait surtout d’accepter que Delesalle l’appelle « maître » ; il lui en voulait de ce travers de Delesalle, de ce défaut dans l’impeccable rigueur du libraire. Seule l’amusait la manière dont celui que ses admirateurs comparaient à Socrate, se fourrait les poils de sa barbe dans la bouche lorsqu’il réfléchissait.
En réalité, il fallait que jouent toute la séduction, la bonté et l’autorité de Delesalle pour que Fred, malgré sa passion des livres, reste enfermé dans cette petite boutique dont le seul mobilier se composait de la table à écrire de Paul et de la caisse de Léona. La rue Monsieur-le-Prince, rarement ensoleillée, était elle-même assez morose. Rien de commun avec l’animation bruyante des Halles, ni avec la familiarité populaire de Belleville.
Dans cette atmosphère poussiéreuse, calme (trop calme pour un garçon de treize ans habitué au vacarme de la rue), Fred sentait qu’il s’ankylosait. Sans doute n’eût-il pas tenu longtemps confiné rue Monsieur-le-Prince, si la dramaturgie des Assises n’était venue le bousculer opportunément.
Bonnot, Garnier, Valet, abattus par la police, il ne restait plus de la « bande » initiale que Callemin, dit Raymond-la-Science, le seul qui eût été capturé par surprise. La justice, voulant faire un exemple, avait réussi à inculper une vingtaine d’individus sous le prétexte d’association de malfaiteurs. En vertu de ce chef d’accusation, Rirette et Victor occupaient paradoxalement la première place, les juges voyant en eux les chefs de la bande à Bonnot, puisque les locaux de L’Anarchie servaient de repaire aux « bandits tragiques ». Les apparences se retournaient contre eux.
Bien qu’un public très peu nombreux ait été admis dans la salle de la cour d’assises, les policiers en civil occupant la majorité des places par mesure de précaution, Delesalle avait réussi à pénétrer au Palais de Justice accompagné de Fred.
Il fallut agrandir le bloc des prévenus pour que puissent y tenir les vingt inculpés, chacun accompagné de deux gendarmes. Tous étaient jeunes, la moyenne d’âge devant se situer autour de vingt-cinq ans. Le regard de Fred chercha aussitôt Rirette et Victor. Il fut très étonné de voir Rirette toujours aussi fraîche, souriante, avec sa blouse noire et son col Claudine, une lavallière flottante lui donnant encore un air plus espiègle et juvénile. Près d’elle, Victor Kibaltchich dressait sa mince silhouette ; vêtu de ce curieux sarrau des paysans russes qui constituait son habituel vêtement, il paraissait le plus élégant de la bande. Le plus grave aussi. Plus loin, Fred reconnut Callemin qui, sans son pardessus à martingale, sans son melon, sans son lorgnon, ressemblait à un collégien.
Rirette, d’une voix enjouée, souriant aux juges et aux jurés, démontra assez rapidement que ni elle, ni Victor, n’avaient trempé dans aucun des actes répréhensibles de la bande à Bonnot. Visiblement, elle s’attira la sympathie de la cour qui, pourtant, réclamait sa charrette de coupables. Mais Victor gâcha un peu les choses par son éloquence. Comme le président, agacé, lui lançait :
— De quoi vous plaignez-vous ? Vous êtes étranger, proscrit dans votre pays, libre de vos propos dans le nôtre et vous trouvez le moyen d’accueillir chez vous des assassins. On vous arrête, comme cela est bien normal, mais vous a-t-on brutalisé ? A-t-on cherché, par des voies condamnables, à vous extorquer des aveux ?
— Je ne me plains pas de la douceur de votre police, monsieur le Président, répliqua Victor de sa voix grave et mesurée. C’est au contraire son amabilité à mon égard qui m’inquiète. Monsieur Jouin, sous-chef de la Sûreté, qui m’a interrogé, ne m’a ni tutoyé, ni rudoyé. Il voulait seulement que je devienne son complice.
— Ne vous servez pas d’un mort, s’exclama le président. Monsieur Jouin a été victime de son devoir, tué par votre ami Bonnot.
— Bonnot n’était pas mon ami.
— Mais Callemin, lui, l’était. Il logeait rue Fessart.
— Il travaillait à notre imprimerie, avant l’affaire. Je suis solidaire des anarchistes, non des assassins.
Le président du tribunal, avec son bonnet rond, sa moustache et sa barbiche en broussaille, ses croix, son bavoir, ressemblait à un de ces juges que peignait alors Georges Rouault, mi-juge, mi-clown.
— Quelle différence faites-vous entre un anarchiste et un assassin ? demanda-t-il. Bonnot n’était-il pas anarchiste ?
— Je répète que les idées que j’ai défendues toute ma vie ne peuvent engendrer des voleurs et des assassins, répondit doucement Victor. On nous accuse d’être le pivot d’une association de malfaiteurs. Rappelez-vous que nous n’avons jamais cessé d’être pauvres, que nous avons dû nous cotiser pour publier notre journal. Nous n’avons pas d’antécédents judiciaires. Nous n’avons ni tué, ni volé, ni rien fait de ce que l’on reproche à la bande tragique.
Le suprême juge-clown se désintéressa de Victor, dont les raisonnements, trop intellectuels, l’agaçaient. Il se tourna vers Raymond-la-Science qui affichait depuis le début du procès un sourire moqueur.
— Vous vous appelez Callemin ?
— Oui, je n’ai pas changé de nom depuis hier.
— Que vouliez-vous dire le jour où vous avez lancé à un inspecteur : « Ma tête vaut cent mille francs, la vôtre un peu plus de sept centimes » ?
— Eh bien, cent mille francs, c’est vous qui avez fixé le prix de ma tête et vous avez, je le suppose, honnêtement payé la somme au salaud qui m’a dénoncé. Quant aux sept centimes, c’est le prix d’achat d’une balle de browning.
La salle s’esclaffa.
Les cheveux lustrés, plus « bébé rose » que jamais, Callemin narguait la cour, le jury, l’assistance. Comme le président lui énonçait ses crimes, il l’interrompit :
— Je tiens aussi à vous annoncer que j’ai, de mes propres mains, étranglé Louis XVI.
Un peu plus tard, coupant la parole au procureur général Fabre, raide comme la justice dans sa robe rouge parée d’hermine, il s’écria :
— Vous ne faites que monologuer. Il n’y en a que pour vous !
Le criminologiste Émile Michon qui, durant les neuf mois de l’instruction, avait rendu de fréquentes visites aux prisonniers, vint déposer. Curieux témoignage, si différent de ce que l’on attendait d’un tel homme.
— Avant de connaître les prévenus, dit le criminologiste, je me les représentais comme des bêtes féroces ou, tout au moins, de véritables brutes. Ma surprise fut totale de trouver des hommes capables d’analyser avec finesse leurs sensations et leurs sentiments. Comme ils aimaient l’étude, ils supportaient beaucoup plus facilement que les autres prisonniers leur détention. Mais ce qui m’étonna le plus, c’était leur insensibilité à la rigueur de l’hiver. Quand je les demandais au parloir, ils se présentaient la chemise déboutonnée, la poitrine à l’air. Dans leur cellule, jour et nuit le vasistas était ouvert. Toujours d’une propreté exemplaire, les mains fraîchement lavées, les ongles faits, ils tranchaient ainsi avec les autres détenus, négligés, frileux et geignards. Végétariens et buveurs d’eau, ils s’adonnaient quotidiennement à la pratique de la gymnastique suédoise.
