Alfred Barthélemy ne regagna Paris qu’en novembre 1924. Depuis mai, le Cartel des gauches formait en France un nouveau gouvernement où les radicaux triomphaient. Gaston Doumergue, nouveau président de la République, voulant affirmer le coup de barre de la politique française, s’était empressé de reconnaître l’U.R.S.S. et d’amnistier les transfuges français de Moscou. Fred se trouvait donc blanchi. Par une curieuse coïncidence, lorsqu’il débarqua à la gare de l’Est, la première chose qu’il aperçut boulevard Magenta fut un défilé d’hommes endimanchés suivant des drapeaux rouges. Des dizaines et des dizaines de grands drapeaux rouges, portés fièrement, sans que la police intervienne. Rien de commun avec les manifestations tumultueuses que Fred avait connues avant guerre, toujours brisées par les assauts des gardes républicains à cheval. On se serait cru à Moscou, pour quelque commémoration officielle.

Fred s’informa. On lui répondit que l’on enterrait Jaurès. Jaurès, assassiné en 1914 ? Le même. Le Cartel des gauches transférait ses cendres au Panthéon. Les délégations se rendaient au Palais-Bourbon où le cercueil, arrivé d’Albi, était exposé. Fred qui s’attendait à tout, sauf à ça, accompagna ses interlocuteurs qui ne voulaient rien perdre du spectacle et descendaient vers la place de la Concorde.

Dès qu’ils arrivèrent à proximité de la Madeleine, une multitude impatiente, qui s’agglutinait, se poussait, exigeait de tout voir, bouchait les rues. Un titi à casquette à carreaux, qui lui rappelait un peu Hubert, le tira par la manche et l’invita à faire un détour. Ils bifurquèrent vers les Tuileries et débouchèrent bientôt sur la terrasse de l’Orangerie, qui domine la Seine. Fred remarqua devant la Chambre des députés, sur une estrade, à l’ombre d’un portique, un catafalque entre deux immenses torchères d’où jaillissaient des flammes. Les haut-parleurs diffusaient une musique pompeuse.

— C’est Gustave Charpentier qui a composé ça spécialement, dit le titi à casquette.

— Gustave Charpentier ?

— Ben oui, celui qui a écrit Louise.

Et comme Fred manifestait autant de surprise à l’évocation de cette Louise qu’à celle de ce Charpentier, son compagnon ajouta :

— Louise, l’opéra, quoi ! D’où sors-tu ?

En bas, devant le Palais-Bourbon, une vingtaine de mineurs, reconnaissables par leurs vêtements de travail et leur casque, s’avançaient pour hisser le cercueil sur leurs épaules. Le cortège s’ébranla lentement, s’engageant dans le boulevard Saint-Germain. Venaient les enfants des écoles, les délégations des Ligues républicaines, les francs-maçons, les représentants des coopératives. Puis des milliers de communistes, en rangs serrés, arborant des centaines de drapeaux rouges.

— Tu vois, dit le titi à casquette, les drapeaux rouges suivent l’enterrement de la bourgeoisie.

Fred avait plutôt la pénible impression que cette cérémonie officialisait l’étendard des bolcheviks. Le pauvre Jaurès n’était qu’un prétexte. On le panthéonisait, comme à Moscou on canonisait Lénine, devenu momie sainte dans sa châsse de verre. Jaurès et Lénine, morts, avec eux mourait l’utopie révolutionnaire. Défilaient maintenant les congrégations. Depuis des années, Fred espérait ce retour à Paris et, dès le premier jour, il eut la sensation désagréable que Paris n’était plus le même, que les gens, eux aussi, avaient changé. Il ne se sentit jamais vraiment étranger à Moscou. C’est maintenant, de retour en France, qu’il éprouvait un décalage. Les Parisiens étaient vêtus différemment. Les femmes portaient des jupes très courtes qui l’ébahissaient. Comparé à la pénurie russe, le relatif bien-être qui s’affichait par des magasins regorgeant de marchandises, par des vêtements neufs sur des passants enjoués, lui révélait que la guerre, qui le happa dès la fin de son adolescence, ne le relâcha pas ensuite, que son séjour en Russie ne fit que continuer cet état de guerre ; qu’il n’était qu’un prisonnier libéré, un prisonnier oublié, que personne n’attendait.

Pendant neuf mois, il avait vécu en fugitif, tantôt emprisonné comme agent présumé du Komintern, tantôt expulsé comme anarchiste. Il avait parcouru toute l’Europe centrale en zigzag, n’échappant que par une chance incroyable à deux attentats perpétrés par les sbires de Dzerjinski. En Allemagne, Erich Mühsam lui assura protection et amitié, bien que la récente défaite de la Révolution allemande eût jeté la consternation dans l’extrême gauche. Mühsam, comme Fred, anarchiste berné, avait poussé ses camarades libertaires à rejoindre la IIIe Internationale bolchevique. Maintenant, il s’angoissait en découvrant le pitoyable résultat de son action. Ce que lui révéla Fred était encore pire que ce qu’il supposait.

Qui voir à Paris ? Delesalle, bien sûr. C’était le plus facile. Sa librairie, rue Monsieur-le-Prince, restait immuable. Paul et Léona se trouvaient toujours au milieu de leur fouillis de livres. Ne manquait que le gros chien Bouquin, mort de vieillesse. Les Delesalle reçurent Fred comme un fils prodigue. Ils voulaient tout savoir de sa vie, des événements russes. Fred parlait. Il pouvait enfin parler à cœur ouvert. Il raconta Makhno. Il transmit le message de Makhno, comme il l’avait fait à Erich Mühsam. Il montra la copie du testament de Lénine. Paul Delesalle lut attentivement ce talisman, s’étonna seulement que Lénine place sur le même plan Trotski et ce ténébreux Staline. L’incrédulité que Fred devina dans les yeux de Delesalle le bouleversa. Si Delesalle ne croyait pas à l’authenticité de ce document, qui le croirait ?

— Que comptes-tu faire de ce papier ?

— Le transmettre à tous les partis de gauche. Même aux communistes qui en ignorent l’existence.

— Ils le considéreront comme un faux.

— J’aurais pris tous ces risques pour véhiculer un faux ?

— Qui te prouve que tu n’as pas été abusé par Zinoviev, ou que Zinoviev lui-même n’est pas tombé dans un piège ? Avec ce que tu me dis des rivalités au Kremlin, on peut s’attendre à tout. Simplement, les rivalités du Kremlin, les Français voient ça de loin. La victoire de la gauche aux élections leur semble bien plus importante. Le gouvernement a reconnu la légalité de la Révolution soviétique…

— Il ne s’agit plus d’une révolution soviétique, mais d’un gouvernement bolchevik.

— Pour le peuple français, quelle immense espérance ! L’étoile rouge du drapeau russe remplace l’étoile du berger qui guidait les mages dans la vieille culture. Notre nouvelle culture, aussi rationnelle soit-elle, a besoin elle aussi d’une étoile. Tu auras beau faire, tu n’arriveras pas à éteindre cette lueur qui brille au-dessus du Kremlin. Et c’est tant mieux, car si tu l’éteignais, tu éteindrais toute espérance.

— Rosmer m’a rencontré à Moscou. Il me croira.

— Il te croira sans doute, mais il dira que le parti communiste entraîne des masses enthousiastes ; qu’il réveille la classe ouvrière française ; que ce n’est pas le moment de la décevoir.

— Vous n’avez pas réagi lorsque je vous ai raconté la fin de Makhno. Puisque vous publiez des livres, vous devriez diffuser ce témoignage. La mémoire des vaincus se perd. Nul mieux que vous ne peut la sauver.

Delesalle, vieilli, très las, un peu affaissé, secoua la tête en signe de dénégation.

— Pourquoi te soucier de Makhno, Fred ? Ce n’est pas un bon cheval. Aussi suspect que la bande à Bonnot. On raconte des horreurs sur son compte. Sa fin est triste, comme toutes les agonies. Seulement elle ne fait pas oublier ses orgies, ses pogroms. Trotski me paraît plus sain. Tu m’inquiètes, Fred, avec ta tendance à glisser du côté des voyous. Valet, Almereyda, Makhno, tout ça c’est la même mauvaise engeance.

— Vous regardez la Russie de trop loin et vous mélangez tout. Makhno a été porté par l’Ukraine libertaire. Peut-être, dans l’ivresse de ses victoires, s’est-il laissé aller à des orgies, je ne sais, mais à des massacres de Juifs, non. Ses deux conseillers les plus écoutés étaient juifs : Voline et Baron.

Comme Delesalle s’entêtait à ne pas vouloir perdre ses illusions, Fred l’interrogea sur Flora, sur Rirette. Mais il n’avait pas revu les deux femmes. Ils se quittèrent, amers. Léona, devenue sourde, n’avait rien entendu de leur conversation. Elle embrassa Fred sur les joues, de trois baisers sonores, l’invitant à souper un de ces prochains soirs.

En traversant le carrefour de l’Odéon, la statue de Danton l’arrêta, comme jadis. Le bronze ruisselait d’une récente averse. Danton, ce Danton que Trotski croyait réincarner et qui lui ressemblait si peu avec sa stature massive. L’incompréhension de Delesalle donnait à Fred la sensation d’une défaite. Il s’apercevait qu’il n’était pas attendu, ni par Flora, ni par aucun camarade. Pendant ces six années, chacun était allé son chemin.

Comment vivre maintenant ? De quoi ? Que ferait-il ? En Russie, le Parti subvenait à tous ses besoins. Fugitif, il avait été accueilli, abrité, par des déçus du bolchevisme ou des libertaires. Homme de l’Organisation, même transfuge l’Organisation lui servait de caution. Il irait trouver Rosmer et Monatte, toujours adhérents du parti communiste, mais seulement pour leur dévoiler les derniers avatars de la Révolution russe, pour leur montrer le testament de Lénine. Il s’accrochait à cette idée folle que Rosmer et Monatte pourraient encore infléchir la politique du Parti et qu’il travaillerait avec eux. Les deux hommes l’accueillirent sans plaisir, excédés de recevoir sans cesse en pleine figure, venant de leurs anciens amis, la boue de Cronstadt. Makhno, en plus, non, n’en jetez plus ! Et ce testament de Lénine, vaseux… Lénine qui critiquait tous ses collaborateurs, pour finalement n’en désigner aucun, digne de lui succéder… Le papier sentait trop la fabrication réactionnaire. Lénine gâteux, tout le Politburo sentait la fripouille… Non, la caricature était trop grossière.

Une telle réticence de Rosmer et de Monatte à l’écouter lui parut étrange. Il ne comprenait pas encore que, pour les membres du Parti, il était devenu un traître. Il se croyait seulement un opposant, un contradicteur.

Quelqu’un lui parla d’un nouveau député communiste, élu récemment alors qu’il purgeait une peine de prison pour antimilitarisme. Il s’agissait de ce Jacques Doriot, rencontré à Moscou. Fred se précipita à sa permanence. Doriot se souvenait, bien sûr, du collaborateur de Zinoviev. Or, il résultait de l’analyse faite par Barthélemy, plus que de l’obscur testament, que Zinoviev devenait l’homme fort de la Russie. Alors que le parti communiste français, depuis la mort de Lénine, ne savait à quel saint se vouer, grâce à Fred, Doriot fut le premier à miser sur Zinoviev. Toutefois, il se garda bien de prendre Barthélemy sous sa protection. Ses accointances libertaires, pendant longtemps utiles au Parti, aujourd’hui le disqualifiaient. Fred ignorait en effet que, sur ordre de Moscou, le parti communiste français avait, au début de l’année, brutalement rompu avec les organisations anarchistes. Jusqu’alors, communistes et anarchistes menaient des actions communes : contre le traité de Versailles, contre Mussolini, contre Primo de Rivera, pour Sacco et Vanzetti. Cette association ponctuelle, qui répondait à la collaboration des communistes et des libertaires dans les premiers soviets, n’existait plus. Un petit Cronstadt s’était même opéré lors d’un meeting à la Grange-aux-Belles, où les communistes tirèrent à bout portant sur les anars, tuant deux d’entre eux.

May Picqueray, qu’il réussit à retrouver sans trop de difficulté, combla ses lacunes, lui racontant comment la F.C.R.A. (Fédération communiste révolutionnaire anarchiste), transformée en U.A. (Union anarchiste), rejetait désormais le terme communiste dénaturé par les bolcheviks ; comment Makhno était suspect parmi les camarades, bien qu’elle, May, lui conservât admiration et affection ; que, de toute manière, elle défendrait toujours les proscrits ; pourquoi aucune des nouvelles grosses têtes de l’Union n’avait fait le voyage à Moscou, s’étant toujours refusée à collaborer avec les cocos.

— Je voudrais rencontrer une de tes grosses têtes.

— Alors, vois d’abord Lecoin.

Alfred Barthélemy rencontra Lecoin au siège du Libertaire. Il se souvenait de l’avoir aperçu jadis à Belleville, distribuant des tracts, et même de cette réflexion de Rirette disant qu’il ne ferait guère parler de lui car on l’emprisonnait dès qu’il ouvrait la bouche. Lecoin comptait déjà six ans de taule à son actif, mais la prison, au lieu de l’annihiler, l’avait propulsé comme leader. Alors que la plupart des « vieux » anars s’étaient dévalués par leur participation à l’Union sacrée, alors que Delesalle, Rosmer, Monatte, Monmousseau, s’intégraient au parti communiste, Lecoin demeurait un pur libertaire, incontournable. Fred fut stupéfait par sa si petite taille. Il devait courber sa grande carcasse pour lui causer. Souvent, la haute taille de Fred le gênait, comme ce jour où, au Kremlin, il remarqua, confus, qu’il dominait Lénine d’une tête. Lecoin, si minuscule, avait pourtant acquis une telle puissance que, cette année même, il avait fait libérer Émile Cottin, « l’assassin de Clémenceau ». Il ne montrait aucun complexe de sa courte stature, n’en perdant pas un pouce, dressé sur ses talons comme sur des ergots, le menton relevé, regardant son interlocuteur de ses yeux ronds.

Lecoin, après avoir parcouru le testament de Lénine, s’exclama :

— Un testament ! Tu te rends compte de ce que tu trimbales ! Ce bon bourgeois de Lénine qui rédige un testament de père de famille, qui déshérite les uns, bénit les autres. Ah ! il est bien le digne successeur du suprême bourgeois Karl Marx, qui veillait avec tant d’attention sur la vertu de ses filles et qui couchait avec sa bonne. Un testament ! Mais qu’est-ce que tu veux bien que ça nous foute, les dernières volontés de Lénine !

May s’interposa, soulignant qu’à Moscou Fred avait toujours soutenu les libertaires.

Lecoin haussa les épaules.

— Il est hors de doute que les partisans de la dictature dite du prolétariat n’auraient jamais causé tant de mal chez nous si des révolutionnaires intègres, comme Monatte, ne les avaient mis en selle. Monatte, Delesalle. Rosmer, ont acclimaté le bolchevisme en France. Maintenant, le mal est là. Ils s’en mordront les doigts. En attendant, c’est nous tous qui allons déguster. Toi, Barthélemy, tu as fait pire. Tu t’es servi des libertaires pour asseoir l’autorité du Komintern.

— Mais non, protesta Fred, je me suis servi du Komintern pour infiltrer nos camarades libertaires.

— Le penses-tu vraiment ? Es-tu naïf ? Es-tu salaud ?

Sur cette rebuffade, Fred s’en fut du Libertaire, accompagné par May qui tentait de le consoler :

— Te tracasse pas. Louis a mauvais caractère, mais c’est un bon gars. Faut dire qu’en Russie tu me paraissais plutôt suspect. Jusqu’au jour où, devant moi, tu as rembarré Trotski. Ils ne se rendent pas compte, ici, ils croient que Trotski c’est quelqu’un comme Cachin.

Cachin, Frossard ? Il revoyait ces délégués français minables, lors de la formation de la IIIe Internationale. Cachin malmené par Boukharine et pleurant comme un gosse.

— Qu’est devenu Frossard ? demanda Fred à May.

— Il a abandonné les communistes l’an dernier, pour réintégrer le parti socialiste.

Fred se rendit chez Frossard. Ce dernier lut attentivement la copie du testament et la rendit à son visiteur, sans un mot.

— Me serais-je donné tout ce mal pour apporter un faux document ?

— Je le présume vrai. Il reflète exactement les dissensions au sein du Parti. C’est pourquoi je l’ai quitté. Mais à plus forte raison, s’il est authentique, n’en parlons pas. Attendons la suite. De toute manière, que pouvons-nous ? Foutaise ! Trotski, le plus malin, enlèvera le morceau. Je vous conseille de vous taire. D’ailleurs, on ne vous écoutera pas. La France, qui dispose enfin d’un gouvernement de gauche, n’a aucun intérêt à se mettre mal avec les bolcheviks. Vous auriez dû rester en Russie, monsieur Barthélemy, vous y jouissiez d’une belle situation.

Frossard se moquait. Fred, retourné en France, se retrouvait tout nu. Il n’était plus rien, ne possédait plus rien, ne représentait plus rien. Il comprenait mieux, maintenant, avec quelle énergie les bureaucrates soviétiques se cramponnaient à leurs privilèges, s’adonnaient à toutes les bassesses lorsqu’ils se sentaient en disgrâce. Il comprenait la peur des délégués étrangers que Moscou accusait, la peur de tous les permanents d’être rejetés à la base. La dictature sur le prolétariat résultait de cette angoisse de perdre sa place confortable. J’y suis, j’y reste, advienne que pourra !