Après ce curieux éloge hygiéniste, le criminologiste Michon ajouta que Callemin lui avait confié sa nostalgie de voler en aéroplane, de naviguer et de descendre sous terre. Et il conclut, dans un grand mouvement oratoire :
— Avec une pareille mentalité, il était à prévoir que cet homme finirait dans quelque folle aventure !
Pendant les quatre semaines que dura le procès, Delesalle s’astreignit à ce que Fred et lui assistent à la plupart des séances. Il voulait que les images sinistres et théâtrales de ces assises restent à jamais gravées dans la mémoire de l’enfant. Il voulait qu’il entende le terrible réquisitoire du procureur de la République. Il voulait qu’il voie Callemin condamné à mort, Rirette acquittée, Victor écopant de cinq ans de prison pour avoir refusé d’être un mouchard. Il voulait que cette tragi-comédie serve de leçon à l’enfant et de prélude à ce qu’il allait lui dire.
Flora, bien nourrie, chouchoutée, chez le père Sorel, grossissait. Elle grandissait peu, mais s’arrondissait.
Tant que Léona s’en inquiéta et l’emmena consulter un médecin qui s’exclama joyeusement, comme s’il s’agissait d’une bonne plaisanterie :
— Mais cette enfant va accoucher d’un enfant !
— Ma foi, dit Léona, mieux vaut tôt que jamais. Ah ! qu’ils sont drôles, ces deux petits !
Léona et Flora vinrent aussitôt rue Monsieur-le-Prince annoncer la nouvelle.
— Comment l’appelleras-tu ? demanda Delesalle à Fred.
— Si c’est un garçon, je l’appellerai Germinal.
Parmi les familiers de la librairie se trouvaient de nombreux Russes, exilés à la suite de leur participation à la révolution manquée de 1905. L’un d’eux, Vsevolod Eichenbaum, jouissait d’une aura particulière car, bien qu’âgé d’à peine trente ans, il avait été l’un des fondateurs du soviet de Pétersbourg. Lui aussi était anarchiste, mais une espèce d’anarchiste si différente des « illégalistes » qu’il semblait vivre dans un autre siècle que celui de la bande à Bonnot. Sa préoccupation principale, son obsession, était la guerre qui allait venir, dont il affirmait l’inéluctabilité et qu’il voyait s’étendre à l’échelle mondiale. La propagande à laquelle il se livrait visait deux objectifs : l’antimilitarisme, le pacifisme. Il parlait beaucoup de Tolstoï, de Kropotkine, dont les œuvres figuraient en bonne place rue Monsieur-le-Prince, mais aussi d’autres Russes inconnus, ou seulement connus par quelques militants avertis comme lui : Lénine, Trotski…
Fred l’écoutait, avec son accent qui roulait les r. Il l’entendait aussi converser en russe avec d’autres émigrés. Ce curieux personnage l’intriguait surtout à cause des bouquins qui gonflaient les poches de sa pelisse. Il n’arrivait pas à lire les titres, imprimés en cyrillique. Cette découverte, à la fois d’une autre langue et d’une autre écriture, le stupéfia. La manière dont le petit commis de la librairie Delesalle écoutait Eichenbaum, l’avidité avec laquelle il se jetait sur les livres qu’il évoquait, les questions qu’il n’hésitait pas à poser, ne pouvaient qu’attirer l’attention du proscrit sur ce gamin peu ordinaire. Fred voulait tout savoir de cette Russie qu’il découvrait, de ces révolutionnaires aux noms étranges, de ces premiers soviets de 1905 dont Delesalle disait qu’ils avaient mis en pratique l’anarcho-syndicalisme. Eichenbaum lui répondait volontiers, lui décrivait les étendues neigeuses de son pays, les steppes, la tyrannie du tsar, les bagnes sibériens. Tant et si bien que Fred se mit en tête d’apprendre le russe pour lire Dostoïevski et Tolstoï dans le texte. Eichenbaum, ravi de trouver un élève aussi docile, acquiesça. Tous les soirs, après la fermeture de la librairie, il épelait à l’enfant les mots de sa langue. Fred assimila sans difficulté l’alphabet cyrillique. La sonorité des mots slaves, leur musicalité, achevèrent de le conquérir. Avec la cruelle inconséquence des adolescents qui s’abandonnent à leurs engouements et à leurs amitiés nouvelles, il en négligeait un peu Flora qui allait bientôt être mère et il s’éloignait aussi de Delesalle. Eichenbaum lui rappelait Kibaltchich. Mais il était plus impulsif que Victor, plus passionné, plus extraverti.
Avant qu’il ne soit trop tard, Delesalle décida d’avoir un entretien avec Fred.
— Je ne te reproche rien, lui dit-il. Je ne te reprocherai jamais rien. Je ne suis pas juge. Tu es libre de faire ce que tu veux. Je te dirai simplement que, depuis la sortie de prison de Rirette, tu aurais pu lui rendre visite. Elle non plus ne cherchera pas à te rappeler sa présence. Elle sait que tu n’as plus besoin d’elle. Alors elle s’occupe seulement de Flora, que tu délaisses aussi. Tu apprends le russe. C’est bien. Tu aimes apprendre. C’est bien. Mais à quoi cela te servira-t-il, de parler russe ? La révolution a échoué en Russie. C’est un pays pauvre, peu propice à l’instauration d’une société nouvelle. La révolution se fera, oui, elle se fera, et tu as suffisamment de dons pour y trouver ta place. Tu dois y trouver ta place. Il faut que tu serves la révolution. Mais elle ne se fera pas en Russie. En Allemagne sans doute, ou en Angleterre, peut-être en France ? En tout cas dans un pays industrialisé comme le nôtre. Les métallurgistes occuperont le premier rang dans les combats qui viendront. C’est pourquoi je te prie d’accepter de te former à un vrai métier. Commis libraire, ce n’est pas pour toi. Moi, vois-tu, je suis un peu rangé des voitures. L’avenir est dans l’industrie. Ce qui m’a sauvé, dans ma jeunesse, même à l’époque où je m’égarais dans l’illégalisme, c’est qu’en même temps j’étais un bon ouvrier ajusteur. Quand on est un bon ouvrier, on peut tout faire, tout dire. On est respecté. On a son passeport, en quelque sorte, pour la vie en société. On peut alors discuter la manière dont on vit dans cette société, on peut la combattre. Un bon ouvrier peut devenir un militant syndicaliste exemplaire. Le contraire, jamais. J’aimerais que tu deviennes un bon ouvrier, Fred. Pas seulement pour toi, mais pour la cause. J’ai suffisamment d’entrées dans nos syndicats pour que tu puisses suivre tout de suite le meilleur apprentissage. Tu es intelligent, habile, crois-moi, choisis d’être ajusteur. C’est un beau métier. Un métier où l’esprit travaille autant que la main, où à l’agilité de l’esprit doit répondre la promptitude du geste. Souviens-toi de ce que ce criminologiste a dit aux Assises, cet éloge qu’il prononça sur l’apparence physique des gars de la bande à Bonnot, sur leur hygiène de vie, etc. Les plus sains des hommes ! Du moins en apparence. Mais pourris de l’intérieur. Ils auraient pu devenir des militants révolutionnaires extraordinaires et ils se sont laissé avarier. Tu n’as que quatorze ans, Fred, mais tu es un homme. Tu seras bientôt père de famille. Il te faut choisir. Tu as vécu jusqu’à présent comme un enfant. L’enfance, c’est fini. Elle finit très tôt pour nous. Trop tôt sans doute. C’est ainsi. Ne me dis rien, Fred, réfléchis. Je ne te garderai pas à la librairie. Ce ne serait pas te rendre service. Nous avons passé malgré tout un bon moment ensemble.
Comme Fred restait silencieux, un peu abasourdi par ce discours inattendu, Delesalle le prit par le menton, le força à le regarder et lui dit, très triste :
— Ce n’est pas que je ne veuille plus de ta compagnie, Fred. J’aimerais bien et Léona aussi. Mais ce serait égoïste de notre part.
Puis il fit volte-face, très vite, et disparut dans le couloir obscur.
Contrairement à ce que pensait Fred, Vsevolod Eichenbaum approuva la proposition de Delesalle. Fred entra donc comme apprenti ajusteur dans une usine d’appareils de précision. Germinal était né. Comme Flora se plaisait beaucoup dans la compagnie de Rirette, qui l’avait tant assistée dans sa grossesse et pour l’accouchement, les deux enfants (disons plutôt, maintenant, les deux parents) réintégrèrent Belleville. Puisque Rirette vivait seule, en attendant la libération de Victor, ils n’occupèrent plus la cabane au fond du jardin ; Rirette leur laissant la disposition d’une pièce de son logement.
Fred passait ses journées à l’usine. Le soir, il continuait à étudier le russe. Parfois, Eichenbaum venait jusqu’à la rue Fessart. Rirette d’ailleurs le connaissait et le tutoyait, ce qui paraissait choquant à Fred, habitué à l’entendre vouvoyer Victor. Eichenbaum apportait avec lui des nouvelles du monde entier, voire de simples nouvelles de Paris, du Paris des beaux quartiers, si lointains, mais où se déroulaient toujours de bien curieuses choses. Comme ce jour de février 1914 où, de la gare de Lyon à l’église Saint-Augustin, cent mille personnes suivirent les obsèques du président de la Ligue des patriotes, Paul Déroulède.
— Place de la Concorde, dit Eichenbaum, la statue de Strasbourg était drapée de voiles noirs. La foule s’est arrêtée devant cette veuve. Il est monté alors du cortège un murmure, qui s’est enflé, qui a grondé comme le tonnerre. C’est la voix de la guerre, mes amis. Ce défilé, c’est l’avant-garde des armées en marche.
C’était le 3 février. Le 31 juillet, Raoul Villain assassinait Jaurès. Le 1er août, la mobilisation générale était décrétée.
Dès le début de la guerre, il se produisit chez les anarchistes, aussi bien que chez les socialistes, un retournement qui stupéfia Eichenbaum : tous, ou presque tous, abandonnant leur pacifisme viscéral, devinrent bellicistes.
Le Russe n’en revenait pas.
— La contagion cocardière, disait-il, atteint même Delesalle. Il croit que se déclenche la bataille entre l’esprit libertaire latin et l’autoritarisme germanique. Proudhon contre Marx. A-t-on jamais entendu pareille ânerie ! Poincaré, en faisant la guerre au Kaiser, n’aurait d’autre objectif que de combattre le marxisme ! Le pire c’est que, de Londres, Kropotkine lui-même lance des appels au combat. Le patriarche se glisse dans la peau de Danton. « La bravoure des armées belge et française est adorable », oui, le mot est exact, il a osé dire « adorable ». C’est de la démence. Et Jean Grave, le doux Jean Grave, qui de sa mansarde de la rue Mouffetard n’avait donné jusqu’ici que des leçons de sagesse, le voici jacobin. Il veut sauver ce qu’il appelle « la tradition démocratique et révolutionnaire française ». Et s’il n’y avait qu’eux ! Mais chez mes compatriotes, tous les réfugiés russes de la rue de la Reine-Blanche, aussi bien que les mencheviks, que les socialistes révolutionnaires, tous prêchent la croisade contre les Huns. Nous sommes déshonorés !
Fred eut bien du mal à ne pas céder, lui aussi, à l’hystérie cocardière qui mettait Paris en fête. Les soldats partaient en chantant de la gare de l’Est, une fleur plantée dans le canon de leur fusil. Les femmes, toutes les femmes, des bourgeoises aux ouvrières, levaient à bout de bras leur enfant qu’elles offraient à la patrie. Les ouvriers se réjouissaient que Léon Jouhaux, leader de la C.G.T., se retrouve dans l’Union sacrée au côté du préfet de police Lépine et de Charles Maurras de L’Action française. Fred en venait à se demander si Eichenbaum ne s’égarait pas, lui, tout seul. Puisque même Delesalle approuvait la guerre ! Puisque Kropotkine… Quelle attitude adoptait Victor Kibaltchich dans sa prison ? Rirette, qui n’était pas sa femme légale, n’obtenait pas le droit de visite. Elle réussissait néanmoins à communiquer avec lui. Sa réponse fut formelle : « Eichenbaum voit juste. Les va-t-en-guerre sont fous ! »
— Et Valet, demanda Fred, qu’aurait-il fait ?
— Valet et ses copains, répondit Rirette, étaient des hommes de guerre qui se trompèrent d’époque. Peut-être que, dans cette guerre-ci, ils seraient devenus capitaines ou quelque chose comme ça. Ils ont agi trop tôt.
— Moi, j’en ai ma claque, de ta guerre, de ton Badaboum, de ta Russie, de tes bouquins, grommela Flora. Il n’y a qu’un Bouquin qui vaille, c’est le bon chien des Delesalle.
Toujours aussi petite, toujours aussi blonde, elle berçait dans ses bras fluets le bébé Germinal, énorme. Comment une femme aussi menue avait-elle pu accoucher d’un enfant aussi gros ? Pour l’instant. Germinal se préoccupait plus de ses tétées que de la situation internationale. En quoi il tenait de sa mère que la dérive politique de Fred exaspérait. Sauvage, instinctive, insouciante, par sa sensualité plus épanouie depuis sa grossesse, elle se rapprochait d’ailleurs de Rirette. Toutes les deux graciles, jolies, coquettes (même aux pires moments de son dénuement, en haillons et pieds nus, Flora conservait un charme farouche) elles paraissaient maintenant deux sœurs, s’amusant à se vêtir d’une manière identique. Toutefois Rirette demeurait une militante libertaire convaincue, alors que Flora restait imperméable à toute réflexion politique. Cette divergence, qui aurait pu les séparer, n’affectait pas leurs relations. Pour Rirette, Flora était une sœur, mais une toute petite sœur, avec laquelle on se divertissait, mais qu’il fallait aussi protéger.
Fred, lui, admettait mal l’analphabétisme de Flora. Il voulait absolument lui apprendre à lire. Elle refusait avec violence :
— Tes livres, tu peux te les mettre où je pense. Ils t’éloignent de moi. À partir du moment où tu es entré dans cette maudite boutique des Delesalle, tu n’as plus été le même. Ils t’ont bien eu, avec leurs bouquins !
— Qui ça, ils ?
— Eh bien, Valet, Delesalle, le père Sorel, Badaboum…
— Il ne s’appelle pas Badaboum.
— Je dis ça pour t’agacer.
— Pourquoi, Flora ? Ils ont tous été si gentils avec nous.
— Tu sais à quoi tu me fais penser, parfois ?
— Non.
— À un curé. Dans le patelin de mes parents, il y avait un curé. Il parlait comme toi, comme Badaboum, comme le père Sorel.
— Tu dis n’importe quoi.
— Non. Ils t’ont bien eu. On a été libres tous les deux, libres comme des moineaux. Et maintenant tu t’enfermes toute la journée dans une usine. Clac. On t’a mis les menottes et tu te laisses faire. Tu as même l’air content de toi, d’eux… Tu es comme Victor, au fond. Rirette me dit qu’il ne se déplaît pas tellement dans sa prison, qu’il se glorifie d’être prisonnier ; qu’il y passe son temps à lire, à étudier je ne sais quoi. Comme toi, en somme. Ah ! vous êtes des drôles de cocos, les hommes ! Quand je pense que j’en ai pondu un !