Fred ne s’était jamais livré à de tels calculs. C’est pourquoi il se découvrait soudain si démuni. Ce testament de Lénine, transporté si précautionneusement pendant un an, comme une bombe, n’intéressait personne. Lui-même, transfuge de cette Russie bolchevisée qui fascinait le monde entier, n’intéressait personne. Dépouillé de sa fonction, de son pouvoir, de ses protections, il dérivait en épave, parcourait les rues de Paris comme un somnambule.

Bien sûr, il chercha désespérément les traces de Flora. Rue Fessart, un immeuble neuf remplaçait la vieille masure où logeaient Rirette et Victor, Paris avait beaucoup changé. Seules les Halles demeuraient immuables avec leur abondance de victuailles, de chariots, de porteurs ; avec leur foule de marchands et d’acheteurs ; avec leurs cris, leurs appels qui se répercutaient sous les parapluies de fer. Simple transformation, mais qui modifiait néanmoins singulièrement l’environnement du marché, la quasi-disparition des chevaux supplantés par des camions automobiles. Les voitures des poissonniers descendaient toujours à l’aube la rue Poissonnière, mais il ne s’agissait plus de charrettes. Bâchées, fermées. Les jambes de Flora n’auraient pu s’y balancer.

Sans aucune ressource, Fred para au plus pressé en se faisant débardeur. Au repos, il s’assoupissait sans problème dans une encoignure des murs de Saint-Eustache.

Replacé à son point de départ, Alfred Barthélemy se décrassait de sa vie politique. Plus les jours passaient, plus celle-ci lui paraissait lointaine, invraisemblable, absurde. Il se laissait aller à une sorte de somnolence. Les fardeaux qu’il portait entretenaient son énergie physique, mais son esprit s’ankylosait. En s’endormant, il ressentait parfois la désagréable impression de glisser dans un puits, interminablement.

Une nuit, Fred se réveilla en sursaut, mouillé de sueur, l’angoisse lui tenaillant les côtes. Cette fois-là, il avait glissé jusqu’au fond du puits et se débattait dans l’eau pour ne pas se noyer. Il étouffait. Un goût saumâtre, dans sa bouche, lui donnait vraiment la sensation d’avoir bu la tasse. Dès que le jour se leva, il se précipita vers la rue Monsieur-le-Prince. La librairie des Delesalle n’était pas encore ouverte. Au carrefour de l’Odéon, le grand Danton de bronze tenait toujours son bras tendu, réclamant de l’audace, encore de l’audace, toujours plus d’audace. Des pigeons irrespectueux souillaient la statue de leurs fientes qui coulaient sur le visage du tribun, comme des larmes. Fred s’accroupit devant la porte du magasin. Lorsque Paul Delesalle voulut enlever les volets de bois, surpris, il trouva Fred endormi qui ressemblait à un clochard.

Le réveiller, lui faire tiédir de l’eau pour sa toilette, lui préparer un café bouillant, Paul et Léona s’activaient. Paternité et maternité refoulés se dépensaient pour choyer cet enfant qui leur revenait. Fred déployait son long corps, s’étirait, se désengourdissait. La bonté des Delesalle lui réchauffait le cœur, plus que ce café brûlant.

— Passons aux choses sérieuses, dit Delesalle. Si tu reprenais ton métier d’ajusteur ?

— J’ai bien peur d’avoir perdu la main. Et je n’ai pas de certificat.

— Je t’arrangerai ça avec la Fédération des métaux. On te casera dans une boîte où tu auras du temps pour des essais. Bien sûr, tu n’es jamais allé en Russie. Tu sors de maladie. D’ailleurs, avec ta mine de déterré ça ne surprendra personne.

Une fois de plus, les Delesalle se débrouillèrent pour que Fred soit provisoirement logé et nourri. Quant à une place d’ajusteur-mécanicien, elle lui fut procurée rapidement, les offres d’emploi étant alors très nombreuses.

 

Lorsque, le premier matin de son embauche, Fred posa machinalement sur l’établi ses outils de travail à droite, ses instruments de mesure à gauche, protégés par un chiffon, il lui sembla que, par une sorte d’opération magique, il se remettait dans la case départ d’un absurde jeu de société. La veille de sa mobilisation, il avait confié ses outils à Delesalle. Le libraire les lui rendit comme un viatique. Son beau pied à coulisse d’apprenti, ses équerres, un petit marteau, une lime, Fred les prit avec émotion et crainte. Crainte de ne plus savoir s’en servir avec efficacité. Mais très vite, dans les ébauches, la pratique lui revint. Il la sentait dans ses doigts, dans la précision avec laquelle il appuyait le manche de la lime dans la paume de sa main droite, le pouce en dessous. Il tenait son corps bien d’aplomb, le pied gauche dirigé vers la base de l’étau, le touchant presque, la jambe droite en arrière. Toute la matinée, il se limita à des ébauches à la main : burinage, sciage, limage, meulage. Il se surprit à siffloter un air de chansonnette. Combien Delesalle avait eu raison de le mettre jadis en apprentissage. Son métier lui revenait dans tous ses muscles, dans sa tête. Il appréhendait le moment où il serait amené à des opérations de traçage. Il pourrait lire le dessin, bien sûr, mais traduirait-il rigoureusement avec le compas les indications cotées ? Il ne redoutait une défaillance, ni de sa vue, ni de son cerveau, mais de sa main qui, depuis six ans, ne maniait plus d’outils. Vers la fin de la matinée, un jeune ouvrier, qui devait avoir à peu près son âge, examina son travail, ne fit aucun commentaire, s’inquiétant seulement de ce qu’il possédait bien tous les instruments nécessaires. Comme Fred ne portait pas de lunettes protectrices, il enleva celles qu’il avait sur son front et les lui tendit.

— Tu me les rendras quand je me mettrai au meulage.

Il s’était dérangé par simple camaraderie. Un peu plus tard, il repassa pour voir la qualité de l’ajustage et prêta à Fred une pince à goupille. Cette attention le revigora. Il se sentait adopté par l’atelier. L’inconnu reprit sa place. Fred le regardait buriner, l’épaule immobile, l’avant-bras et le poignet imprimant seuls les mouvements du marteau. Ce jeune ouvrier lui rappelait Hubert. Hubert disparu, comme Flora, comme Rirette. Comment pouvait-on ainsi disparaître, dans une ville comme Paris, dans un quartier comme Belleville, alors que Victor et Voline, propulsés dans une vie errante et dangereuse, s’étaient tout bonnement retrouvés avec lui à Moscou ?

L’atelier dans lequel travaillait Fred, de taille moyenne, regroupait une quarantaine d’ouvriers. Toutes les machines étaient installées dans un grand hangar, haut comme une nef d’église. Les courroies, les treuils, les ponts roulants, occupaient tout cet espace. Polisseuses, mortaiseuses, meules, emplissaient le local d’un concert de bruits stridents. Fred souriait en se souvenant du calme des bureaux du Kremlin, calme qui masquait toutes les tempêtes dans le crâne des membres du Politburo. Que tout cela était loin, si loin que, dans ce cadre prolétarien retrouvé, Fred avait un peu l’impression d’avoir rêvé ce voyage fabuleux au pays des soviets. Oui, il était rentré dans sa case départ. Peut-être même n’en était-il jamais parti ?

 

Étrange, ce jeune ouvrier qui s’inquiétait de son travail se prénommait aussi Hubert. Il avait fait la guerre, en était revenu meurtri, amer. Comme l’autre Hubert, le disparu, il plantait de côté sa casquette sur sa tête, ce qui lui donnait un air coquin. Fred se réjouissait de rencontrer si vite un bon copain. Mais s’ils avaient le même âge, s’ils portaient tous les deux, dans leur chair, la morsure de l’abomination des tranchées, s’ils pratiquaient le même métier d’ajusteur, ses six années de Russie pesaient lourd dans la conscience de Fred, si lourd que, parfois, il chancelait. Elles pesaient d’autant plus lourd qu’il ne pouvait en parler. Il était amnistié, certes, de sa désertion en compagnie de Sandoz et de Prunier, mais la prudence lui commandait de ne pas l’évoquer. Il avait bien vu, dans les premiers contacts, à son retour, que tout le monde, à part son vieil ami Delesalle, le suspectait. Il savait trop bien, pour avoir envoyé lui-même en Occident des émissaires du Komintern, soigneusement camouflés, qu’il ne prouverait jamais qu’il n’en était pas un. Par ailleurs, la montée du communisme dans la classe ouvrière française lui rendrait la vie impossible à l’usine si l’on découvrait en lui « le traître ». Mieux valait disparaître, rentrer dans le rang, se faire oublier. Il avait commencé ce nivellement en se clochardisant aux Halles. Maintenant, il ne désirait plus rien d’autre que de devenir un ouvrier anonyme, comme Hubert.

Hubert l’y aida. Comme Fred expliquait son inhabileté, son manque de métier, par une longue maladie qui l’avait forcé à l’inaction, Hubert le prit sous sa protection. Fred loua une chambre, dans un hôtel meublé de Vincennes, pas trop loin de l’usine. Hubert habitait tout près. Ils furent bientôt inséparables, quittant ensemble l’atelier et passant ensemble leurs soirées, dînant chichement dans de petits bistrots.

Hubert n’avait pas la fibre politique, dégoûté par la guerre de tous les politiciens. Seul Doriot trouvait grâce à ses yeux parce qu’il rompait avec les habitudes de civilité du Palais-Bourbon, invectivant la droite, tutoyant tout le monde. Il apparaissait vraiment comme un prolo brutal élu par inadvertance dans une assemblée dont il n’observait pas les convenances. Par sa stature, par sa fougue d’orateur, il évoquait ce Danton coulé en bronze près de la librairie de Delesalle. Dans la grisaille des représentants du parti communiste français, il avait vite acquis une telle célébrité que la presse le surnommait « le Karl Liebknecht français ». Fred voyait son nouvel ami s’emballer pour Doriot, comme l’autre Hubert s’était laissé fasciner par Vigo de Almereyda. Il affectait l’indifférence. Quelle stupeur chez Hubert si Fred lui avait avoué avoir mis le pied de Doriot à l’étrier moscovite ! D’un seul coup, le fragile lien qui les unissait se serait brisé. Non pas que les fonctions de Fred eussent choqué Hubert, mais celles-ci le détachant de l’atelier, il l’eût considéré autrement, comme un phénomène. Ils ne se seraient plus situés sur un même plan.

Fred écoutait son ami lui vanter l’indépendance de Doriot, son franc-parler. Et il lui revenait les termes de cet article du IIe congrès de l’internationale, qu’il retranscrivit si souvent lui-même pour l’envoyer aux partis communistes étrangers : « Tout député communiste est tenu de se rappeler qu’il n’est pas un législateur cherchant un langage commun avec d’autres législateurs, mais un agitateur du Parti envoyé chez l’ennemi pour appliquer les décisions du Parti. » Sans aucun doute, Doriot appliquait à la lettre cette consigne.

Fred chassait ces fantômes. Un seul désir l’animait : devenir un ouvrier exemplaire. Il l’était avant de partir à la guerre. La guerre et la bureaucratie lui avaient fait perdre la main, mais il la retrouverait. Il ne lisait plus que des ouvrages techniques, se complaisait dans les traités de géométrie, de calculs arithmétiques et trigonométriques. Un dimanche, Hubert lui donna rendez-vous dans une guinguette des bords de Marne où ils mangeraient une friture. Il y avait foule, une foule populaire, bon enfant, joyeuse. Il faisait beau. Fred aperçut Hubert qui tenait par le bras une jeune fille coiffée d’un chapeau-cloche. Elle portait une robe très courte comme le voulait la mode, découvrant de belles jambes nues. Comme toujours, Fred pensa aux jambes de Flora. Hubert poussa la jeune fille vers Fred, d’un air goguenard.

— Je te présente ma sœur, Claudine.

— Tu ne m’avais pas dit…

Hubert était hilare.

— Je ne présente pas ma sœur à n’importe qui.

Claudine, un peu gênée, tirait sur sa robe qui lui découvrait trop les genoux.

— Eh bien, Claudine, dit Fred, voilà une bonne surprise.

Ils s’attablèrent au bord de l’eau, assis sur des bancs de bois en équilibre instable. La friture de petits poissons était bien dorée, croustillante ; le vin frais. Servi à discrétion on se passait les pichets, de table en table. Une familiarité allait de l’un à l’autre. On aurait pu croire que tous ces ouvriers et ouvrières en goguette formaient une même famille. On s’interpellait. On se lançait des boulettes de mie de pain. Les plaisanteries fusaient.

Après le repas, Fred proposa de louer un canot pour une promenade sur la Marne. Claudine s’assit à l’arrière du bateau. Fred ramait, lui faisant face. Il observait la jeune fille qui contemplait la rive. Elle ressemblait à son frère, un même air de gentillesse et de simplicité. Ses cheveux châtains sortaient en deux petites touffes du chapeau-cloche. Ses yeux… Quelle était la couleur de ses yeux ? Elle détournait trop vite la tête. Il dit :

— J’aimerais connaître la couleur de vos yeux.

— Elle a des yeux noisette, dit Hubert.

Claudine souriait. Elle souriait dans le vague, contemplant l’eau de la rivière qu’elle faisait couler entre ses doigts. Son visage, agréable à regarder, avait néanmoins peu d’expression. Ni l’espièglerie de celui de Flora, ni la hardiesse de celui de Galina. Cette banalité des traits correspondait à sa nature tranquille. Peu bavarde, son frère parlait pour elle. Elle l’écoutait d’un air étonné, admiratif et affectueux. Hubert précisa qu’elle était bobineuse dans une usine de textile et qu’elle vivait chez leurs parents, à Pantin.

 

Étrange comme une image chasse l’autre, ou se superpose à la précédente. Celle de Claudine n’effaçait pas celle de Galina qui n’avait pas effacé celle de Flora. Mais elle prédominait, devenait obsédante. Tout en affûtant ses pointes de compas, Fred revoyait la Marne, la barque, le sourire de Claudine. Il ne disait rien à Hubert, comme si cette douce émotion risquait de s’effriter en la partageant. Il l’interrogea seulement sur le lieu de travail de sa sœur. Quelques jours plus tard, il se trouvait devant l’entrée de la filature, guettant la sortie des ouvrières. Au coup de sirène, les deux battants s’ouvrirent en grinçant et une nuée de femmes se précipita dans la rue, en rangs serrés, se bousculant, comme s’il s’agissait de prisonnières brusquement libérées. Fred dut reculer devant cette foule, cherchant désespérément à apercevoir celle qu’il cherchait, l’unique, la seule, noyée dans cette vague. En quelques minutes, le flot s’écoula, absorbé par la bouche de métro. Les gardiens refermèrent le portail de l’usine, en dévisageant Fred d’un air soupçonneux.

Le lendemain, il s’y prit autrement. Puisque les ouvrières se ruaient vers le métro, il se posta tout près de l’escalier qui menait à la gare souterraine. Comme tous les soirs, au mugissement de la sirène répondirent l’ouverture grinçante des portes de fer, la ruée des femmes. Comment repérer Claudine dans ce troupeau, où, à part les vieilles, toutes étaient coiffées à l’identique et vêtues d’une manière plus ou moins semblable ? L’image des abeilles travailleuses, chère à Alexandra Kollontaï, lui revint à l’esprit. Chère, troublante, terrible Alexandra…

— Bonsoir, monsieur Fred, que faites-vous là ?

Claudine, elle, l’avait reconnu. Il faut dire que, seul homme posté à l’entrée du métro, tous les regards de ces femmes convergeaient vers lui.

— J’avais envie de vous revoir.

Il la prit par le bras, l’entraîna vers la rotonde de la Villette où, si souvent, il avait flâné avec Flora. Des douaniers qui surveillaient les abords du bassin, les lorgnèrent en plaisantant. Mais eux ne remarquaient rien. Ils marchaient lentement sur le quai de la Loire encombré de marchandises débarquées des chalands. Au-delà de la rue de Crimée, ils longèrent joyeusement le canal de l’Ourcq.

Cette approche de la banlieue, sinistre, grise, se teinta désormais de ces couleurs rosâtres des cartes postales désuètes où deux amoureux gominés s’échangent des mots d’amour pompeux. Le vacarme de l’usine, les façades lépreuses des immeubles, la foule harassée qui rentrait dans ses gîtes, tout cela disparut aux yeux de Claudine et de Fred. Ils allaient sur le trottoir du boulevard, serrés l’un contre l’autre, grisés par cette chaleur qui se communiquait de corps à corps. Chaque soir, le même manège recommençait. À la différence que Fred n’eut plus besoin bientôt de guetter Claudine, qu’elle s’approchait elle-même de la grille du métro, se détachant de ses compagnes. À la différence qu’aux pressions des doigts entrelacés succédèrent les baisers, les caresses. À la différence qu’un jour Hubert retint Fred par le bras.

— Attention, mon petit vieux, si tu veux ma sœur faudra passer devant Monsieur le maire. Si le cœur t’en dit, dimanche prochain on cassera la croûte en famille. J’ai parlé de toi aux parents.

Une famille ? Fred n’en avait jamais eu. Il imaginait une famille comme quelque chose d’enfermé, de chaud ; quelque chose aussi d’un peu patriarcal et suranné. Il craignit de tomber dans le ridicule. Mais Claudine valait bien une messe.

Les parents de Claudine et d’Hubert habitaient au premier étage d’un petit pavillon, dans une rue écartée de Pantin qui serpentait comme un chemin de village. Trois pièces, trop encombrées de meubles, de bibelots, de coussins et de dentelles. Dans cet espace exigu, Fred ne savait où caser son long corps. Il aperçut à peine la mère qui s’affairait dans la cuisine, avec Claudine. Le père, ouvrier chaudronnier d’une cinquantaine d’années, dit à Fred, affable :

— Pas de manières, on se tutoie. Alors, comme ça, t’es le bon copain d’Hubert. Il m’a dit que t’avais été malade. Ça va, maintenant, la santé ?

— Oui, sans problème. Cette foutue guerre m’a esquinté. Mais j’ai repris le dessus.

— Alors, comme ça, t’es comme Hubert, la politique, tu t’en balances ?

— Ça mène à quoi ?

— Ça mène à quoi ? Quelle jeunesse égoïste ! Crois-tu que la loi des huit heures aurait été obtenue, si le Cartel des gauches ne l’avait pas emporté ? Et les assurances sociales, et la construction de logements bon marché ? Si le parti communiste ne poussait pas au cul le Cartel des gauches, on n’en serait pas là.

— Le père est communiste, dit Hubert. Faut pas le contrarier là-dessus. S’il avait trinqué comme nous devant les Boches, il encaisserait moins les bobards des politicards.

— C’est un bobard, ça, quand le Grand Jacques gueule à la Chambre contre la guerre du Rif et qu’il appelle les soldats français à fraterniser avec les Marocains ? Puisque vous détestez le casse-pipe, vous devriez militer avec nous contre cette guerre-là.

— Laisse tomber, dit Hubert. Le paternel s’excite. Tu ne lui feras pas entendre raison.

Fred n’avait aucune envie de contredire le père de Claudine. Il demanda simplement, par un reste de curiosité :

— Le Grand Jacques ? Quel Grand Jacques ?

— Doriot, voyons, répondit Hubert. Ah ! t’es encore pire que moi. Tu ne connais vraiment rien à la politique.

— Le Grand Jacques, c’est l’avenir du Parti, reprit le père. Il vient de se débarrasser de Monatte et de Rosmer. Exclus ! Tant mieux. Ils traînaient toujours les pieds ces deux-là.

Moscou, le Kremlin, le Politburo, déferlèrent soudain en trombe dans le petit pavillon de Pantin ; en trombe dans le cerveau de Fred qui déchiffrait la signification de l’exclusion de Monatte et de Rosmer, qui comprenait maintenant leurs réticences à le recevoir, à prendre connaissance du testament de Lénine. Cette exclusion signifiait que, dans la lutte pour la succession entre Zinoviev et Trotski, Zinoviev marquait un point.

Claudine et sa mère entraient dans la salle à manger avec des plats fumants. Moscou, le Kremlin, le Politburo, Zinoviev et Trotski disparurent brusquement, effacés par l’odeur délicieuse du pot-au-feu.

 

Fred et Claudine se marièrent à l’automne. Un mariage civil, très simple, auquel les Delesalle furent conviés, tenant le rôle des parents de Fred. L’exiguïté du logement de Pantin ne permettait guère d’invitations. Quelques oncles, tantes, cousins et cousines de Claudine s’entassèrent néanmoins dans les trois pièces. On fit bombance, on chanta au dessert et on alla même, dans l’après-midi, jusqu’à danser entre les meubles. Claudine quitta ses parents le soir, avec quelques larmes, et suivit Fred dans son hôtel meublé de Vincennes où ils habitèrent au début de leur union.

Pour la première fois, Fred s’insérait dans ce que l’on pouvait appeler la normalité. Il vivait comme la grande majorité de ses contemporains. Il assumait les contraintes et recevait les plaisirs de cette existence prolétarienne qui, lorsqu’il était cadre politique, demeurait un mythe. Habitué depuis son enfance à toutes les extravagances de l’aventure, à toutes les angoisses de l’insécurité, cette destinée heureuse, qui lui arrivait tout à coup, cette femme aimante, calme, ce beau-frère aimable compagnon de travail, tout cela, au lieu de lui paraître naturel, lui semblait étrange. Il avait l’impression de se glisser dans la peau de quelqu’un d’autre et de se trouver dans cette vie agréable par tricherie. Il est vrai qu’il cachait son passé, qu’il redoutait toujours que son beau-père, si politisé, n’apprenne ses antécédents. L’hiver écoulé, ces craintes s’estompèrent peu à peu. Puisqu’il n’avait pas été découvert, il ne le serait plus. Il se fondait dans la masse anonyme. Seuls les Delesalle savaient, mais ne diraient rien, trop contents de le voir, de nouveau, bon ouvrier. Six mois après son mariage, Fred ne se préoccupait plus que de filer avec Claudine le parfait amour. Comme Claudine aimait danser, ils fréquentaient, le dimanche, les bals de quartier. Parfois, Hubert les rejoignait, avec une copine. Lorsque les manèges, les tirs, les loteries, s’installaient en bas de Montmartre, place Pigalle et sur les boulevards, ils y flânaient, éblouis comme des enfants par les baraques illuminées. Fred était fasciné par ces petites ménageries de foire, où des lions au pelage râpé faisaient mine de bouffer le dompteur. Il ignorait pourquoi. Peut-être à cause des cages, de la captivité. D’autres incarcérés lui remontaient alors en mémoire : la Spiridonova, Aaron Baron… Cette Russie qui s’enfermait dans une cage, cette Russie dont Zinoviev, son ancien patron, devenait le maître… Il ne disait rien, serrait plus fort le bras de Claudine, regardait tristement le lion qui le dévisageait en se léchant les babines.

Ils allaient aussi, en matinée, au cirque Médrano, s’amusaient comme des gosses aux reparties des clowns, frémissaient devant les voltiges des trapézistes, admiraient la cavalerie et les écuyères. Fred s’abandonnait à tous ces plaisirs aimables, à la douceur des rapports amoureux, aux visites familiales dominicales, aux progrès constants dans son métier d’ajusteur. Il avait acquis maintenant cette sensibilité du toucher qui lui permettait de mieux peaufiner ses réglages. Sa grande habileté le fit accéder au poste d’outilleur. Il aspirait à celui de calibriste. Ces ajusteurs, qui réalisaient des instruments de précision servant au contrôle des formes et des dimensions, représentaient le gratin de la profession. Pas beaucoup plus payés que les outilleurs, ce boni n’était cependant pas à dédaigner. Claudine continuant à travailler comme bobineuse, leur double salaire leur donnait l’illusion de ne se priver de rien.

Fred, qui n’avait cessé de dévorer des livres, depuis cette première rencontre avec Les Misérables, dans la boutique des Delesalle, ne lisait plus. Même pas les journaux. Il fuyait l’actualité pour qu’elle ne gâche pas son bonheur. Puisque les Delesalle restaient les seules personnes qui le rattachaient à son passé, il les évitait. De toute manière, la seule vue de la librairie lui donnait des nausées. Il ne comprenait pas comment des livres l’avaient tenu si longtemps prisonnier. Flora raisonnait juste : les livres le contaminaient. Eux seuls portaient la responsabilité de ses divagations en Russie. Trotski, Lénine lui-même, tous les bolcheviks, intoxiqués de lectures, entreprenaient une tâche monstrueuse : dresser le peuple russe comme une bête rétive pour qu’il devienne conforme à l’utopie des livres. Les anarchistes étaient aussi fous. Makhno avait embrasé l’Ukraine pour que l’Ukraine devienne conforme au rêve de Kropotkine. La vraie vie se trouvait ailleurs, dans ces soucis et ces plaisirs quotidiens qu’il découvrait avec Claudine, avec Hubert, avec tout ce petit peuple de Paris (que l’on disait petit parce qu’il n’aspirait pas à la grandeur, à cette funeste recherche de grandeur, à cet héroïsme, qui conduisait à l’hécatombe).

Seule contrariété, ces dimanches chez les parents de Claudine, où le père s’obstinait à parler politique. Mais Hubert considérait, lui aussi, son paternel comme un raseur.

 

Un an plus tard, Claudine accoucha d’une fille qu’elle appela Mariette. Ne pouvant plus vivre en hôtel meublé, ils se logèrent à Billancourt. Fred, qui disposait d’un excellent certificat, fut embauché sans problème chez Renault.

Renault représentait une puissance industrielle automobile unique en Europe. Fred se réjouissait de travailler dans une grande usine où, pensait-il, il progresserait encore dans la perfection de son métier. Le taylorisme appliqué chez Renault donnait, vu de l’extérieur, une image de propreté, d’ordre, de sécurité. Image trompeuse. Dès qu’il pénétra dans l’immense usine il reçut de plein fouet le vacarme des machines. De tous les ateliers, montaient des sifflements, des vrombissements, des coups de masse, des grincements de meules, des claquements de courroies. Des ponts roulants, des tuyaux, des sangles, des presses découpant les capots, occupaient tout l’espace, du sol au toit. En bord de Seine, après les gazomètres, venaient les fonderies, les forges, la centrale de la vapeur. Près de la nationale 10, de l’autre côté du pont de Sèvres, l’atelier des boîtes de vitesses semblait moins bruyant. Il est vrai que, non loin, se tenait la tôlerie, avec plus de mille ouvriers, et que le tapage y prenait des proportions démentielles.

Le travail d’ajusteur demande de la réflexion. Une fois entré chez Renault, le boucan ne vous quittait plus. Devant son établi, Fred essayait de se concentrer. Il regardait avec une certaine incrédulité les traceurs qui maniaient le trusquin comme si de rien n’était, lisant tranquillement sur les grandes feuilles bleues les cotes du dessin qui leur servait de modèle. Puisqu’ils y arrivaient, il se plierait lui aussi à cette ambiance infernale ; il l’oublierait. Les chariots électriques qui se frayaient un passage, en klaxonnant dans les étroites travées, achevaient de créer un climat survolté.

La première réaction de Fred fut évidemment de regretter l’atelier tranquille où il vécut de si bons moments avec son beau-frère. Il ne l’avait pas abandonné inconsidérément puisque Claudine, se consacrant à élever Mariette, ne travaillait plus et qu’il devait suppléer au manque à gagner par un meilleur poste. Alexandra Kollontaï, préconisant la multiplication des crèches, résolvait le problème. Mais enlever les enfants aux mères pour les confier à l’État, non, là c’était trop. Fred préférait se casser les oreilles chez Renault et retrouver le soir Claudine reposée et Mariette babillante.

Le bruit, finalement, il s’y habitua. Lui parut plus pénible l’isolement des ouvriers qui ne se parlaient pas, qui s’observaient même avec hostilité. Il n’en comprenait pas la raison. S’il était interdit de causer à l’outillage et de se déplacer, des contacts pouvaient s’opérer dans les vestiaires et aux changements d’équipe. Or, le travail achevé, chacun lâchait son job, comme s’il fuyait. On ne quittait sa place qu’au signal de la fin des huit heures, mais on la quittait en courant. En réalité, Fred remarqua que certains ouvriers communiquaient entre eux mais, aux regards qu’ils lui jetaient, ils se méfiaient des nouveaux. Une peur latente planait. Peur des agents de maîtrise qui circulaient entre les établis, proférant sans cesse des reproches ou des menaces. Peur d’être mis à pied. Peur d’être surpris à fumer une cigarette dans la paume de sa main. Peur d’arriver deux minutes en retard, ce qui obligeait à retourner au bureau d’embauche. Peur des machines trop vieilles et dangereuses, qu’il fallait utiliser jusqu’à leur extrême usure. Dès la première semaine de Fred, chez Renault, un volant projeté d’une grande presse tua un ouvrier. Une vis brisée au moment de l’estampage, et le volant, qui tournait à six cents tours-minute, chut de ses trois mètres de hauteur, fauchant l’homme qui se tenait à proximité. Il s’ensuivit un mouvement de protestation, d’atelier en atelier, et Fred devina que la C.G.T.U. coordonnait le mouvement de révolte, vite réprimé par les contremaîtres. Un soir, il s’aperçut que ses vêtements, laissés au vestiaire, avaient été fouillés. Il ne put s’empêcher d’exprimer à haute voix sa colère. Les ouvriers, qui se rhabillaient en même temps que lui, dirent que tout le monde passait par là, que les chefs suspectaient tous les travailleurs et que, eux-mêmes, devaient placer en quarantaine les nouveaux pour les éprouver. Puisque Fred avait été contrôlé, ils s’apercevaient bien qu’il n’était pas un mouchard. Pour la première fois, ils poursuivirent leur conversation à la sortie, lui demandant d’où il venait. L’un d’eux lui dit :

— Tu fais du beau boulot. Je t’ai observé. T’as un bon tour de main.

Ce compliment lui réchauffa le cœur. L’usine, maintenant, l’acceptait.

 

La frustration d’Alexis, le regret de la presque indifférence portée à Germinal, contribuaient à ce que Mariette reçoive à foison tout cet amour paternel que Fred n’avait pas su, jusque-là, exprimer. Il se précipitait, en quittant l’atelier, pour arriver au moment de la tétée. Voir Claudine dégrafer son corsage et sortir un gros sein happé par la bouche gourmande de Mariette l’emplissait de joie. L’enfant s’endormait toujours trop tôt, ce qui privait Fred de jouer plus longtemps avec ses menottes, de lui frisotter les cheveux, de la chatouiller sous le menton. Il la regardait dormir dans le berceau garni de linges blancs, ne se lassait pas de la contempler. Si bien que Claudine plaisantait, disant qu’elle devenait jalouse. Plus rien ne comptait pour Fred, autre que sa vie conjugale, sinon l’attachement à son métier. La traditionnelle visite aux parents, le dimanche, constituait en quelque sorte une annexe à cette quotidienneté paisible. Bien que la répétition de ces repas de famille, la répétition des mêmes propos anodins, pesât finalement sur Fred. Il éprouvait, tous les dimanches matin, une sorte de gêne, qu’il s’expliquait mal. Le père et la mère de Claudine étaient pourtant affables. Il prenait aussi plaisir à retrouver son beau-frère qu’il n’avait pas le temps de fréquenter en semaine.

Le pot-au-feu, le même jour, même succulent, l’exaspérait. Et ces trois pièces trop bien astiquées, aux meubles encombrés de napperons, de bibelots ridicules, quelle vie étriquée, quel conformisme ! Conformisme que reflétait d’ailleurs l’orthodoxie politique du père de Claudine. Fred et Hubert subissaient son oraison. Fred feignait un accablement amusé, comme celui d’Hubert qui poussait des soupirs exagérés. Ce rappel de la vie politique, tous les dimanches, et d’une vie politique ramenée au niveau des combinaisons électorales, le déprimait. Il appréhendait ces visites familiales, y parlait de moins en moins, passant son après-midi à tenir Mariette sur ses genoux, à jouer avec elle. Si bien qu’Hubert le prit à part, une fois qu’ils s’éloignaient de Pantin.

— Toi, tu files un mauvais coton. Secoue-toi, sinon tu deviendras gâteux. Avec Claudine, tu marines dans le bonheur, on le sait, mais c’est pas une raison pour faire une gueule d’enterrement. Vous ne sortez plus. Vous devenez des ours. Finalement, un jour, vous vous ennuierez. Mais si, mais si, ne protestez pas. Moi je connais mes fables. « Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre ; l’un d’eux s’ennuyait au logis. » Et quand l’un des deux s’ennuie, c’est trop tard…

— Quel bavard !

— Un de ces soirs, je vous emmène au bal de la Coupole, à Montparnasse. Claudine, toi qui te plaisais tant à danser, ça ne te manque pas ?

— Et Mariette ?

— Vous dégoterez bien une voisine pour la garder de temps en temps. Vous n’allez quand même pas la couver jusqu’à ses fiançailles !

— Nous sommes très bien chez nous tous les trois, dit Fred. Nous n’avons pas besoin de sorties.

Ce qui n’empêche qu’une dizaine de jours plus tard, ils se retrouvaient à Montparnasse avec Hubert. Fred n’avait aucune envie de cette balade, mais Claudine se laissa vite convaincre par son frère. Dès qu’ils débouchèrent du métro, devant la gare, Claudine s’émerveilla de ce Paris nocturne des fêtards, si différent de la grisaille de Billancourt. Tout étincelait sur le boulevard Montparnasse, comme à une devanture de bijouterie. Les lumières des lampadaires, les feux des enseignes, les vitrines illuminées. Des élégantes en robe longue sortaient des taxis et des hommes, un peu trop gominés pour être honnêtes, les prenaient par la taille. Fred découvrait avec surprise un monde qu’il ignorait.

Hubert les attendait devant la Coupole. Ils descendirent tous les trois dans le dancing, recevant de plein fouet une musique de jazz tonitruante. La foule était très dense dans ce sous-sol, une foule de danseurs de toutes conditions sociales. Ouvriers et ouvrières, mais aussi bourgeois en goguette, marlous et artistes ; les marlous identifiables par leur trop grande élégance et les artistes par leur toilette exagérément négligée. Claudine s’était coiffée de son chapeau-cloche, comme beaucoup d’autres femmes. Ses yeux brillaient de plaisir. Fred était heureux de cette joie, comme de la sveltesse de sa femme qui attirait les regards. Hubert, qui changeait de cavalière à chaque nouvelle danse, les saluait avec de grands gestes lorsqu’ils virevoltaient dans les mêmes parages.