Le 5 septembre 1914, à vingt-deux kilomètres de Paris, à la tête de sa compagnie d’infanterie repliée de Lorraine, Charles Péguy, suivant l’expression consacrée, « tombait au champ d’honneur ». Il avait écrit dans sa jeunesse : « Oui, nous attaquons universellement toute armée en ce qu’elle est un instrument de guerre offensive, c’est-à-dire un outil de violence collective injuste. » Comme les autres, il se laissa ensuite prendre dans la folie revancharde :
Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu…
Son souhait avait été exaucé :
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés…
Était-ce une juste guerre ? Kropotkine le disait. Gustave Hervé qui, hier encore, prêchait l’antimilitarisme auprès des appelés et la désertion en temps de guerre, recevait maintenant les éloges de Charles Maurras pour sa conversion au patriotisme.
Lorsque Eichenbaum venait passer une soirée rue Fessart, il s’étranglait d’indignation. La bouilloire à thé de Victor Kibaltchich chauffait de nouveau en permanence et Fred n’arrivait pas à comprendre comment des hommes aussi actifs pouvaient prendre plaisir à boire une infusion aussi insipide. Il préférait l’eau de la fontaine publique de la place des Fêtes. Eichenbaum, qui noyait dans des tasses de thé sa révolte, disparut soudain, sans donner de nouvelles. Rirette finit par savoir que, prévenu de son arrestation pour « défaitisme », il s’était enfui à Bordeaux pour s’embarquer comme soutier à bord d’un paquebot en partance pour les États-Unis.
L’absence d’Eichenbaum fit un grand vide rue Fessart. D’autant plus que Rirette commençait à mal supporter l’interminable détention de Kibaltchich. Elle s’énervait, communiquait son agitation à Flora. Fred, qui avait maintenant seize ans, s’attardait à la sortie de l’usine avec ses collègues. Ils se réunissaient dans un bistrot où les discussions à propos de la guerre prenaient parfois des allures de disputes. L’unanimité patriotique de 1914 s’émoussait. Trop de morts endeuillaient les familles, trop de blessés revenaient défigurés, mutilés. La guerre n’était plus fraîche et joyeuse, mais boueuse et sordide. Dans l’atelier, tous les adultes partis au front, il ne restait que des vieux et des adolescents. Ces derniers, qui voyaient approcher l’heure du conseil de révision, se montraient pratiquement tous hostiles à la poursuite du conflit. Et ils n’hésitaient pas à tenir tête aux anciens qui les traitaient de poules mouillées.
En arrivant rue Fessart, Fred trouva dans la poche de sa veste de droguet une feuille de papier, pliée en quatre, qu’il ne se souvenait pas d’y avoir mise. Il s’agissait d’un tract, mal imprimé, intitulé L’authentique embusqué. L’auteur, qui ne signait que d’un prénom, Armand, se disait « le sans-patrie, le sans-drapeau, le sans-frontière, le sans-religion, le sans-idéal ».
Fred reçut cette déclaration comme une gifle. Il lui apparut immédiatement qu’il s’amollissait. Il s’était contenté d’écouter Eichenbaum, sans agir lui-même.
Comme le souhaitait Delesalle, il ne s’appliquait plus qu’à devenir un bon ouvrier. Et aussi à apprendre le russe, qu’il déchiffrait presque couramment. La langue russe, Eichenbaum et Kibaltchich, tout cela se tenait. Pendant ce temps, l’Europe s’égorgeait.
— Que lis-tu ? demanda Rirette.
Il lui tendit le libelle.
— Enfin, ils se réveillent. Armand, je le connais de nom. C’est un pacifiste intégral, un disciple de Stirner. Tu as lu L’Unique et sa propriété ?
— Oui. Delesalle trouvait que ça ne menait à rien, sinon peut-être à la bande à Bonnot.
Quelques jours plus tard, Fred trouva de nouveau un tract dans sa veste. Signé Louis Lecoin, celui-ci se terminait par ces mots que personne n’osait alors prononcer : « Réclamons la paix. Imposons la paix. »
Qui pouvait bien, à son insu, lui glisser ces imprimés ? Un des ouvriers qu’il côtoyait au bistrot, certainement, mais lequel ? En ces temps où le pacifisme s’identifiait au défaitisme, mettre en question la validité de la guerre équivalait à une trahison et était puni comme telle. Ces deux pamphlets démontraient néanmoins que l’optimisme béat du patriotisme de 1914 commençait à sentir le roussi.
— Lecoin, dit Rirette. C’est un nouveau. Il doit avoir vingt-six ans, à tout casser. Déjà en prison, bien sûr. Mais, après tout, ça vaut mieux que de se faire trouer la peau.
Quelques jours plus tard, Fred remarqua, à la sortie de l’usine, un jeune ouvrier qui lisait ostensiblement un journal intitulé Le Bonnet rouge.
— C’est quoi, ton canard ?
— C’est la feuille d’Almereyda, la seule qui critique la guerre.
— On la laisse faire ?
— Almereyda a le bras long. Il n’a peur de rien. C’est plutôt lui qui effraie les politicards.
— C’est toi qui distribues des tracts pacifistes ?
— Personne ne distribue de tracts. C’est interdit. Mais si tu veux ma gazette, je te la donne.
Rentré rue Fessart, Fred découvrit avec étonnement dans Le Bonnet rouge des appels à la paix signés Romain Rolland. D’autres articles demandaient que la paix soit négociée avec l’Allemagne. Ce journal mettait en évidence des personnalités dont il n’avait jamais entendu parler, comme ces socialistes que l’on disait représenter l’aile gauche minoritaire : Marcel Cachin et Jean Longuet.
Fred interrogea Rirette. Elle ne savait rien de Cachin, mais de Longuet elle dit qu’il était le fils de Jenny Marx.
— Quel Max ?
— Pas Max, Marx. Un socialiste allemand. Notre adversaire de toujours. L’ennemi de Proudhon, de Bakounine, de Kropotkine.
— Un monstre, alors, dit Fred en riant.
Il lui montra Le Bonnet rouge. Elle connaissait ce journal, mais fit la moue.
— Comment peut-il demander la paix, sans que la censure s’en mêle ? demanda Fred. Qui est cet Almereyda dont le nom s’étale en première page ?
— Un drôle de coco. D’un côté ses références sont louables. Le rapprochement avec l’Allemagne, il l’a demandé bien avant la guerre. Il a séjourné en prison une infinité de fois depuis plus de dix ans : pour avoir fait l’apologie du 17e de ligne, mutiné à Narbonne, au temps de la grève des vignerons ; pour un article contre la guerre coloniale au Maroc ; pour avoir injurié Clemenceau ; pour avoir incité des cheminots en grève au sabotage ; qu’est-ce que je sais encore… Victor, du temps qu’il vivait à Bruxelles, l’a aidé à s’y cacher. Mais il le considérait, malgré tout son courage, comme un arriviste. Depuis, on se méfie d’Almereyda. Il a des fréquentations inavouables. Le ministre de l’intérieur, Malvy, finance son journal.
— Le ministre des flics mènerait double jeu ? Pour la guerre, avec Poincaré, et contre la guerre, avec Almereyda ? Non, tu me fais marcher.
— Derrière Malvy il y a Caillaux, l’ancien président du Conseil, et Caillaux cherche à négocier la paix avec l’Allemagne.
— Tant mieux s’ils y réussissent.
— Ah ! vous n’êtes pas drôles, intervint Flora. Qu’est-ce que ça peut bien nous foutre, tout ça ? Laissez-les se débrouiller entre eux. De toute manière ils ne nous demanderont pas notre avis.