La chaleur de ce local bondé, la musique trop forte, les chopes de bière, l’atmosphère renfermée, les parfums de musc et de transpiration, tout concourait à une griserie et enlevait à Fred la notion du temps et du lieu. Un peu étonné, lui qui n’avait pratiqué aucun de ces divertissements avant de rencontrer Hubert, il dévisageait les couples qui tournaient, tournaient. Il en venait à penser à l’usine, à toutes ces roues qui ne cessaient, là aussi, de pivoter, à tout ce vacarme, à toute cette sueur. Dans une sorte d’éclair, il crut reconnaître, tout près de lui, une petite tête blonde, appuyée contre la poitrine de son cavalier, une toute petite femme vêtue très court, avec des bas noirs et de hauts talons. Il se rapprocha, essaya de voir ce visage. Son cœur battait très fort. Il ne savait plus très bien ce qu’il faisait. Se glissant tout près, il heurta ce couple et la petite femme détourna la tête. Ses yeux bleus le regardèrent et une impression de stupéfaction, presque d’effroi, se lut sur sa figure. Fred lâcha Claudine qui, emportée par son élan, se retint à une table pour ne pas tomber. Fred et la petite femme blonde se fixaient, incrédules. Elle aussi, détachée de son compagnon, restait les bras ballants ; figée. C’était Flora.

Immobiles, l’un devant l’autre, au milieu des couples qui continuaient à danser. Pétrifiés. Le monde tournait autour d’eux et ils oubliaient ce monde. Plus rien ne comptait. Le temps s’arrêtait. Sans doute ne demeurèrent-ils ainsi, paralysés, que quelques instants. Ces secondes leur parurent interminables. Il leur semblait que, s’ils esquissaient un geste, ils s’écrouleraient, foudroyés. Mais la foudre ne s’était-elle pas abattue sur eux, les transformant en statues de bronze ? Ils n’entendaient plus rien, ni l’orchestre ni les pas du fox-trot sur le parquet ciré. Rien. Seulement le battement de leur cœur.

Comme jadis, lorsqu’elle sauta de la charrette des poissonniers, c’est Flora qui osa rompre le charme. Elle saisit Fred par la main, l’entraîna vers le bar, très vite, en bousculant les danseurs qui protestaient en riant. La plupart la saluaient au passage avec amusement. Claudine et Hubert arrivèrent au bar presque au même moment qu’eux. Fred et Flora n’avaient pas encore prononcé un mot que Hubert demanda :

— Qu’est-ce qui vous prend ? Et d’où qu’elle sort, celle-là ?

Toujours aussi petite, menue, Flora conservait une allure juvénile. Mais sa robe, très serrée, moulait un beau corps de femme. Ses cheveux blonds, raides, étaient taillés à la garçonne, comme l’on disait depuis le succès du roman de Victor Margueritte. Elle dévisageait Hubert et Claudine avec une ironie provocante.

— On s’est connus lorsqu’on était mômes, avoua Fred. On s’est quittés quand je suis parti à la guerre. On se retrouve seulement aujourd’hui.

— Oui, on était mômes, répliqua Flora. Deux petits mômes paumés. Comme s’il n’y avait pas assez de miséreux dans le monde, on a même fait un môme ensemble, voyez-vous, messieurs-dames.

— Tu ne savais pas, Claudine, mais j’ai un fils de Flora. Tous les deux, je les ai tant cherchés. Puis, ne voulant plus penser qu’à toi, j’ai voulu tout oublier… Oui, Flora, je suis marié avec Claudine… Et Hubert, c’est son frère. Un bon copain. Et toi ?

— Moi, on ne me mettra jamais un fil à la patte. Tu te souviens quand on s’est rencontrés aux Halles, je t’ai dit : « Viens, on va faire la vie. » On s’est bien amusés, comme deux gosses qu’on était. Mais toi, tu devenais de temps en temps sérieux comme un pape et tu m’abandonnais. Quand tu t’es laissé coincer pour aller à la guerre, je t’ai dit encore : « Viens, on va faire la vie. » Tu n’as pas accepté. Tu avais peur. C’est comme ça qu’on s’est perdus.

— Germinal ?

— Il a treize ans. Il me dépasse d’une tête. Tu es grand, Fred, mais lui sera un géant.

— Alors qu’est-ce qu’on branle ? lança Hubert, un peu agacé.

— On va arroser ça, répondit Flora. Pas ici. Je connais un bon coin, à deux pas. Allez, on y va tous les quatre.

Claudine, comme d’habitude, gardait son calme. Elle observait avec étonnement cette petite Flora, si minuscule près d’elle, une puce, mais une puce quelque peu inquiétante par l’énergie qui émanait de toute sa personne.

Claudine sortit du dancing en tenant Fred par le bras et ce dernier ressentit une gêne. Sa femme n’affirmait-elle pas ainsi ses droits de propriétaire ? En réalité, elle ne lui prenait le bras que pour se rassurer elle-même. Flora les précédait. Sur le boulevard Montparnasse, plusieurs passants s’arrêtèrent pour l’embrasser. Elle semblait chez elle, dans ce quartier, en tout cas très à l’aise, quelque peu conquérante. Devant une devanture aux couleurs criardes, elle leur montra l’enseigne où s’affrontaient des cow-boys et des Peaux-Rouges.

— C’est mon quartier général. Vous êtes ici chez moi. Entrez.

Le Jockey était alors le cabaret le plus à la mode de Montparnasse. Hubert, Claudine et Fred se sentirent immédiatement déphasés dans ce local au luxe frelaté. Flora se dirigea tout droit vers un homme d’une quarantaine d’années, vêtu de noir et coiffé d’un chapeau melon, au gras visage veule de noceur, affalé sur une banquette au milieu de filles en ribote, surchargées de colliers dorés.

— J’amène des amis. Mes amis sont tes amis.

— Oui, oui, grogna l’homme qui souleva à peine la tête, regardant les arrivants les yeux mi-clos. Régale-les, c’est ma tournée.

Ils s’assirent tous les quatre sur les hauts tabourets du bar.

— Qu’es-tu donc devenue, Flora ? demanda Fred. Tout le monde te connaît par ici. On paye pour toi…

— Je n’avais pas d’autres ressources que mon corps. Il n’est pas grand, il n’est pas gros, mais on le trouve joli. J’aurais pu le vendre mais, comme je te le répète, je n’ai pas envie de me mettre un fil à la patte. Alors je le loue. Je le loue à des peintres. Je suis modèle. Notamment de ce monsieur que tu vois là et qui s’appelle Baskine. Il ne peint que des petites femmes, comme moi.

— Modèle, dit Claudine, pas modèle nu, tout de même ?

— Et pourquoi pas, madame, je n’ai rien de moche à cacher.

— Ma foi, dit Hubert, j’aimerais bien me faire artiste, on ne doit pas s’ennuyer tous les jours.

Flora se contenta de sourire. Elle n’avait rien perdu de sa pétulance. Seul son visage chiffonné d’adolescente s’était transformé, lissé ; un peu trop lissé par un maquillage habile qui mettait en valeur ses yeux bleus et sa bouche arrondie comme un bouton de rose.

Fred souhaitait raconter tant de choses à Flora. Il se contenta de dire :

— Claudine et moi nous avons une petite fille ; Mariette. Quand me montreras-tu Germinal ?

— Germinal, quel drôle de nom, s’exclama Hubert.

Flora ne réagit pas. Elle soupçonnait que Fred ne voulait rien avouer de son passé. Fred, apparemment guère changé puisque ouvrier ajusteur comme à l’époque de leur séparation. Mais elle se gardait bien de l’interroger sur sa disparition.

— Germinal est en pension, dit Flora. Seulement, comme moi, les études le barbent. Il est fort. Il aspire à travailler de ses mains.

Fred se souvint que Flora ne savait pas lire. Avait-elle appris ? Il lui tendit insidieusement une carte des consommations. Flora, devinant son geste, la saisit en riant, toujours aussi futée, l’esprit toujours aussi vif :

— Ton astuce ne tient pas, Fredy. Je connais cette carte par cœur. Rassure-toi, j’ai potassé l’alphabet avec Rirette. Je voulais pouvoir lire tes lettres quand tu m’écrirais. Tu n’as jamais écrit. Donc j’ai décidé que je ne lirais jamais rien. Ce sont tes maudits livres qui m’ont fait te perdre. Je sais lire, bien sûr, mais je ne lis rien, sinon les chiffres. J’aime les chiffres. Les chiffres, c’est l’argent qu’on gagne, c’est l’argent qu’on dépense. Les chiffres, c’est la vie qui coule entre les doigts.

Flora regarda Claudine, dont la bouche tremblait.

— N’ayez pas peur, madame, Fred est à vous. Je ne tenterai jamais de le récupérer. Et même s’il voulait me revenir, je n’accepterais pas. Nous nous sommes engagés, chacun, dans de nouveaux chemins. Reste Germinal qui s’est parfaitement moqué, jusque-là, d’avoir un père. Mais je ne peux pas refuser à votre mari le droit de visite.

 

À Billancourt, la vie reprit son rythme régulier de machine. De cette virée nocturne à Montparnasse, Fred conservait l’image d’un désastre. Il lui semblait bien que Claudine n’en était pas retournée non plus indemne. Ils repoussaient tous les deux le moment où ils seraient bien obligés d’en parler, ne serait-ce qu’à cause de ce Germinal qui, inopportunément, venait de tomber près de Mariette. Chez Renault, la méticulosité de son travail lui occupait l’esprit. Il s’appliquait, avec ses pointeaux, à repérer les traits et les axes ; traçait sur la pièce de métal, avec le trusquin, les droites parallèles à la surface de référence du marbre. Ce marbre, en réalité table de fonte, il aimait qu’il soit soigneusement raboté, s’assurait, du plat de la main, de son poli. La qualité de son ouvrage lui apportait l’estime des autres ouvriers.

On ne le boudait plus. Il était maintenant parfaitement intégré à l’atelier.

Pourquoi, juste à ce moment-là, l’image troublante de Flora venait-elle s’immiscer dans sa vie tranquille ? Flora si changée et toujours pareille. Si changée d’aspect, de milieu, mais toujours aussi gouailleuse, maligne et encore plus séduisante.

Lorsque Fred quittait l’usine, il se hâtait pour rejoindre Claudine et Mariette. La chaleur, la douceur du nid. Oui, c’était bien ainsi qu’il voyait son petit logement. Mais depuis l’équipée de Montparnasse, une envie folle d’effectuer un détour du côté de la Coupole le saisissait. Si Montparnasse avait avoisiné Billancourt, il s’y serait précipité dès le lendemain. Que Flora soit à la fois hors de portée et si proche le consternait. Et Germinal ? Flora lui avait laissé une adresse, celle de l’école où il était pensionnaire. À cent lieues encore, du côté de Montmartre. Finalement, à Moscou, Flora disparue lui semblait moins lointaine que cette Flora retrouvée, dans un contexte impossible.

Un dimanche, il aborda avec Claudine le problème de son fils. Elle répliqua aussitôt :

— On y va. On emmène Mariette. Elle sera contente d’avoir un grand frère.

Claudine, toujours parfaite, imperturbable.

Ils montèrent tous les trois à Montmartre. Germinal jouait au ballon dans la cour de récréation. Seul. Tous les autres enfants avaient été récupérés par les familles en ce jour dominical. Il avait des cheveux blonds et des yeux bleus, comme sa mère, mais sa taille était en effet anormale pour son âge. Cette visite ne le surprit pas, Flora l’ayant informé du retour de Fred. Ni surpris ni enchanté. Il regardait ce couple, avec ce bébé, dans une sorte d’indifférence polie. Comme l’avait dit Flora, accoutumé à ne pas avoir de père il ne comprenait pas pourquoi il devrait maintenant s’habituer à en supporter un. La conversation entre Fred et Germinal manquait de sel. Ni l’un ni l’autre ne savaient quoi dire. Claudine, la moins malhabile, commença par rajuster le col de la veste de Germinal, s’inquiéta de l’état de ses chaussures, suggéra à Fred quelques emplettes de vêtements les plus indispensables. De son sac, elle tira une tablette de chocolat Menier qu’elle tendit au garçon, lui demandant ce qui lui ferait plaisir. Il répondit qu’il n’avait besoin de rien et surtout pas de visites, qu’il quitterait l’école à la fin de l’année, pour travailler. Et comme Fred lui demandait quel métier il choisirait, il répliqua, en regardant son père bien dans les yeux, qu’il n’avait pas l’intention de se mettre un fil à la patte et qu’il resterait toujours libre, comme un oiseau.

Le fil à la patte… Fred retrouvait l’expression chère à Flora. En même temps, cette repartie impliquait une sorte de condamnation. Germinal, comme Flora, le rejetait. Avec plus de brutalité.

Claudine s’interposa :

— Mon petit, n’as-tu jamais vu d’oiseaux en cage, qui chantent comme des bienheureux ?

— Si, répondit Germinal, mais ce sont des serins.

Fred ressentit une bouffée d’orgueil. Son fils avait de qui tenir. Claudine, imperméable à la boutade, enchaîna maladroitement :

— Les serins sont de bien jolis oiseaux.

 

Quelques semaines passèrent, longues comme l’hiver. Le souvenir de Montparnasse obsédait Fred. Un dimanche, il ne résista plus. Prétextant qu’il lui fallait rencontrer Germinal seul à seul, il esquiva le traditionnel pot-au-feu des beaux-parents et, au lieu de suivre la ligne de métro en direction de Saint-Lazare, descendit à la station Vavin.

Montparnasse dominical s’assoupissait, perdait de sa brillance et de son ambiguïté. Fred retrouva le Jockey porte close. Aux terrasses du Dôme et de la Coupole des gens ordinaires buvaient du café ou des chopes de bière. Ce Montparnasse nocturne qui avait tant troublé Fred, n’était-il qu’un rêve ? Le jour dissipait les brumes, chassait les artistes et les marlous, les excentriques et les modèles. Les petits-bourgeois récupéraient les lieux.

Fred regardait, espérant que Flora apparaîtrait. Il regardait tout l’environnement de ce quartier étrange, les vitrines des magasins, les guéridons des bistrots, les tables des restaurants, avec une telle acuité que soudain il la vit. Oui, il vit Flora. Flora nue, impudique, multipliée par dix, derrière les vitres d’une galerie de peinture. Le corps de Flora, ainsi exposé à la concupiscence de tous. Ce petit corps charnu, plus charnu que celui dont il avait emporté le souvenir ; plus rond, plus fessu, plus tétonneux. Il avait quitté une adolescente un peu maigrichonne et il contemplait là une femme épanouie, aux formes galbées. Mais aucun doute, c’était elle. Le peintre exagérait peut-être ses rondeurs, mais Fred reconnaissait le regard de Flora, vingt yeux bleus de Flora qui le narguaient. Lorsque Flora boudait, ses yeux prenaient la teinte de l’eau de cette mer du Nord qu’elle détestait. Le peintre rendait parfaitement cette couleur dans certains des portraits où, en effet, il accentuait la moue des lèvres. Il n’y avait pas que des nus. Flora apparaissait aussi en chemise très courte, d’une manière plus équivoque. Ah ! ces jambes blanches, dodues, qui ressemblaient tant à celles de la fillette, assise sur le tablier de la charrette aux poissons. Fred avança la main vers le bec-de-cane de la porte, mais la galerie était fermée. Il essayait de distinguer les autres peintures, à l’intérieur du magasin. Dans la pénombre, d’autres Flora se détachaient. Flora les bras levés au-dessus de la tête. Flora allongée, les jambes pendantes au bord du lit. Flora couchée sur le ventre, le fessier rebondi, qui regardait en biais, d’un œil coquin. Toutes ces poses étaient sensuelles, lascives. Dans les attitudes de Flora, une sorte de candide impudeur étonnait Fred. Aucun doute, Flora avait posé pour cet artiste, mais la Flora des tableaux n’était pas la même que l’inoubliable compagne des Halles et de Belleville. Le petit animal sauvage sophistiqué, l’amoureuse instinctive pervertie, quelle métamorphose diabolique ! Fred s’exaltait à la vue de ce corps de Flora reflété dans vingt miroirs et, en même temps, s’attristait. Les couleurs utilisées étaient d’ailleurs maussades. Pâles, diluées, comme des aquarelles. Les roses éteints et les bleus cendrés dominaient. Il en résultait une sorte d’atmosphère nocturne, comme celle du sous-sol de la Coupole, dans laquelle Flora lui était revenue.

Au moment de partir, de s’arracher à cette fascination du corps de Flora multiplié, il eut la curiosité de lire la signature du peintre. Baskine… Baskine ? Oui, il se souvenait de ce nom slave, prononcé par Flora au Jockey en lui désignant cet homme en noir, affalé devant son verre de gnôle, un chapeau melon rabattu sur les yeux. Baskine s’interposa cruellement entre lui et Flora. Il revoyait son regard louche, ce regard vicieux d’homme à femmes, de bringueur. C’étaient ces yeux-là qui déshabillaient Flora !

Fred reprit le chemin de Billancourt, le dos voûté, accablé par toutes ces défaites qui s’accumulaient depuis son départ de Russie. Billancourt où il retrouvait la paix de Claudine et les rires de Mariette. Mariette qui, elle, était une victoire.

 

Fred s’efforça de ne plus penser à Montparnasse, de moins penser à Flora, d’oublier Germinal. Mais Montparnasse, le Montparnasse nocturne, gardait l’attrait des rues en pente. Il les avait tant déboulées avec Flora, ces rues de la nonchalance et du laisser-aller ; ces rues dans lesquelles les autos de la bande à Bonnot fuyaient la société rentière, semant la terreur avec leurs petits brownings. Pourquoi se remémorer tout à coup Bonnot et Raymond-la-Science ? Bien sûr, à cause du chapeau melon de Baskine. Un peu anachronique en 1926, mais qui couvrait toutes les têtes des bourgeois en 1912. Des bourgeois et des voyous. Baskine avait une tête de voyou, comme Bonnot. Fred échappé aux voyous, Flora retombait entre leurs mains. Échappé aux voyous, vite dit. À Vincennes avec Hubert, à Billancourt avec Claudine et Mariette, à Pantin chez les beaux-parents, là, c’est vrai, il échappait complètement aux voyous. Mais à Moscou, n’avait-il pas basculé dans une sorte de gredinerie ? Une gredinerie hypocrite, qui le berna pendant tant d’années, comme elle continuait à berner sans doute Victor Serge.

Un échauffement anormal dans la rotation de sa perceuse le tira brusquement de sa rêverie. Le foret, mal affûté, provoquait des bourrelets sur le bord d’attaque du trou et des bavures à la sortie. Comment avait-il pu oublier d’affûter ce foret ! Il épia autour de lui, comme si l’on risquait de le prendre en faute. Mais personne ne le surveillait. On était trop habitué à ce que ses pièces soient parfaites. Par contre, il vit un homme malmené par un contremaître et toute une agitation parmi les ouvriers qui interpellaient de loin ce malheureux qui paraissait sourd et muet.

Son voisin d’atelier lui cria qu’il s’agissait d’un manœuvre russe qui ne comprenait pas un mot de français. Fred hésita. Le regard désespéré du manœuvre le rendit imprudent. Il se précipita, offrant au contremaître de lui être utile.

— Restez à votre place. Ne perdez pas votre temps pour cet imbécile qui n’est même pas capable de balayer des copeaux. Quelle andouille l’a embauché ? Toujours des passe-droits pour ces foutus métèques. Il n’y en a que pour eux !

L’homme, petit, malingre, avait un visage balafré de profondes cicatrices. Ses yeux ardents, rageurs, fixaient tour à tour Fred et le contremaître. Son balai jeté à terre, il se croisait les bras.

Fred lui dit en russe :

— Veux-tu que je t’aide ? Il va te foutre à la porte si tu fais la mauvaise tête. Tu ne comprends donc pas du tout le français ?

— Non. J’apprendrai. Pas eu le temps. Manger d’abord… Tu entends ça, manger… Donner à manger à ma femme et à ma fille… Je suis ici pour ça. J’accepte tout. Sauf les coups. Ce Tartare m’a frappé.

— Tu es réfugié politique ?

— J’ai été vaincu, mais je retournerai me battre.

— Comment t’appelles-tu ?

— Nestor… Nestor Makhno.

Trotski serait au même moment tombé entre les machines-outils dans son uniforme blanc de feld-maréchal que Fred n’eût pas été plus stupéfait. Makhno ? Non, impossible ! Sans doute un homonyme. Makhno, le tout-puissant Makhno, le vainqueur de Denikine et de Wrangel, ne pouvait être ce malheureux manœuvre rabougri.

— Que dit-il ? demanda le contremaître.

— Il s’excuse. Il est malade. Mais il travaillera. Laissez-lui le temps d’apprendre un peu le français.

— Allez, bourrique, balaye !

— Reprends le balai, va, je t’aiderai, insista Fred. Quand tu ne comprends pas, appelle-moi.

Retournant à son établi, Fred fut entouré par ses collègues.

— Tu parles russe ? pourquoi ?

Fred renouvela son vieux mensonge :

— Ma mère était russe. Elle m’a appris, enfant.

— Alors tu nous donneras des nouvelles de la patrie des travailleurs ?

— Si je baragouinais le russe, enchaîna un autre, il y a longtemps que je serais parti là-bas.

— Moi je ne fais pas de politique, dit Fred. Seulement, quand je vois un pauvre type dans la merde, je lui tends la main.

 

Quelques jours plus tard, comme le manœuvre russe passait à proximité, Fred l’appela pour qu’il nettoie les poudres d’abrasifs et les copeaux d’acier autour de ses machines.

— D’où viens-tu ?

— D’Ukraine.

— Tu as entendu parler du batko ?

— Le batko, c’est moi.

— Comment toi ? Le batko était un bogatyr.

Au temps de la makhnovitchina, on considérait en effet Makhno comme un bogatyr, un de ces héros épiques russes qui resurgissent de temps à autre, un nouveau Pougatchev, ce tsar des moujiks et des cosaques qui faillit de peu renverser Catherine II.

— Il n’y a plus de bogatyr, répondit le manœuvre-balai. Je te dis, le batko c’est moi. Je me vante. Nestor Makhno n’est plus rien sans son cheval, sans son Ukraine. Plus rien. Un chien insulté par les tchékistes de cette usine maudite.

— Comment as-tu quitté l’Ukraine ?

— Sur mon cheval, tiens, quelle question ! Avec soixante-dix-sept cavaliers. Tout ce qui me restait de mon armée qui compta jusqu’à cinquante mille hommes. Nous avons traversé à gué le Dniestr et trouvé refuge en Bessarabie.

Les mots mêmes de ce mémoire que Fred conservait précieusement dans sa tête et qui, à Paris, n’avait intéressé personne. Aussi invraisemblable que cela puisse être, il s’agissait bien du légendaire Makhno. Doutant encore, il insista :

— Voline ! Tu te souviens de Voline ?

— Qui es-tu donc, toi aussi, qui connais mon nom et celui de Voline ?

L’homme se redressa. Dans ses yeux qui brillaient tout à coup d’une lueur d’orgueil et d’espoir, Fred comprit que Nestor Makhno était bien devant lui.

Fred avait fui la Russie et la Russie le rattrapait. D’autres débris dérivaient de la révolution trahie. D’autres épaves. Toutes ses résolutions de vivre désormais une vie familiale tranquille s’évanouissaient. Flora, Germinal, Makhno et Voline, le passé remontait soudain comme ces eaux de l’inondation de Paris, en 1910, qui l’avait tant frappé. Le passé, son passé, remontait comme une crue, débordait. Il se sentait emporté, bousculé, happé. Il prononça malgré lui :

— Où pourrais-je revoir Voline ?

— Chez moi, tous les soirs.

— Où habites-tu ?

— À Vincennes, rue Diderot. Un grand immeuble de brique rouge. Au quatrième étage.

Pour aller à Vincennes, de Billancourt, il faut traverser tout Paris d’ouest en est. Impossible de s’y rendre un soir. Fred attendit une semaine, deux, repoussant cette tentation de revoir Voline. L’irruption de Makhno était si invraisemblable que Fred s’obstinait à se jouer la comédie de la méprise. D’ailleurs, le manœuvre-balai n’apparaissait plus dans l’atelier. Avait-il été déplacé ? Fred avait-il été le jouet d’une hallucination ? Il interrogea le contremaître qui lui répondit que si l’on devait se tracasser pour tous les tâcherons qui s’usaient plus vite que les serpillières, on n’en finirait pas, que le Russe en question s’était éclipsé, comme tant d’autres. Bon débarras.

Le dimanche suivant, Fred prétexta de nouveau une visite à Germinal, convainquit Claudine de ne pas l’accompagner (ses parents et son frère seraient trop déçus de son absence à la fête dominicale) et prit le métro pour Vincennes. L’immeuble se trouvait dans une rue grise, sinistre, bordée de pavillons renfermés derrière leurs grilles et d’ateliers d’artisans en piteux état. Tout près de l’immeuble de brique, insolite dans le décor banlieusard, s’étalait un terrain vague où des enfants couraient derrière des cerceaux. Fred monta au quatrième étage, frappa au hasard à l’une des portes. Une jeune et jolie femme ouvrit. Fred demanda Makhno. Elle ne broncha pas. Fred identifiait une Slave, à cause de ses hautes pommettes et à ses yeux vifs et enjoués. Il s’enquit de Makhno, cette fois-ci en russe. La jeune femme demeura toujours aussi indécise. Une voix rauque se fit entendre à l’intérieur du logement. Une voix rauque à l’accent ukrainien.

— Qu’il entre ! S’ils doivent me tuer, le plus tôt sera le mieux.

Makhno, dans un vieux complet rapiécé, chaussé de pantoufles, s’avança vers lui en boitant.

— Toi, je t’ai vu. Où ? Dis-moi. C’est la Tchéka qui t’envoie ou les nervis de Wrangel ?

— Tu m’as rencontré chez Renault.

Makhno l’observa, tourna autour de lui, le toucha du bout des doigts.

— C’est vrai. C’est toi, l’ouvrier qui m’a parlé. Comment connais-tu ma langue ? Tu es bien le seul humain. Tous les autres des brutes, de la graine de bolcheviks. Figure-toi que j’ai reconnu un ancien colonel de Wrangel dans un des gardiens-chefs. Oui. J’en suis sûr. Je n’ai plus remis les pieds dans ton usine. Qu’il me repère et j’étais cuit. Ils ont déjà cherché plusieurs fois à m’assassiner. Aussi bien les blancs que les rouges. Depuis que j’ai franchi le Dniestr, ils me pourchassent. Je suis une bête aux abois.

— Tu t’es blessé au pied ?

— Ils m’ont blessé au pied. Une balle dum-dum a cassé les os. La plaie ne se referme pas.

Sur son visage marqué de trous de variole, une énorme cicatrice à la joue droite traçait un sillon de la bouche à l’oreille. Fred demanda s’il s’agissait du souvenir d’un coup de sabre.

Makhno se mit à rire, un rire convulsif.

— Bast ! Ça c’est Galina.

Galina ? Quel réveil encore dans la mémoire apaisée de Fred. Mais il s’agissait de la compagne de Makhno qui, elle aussi, se prénommait Galina. Cette nouvelle Galina s’esclaffait joyeusement :

— Oui, oui, c’est moi, dit-elle. En Pologne. Avec un rasoir. J’étais jalouse. Et puis, si tu savais comme il m’embête, parfois, ce moujik.

Interloqué, et de plus en plus mal à l’aise, Fred s’inquiéta de Voline. Viendrait-il ce dimanche ?

— Voline, répliqua Makhno, agacé, pourquoi veux-tu rencontrer Voline ? La makhnovitchina, ce n’est pas Voline, c’est moi.

— Voline est un vieil ami. C’est lui qui m’a appris le russe.

— Voline ne vient jamais le dimanche. Le dimanche, ce monsieur se repose. Il a beaucoup travaillé pendant la semaine. Car on lui donne du travail, à lui. Moi, je crève de faim. Heureusement Galina fait des ménages pour des bourgeois de Vincennes.

Fred regarda le logement. Une seule pièce, avec une cuisine. Une petite fille s’agrippait aux jupes de Galina.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Lucia.

— Moi aussi, j’ai une petite fille. Mariette…

Il pensa à Alexis, disparu dans l’élevage forcé des enfants communistes modèles ; à Germinal qui ne voulait pas chanter dans une cage d’oiseau. Mystère que ces enfants qui vous sont donnés, qui vous sont retirés. Il ressentit un pincement au côté gauche en imaginant tout à coup qu’il pourrait aussi perdre Mariette, qu’il perdrait Mariette s’il perdait Claudine ; qu’il commençait à mentir à Claudine ; qu’il retournait à ses anciens amis, à son ancienne vie politique, à Flora. Il nota l’adresse de Voline et partit, comme s’il s’enfuyait.

 

Revoir Voline signifiait remettre le doigt dans l’engrenage politique. Il se défiait tellement de ses impulsions, qu’il n’était plus retourné dans la librairie de Delesalle depuis son mariage. Au bout de quelques semaines il n’y tint plus et écrivit à Voline qui eut la gentillesse de venir le voir à la sortie de l’usine.

Le contraste entre Voline et Makhno était saisissant. Après le loup maigre, le veau gras. Comment Voline avait-il acquis une apparence aussi prospère ? Élégamment vêtu, la barbe et la moustache bien taillées, rubicond, il se précipita vers Fred avec jovialité, l’invita à boire un verre dans un bistrot. Fred, pour éviter qu’on l’entende parler avec un Russe, si près de chez Renault, lui proposa plutôt de marcher le long de la Seine, loin des oreilles indiscrètes.

Voline lui raconta son installation à Paris, avec sa femme et ses quatre enfants, sur invitation de Sébastien Faure. Il collaborait à L’Encyclopédie anarchiste et la C.N.T. lui avait donné la responsabilité, en langue française, du journal L’Espagne anti-fasciste. Par ailleurs, il faisait des traductions.

— Qui anime maintenant l’Union anarchiste ? demanda Fred.

— Sébastien Faure, Armand, Lecoin, m’y ont accueilli fraternellement. Tous les autres se sont déconsidérés en 14 en adhérant à l’Union sacrée, ou bien ont rallié les communistes. Parmi ceux-là, beaucoup ont déjà été vomis par l’ogre. Monatte, Rosmer, Souvarine, réclamaient la clarté dans les affaires russes. Le Parti a chassé ces impertinents. De toute manière, Zinoviev exigeait une bolchevisation accélérée des partis frères et une approbation à cent pour cent de la ligne du Komintern. La peste nous suit jusqu’ici. Sais-tu qu’à Bobigny s’est ouverte une École de bolchevisme que dirige un certain Paul Marion ?

— Je ne sais rien. Arrivé de Russie, je suis allé partout raconter l’extermination de l’Ukraine libertaire, la fin de Makhno ; montrer le double du testament de Lénine que j’avais dérobé à Zinoviev. L’un et l’autre n’intéressaient personne. On m’a dit de me taire. Je me suis tu.

— L’univers se tait et, pendant ce temps, en Russie, toutes les libertés disparaissent. Le Politburo c’est du théâtre de Shakespeare. Les journaux sont muets ou bégaient. L’Occident, maintenant, ménage la Russie, devenue puissance raisonnable. Moi, je reçois des nouvelles clandestines de Moscou. Depuis la mort de Lénine, toutes les factions se déchirent. Zinoviev et Kamenev se sont d’abord associés à Staline pour contrer Trotski. Mais Zinoviev, les yeux plus gros que la tête, persuadé depuis toujours qu’il serait le successeur de Lénine, a voulu tout bouffer. Puisque le testament, que tu as cru naïvement si précieux et qui n’est qu’un secret de polichinelle, ne désignait personne, disqualifiant plutôt tout le monde, il s’arrogea seul le rôle de leader über alles. Staline, bien sûr, en prit ombrage et joua Trotski contre Zinoviev et Kamenev. Mais Trotski, qui s’affolait, parmi tant de diables, jugea astucieux de lâcher Staline et de s’allier à ses vieux ennemis Zinoviev et Kamenev. Restait le gentil Boukharine que Staline s’empressa de mettre dans sa poche. Et tous les deux, ces bons Russes de la Russie profonde, utilisèrent le vieil antisémitisme qui ne sommeille jamais très fort dans l’âme slave. Staline et Boukharine proclamèrent que les Juifs Trotski, Zinoviev, Kamenev et Radek étaient ennemis des moujiks, des cosmopolites sans racines. Trotski, qui ne peut jamais prononcer un discours sans évoquer la Révolution française, cria que la Russie entrait dans sa période thermidorienne, que Staline, jacobin comme Barras, glissait à droite. Alors que ses collègues l’accusaient d’être Bonaparte à la veille du 18 Brumaire, il se disait Robespierre à la veille de Thermidor. La seconde comparaison était en effet plus juste. Dès qu’il abandonna son train blindé, Trotski fut un homme fini, malade, qui ne lutta plus, qui se laissa peu à peu mettre hors jeu par tous les clans. Yoffé, son ami intime, se suicida. Dzerjinski mourut bizarrement. Finalement Staline tira tous les marrons du feu, excluant non seulement du Comité central, mais du Parti, à la fois Trotski et Zinoviev. Plus Radek pour faire bonne mesure. Plus ton ami Victor Serge. Les frères ennemis, devenus complices, se rencontrèrent dans la même charrette. On estime à quatre mille le nombre des opposants chassés de leur emploi…

— Trotski chassé du Parti ! Tu te moques de moi !

— Hein ! quelles nouvelles ! Qui aurait pu imaginer Trotski déporté en Sibérie ! Pourtant, il y a rejoint les quelques mutins de Cronstadt encore survivants. S’il en reste…

— Trotski réussira bien à s’en tirer. Et Zinoviev aussi. Je suis plus inquiet pour ce malheureux Makhno…

— Oui, tu l’as vu. Trop malade, trop infirme pour prendre un emploi. D’ailleurs, il ne sait rien faire d’autre que la guerre. Seulement, ici, il est désarmé et entouré d’ennemis qui, tous, rêvent de l’abattre. Les blancs, les rouges, les Juifs…

— Pourquoi les Juifs ?