— Dans deux ans, si la guerre s’éternise, je suis bon pour être soldat, s’exclama Fred. Alors, ça me concerne un peu !
— Fredy, ô Fredy, que tu es niais. Je te prendrai par la main et on se sauvera tous les deux. Tu te souviens, je te disais : on va faire la vie.
— Et Germinal ?
— On le laissera à Rirette.
— Merci beaucoup, répliqua Rirette d’un air pincé. Si vous partez, vous emportez vos meubles.
L’ouvrier tourneur, lecteur du Bonnet rouge, travaillait dans le même atelier que Fred. Ce dernier le regardait avec une telle envie écroûter les pièces brutes provenant de la fonderie, puis les dégrossir en enlevant le métal excédentaire, que le tourneur l’invita à venir assister à la délicate opération de l’affûtage des forets sur la face plane des meules en disque. Il lui expliqua comment on conservait la symétrie parfaite des deux lèvres par rapport à l’axe de l’instrument.
— Pourquoi tu t’appliques tant ?
— Autrement le foret se désaxe et s’use rapidement.
Il lui montra ses outils, comme on présente ses copains :
— Ça, c’est pour fileter, ça pour aléser. Ça c’est la jauge de profondeur.
— Fileter, c’est quoi ?
— Ben, dis donc, t’as pas fini d’apprendre. D’où sors-tu ? Tiens, sur cette pièce toute lisse, faudra que je creuse avec mon outil à fileter. À chaque passe, l’outil doit retomber exactement dans le sillon déjà tracé. Faut avoir l’œil et la main.
— Je m’appelle Fred. Et toi ?
— Hubert.
— Je ne sais rien. Tu m’aideras ?
— T’as une bonne bouille. La trigonométrie, tu connais ?
— La quoi ?
— Bon. Je te refilerai des manuels. Tu viendras me regarder travailler. Si tu es malin, tu pigeras vite.
Hubert devait avoir deux ans de plus que Fred. Mais Fred, avec sa haute taille, faisait plus âgé. Une familiarité, puis une vraie sympathie, s’établit entre les deux jeunes gens. Fred s’aperçut que, jusqu’alors, il n’avait jamais connu de garçons de sa génération, qu’il avait toujours fréquenté des vieux ou des plus vieux que lui. La discipline de son apprentissage, ajoutée à sa somme de lectures, le mûrissaient considérablement. Il ne s’identifiait plus à Gavroche, mais à un ouvrier grave, trop sérieux, disaient ses compagnons d’atelier. Vêtus de la même façon ; costume de drap beige, casquette plantée sur le côté du crâne, galoches, Fred et Hubert s’étaient fatalement rapprochés parce qu’ils se ressemblaient. À la différence qu’Hubert tirait avantage d’un passé de militant syndical, alors que Fred n’avait été conduit dans les milieux de l’avant-garde révolutionnaire de son temps que par une succession de hasards, de rencontres. Hubert lisait beaucoup moins que Fred, mais ses lectures, mieux orientées, lui donnaient une supériorité intellectuelle évidente sur son cadet. Quelques années auparavant, Hubert s’était inscrit aux Jeunes Gardes révolutionnaires, créées par Vigo de Almereyda, dont l’un des principaux divertissements consistait à faire le coup de poing contre les nervis d’Action française. Pas à proprement parler anarchiste, il se sentait plutôt porté vers l’extrême gauche socialiste dont le leader, jeune politicien à l’accent rocailleux de la Garonne, se nommait Vincent Auriol.
Ceux qui avaient été jusque-là les amis de Fred étaient plutôt des protecteurs. Eux parlaient, lui écoutait. La sauvagerie de son enfance le rendait d’ailleurs peu bavard. Et c’est sans doute à sa faculté d’écouter sagement ses aînés qu’il dut l’attention que ceux-ci lui portèrent. Avec Hubert, il découvrait la véritable amitié, faite d’égalité et d’un même élan vers un avenir incertain. Il découvrait la fécondité du dialogue. Une véritable mue s’opérait en lui. L’aisance avec laquelle il se mettait soudain à s’exprimer le surprenait, l’épouvantait aussi un peu. Il essayait de se modérer, mais les répliques arrivaient toutes seules et il voyait qu’Hubert prenait plaisir à ces discussions interminables.
Tous les soirs, désormais, plutôt que de se rendre au bistrot, puisque ni l’un ni l’autre n’aimait boire, ils arpentaient les rues en parlant. Comme Hubert habitait du côté de la gare d’Austerlitz, donc tout à l’opposé du domicile de Fred, ils s’accompagnaient tour à tour un bout de chemin, puis revenaient sur leurs pas, recommençaient dix fois le même manège, jusqu’à ce que l’heure tardive les amène à regret à se séparer.
Rue Fessart, Fred mangeait une soupe à la grimace. Flora n’admettait pas qu’il lanterne ainsi en chemin.
— On vient tout juste d’être débarrassés de Badaboum, maugréait-elle, et voilà que tu en rencontres un autre. Je ne te suffis pas. Et Germinal, tu n’es pas pressé de le prendre dans tes bras.
Fred, le nez dans son assiette, ne répondait pas. Il comprenait les reproches de Flora, les savait justifiés, mais si, par tous ses sens, il se sentait lié à Flora, s’il la revoyait chaque soir avec bonheur, si la vie sans Flora lui paraissait impossible, invraisemblable, dans un coin de son cerveau sonnait une petite cloche qui l’appelait ailleurs.
Pourquoi la jeunesse a-t-elle besoin de héros ? Pourquoi se donne-t-elle avec tant de confiance à de grands hommes ou prétendus grands hommes ? Pourquoi l’adolescence sur son déclin s’attache-t-elle à des pères ultimes ? Il ne sert à rien de le déplorer ou de s’en réjouir. C’est ainsi. Le grand homme d’Hubert c’était Almereyda. Ce personnage tout à fait extraordinaire fascinait d’ailleurs nombre de jeunes ouvriers. Et, bien sûr, Hubert n’attendait que la première occasion pour le faire connaître à Fred.
Miguel Almereyda, originaire de la principauté d’Andorre, se nommait de son vrai nom Eugène-Bonaventure de Vigo. Après des débuts dans la vie parisienne qui se situèrent dans la mouvance du terrorisme anarchiste, Almereyda trouva sa voie dans le journalisme politique. Il avait fondé deux journaux ; La Guerre sociale avec Gustave Hervé, connu à la prison de Clairvaux, puis, seul, Le Bonnet rouge, adversaire acharné de L’Action française. On se demanda pendant longtemps pourquoi un brûlot aussi gauchiste que Le Bonnet rouge s’était enflammé pour défendre Mme Caillaux qui, pour couvrir l’honneur politique de son mari, avait assassiné Calmette, le directeur du Figaro. On sut plus tard que Joseph Caillaux finançait Le Bonnet rouge. On sut encore que si, à la déclaration de guerre, les milliers de suspects fichés sur le carnet B, qui devaient être arrêtés en cas de mobilisation, ne l’avaient pas été, c’est parce que Almereyda négocia avec Malvy, ministre de l’intérieur, ami de Caillaux, la non-application du carnet B en échange de l’assurance que socialistes et anarchistes ne causeraient aucun trouble. Que la presque totalité des anarchistes et des socialistes se soient alors ralliés à l’Union sacrée peut s’expliquer par l’ascendant qu’Almereyda avait pris dans la gauche française. Que Caillaux et Malvy aient ensuite utilisé Almereyda pour exprimer par son truchement leur pacifisme et leur désir d’une paix négociée avec l’Allemagne est certain. En réalité, Almereyda se croyait devenu suffisamment puissant pour mettre Caillaux et Malvy dans sa poche. Mais s’il se servait d’eux, eux se servaient aussi de lui.