— Mais d’où sors-tu, camarade Barthélemy ? Tu ne lis plus rien, tu ne fréquentes plus tes amis. Tout le monde parle du roman Makhno et sa Juive, publié l’an dernier par un journaliste plus ou moins russe : Joseph Kessel. Cet imbécile s’est laissé conter des fariboles par le colonel blanc Guerassimenko, réfugié à Berlin. Ainsi, la presse communiste a trouvé en cet échotier un précieux allié pour accabler l’anarchisme ukrainien. Comme, dans son livre, Kessel décrit de prétendus pogroms perpétués par Makhno, nombreux sont les Juifs qui veulent avoir sa peau. Makhno antisémite ! Les salauds ! Mais quoi prouver contre la calomnie ?

Fred et Voline marchaient lentement, au bord du fleuve. Dépassant le pont de Sèvres, ils suivaient le quai de Boulogne. Fred pensait à la Moskova, à Galina… À Victor Serge dont les bolcheviks venaient de se débarrasser. Galina le ramenait à l’autre Galina, celle de Makhno.

— Que signifie cette histoire de la blessure au visage de Makhno ? Sa femme se vante…

— Ah ! Tu as vu Galina. Qu’elle est belle ! Quelle lionne !

Voline perdit soudain son air professoral et se mit à rire :

— Oui, oui, c’est elle qui essaya de lui trancher la gorge pendant son sommeil. Mais il a bougé et le rasoir lui taillada seulement le visage. Il est amoureux fou de Galina et elle, ma foi…

— Ma foi, quoi ?

— Quand elle a connu Makhno, elle n’était qu’une simple institutrice et lui l’homme le plus puissant d’Ukraine. Un ataman. Tarass Boulba en personne. Maintenant les rôles sont intervertis. Non seulement Galina est belle, mais elle est intelligente, instruite, alors que Makhno, demi-illettré, paraît déjà un vieillard. C’est un homme fini et elle, la jolie, respire la vie, l’amour.

Fred regarda Voline, étonné par cette désinvolture vis-à-vis de celui qui incarna en Russie la Révolution libertaire. Il dit :

— J’aimerais aider Makhno. Je ne sais pas comment.

— Va le voir. Sers-lui d’interprète, de garde du corps, de porte-plume. Il est si seul. Mais méfie-toi de Galina.

Fred commença par acheter le roman de Kessel. Depuis son retour en France, il n’avait pas lu un seul livre. La joie qu’il ressentit à tenir celui-ci entre ses mains le surprit et l’épouvanta. Son passé reprenait insidieusement possession de son esprit, comme on sent une maladie qui, peu à peu, pénètre votre corps, provoquant une sorte d’ivresse.

Dans son avant-propos, l’auteur écartait tout soupçon de romanesque : « L’histoire qu’on va lire est véridique. Je puis garantir qu’en ce qui touche Makhno rien n’est dû à mon imagination. » Fred lisait, stupéfait de ce que Kessel racontait le plus tranquillement du monde, insouciant de l’homme traqué à Paris, sans ressources, incapable de se défendre : « Un personnage aussi barbare, aussi sanglant que celui de Makhno… tout bandit qu’il fut… Makhno n’aimait pas les Juifs. Si tuer les orthodoxes lui était un simple plaisir, massacrer les Juifs lui apparaissait comme un véritable devoir… » Kessel décrivait les prétendues orgies de la makhnovitchina, les prisonniers hachés, la danse des cosaques sur les cadavres : « Makhno massacre les Juifs, les bourgeois, les officiers, les commissaires, bref, pendant deux années terrorise l’Ukraine entière. » Kessel évoquait aussi Voline. Le rôle qu’il lui attribuait était curieusement exagéré. Non seulement Voline n’avait pas dirigé les études de l’adolescent Makhno, mais en faire le chef du gouvernement de la makhnovitchina tirait un peu trop les draps du côté de celui qui ne participa à la guerre civile en Ukraine que pendant six mois. Kessel valorisait l’intellectuel Voline au détriment du paysan Makhno. On ne respecte que les gens de son monde, se disait Fred, agacé. Voline, qui parlait parfaitement français, qui pouvait s’exprimer aussi bien à la tribune que dans la presse et par le livre, reprenait à Paris son rôle de théoricien. Makhno, lui, vaincu, muet, ne tenait plus aucun rôle. Vaincu et muet comme Fred, lui-même, l’était devenu. Il se sentait proche, si proche de Makhno. En même temps, Voline lui servait d’exemple. Grâce à ce dernier, il s’apercevait que seule l’écriture sauve la mémoire. Auparavant, jamais l’idée de rédiger ses impressions ou ses souvenirs ne l’avait touché. C’est dans la révolte, le dégoût que le livre de Kessel lui fit monter à la gorge, qu’il décida de tout révéler, de tout écrire sur ce qu’il avait vécu en Russie, de défendre Makhno, de témoigner pour tous ceux que la Tchéka étranglait dans les caves de la Loubianka, pour Aaron Baron resté à Boutyrki, pour Igor et les gardes noirs disparus, pour Victor Serge, pour Alexis…

 

Claudine constatait bien l’évolution de Fred. Elle mettait cette transformation sur le compte de Flora et de Germinal retrouvés. Pourtant, Fred n’avait pas revu Flora, sinon par les multiples peintures de Baskine. Ces peintures s’interposaient d’ailleurs entre sa Flora à lui et la Flora de Baskine. La Flora de ses souvenirs, si différente de celle surgie dans le sous-sol de la Coupole. Mais telle est la puissance des choses peintes que la Flora nue, la Flora court-vêtue, la Flora impudique, le poursuivait. Ces touffes blondes des aisselles et du pubis, sur lesquelles s’était attardé l’artiste, l’obsédaient.

Que Fred se préoccupe de sa première compagne et de leur enfant paraissait tout naturel à Claudine. L’affectait, par contre, ce détachement qu’elle remarquait, de plus en plus vif, vis-à-vis de ses parents et de son frère. Dans leur logement de Billancourt, Fred restait le même, toujours aussi passionnément empressé aux moindres caprices de Mariette ; mais le dimanche, à Pantin, il cachait mal son ennui. Répondant souvent de travers aux questions de son beau-père, il n’avait plus le cœur à plaisanter avec Hubert qui l’observait avec cette sollicitude que l’on montre aux malades. Les après-midi se passaient à jouer aux cartes, d’interminables parties, en buvant des bocks de bière. Fred, distrait, tracassé par les moyens qui lui permettraient de fréquenter Makhno et de reprendre contact avec les milieux libertaires, perdait par inattention ; ce qui lui valait les récriminations aigres de son partenaire. Pour éviter de tels incidents, Claudine prit l’habitude d’être sa coéquipière. Elle plaisantait, en retournant vers Billancourt :

— Comment peux-tu confondre la dame de pique et la dame de trèfle ? À quoi pensais-tu ?

Comme il est habituel lorsque l’on rumine quelque chose de précis, Fred répondait :

— À rien. À quoi veux-tu que je pense ?

 

Alfred Barthélemy se remit à parcourir les journaux, notamment Le Libertaire et L’Humanité. Dans L’Humanité, il trouvait dans chaque numéro motif à indignation, mais un article, signé Henri Barbusse, dépassa les bornes. Fred lut et relut ce paragraphe, n’en croyant pas ses yeux : « Le chef de bande Makhno, voleur et assassin de paisibles populations, qui commit avec un sadisme fou les plus abominables attentats et qui, paraît-il, se prélasse en ce moment chez nous. »

Assimiler un anarchiste à un bandit, Fred en avait l’habitude. C’était la manœuvre habituelle des bolcheviks. Mais dire du malheureux Makhno : « qui, paraît-il, se prélasse en ce moment chez nous », relevait de la plus parfaite ignominie. Fred se précipita chez les Delesalle, leur demandant qui était ce Barbusse.

— Un communiste, précisa Paul. Un grand écrivain aussi. Tu n’as pas lu Le Feu ? Il vient de fonder avec Francis Jourdain l’Association des amis de l’Union soviétique. Un homme honnête, mal renseigné peut-être pour Makhno. Toujours ce roman de Kessel qui traîne dans tous les tiroirs.

Fred décida de le rencontrer. Chose facile, Barbusse s’empressant de recevoir cet ouvrier métallurgiste. D’aussi grande taille que Fred, avec des joues creuses et des lèvres minces, sa maigreur était telle que ses os avaient du mal à le porter. Il fléchissait sous on ne sait quel poids. Que ce prolétaire intercède pour Makhno l’incommoda. Il fit dériver la conversation vers Renault, l’oppression patronale.

— Louis Renault est un exploiteur et son usine un bagne, n’est-ce pas ?

— Un bagne dont on peut sortir chaque soir ; ce n’est pas le cas des bagnes sibériens.

— Qu’en savez-vous ?

Fred n’était pas encore décidé à se démasquer. Il parla de Makhno avec chaleur, de sa misère, de ses blessures, du rôle qu’il joua dans l’écrasement des armées blanches.

Barbusse se dérobait. À toutes les tentatives de Fred pour le décider à rétablir la vérité à propos de Makhno, il prenait des tangentes. Jamais Fred n’arriva à saisir son regard. Ses mains effilées brassaient l’air. Fred évoqua la répression qui, après avoir frappé les anarchistes et les socialistes révolutionnaires, atteignait maintenant tous les compagnons de Lénine. Puisque lui, Barbusse, se disait ami de l’Union soviétique, son premier devoir était de mettre Staline et Boukharine en garde contre cet esprit de destruction qui semblait les submerger.

— Les révolutions ont un destin tragique, gémit Barbusse.

— Les hommes aussi. Regardez Zinoviev, Trotski, monuments tombés de leur socle. Comme Makhno.

Barbusse prétextant une migraine, demanda à Fred de saluer les travailleurs de son atelier et se retira, presque cassé, le buste en avant, comme s’il allait tomber.

 

Soudain, le vent de la politique tourna, d’Est en Ouest. On ne se préoccupait que de la Russie. L’Amérique entra alors en scène. Par la porte de la répression.

Depuis 1921, deux anarchistes italiens, émigrés aux États-Unis, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, condamnés à mort pour le meurtre supposé d’un trésorier-payeur et du gardien d’une usine, attendaient leur exécution, sans cesse retardée. Au début de 1927, un câble d’Amérique informa l’Union anarchiste que la chaise électrique se préparait pour Sacco et Vanzetti. Pendant tout le premier semestre, Fred suivit dans Le Libertaire les péripéties de la défense organisée en France toujours par ce même petit homme, pas plus haut que Flora, Louis Lecoin. Il avait du mal à se concentrer devant son établi, du mal à ne parler que de banalités avec Claudine. Il avait l’impression que cette affaire Sacco et Vanzetti lui échappait, que c’est lui qui aurait dû se trouver à la place de Lecoin. Resterait-il indéfiniment spectateur ? Il aurait voulu crier que ces deux seuls anarchistes condamnés à mort en Amérique, et dont la culpabilité n’avait jamais été prouvée, pesaient aussi lourd que les milliers d’anarchistes russes tués d’une balle dans la nuque en descendant les marches des caves de la Tchéka. Aussi lourd, parce que l’Amérique symbolisait jusqu’alors la liberté, la Russie s’attribuant l’emblème de l’égalité. Pour forcer le peuple russe à l’égalité, les bolcheviks tordaient le cou à la liberté. Mais l’Amérique inégalitaire, si elle se mettait, elle aussi, à persécuter les libertaires, où subsisterait-il une terre d’asile ? N’était-ce pas en Amérique que tant de proscrits s’étaient réfugiés jadis : Trotski, Voline, Emma Goldman…

Lecoin se démenait. De semaine en semaine, Le Libertaire rendait compte de son action. Il avait convaincu Jouhaux de mettre en branle la C.G.T., Victor Basch de faire intervenir la Ligue des droits de l’homme, Joseph Caillaux (mais oui, le Caillaux de Vigo de Almereyda) de télégraphier à la Maison-Blanche, Mme Curie d’intercéder auprès des scientifiques d’outre-Manche. Lecoin organisait des meetings, collectait des signatures (trois millions de signatures pour sa pétition). Lorsque, le 23 août, parvint à Paris la nouvelle de l’exécution de Sacco et Vanzetti, Fred se précipita vers le centre de la capitale. La foule, une foule énorme, manifestait, tentant, malgré les charges de la police, de prendre d’assaut l’ambassade américaine. Ces hommes et ces femmes, soulevés d’indignation contre l’injustice, descendus spontanément dans la rue pour une cause strictement humanitaire, démontraient à Fred que tout n’était pas perdu, que Lecoin avait raison, que le silence et le retirement, que son silence et son retirement, s’ils persistaient, seraient lâcheté.

 

À la fin de l’année, Alfred Barthélemy rencontra Louis Lecoin. Toute cette publicité faite à Makhno par le livre de Kessel aboutissait à ce que la préfecture de police décide l’expulsion de l’Ukrainien. Fred intervint donc auprès de Lecoin pour qu’il essaie d’obtenir l’annulation de cette mesure.

Lecoin partageait la méfiance des anarchistes pacifistes pour ce foudre de guerre que fut Makhno. Il suffit que Fred lui décrive la déchéance de l’homme, son désarroi, sa solitude, pour que Lecoin s’échauffe :

— J’ai bien réussi à empêcher l’extradition de Durruti qui voulait assassiner le roi d’Espagne. La violence de Durruti ou de Makhno me répugne et je ne les suivrai jamais dans cette voie. Mais s’ils deviennent victimes, s’ils souffrent de la violence, je suis prêt à me dévouer pour eux.

— Durruti, demanda Fred, Durruti de la C.N.T. ?

— Tu le connais ?

— Non, mais j’ai connu Pestaña et Nin… Comment va l’anarchie, en Espagne ?

— Formidablement bien. On la persécute. On étrangle les anarchistes au garrot. Ce qui n’empêche que nous sommes la plus forte organisation révolutionnaire en Catalogne.

— J’aimerais rencontrer Durruti.

— Je lui demanderai de te voir. Et toi, pourquoi ne milites-tu plus ? Que le communisme t’ait dégoûté de la politique, rien de plus normal. Seulement tu es vacciné, maintenant. Bon, fais ce que tu veux. Pour Makhno, te tracasse pas. J’irai voir Chiappe.

Lecoin serait allé voir le pape si cette visite pouvait sauver une cause qui lui était chère. Il avait un tel don de convaincre, que personne ne lui refusait jamais rien.

Bien sûr, puisque Lecoin s’en mêla, Makhno ne fut pas expulsé. Comme il s’ennuyait dans son immeuble de brique de Vincennes, Fred lui servit de guide et d’interprète dans les réunions anarchistes. Makhno ignorait tout de la situation politique en France qui, d’ailleurs, ne l’intéressait pas. Fred s’aperçut très vite que Makhno détestait les intellectuels par un complexe de plébéien inculte et qu’il s’accrochait à lui, parce qu’il était un ouvrier, qu’il parlait russe, qu’il avait vécu en Russie, connu Igor et les gardes noirs. Il s’attacha tellement à Fred que celui-ci lui devint indispensable. Comme tous les délaissés, Makhno, vite tyrannique, se plaignait sans cesse de ce que Fred ne lui accordait pas assez de temps. Dès qu’il arrivait dans le petit logement, Makhno l’empoignait par le bras et le poussait dehors. Il lui déplaisait que Fred cause avec Galina. Il faut dire que Galina prenait un plaisir sadique à critiquer Makhno, à le dévaluer. Comment se comportait-elle dans l’intimité, on ne le sait, mais dès que, dans leur une pièce-cuisine, s’introduisaient de rares visiteurs, elle s’acharnait sur son mari, ne lui ménageant pas les mots blessants, alors qu’elle minaudait auprès des inconnus. Une fois que Fred évoquait Toukhatchevski, elle s’écria :

— C’est un vrai général, lui, c’est pas comme Nestor !

Ces perpétuelles allusions aux généraux de l’armée rouge : Toukhatchevski, Boudennyï, Vorochilov, ulcéraient le vaincu. Fred remarqua, contrarié, que Makhno estimait ces généraux, qu’il jalousait leur carrière et qu’il échafaudait dans sa tête des stratagèmes pour retourner en Russie.

— Ils comprendront que je peux leur être utile, disait-il. Ils ont chassé Trotski, qui m’a trahi. Je vais demander à l’ambassade un visa de retour.

— Tu es fou. Ils te fusilleront à l’arrivée.

— Ici, ils me fusillent tous les jours. Tous. Avec leurs yeux. Les blancs, les rouges, les noirs. Tous !

Les Russes blancs, c’est vrai, considéraient Makhno comme plus horrible que Lénine. Quant aux rouges, pour eux Makhno représentait l’aberration révolutionnaire, la pire, celle du gauchisme. Et les noirs le suspectaient de violences gratuites.

Fred, qui n’aimait pas les violents, les retrouvait toujours sur sa route. La bande à Bonnot dès l’enfance et, maintenant, Makhno.

Pourquoi ce désir de rencontrer Durruti ? À cause du souvenir de Pestaña ? Durruti, comme Fred excellent ouvrier métallurgiste, vivait depuis des années dans la clandestinité, combattant los pistoleros, ces tueurs professionnels recrutés par les gouverneurs, les patrons et les évêques pour assassiner les militants de la C.N.T. Durruti était devenu lui-même terroriste par autodéfense, mais tout semblait prouver qu’il y prenait goût. Il avait attaqué des banques, enlevé des juges. Condamné à mort par contumace en Espagne, au Chili, en Argentine, expulsé de sept pays, son rêve était pourtant bien pacifique : ouvrir des librairies anarchistes dans toutes les grandes villes du monde.