Hubert emmena Fred à une réunion tenue par Almereyda. La salle était archicomble d’un monde composite, où se mêlaient bourgeois et ouvriers. Beaucoup de chapeaux melons aussi, qui sentaient la flicaille. Soudain les applaudissements crépitèrent et apparut sur l’estrade un homme mince, très beau, d’une beauté méridionale, à l’abondante chevelure noire ondulée, avec une moustache de Don Juan d’opérette. Fred fut déçu. Il s’attendait à trouver quelqu’un comme Valet. Oui, de tous ceux qu’il avait connus, c’est Valet qui lui restait le plus cher. Il ne pouvait s’empêcher de voir Valet tel que les journaux le décrivirent, torse nu, ensanglanté, un browning à la main, se faisant tuer plutôt que de se rendre. La bonté de Delesalle, l’affectueuse éducation reçue chez le libraire, les leçons de russe d’Eichenbaum, l’hospitalité de Victor et de Rirette, tout cela demeurait vivace chez Fred, mais s’amoindrissait dès qu’il pensait à ce pauvre malfrat de Valet. Toutefois, en le regardant bien, Almereyda avait quelque chose de Valet, une expression nerveuse, un peu dépravée, non sans charme. Oui, d’Almereyda émanait un charme qui fascinait ses auditeurs, qui avait dû fasciner Malvy et, bien avant, Gustave Hervé. Un charme vicieux de rastaquouère, disait L’Action française. Ses dons d’orateur étaient à la mesure de ceux de l’homme d’affaires. Il parlait si bien, d’une si belle voix, d’une voix si envoûtante, que Fred ne suivait plus son discours. Il l’écoutait distraitement, se raccrochant néanmoins à des moments étonnants, comme ceux où il évoquait le « peuple » allemand, dont il prenait la défense, ne voulant pas le confondre avec le Kaiser et son état-major (quelles paroles stupéfiantes en un temps où il n’était question que de la cruauté des Boches !), ceux où il louait Romain Rolland qui venait de publier en Suisse Au-dessus de la mêlée, ceux où il tonnait contre le « traître » Léon Daudet. Comme un enfant d’une dizaine d’années s’approchait de la tribune, Almereyda le hissa sur ses épaules, tout en continuant sa péroraison. L’enfant, fluet, passa ses bras autour du cou de l’orateur et la foule applaudit.
— C’est Nono, souffla Hubert, le fils d’Almereyda. Il l’accompagne dans toutes ses réunions. Il paraît que, quand il était tout petit, Almereyda l’enroulait dans une couverture et l’emmenait dans les débats des bistrots. De temps en temps les pleurs du gamin coupaient les discussions politiques et Almereyda sortait de sa pelisse un biberon qu’il flanquait dans la bouche de Nono. Sacré Nono, ce sera un caïd !
L’amitié de Fred et d’Hubert fut rapidement coupée par l’appel de la classe 1915. Chacun espérait que la guerre s’arrêterait avant le moment fatidique où son tour arriverait de monter aux tranchées. Mais la guerre continuait. Elle semblait même ne plus devoir finir. Les obus creusaient des cratères. Les soldats creusaient des tranchées. Les armées françaises et allemandes s’enterraient, s’ankylosaient dans la vase. Le sol était miné. Les boyaux de terre serpentaient sous les champs déserts. Le soldat devenait taupe, devenait ver. Il s’accrochait à la terre, labourée par les projectiles d’acier. Il se mélangeait à la terre qui, tôt ou tard, l’absorberait, le revêtirait de son linceul de boue. Chaque départ, à l’atelier, était reçu comme un deuil, une condamnation à mort. Pour Fred, l’état-major, le gouvernement, s’identifiaient à cette cour d’assises qui avait envoyé Raymond-la-Science à l’échafaud. Il ne voyait aucune différence entre celle-ci et ceux-là. Le départ d’Hubert le déchirait comme le déchira la mort de Valet.
Delesalle l’avait jadis emmené assister à l’exécution de Raymond-la-Science, en s’excusant de le conduire à un aussi écœurant spectacle, mais pour qu’il se souvienne à jamais de la tragédie des amis de Rirette et de Victor. La foule, massée dès minuit boulevard Arago, voulait se trouver le plus près possible de la guillotine. À l’aube, apparut un fourgon attelé à deux chevaux blancs. Callemin en descendit, marchant difficilement avec ses pieds entravés par des cordes. Sa chemise échancrée montrait la peau blanche de sa poitrine. Il alla vers l’échafaud en chantant :
Nous n’irons plus au bois,
Les lauriers sont coupés.
Près du bourreau, il se redressa, toisa la foule, s’exclama :
— C’est beau, l’agonie d’un homme !
Fred emporta pour toujours son ultime regard de mépris.
Avant le départ d’Hubert, celui-ci lui avait dit :
— Il faut que tu soutiennes l’action d’Almereyda. C’est notre seule chance de salut. Je monte au casse-pipe avant toi, mais ton tour viendra vite. Aidons Caillaux à faire la paix.
Soutenir l’action d’Almereyda ? Fred décida auparavant de rendre visite aux Delesalle. Il s’attendait à des reproches. Mais Paul et Léona le reçurent comme s’ils s’étaient vus hier. Le chien Bouquin, lui-même, lui fit fête. Dans la librairie de la rue Monsieur-le-Prince, Fred éprouva néanmoins une sensation pénible. Non seulement celle-ci lui parut beaucoup plus petite, mais elle sentait le renfermé, la poussière. Après avoir succombé à la fièvre patriotarde, comme tout le monde, Paul Delesalle était revenu à son pacifisme naturel. Fred lui parla d’Almereyda, d’Hubert, de l’atelier de mécanique et de la bonne ambiance du travail d’ajusteur qu’il aimait.
— Sacredieu, que c’est difficile de ne pas trébucher, dit Delesalle. Te voilà bien parti dans la vie et cette crapule de Vigo se trouve maintenant sur ton chemin.
— Comment, crapule, dit Fred, choqué. Il est le seul à s’opposer à la guerre, ça mérite bien quelque considération.
— Almereyda est vendu à une clique de financiers. Le préfet de police l’a dans sa manche.
— C’est lui qui manœuvre Malvy et Caillaux, pour les pousser à faire la paix.
— Mon pauvre Fred, quelle naïveté ! Tu verras que ce trio va se trouver un de ces jours dans un beau pétrin. Oui, Vigo, alias Almereyda, fut l’un des nôtres. Lui aussi ne buvait que de l’eau et, aujourd’hui, tu n’as pas remarqué la publicité dans Le Bonnet rouge pour une marque de liqueur d’absinthe ? Almereyda loue ceux qui le financent. C’était un compagnon courageux. Il s’est perverti et ne paye plus de sa personne. On le paye. Sais-tu qu’il possède un hôtel particulier, une villa à Saint-Cloud, cinq ou six autos, deux ménages, trois maîtresses, un chauffeur nègre, un valet de chambre espagnol…
— Et puis quoi, encore, plaisanta Fred. C’est un nabab à ce que vous dites. Je préfère un nabab qui travaille pour la paix à un anar patriote, comme Jean Grave.
Delesalle sourit :
— Je crois bien qu’il y a un coup de patte sur ma petite gueule. C’est vrai, je me suis trompé. Jean Grave se trompe. Kropotkine aussi. Tiens, regarde…
Delesalle prit dans une pile d’imprimés une revue : Ce qu’il faut dire. Il souligna du doigt une liste de souscriptions ouverte par Sébastien Faure. Fred lut : « Pour que Grave crève, cinquante centimes. »
— Il y a plus sérieux que ton Almereyda, reprit Delesalle. Sébastien Faure vient de publier un tract : La Trêve des peuples. Armand a lancé une nouvelle revue Par-delà la mêlée. Nos amis se sont ressaisis. Trente cinq libertaires ont signé un manifeste, L’Internationale anarchiste et la guerre. On y retrouve Emma Goldman, Alexander Berkman, Malatesta. En Allemagne, Rosa Luxemburg et Liebknecht ont aussi publié un pamphlet contre la guerre. Il n’existe pas que des « anarchistes de tranchées », comme Malatesta les appelle. Oui, nous nous sommes ressaisis, il était temps. Nous sommes peu nombreux, mais nous existons. Il y a quand même Monatte, Rosmer, Merrheim, Trotski et ses amis Guilbeaux et Martinet.
Trotski ? Ce nom évoquait quelque chose à Fred. Ah ! oui, encore un Russe dont lui avait parlé Eichenbaum.
Hubert disparu, la vie de l’atelier devenait pesante et l’ambiance très morose avec cette majorité de vieux ouvriers fatigués, d’infirmes et de quelques jeunes que la perspective de partir bientôt au front, avec leur classe, rendait cabochards. L’intelligence malicieuse d’Hubert, son passé de militant, leurs longues conversations, tout cela manquait à Fred. Sans doute avait-il vécu plus d’événements dramatiques que son ami, rencontré plus de gens étonnants, mais Hubert avait participé activement à la vie politique de son temps, alors que lui s’était contenté d’en être le spectateur. Une impression de vide l’affectait soudain. Il rentrait rue Fessart sans entrain, retrouvait Flora agacée par les exigences de Germinal qui ne cessait de prendre du poids et par la voix nerveuse de Rirette. Après plus de deux ans de guerre, après plus de deux ans d’absence de la presque totalité des hommes valides, la population féminine restée à l’arrière ressentait une immense frustration, qui se communiquait de femme à femme ; une sensation d’abandon collectif. Une fébrilité les gagnait qui se traduisait par une agitation nocturne dans les cabarets et les bals, dans une envie de jouir immédiatement de la vie la plus frelatée. Comme si ces femmes qui rompaient leurs freins, voulaient offrir aux hommes qui montaient à l’assaut à travers les barbelés et au milieu de la mitraille, une sorte de pendant, de réponse obscène. Elles aussi montaient à l’assaut, une coupe de mauvais mousseux à la main. Elles aussi couraient droit au néant. Elles aussi acceptaient l’avilissement, l’asservissement. Puisque les hommes uniformisés dans leur capote bleue ne réagissaient pas, acceptaient leur sort, galopaient en bandes vers l’abattoir, obéissaient aux ordres de petits chefs, qui obéissaient eux-mêmes à de grands chefs, puisque ces hommes n’étaient plus des mâles, mais des loques, des esclaves, puisqu’on les leur renvoyait mutilés, infirmes ou morts, elles se vautraient dans l’ignominie avec une frénésie parodiant les combats absurdes. Et pour celles qui, comme Rirette et Flora, ne se laissaient pas aller à cet abandon, mais qui voyaient autour d’elles leurs semblables vaciller, glisser dans un gouffre, il se produisait néanmoins un désarroi, une inquiétude vague, une insatisfaction latente. Fred avait l’impression qu’on lui faisait la tête, rue Fessart. En réalité, les deux femmes boudaient le monde, tel qu’il était.
Pour rester fidèle à Hubert, Fred voulut rencontrer Almereyda, lui offrir ses services. Dans les bureaux du Bonnet rouge, on lui demanda ce qu’il cherchait au juste et on le congédia en lui disant que l’on ne pouvait déranger le patron pour n’importe qui. Il rôda plusieurs soirs devant l’entrée du journal, jusqu’à ce que, enfin, Almereyda apparaisse. Fred, qui ne l’avait vu qu’une seule fois à la tribune, le reconnut sans mal. Vêtu d’une riche pelisse de loutre et coiffé d’un feutre rejeté en arrière, à la manière des marlous, il tenait par la main un garçonnet, engoncé dans des vêtements trop neufs. Nono, le Nono des biberons et des couvertures mitées, du temps de la dèche, habillé comme un petit riche. Cet étalage de luxe écœura Fred. Deux chiens, deux molosses, encadraient l’homme et l’enfant. Almereyda aperçut cet ouvrier qui le regardait. Il s’arrêta, inquiet, tira Nono plus près de lui, siffla les chiens qui avancèrent vers Fred en grondant.
Fred salua Almereyda en soulevant sa casquette, cracha par terre et s’en alla.
En 1916, Victor Kibaltchich, libéré de prison par anticipation, ne réintégra pas la rue Fessart. Une brève entrevue avec Rirette suffit pour qu’ils s’aperçoivent que ces années de séparation les avaient changés. Cette rupture glaça d’effroi Fred et Flora. Ils ne pouvaient oublier ce couple jeune, dynamique, sensuel, plein d’entrain et de gentillesse, qui avait été pour eux l’incarnation de l’amour. Fred courut à la recherche de Victor. Il le trouva à la fois abattu et résolu à lutter.
— Je ne resterai pas à Paris, dit-il. Trop de souvenirs avec Rirette. Et ce boulet de la bande à Bonnot. Tout ça, c’est du passé. Rirette m’a dit que tu fréquentais Vigo. Je suis allé le voir au Bonnet rouge. Lui non plus n’est pas reconnaissable. Il est malade. Il se drogue. Il a cru manigancer le pouvoir et le contact du pouvoir l’a perverti. J’étais sans doute le seul qui pouvait le lui dire. Il m’a répondu qu’il me fallait me décrasser de la sentimentalité de mes auteurs russes et que la révolution avait besoin d’argent. En réalité, je ne le crois pas, c’est lui qui a besoin d’argent. L’argent l’avilit. Fuis Almereyda, Fred, fuis-le comme le choléra.
— Je ne fréquente pas Almereyda. C’est un copain qui croyait à lui et qui voulait que je le connaisse. Moi, je ne sais plus que croire.
— Je pars à Barcelone. Peut-être bien que l’espoir viendra de là-bas. Sans doute ne nous reverrons-nous jamais, Fred. Le monde est si grand. Sois un bon ouvrier, comme t’en a prié Delesalle.
De février à novembre 1916, alors que les terribles batailles de Verdun décimaient les troupes, l’arrière, gagné par une hystérie cocardière, voyait des espions partout. Dans L’Action française, Léon Daudet affirmait que toute complaisance à l’égard de l’Allemagne, toute sympathie envers les Allemands, équivalait à une trahison. « Tout Allemand naturalisé doit être considéré comme un suspect, écrivait-il. Tout Allemand vivant en France est nécessairement un espion. » En septembre, Charles Maurras commença une campagne contre Almereyda-Vigo, qu’il n’hésitait pas à flétrir comme un agent de l’Allemagne. En réalité, à travers Vigo-Almereyda, L’Action française visait l’aile socialisante du parti radical, c’est-à-dire Caillaux et Malvy, « du parti de la paix ».
À cette même époque, Fred vit à Belleville un homme de très petite taille, tout rond de corps et de tête, qui distribuait des tracts titrés : « Imposons la paix ». Il en rapporta un à Rirette. Seule signature : « Le libertaire ».
— Il a un drôle de culot, celui-là, dit Rirette. Faut que j’aille voir sa bobine.
Fred et Rirette retrouvèrent l’homme place des Fêtes, juste au moment où deux sergents de ville l’embarquaient.
— C’est Louis Lecoin, s’exclama Rirette.