La situation des réfugiés politiques en France restait précaire. Sous le règne de Poincaré, que Léon Daudet appelait familièrement « le nain Raymond, ce sinistre péteux », il subsistait néanmoins une tolérance pour les libertaires. Exterminés en Russie (où, même la Croix-Noire, réplique de la Croix-Rouge, était interdite), garrottés en Espagne, électrocutés en Amérique, les anarchistes russes, bulgares, hongrois, espagnols, italiens, affluaient à Paris, lieu désormais privilégié de l’internationale noire. Ils affluaient, mais ne nous méprenons pas, ils ne formaient pas une foule suffisamment dense pour qu’un gouvernement puisse s’en inquiéter. La police les tenait à l’œil, surveillait leurs agissements, brandissant la menace de la proscription. Il avait fallu toute l’énergie de Louis Lecoin pour que Durruti ne soit pas refoulé en Espagne où le garrot l’attendait, ou embarqué pour l’Argentine qui le condamnerait au bagne. En ces années 20, Lecoin porta à bout de bras en France une théorie révolutionnaire qui paraissait anachronique. Octobre 17 éclipsait la Commune de Paris. Pire, le communisme s’appropriait les communards. Il ne restait plus à l’anarchie que des victimes, des exclus, des fugitifs. Tout naturellement, Fred se retrouva parmi eux.

Lecoin ne le mit pas en contact avec Durruti. Fred voyait bien que, pour les libertaires purs et durs comme Lecoin, il demeurait suspect. Un transfuge du Komintern n’est en odeur de sainteté pour personne. Seul Makhno lui faisait confiance. C’est par Makhno qu’il connut Durruti.

Musclé, massif, Buenaventura Durruti ressemblait à une sculpture primitive taillée dans le bois à coups de hache. Dès leur première rencontre, dans une allée déserte du bois de Vincennes où Makhno les avait réunis, les deux hommes ressentirent une sympathie et une confiance que les vicissitudes de leur existence ne devaient ensuite jamais altérer.

Durruti, avant de connaître Alfred Barthélemy, ne fréquentait, outre Lecoin qu’il plaçait à part (dans une sorte de chapelle pieuse, si l’on peut utiliser telle expression pour des anticléricaux aussi virulents ; mais la tête ronde de Lecoin se nimbait d’une auréole de ce que l’on devrait bien appeler une sorte de sainteté laïque) que Makhno et Émile Cottin. Cottin et Durruti avaient un point commun : ils avaient acquis leur notoriété, le premier en tirant sur Clemenceau, le second en montant un attentat contre le roi d’Espagne.

Fred désapprouvait totalement ces attentats individuels qui engendrent une répression collective. Il s’en expliqua avec Durruti qui se rendit à ses raisons. Aussi ne manifestait-il aucune envie de fréquenter Cottin que Lecoin (toujours lui !) avait réussi à faire libérer, après cinq ans de détention, en intervenant auprès du Cartel des gauches.

— Sais-tu, dit Durruti à Fred, qu’en même temps que le conseil de guerre condamnait Cottin à mort, qui avait seulement blessé Clemenceau, Raoul Villain, l’assassin de Jaurès, était amnistié ?

Fred, silencieux, pensait qu’en Russie, ni Villain ni Cottin, n’auraient survécu à leur condamnation. Mais le stipuler n’était-ce pas faire l’éloge de cette société capitaliste qu’ils exécraient autant que la société bolchevique ?

 

Impossible de cacher plus longtemps à Claudine qu’il reprenait une activité politique. La surprise fut grande pour la jeune femme qui ignorait qu’il s’agissait d’une récidive, et qui croyait à un incompréhensible engouement. Elle avait bien observé chez Fred un changement d’attitude, de nombreuses absences, un air d’être ailleurs, mais elle mettait cela sur le compte de cette Flora et de son fils. N’était-ce pas depuis cette néfaste nuit à Montparnasse que Fred n’était plus le même ? Ce militantisme n’était-il pas un prétexte qui masquait la vraie raison ?

— Pourquoi, dit-elle, pourquoi t’intéresser comme ça à la politique ? Tu trouves mon père raseur avec ses grands principes. Enfin, tu vas pouvoir discuter maintenant avec lui. Nos dimanches seront plus gais.

Fred savait bien que le jour où sa vraie vie politique l’absorberait, le jour où il publierait le livre qu’il commençait à écrire, le drame éclaterait dans la famille de Claudine, et qu’il apparaîtrait comme un dissimulateur, doublé d’un renégat.

— Pourquoi ne me parles-tu jamais de la mère de ton fils ? insinua Claudine, qui ne voulait pas passer pour dupe. Germinal, nous devrions l’inviter ici, parfois.

— La mère de mon fils ? Tout cela est si vieux qu’il me semble avoir eu deux vies. Quant à Germinal, il ne m’aime guère. Il pense que j’ai abandonné sa mère.

— Oui, pourquoi l’as-tu abandonnée ?

— Je ne l’ai pas abandonnée. C’est la guerre qui m’a pris. Je n’avais pas le choix. Ensuite, nous nous sommes perdus. Le principal, c’est que je t’ai trouvée, toi, ma Claudine.

Fred était sincère. Il n’avait pas revu Flora, sinon multipliée par les peintures de Baskine, sinon enkystée dans ses rêves. Est-on responsable du vagabondage de son esprit ? De la mouvance de ses désirs ? Il désirait Flora, la Flora nue de Baskine, plus fort qu’il ne l’avait jamais désirée lorsqu’elle était sienne et justement, parce qu’il savait la violence de cette passion pour Flora, il la fuyait. Jamais, après avoir contemplé les peintures de Baskine, il ne retourna à Montparnasse. Souvent, chez Renault, attentif devant son établi, les forets à langue d’aspic, les mèches à téton, les gouges de forme arrondie, se transformaient en lèvres, en seins, en fesses. Toute une fantasmagorie érotique où le corps de Flora déferlait parmi les pièces d’acier, les bousculait, s’insérait à leur place. Fred, médusé, n’osait plus se servir de ses outils. Il n’entendait plus le fracas des machines. Il s’en allait vers les Halles, vers la rue Poissonnière et Flora surgissait, balançant ses petites jambes blanches à l’arrière d’une charrette de poissonnier.

Il aimait trop Claudine et Mariette pour mettre en péril ce bonheur. Déjà, le militantisme risquait fort de le perturber. Il présumait bien que Claudine, confrontée à Flora, ne tiendrait pas longtemps sous le choc. De Flora, émanaient une force sauvage, une sensualité radieuse, si naturelles lorsqu’ils vivaient ensemble, qu’il n’y avait pas attaché assez de prix. Il avait suffi qu’il la voie pendant une seule nuit évoluer à Montparnasse, qu’il la regarde comme une étrangère, pour que ces particularités explosent sous son nez. Il avait découvert Flora dans les regards concupiscents des hommes qui l’abordaient. Flora radieuse, provocante, souveraine.

Fred reprit :

— Le principal, c’est que je t’ai trouvée, toi, ma Claudine.

Le regard confiant de Claudine. Elle hésita, confia avec son calme habituel :

— Je n’en suis pas sûre. Peut-être bien que Mariette aura un petit frère. Faudra que je consulte le docteur.

 

Maintenant, tous les soirs, une fois Mariette couchée, Fred posait un cahier d’écolier sur un coin de la table de la cuisine et écrivait ; décrivait tout ce qu’il avait vécu en Russie, l’enthousiasme des premières années de la Révolution, le désenchantement qui suivit, la mise en place de l’appareillage habituel de l’État, la bureaucratisation, la militarisation, l’univers carcéral, les rivalités entre les chefs du Politburo, l’éviction de l’opposition. Il se souvenait que Vergniaud, le leader des Girondins, avait dit de la Révolution française lorsqu’elle devint Terreur : « Saturne dévorant ses enfants ». Il voulait intituler ainsi son livre. La Révolution russe, c’était également Saturne dévorant ses fils. L’ogre bolchevik, après avoir avalé goulûment tous ses adversaires, dévorait maintenant ceux qui l’avaient fait ogre. L’ogre s’autodévorait.

Claudine, perplexe, regardait Fred qui écrivait. Il lui avait affirmé qu’il rédigeait une sorte de rapport qui servirait à prendre certaines décisions politiques. Claudine rétorqua qu’elle ne comprenait pas quel exposé il pouvait bien concevoir, lui qui ne frayait avec personne. Fred répliqua que, justement, il s’absenterait pendant quelques jours et qu’elle ne devrait pas s’inquiéter. Durruti et lui projetaient en effet de rencontrer en Allemagne Erich Mühsam.

Pourquoi cette Allemagne, qui devait être le pivot de la révolution mondiale ne bougeait-elle pas ? Durruti savait que Mühsam conservait la confiance des anarchistes allemands et il voulait établir une liaison avec eux. Comme Fred Barthélemy connaissait bien Mühsam, il était indispensable qu’il participe au voyage.

Durruti et Fred préparèrent leur escapade avec une grande exaltation. Fred trouvait en Durruti un camarade à peu près de son âge. Au contraire de Makhno, qu’ils admiraient d’ailleurs tous les deux, mais dont ils constataient l’inéluctable déclin, ils se sentaient sur un tremplin, prêts à bondir. Ni l’un ni l’autre ne savaient où, mais ils pressentaient qu’un jour ils feraient un grand saut.

Erich Mühsam jouissait en Allemagne d’un prestige exceptionnel dû à la fois à sa responsabilité de membre du Conseil central de la première République de Bavière, en 1919, et à son succès d’écrivain. Poète, essayiste, dramaturge, son style acerbe et son humour avaient rendu célèbre cet homme qui venait d’avoir cinquante ans, l’aîné donc de vingt ans de Barthélemy et de Durruti.

Mühsam comprenait bien que les bolcheviks l’avaient abusé. En même temps, il s’effrayait à l’idée de décrocher totalement du parti communiste allemand, demeuré très fort, qui lui paraissait le seul rempart sûr contre la montée d’une nouvelle Ligue prolétarienne qui l’inquiétait beaucoup plus que l’éviction, en Russie, de Trotski et de Zinoviev.

Ni Durruti, ni Alfred Barthélemy, n’avaient entendu parler de ce parti national-socialiste des ouvriers allemands, pas plus que de son chef, Adolf Hitler.

— Hitler, dit Mühsam, ne paye pas de mine avec son vieil imperméable et son chapeau cabossé. Mais qu’on ne s’y trompe pas, il porte l’uniforme des chômeurs. Hitler s’identifie à eux et eux croient qu’il les représente. Cet Hitler est un acteur et un metteur en scène qui ne laisse rien au hasard. Depuis dix ans, dans l’ombre, il prépare sa représentation. Il a déjà créé son drapeau (rouge, bien sûr) avec une croix gammée noire ; ses troupes de choc, les S.A., avec des chemises brunes qui singent les chemises noires de Mussolini.

— Trotski aussi était un grand metteur en scène et un prodigieux acteur, dit Fred. Il n’empêche que sa pièce a fait un four et que le rideau lui est tombé sur la tête.

— Mais non, sa pièce n’a pas fait un four, répliqua Mühsam. Staline la joue maintenant à bureaux fermés. Il récupère tout : l’armée rouge, la Tchéka devenue Guépéou, la bureaucratie, le parti unique. Staline couche avec ses bottes dans le lit que lui a bordé Trotski.

— Staline, dit Durruti, c’est la victoire des bureaucrates sur les idéologues.

— Pas si simple, reprit Fred. Du temps de Lénine, Staline se moquait du bureaucrate Trotski. C’est Trotski et Zinoviev qui ont bureaucratisé le bolchevisme. Staline n’est qu’un héritier. Ton Hitler ne me paraît qu’une pâle imitation de Mussolini, lui-même pitoyable matamore. Le danger n’est pas là. Je suis bien placé pour savoir que la pieuvre Komintern étend ses tentacules sur toute l’Europe. Si nous ne réagissons pas, nous serons étranglés. Proclamons partout que l’avenir de la révolution n’est plus en Russie, que la Russie bafoue la révolution. L’avenir de la révolution se trouve en Espagne, avec Pestaña.

— Oui, appuya Durruti. Nous venons pour que tu comprennes bien ça, pour que tu abandonnes l’idée que la Russie représente encore un espoir. En Espagne, les anarchistes sont majoritaires et il n’y existe qu’un seul parti communiste important, adversaire de celui de Moscou et avec lequel nous pouvons donc travailler.

Durruti conservait des manières plébéiennes qui déroutaient l’intellectuel Mühsam. Il parlait en effet très fort et, pour accentuer ses paroles, frappait la table de ses énormes poings.

Mühsam se mit à marcher de long en large, les bras derrière le dos. Il s’arrêta soudain, fit volte-face, dévisagea ses deux visiteurs avec un certain étonnement, comme s’il les découvrait.

— Le drame, c’est que chacun se complaît dans son petit monde. Quand tu étais à Moscou, Barthélemy, tu ne repérais pas plus loin que la lorgnette de Zinoviev. Maintenant, ton regard ne traverse pas le Rhin. Et toi, Durruti, tu ne vis plus en Espagne et pourtant tu traces les frontières de l’Espagne autour de toi, comme un cercle de craie. Vous me direz que, moi aussi, mon regard ne porte pas assez loin. Mais il faut jouir d’une vue perçante pour distinguer ce que trame ce petit homme à l’imperméable chiffonné. Les socialistes en ricanent. Les communistes se tapent sur les cuisses. Moi, je vous l’affirme, cet homme est le diable en personne. Il a écrit un livre, Mein Kampf, où il révèle toute sa doctrine, tous ses plans. Personne ne le lit. Personne ne le prend au sérieux.

— Mais que propose-t-il, ton Hitler ?

— Il reprend à son compte toutes les idées de l’extrême gauche : abolition des revenus ne résultant pas directement du travail, nationalisation des cartels, partage avec l’État des bénéfices de la grande industrie, expropriation des grands magasins et leur location à bas prix aux petits commerçants, abrogation du traité de Versailles…

— Eh bien ! Ce n’est pas si mal !

— Il promet la lune, mais en même temps il agite de vieux démons : la race, la haine des Juifs. Vous n’avez pas rencontré ses S.A. De vrais voyous. Actuellement, il ne fait plus parler de lui. Mais je le sens qui se prépare. Je vous le dis, mes camarades, ce nouveau parti qui se proclame ouvrier est un ramassis de voyous. Hitler se modèle sur Mussolini, mais aussi sur Staline. Il est loin du pouvoir, mais s’il l’obtient ce sera terrible.

Durruti et Barthélemy revinrent d’Allemagne déçus par Mühsam. Ils étaient allés lui présenter une Espagne avenir du monde et il ne les avait entretenus que des pitreries d’un acteur de second rôle que lui seul prenait au sérieux.

 

À la fin de 1928, Claudine accoucha d’un second enfant, prénommé Louis. Mariette avait maintenant deux ans. Elle s’amusait avec sa poupée, passait de longs moments à regarder le bébé dans son berceau, parlait peu, observait autour d’elle, avec attention, les meubles, les objets et ces deux êtres verticaux, énigmatiques, ses parents. Parfois, Fred la juchait sur ses épaules et ils descendaient en bord de Seine. Des coups de masse faisaient trembler les berges. Des milliers de pieux enfoncés dans l’île Seguin formaient les futurs points d’appui à l’assise de l’usine Renault qui s’y construirait en extension aux actuels ateliers de Billancourt. Fred s’étonnait de rester si longtemps lié à cette boîte, de retourner chaque jour dans le même atelier, de voir aux établis voisins les mêmes têtes. Être marié à Claudine et père de deux enfants ne le surprenait pas moins. Cette vie tranquille contrastait à tel point avec la tempête qu’il retrouvait en rejoignant le dimanche Makhno et Durruti, qu’il ne savait plus très bien qui il était, quel rôle il jouait. Seule l’écriture le rééquilibrait.

Il continuait à écrire tous les soirs, au crayon (sa vie d’atelier lui avait donné l’habitude du crayon de bois à mine de graphite) sur des petits cahiers quadrillés. Il accompagnait de moins en moins souvent Claudine chez ses parents puisque seuls les dimanches lui permettaient de rejoindre Makhno et Durruti, d’assister à des réunions, de rencontrer d’autres militants.