Lecoin l’aperçut. Il cria :
— J’ai retourné mon ordre de mobilisation à qui de droit. À bas la guerre !
— Sacré Lecoin, dit Rirette. Il sort juste de prison et y retourne. Celui-là, il ne fera guère parler de lui. Dès qu’il ouvre la bouche, on le boucle.
Le 1er avril 1917, Fred participa à la manifestation en l’honneur de la Révolution russe organisée par la Ligue des droits de l’homme. Le 2 mai, il lut dans Le Bonnet rouge un article enthousiaste sur cette révolution et apprit en même temps que ce Lénine, évoqué par Eichenbaum, venait d’arriver à Saint-Pétersbourg. Au même moment, excédés par trois ans de combats inutiles, des soldats se mutinaient sur le front français.
L’Action française fournit aussitôt l’explication que l’arrière attendait. Une manigance combinée de l’état-major allemand et des juifs aurait conduit à la Révolution russe. La preuve, ce wagon plombé dans lequel Lénine avait voyagé à travers l’Allemagne en guerre, avec la complicité des schupos. Un plan identique existait en France, dressé par Malvy et Almereyda, soulignaient Daudet et Maurras. Les mutineries au front constituaient pour eux le signe avant-coureur de l’insurrection imminente dont Caillaux tirait les ficelles.
À la Chambre des députés, Maurice Barrès apostropha Malvy : « Quand arrêterez-vous la canaille du Bonnet rouge ? »
En juin, les prédictions de L’Action française semblèrent se réaliser. En effet, pour la première fois depuis la guerre, un syndicat, l’Union des métaux, publia un tract pacifiste et quelques milliers de femmes grévistes remontèrent les Champs-Élysées en réclamant la paix. À Saint-Ouen, des soldats annamites dispersèrent les manifestations en tirant sur la foule. À Châlons, un régiment parcourut les rues en clamant ; « Vive la paix ! » Au front, en première ligne, les mutineries se multiplièrent.
Fred recevait toutes ces nouvelles avec exaltation. On ne parlait plus, à l’atelier, que de cette Révolution russe dont on ne savait pas grand-chose, sinon que le tsar avait abdiqué, et surtout des soldats français qui refusaient de continuer à se battre. Les discussions, autour des machines, prenaient parfois des allures violentes. Les vieux, qui ne risquaient pas la mobilisation, traitaient les mutins de lâches, alors que les jeunes, en âge d’être appelés, fredonnaient lugubrement les couplets de la Chanson de Craonne :
Adieu la vie, adieu l’amour
Adieu toutes les femmes
C’est bien fini, c’est pour toujours
De cette guerre infâme
C’est à Craonne, sur le plateau
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
Nous sommes les sacrifiés.
Le 22 juillet, au Sénat, Clemenceau accusa Malvy de trahison. Le 6 août, Almereyda était arrêté. Une semaine seulement plus tard, dans la nuit du 13 au 14 août, Eugène-Bonaventure de Vigo, dit Miguel Almereyda fut découvert inanimé dans la cellule 14 de la prison de Fresnes, juste la veille du jour où il devait rencontrer son avocat. La police conclut d’abord à un décès par hémoptysie, qui devint quelques jours plus tard un suicide, l’accusé s’étant pendu aux barreaux de son lit avec les lacets de ses souliers. Se pendre soi-même, couché, par simple traction sur les barreaux de son lit, puisque telle était la position dans laquelle on le trouva, demande des dispositions à l’acrobatie. Ce qui fit écrire à un journal du soir : « Il avait des lacets à ses souliers et en mourut prématurément. » On ne sut jamais si Almereyda-Vigo dut son « suicide » à des envoyés de Malvy et de Caillaux qui voulaient l’empêcher de parler, ou s’il fut tout simplement liquidé par des policiers se vengeant de l’époque où l’anarchiste Vigo leur en faisait voir de toutes les couleurs. Qui fut châtié ? L’anarchiste idéaliste d’avant-guerre ou le politicien affairiste ?
Toujours, les agents provocateurs ou les boucs émissaires servent de prétexte à la répression. À l’élimination d’Almereyda, succéda le procès d’Armand, condamné à cinq ans de prison pour complicité de désertion ; puis celui de Lecoin, condamné également à cinq ans de prison, plus dix-huit mois pour propos subversifs à l’audience ; enfin celui de Sébastien Faure qui n’écopa que de six mois puisqu’on ne trouvait rien à lui reprocher sinon d’être Sébastien Faure. En réalité, en bouclant ces pacifistes, le gouvernement croyait juguler la source du défaitisme qui affectait les régiments de première ligne. C’était donner bien du crédit à des militants minoritaires dans leurs propres organisations, inconnus de la masse et sans influence aucune dans les tranchées. C’était en même temps les tirer de l’anonymat, en faire des héros, voire des martyrs. Ainsi roule la machine du pouvoir qui, en désignant elle-même ses ennemis, en les suscitant au besoin, assure la renommée de ces derniers. Eux-mêmes, qui n’exercent aucune puissance, en reçoivent par là du pouvoir central, du pouvoir officiel. Le pouvoir sécrète les contre-pouvoirs. Mais sans cette opposition ne dépérirait-il pas, ne mourrait-il pas de sécheresse ?
En août 1917, Barcelone se proclama commune libertaire. Fred y vit la main de Victor Kibaltchich. L’insurrection de Barcelone, conduite par des conseils d’ouvriers et de paysans comme celle de Saint-Pétersbourg, était toutefois plus radicale que cette dernière puisqu’elle sautait par-dessus l’étape transitoire du gouvernement bourgeois de Kerenski installé en Russie. Mais deux mois plus tard, Lénine et Trotski chassaient à leur tour Kerenski du trône des tsars et annonçaient l’abolition de l’État.
Que d’événements incroyables ! Et comment ces hommes si ordinaires, si anonymes, si isolés, si pauvres, si démunis, pouvaient-ils tout à coup arracher aux maîtres du monde leurs privilèges ?
Rirette rue Fessart, Delesalle rue Monsieur-le-Prince, exultaient d’enthousiasme, de joie. Alors que tout semblait perdu, l’utopie devenait réalité. Fred allait de l’une à l’autre adresse, ballotté dans cette exaltation qui le grisait lui-même. Par contre, à l’atelier, l’atmosphère pesait, de plus en plus morne. Barcelone et Saint-Pétersbourg étaient bien loin et, ici, la guerre s’éternisait. Les mutineries de soldats laissèrent supposer un moment que les combattants, aussi bien français qu’allemands, mettraient la crosse en l’air et fraterniseraient. On ne savait pas que, dans les rangs des mutins, un soldat sur dix, choisi au hasard, était fusillé et que Pétain insistait auprès du gouvernement pour que ne soient pas graciés les condamnés à mort du conseil de guerre. « La terreur est nécessaire », décrétait celui que les soldats appelaient le « boucher de Verdun ». Fred, qui n’avait reçu aucune nouvelle d’Hubert, s’inquiétait. Mais ni dans cette tragique année 1917, ni lorsque lui-même sera appelé avec sa classe, ni dans toute la suite de sa vie où il rencontrera tant de militants, il ne retrouvera trace de son premier ami. La guerre l’avait escamoté. Était-il disparu, comme tant d’autres, volatilisé dans une explosion d’obus ? Avait-il été fait prisonnier ? Avait-il été jeté dans la fosse commune de ces condamnés à mort ? Était-il retourné après le conflit dans un anonymat volontaire, trop écœuré par tant de misères, brisé à tout jamais par la souffrance ? Toujours Fred s’interrogera, questionnera ceux qui auraient pu être des témoins. En vain.