C’est ainsi qu’en janvier apparut au Libertaire un revenant. Un vrai revenant. Lazare en personne. Un vieillard au teint cireux, aux cheveux blancs comme du plâtre. Un revenant de l’anarchie terroriste du temps de la bande à Bonnot. Fred n’avait jamais entendu parler de cet homme, mais les militants le recevaient avec affection et prévenance. May Picqueray dit à Fred qu’il s’agissait de Marius Jacob, condamné au bagne à perpétuité en 1905. Marius Jacob avait passé neuf années au cachot en Guyane, les fers aux pieds. Il y avait subi quinze ans de régime cellulaire, tenté dix-neuf évasions. Ce vieillard entrait dans sa cinquantième année. Depuis plus de vingt-cinq ans, il n’avait pas marché dans une rue, seulement dialogué avec des codétenus. Libéré à la suite d’une réduction de peine, il découvrait un Paris qui n’était plus le sien. Des tramways remplaçaient les voitures à chevaux. Il ne connaissait plus personne et personne ne le connaissait. Seul lien avec son passé : Le Libertaire. Il y apprenait que tous ses amis étaient morts, que la C.G.T. marxisée laminait l’anarcho-syndicalisme, qu’en Russie les bolcheviks décimaient les anarchistes. Il restait assis, anéanti, ses yeux noirs, encore plus noirs dans la pâleur de son visage buriné, fixant avec intensité les hommes et les femmes qui l’entouraient. Personne ne l’avait approché du temps où ses cambriolages rocambolesques lui valurent d’inspirer les aventures d’Arsène Lupin, personnage de fiction aujourd’hui plus célèbre que son modèle. Marius Jacob, cramponné à sa chaise, avait un ébahissement d’enfant. Le monde qu’il découvrait était un monde fou, aussi fou que celui des gardes-chiourme de Cayenne. Au bagne, il avait étudié le droit. Le droit ? Comme s’il existait d’autre droit que celui du plus fort, du plus riche, du plus beau ! On garda Marius Jacob, vissé sur sa chaise, jusque tard dans la nuit. Il ne voulait plus s’en aller. Il ne voulait plus aller nulle part. En désespoir de cause, on lui fit un lit de camp au milieu des piles de journaux et il resta seul à dormir dans le local désert.

 

En février 1929, Trotski fut expulsé d’U.R.S.S. Pourquoi Staline, qui l’avait jeté dans ces poubelles de l’Histoire où Trotski, lui-même, aimait enfouir ses adversaires, le ressortait-il soudain pour le lancer à la face de l’univers ? Mystère. Pensait-il qu’il ne se relèverait jamais de cet affront ? Pensait-il que l’Occident allait persécuter le créateur de l’armée rouge et que l’exil lui serait son enfer ? Staline, qui n’avait jamais quitté la Russie et qui ne la quittera jamais, connaissait bien mal l’Occident. L’Occident raffole des martyrs. Pour les Occidentaux, Trotski au pouvoir était un monstre ; Trotski, chassé du paradis soviétique, devenait une victime qu’il fallait aimer.

Que Zinoviev prononce son autocritique, soit réintégré dans le Parti et proclame son allégeance à Staline, n’étonna pas Fred outre mesure. Doriot qui, en Russie, se montrait disciple zélé du puissant Trotski ne s’affirmait-il pas en France son plus enragé accusateur ? Doriot et le parti communiste français misaient à fond sur Staline. Par contre, que le trotskisme (ainsi baptisé par Zinoviev avec une rare prescience) revendique déjà le statut de religion, stupéfiait Fred Barthélemy. À peine le communisme établissait-il sa catholicité, qu’un schisme apparaissait, ébranlant la gauche. Comment l’Union anarchiste, moribonde, se relèverait-elle de ce nouveau raz de marée ? Fred s’interrogeait pour savoir s’il y militerait. En Espagne, il eût déjà adhéré depuis longtemps. Mais en France, que représentaient maintenant les anarchistes, sinon une fidélité à un idéal qui n’intéressait guère qu’eux-mêmes ? Chez Renault, ses collègues avec lesquels il discutait lorsqu’ils décampaient en troupeau compact par les grilles de l’usine, au coup de sirène du départ, étaient tous fascinés par ce qui se passait en Russie. Fred voyait bien que la liberté (premier souci des anarchistes) leur importait moins que l’égalité. Dans les meetings libertaires, il intervenait souvent, à regret, comme opposant. À ceux qui soutenaient que la Révolution soviétique pourrissait par la tête, il rétorquait que tous les compagnons de Lénine, et Lénine lui-même, étaient des vertueux et que celui que l’on considérait alors comme le plus vertueux de tous était Staline. La vertu, disait Alfred Barthélemy, conduit à la terreur. Voyez Torquemada, voyez Robespierre. J’ai connu autrefois les gars de la bande à Bonnot. Tous des vertueux ! Ne croyez pas que les masses russes ont été acquises au communisme seulement par la terreur. La terreur n’existe que parce que les masses russes approuvent la terreur. Subjuguées par le bolchevisme, elles n’écoutaient pas nos camarades qui prêchaient seulement pour quelques convertis. Le bolchevisme n’aurait pu s’emparer du pouvoir sans le soutien des masses. Le bolchevisme, c’est l’ordre et l’égalité dans la médiocrité. Les masses n’aiment ni le désordre, ni la liberté, dont elles ne savent que faire. Seuls les moujiks étaient des libertaires innés, c’est pourquoi Staline vient de décréter l’étatisation totale de l’agriculture. Or qui, parmi nous, se soucia jamais des paysans ? En Espagne, oui. Il n’y a que l’Espagne qui soit vraiment anarchiste.

Parce qu’il travaillait dans une immense usine, Fred se rendait compte que le développement de la grande industrie amenait une nouvelle discipline sociale. Au début du siècle, la plupart des militants libertaires appartenaient au monde de l’artisanat. L’artisanat tombait en désuétude et l’anarchie avec. Il fallait réagir. Fred s’élevait dans les réunions contre des idées trop confuses, des rabâchages de formules usées, des méthodes de propagande anachroniques. Mal diffusées, mal imprimées, peu lues, les publications anarchistes n’atteignaient pas leur but. Alors que les intellectuels influents flirtaient avec le parti communiste ou commençaient à s’enthousiasmer pour le trotskisme, l’Union anarchiste ne réussissait à attirer qu’un seul d’entre eux, le philosophe Alain, collaborateur régulier du Libertaire, unique universitaire français ayant dénoncé la répression contre les anarchistes russes.

Alfred Barthélemy, qui se laissait de nouveau aller à sa fringale de lectures, lisait à la fois les journaux provenant de Russie et les journaux russes de l’émigration. Il était ainsi plus au courant que quiconque de ce qui se passait en U.R.S.S. On n’y parlait que du trotskisme, de l’exil de Trotski. Or Fred observait qu’une transformation effrayante s’opérait en U.R.S.S. Lorsqu’il vivait à Moscou, les opposants mis en accusation par les bolcheviks protestaient, se battaient jusqu’à la mort, criaient leur indignation devant la révolution trahie. La répression prenait maintenant des formes plus subtiles. Les vieux bolcheviks, déportés en Sibérie ou en Asie centrale, partaient sans murmurer, disant seulement que le salut de la révolution demandait leur exclusion. Ils approuvaient leurs juges. Les cellules communistes organisaient des meetings pour exiger des condamnations plus dures et les procureurs accédaient à la voix des masses. Il semblait bien en effet que la terreur qui s’étendait sur toute la Russie exprimait la voix des masses, que Staline lui-même n’était que l’incarnation de ces masses aveugles (ou aveuglées).

Durruti avait fini par imposer à Fred la présence de Cottin. Toutes ses préventions tombèrent dès le premier contact avec ce petit homme blond, à la courte moustache et aux cheveux longs. Il fut conquis à la fois par l’extrême douceur qui émanait de toute sa personne et par la vaste culture de cet autodidacte, grand lecteur de Montaigne, de Voltaire, de Rousseau, de Marx, de Bakounine. Fred lui raconta sa visite chez Kropotkine et l’enterrement du prince anarchiste. Louis-Émile Cottin avait exactement le même âge que Durruti, soit trois ans de plus que Fred. Végétarien, Cottin ne buvait ni vin, ni alcool. Fred le rapprocha de Valet. Comment ce menuisier-ébéniste, timide et calme, avait-il pu tirer sur Clemenceau, le 19 février 1919 ? Et pourquoi ?

Cottin répondait à Fred la même chose qu’au procureur, lors de son procès : qu’il ne comprenait pas la société actuelle, autoritaire, n’engendrant qu’une foule de malheurs, et qu’il maudissait les gouvernements responsables de toutes les guerres.

Ils n’étaient pas trop nombreux, tous les trois, pour s’occuper de Nestor Makhno dont la déchéance devenait inquiétante. La tuberculose, rapportée de Boutyrki, minait de nouveau ses poumons. On l’entendait tousser dès que l’on montait les escaliers de l’immeuble de brique. Sa blessure au pied ne se refermait pas et il en souffrait de plus en plus. De toute manière, sa jambe droite, invalide, ne tenait à son corps que par un seul tendon. Son regard s’était adouci, dans son visage ridé. Rêve ou absence, il écoutait avec attention ses visiteurs. Seules les interventions de Galina le faisaient sursauter. Elle l’humiliait perpétuellement, comme si elle voulait se venger de la chute dans laquelle il l’avait entraînée. Elle, la jolie institutrice, ravalée au rôle de garde-malade d’un infirme et condamnée à gagner misérablement leur vie, à tous les deux, tantôt comme femme de ménage, tantôt comme cuisinière. Un dimanche, elle leur révéla que Makhno avait écrit à Staline pour lui offrir ses services. Il se croyait encore capable de commander un régiment de cosaques.

— Seulement, dit-elle à Fred, même Staline n’en veut pas de ton ami. Niet ! niet ! Personne ne m’en débarrassera jamais. Personne ! Sauf Trotski peut-être, qui arrive, et qui le tuera.

— C’est moi qui tuerai Trotski, grogna Makhno.

En accord avec Le Libertaire, Fred organisa un comité de solidarité qui assura à Makhno une pension de mille francs par mois. Avec ces mille francs, il se crut riche, s’attarda dans les bistrots de Vincennes jusqu’au moment où les mastroquets le poussaient dehors en étendant leur sciure de bois. Très vite ivre, avec sa constitution délabrée, il gravissait péniblement les étages de ce qu’il appelait la caserne. Galina l’accablait de reproches, l’accusant à juste titre de dilapider l’argent que les militants avaient bien du mal à réunir. Un soir, il trouva la porte ouverte. Galina était partie, emmenant Lucia.

 

Son livre terminé, relu, soigneusement corrigé sur manuscrit, Fred entreprit le tour des éditeurs. Au seul énoncé du sujet, certains refusèrent de le parcourir. D’autres conservèrent pendant quelques mois les cahiers et les lui rendirent avec un air de supériorité, lui disant qu’il affabulait, que l’exagération n’est jamais crédible. D’autres s’effrayèrent des conséquences d’un tel brûlot. On lui exposait qu’il allait contre le sens de l’Histoire et qu’il ne sert à rien de ramer à contre-courant. Il essaya les éditeurs plus politisés et ceux-ci lui firent la leçon, lui démontrant que son livre constituait une mauvaise action, que les réactionnaires le récupéreraient fatalement ; qu’au moment où Trotski devenait une victime il ne convenait pas de l’accabler ; que la révolution qui s’opérait en Russie n’était pas seulement politique, mais technologique. Staline accouchait un monde nouveau. Quel intérêt de s’attarder à des détails, à des guerres de clans, au passé du bolchevisme, à vouloir réhabiliter des victimes qui ne sont que des vaincus !

Fred s’ouvrit de ses déboires à Paul Delesalle. Il négligeait beaucoup son vieil ami. Celui-ci, qui approchait de soixante ans, songeait à prendre sa retraite. Il rêvait d’un peu de verdure, pas trop loin de Paris. Léona, de plus en plus sourde, n’entendait guère les clients. Désillusionné par le parti communiste, Delesalle ne se résignait pas néanmoins à rompre. Il lut les cahiers de Fred, s’alarma lui aussi des conséquences d’une telle publication qu’il considérait comme tout à fait inopportune. Il ne mettait pas en doute les révélations de Fred, mais lui conseillait, pour l’instant, de les garder secrètes. Le voyant si décontenancé, il ajouta :

— Si tu crois de ton devoir de les publier, je vais te donner l’adresse d’un libraire qui les éditera en brochures. Tu le contacteras de ma part. Seulement, ne compte pas toucher de droits d’auteur. Encore heureux s’il ne te demande pas de payer l’imprimeur, comme un bourgeois.

— Je ne pourrai jamais payer, dit Fred. Claudine et les deux enfants, ça mange un salaire de métallo.

— Pourquoi ne nous amènes-tu pas un jour ta petite famille ? Tu délaisses tes vieux, Fred. Léona serait si contente de caresser tes deux enfants.

Fred promit, tout en sachant qu’il ne viendrait pas.

 

Le libraire-éditeur en question tenait boutique à Montparnasse, rue Delambre. Devant le Dôme, Fred remarqua à la terrasse tout un attroupement, joyeusement animé. Des bohèmes aux cheveux longs, qui fumaient des cigares ; des femmes exagérément maquillées, aux robes collantes. Il passa très vite pour ne pas risquer de voir Flora ; entendit son nom. Comme un coup de couteau dans son dos, ce « Fredy » lancé d’une voix claire, un peu gouailleuse. Il eut l’impression de chanceler. Les jambes molles, il pivota lentement et reçut en pleine gueule tous ces regards d’oisifs attablés, un peu goguenards en lorgnant cet ouvrier à casquette que venait d’interpeller Flora. Pour mieux le surprendre, pour mieux l’étonner, elle était montée sur une chaise. Sa robe rouge, abusivement courte, découvrait ses jambes et ses cuisses moulées dans des bas noirs. Tête nue, ses cheveux blonds collés à sa tête, comme un casque, elle tendait les bras vers Fred.

— Ramène-toi, voyons ! Si c’est moi que tu cherches, je suis là !

Fred découvrit alors, tout près de la chaise où Flora était toujours perchée, l’homme au vêtement noir et au chapeau melon. Fixant Fred de ses yeux globuleux, il l’invita d’un geste de main molle à venir près de lui. Fred s’avança vers Flora. Elle était si petite que, debout sur ce siège, son visage arrivait juste à la hauteur de celui de Fred. Un fard bleu agrandissait ses yeux et ses lèvres rouges évoquaient toujours un bouton de rose. Flora sauta de la chaise sur Fred, qu’elle agrippa aux épaules. Il la serra dans ses bras, toute chaude, vibrante. Il eut une envie violente de l’emporter, de courir à toute allure, loin de Montparnasse, loin de tout, Flora suspendue à son buste, comme un enfant. Mais avant qu’il eût pu prendre son élan, Baskine s’était levé et, décrochant Flora, l’avait assise sur ses genoux. Il s’excusait de ce geste cavalier, excusait aussi Flora de son impertinence. Très séduisant, ce Baskine, malgré son costume de marchand de chevaux, malgré sa lippe dégoûtée. Très poli, trop poli. Il avait chassé une fille qui ressemblait à une prostituée pour qu’elle donne sa chaise à Fred. Il tenait les mains de Fred dans les siennes, l’assurant de son amitié, serrant en même temps de ses bras robustes la taille de Flora, prisonnière sur ses genoux. Il siffla le garçon qui accourut, obséquieux, l’appelant maître, aussi obséquieux, se remémora Fred, que les anciens laquais du tsar, au Kremlin, qui servaient Lénine. Baskine voulut absolument que Fred boive un apéritif, qu’il accepte un cigare. Flora ne disait rien. Elle observait Fred qui, gêné par cette situation fausse, ne pensait qu’à partir. Baskine paya le garçon avec un gros billet, le priant de garder la monnaie.

 

Il était presque impossible d’entrer dans la librairie de la rue Delambre tellement livres et brochures s’y entassaient. Comparé à celui-ci, le magasin des Delesalle paraissait ordonné et harmonieux. Il s’agissait en fait moins d’une librairie que d’un éditeur d’opuscules de politiques marginales, travaillant sur catalogue. Il diffusait on ne savait trop où, mais possédait des listes d’adresses qui lui permettaient d’écouler sa marchandise. Flairant dans le manuscrit d’Alfred Barthélemy matière à scandale, il lui proposa d’éditer gratuitement son texte, en quatre brochures ; une par trimestre, le tout intitulé, selon le vœu de Fred : Saturne dévorant ses enfants.

La première brochure parut en février 1930. Grise, mal brochée, d’une typographie trop pâle, elle n’encourageait guère à la lecture. Fred reconnaissait là cette négligence dans la présentation des publications anarchistes qui contribuait tant, selon lui, à leur mésestime. Dès qu’il prit ce fascicule en main, il sut qu’il ne convaincrait pas. Il lui eût fallu plus de brio, plus d’éclat. Il regrettait que ce ne soit pas un livre, sous la couverture d’un éditeur connu, comme ceux de Barbusse ou de Romain Rolland. Son texte avait des habits de pauvre. Il était gris comme la banlieue, gris comme l’usine, gris comme la vie quotidienne à Billancourt. Publier chez un éditeur marginal le marginalisait.

Pourtant, quelles explosions dans ce récit de six années en Russie, des six années déterminantes où la Révolution passa de l’utopie à la bureaucratie, de Lénine à Staline, de la paix à tout prix à Brest-Litovsk à la militarisation de la classe ouvrière ; de la suppression de la peine de mort aux exécutions massives dans les caves de la Tchéka, puis de la Guépéou ; de la volonté de supprimer l’État à l’édification d’un pouvoir plus puissant que celui du tsar ; des soviets d’ouvriers et de paysans à la dictature d’un parti unique. Non seulement Alfred Barthélemy racontait, montrait les protagonistes de cette formidable mutation, mais il analysait la montée et le dépérissement d’un idéal, cherchait à en déterminer les causes, désignait les coupables de la trahison.

Le texte d’Alfred Barthélemy, rendu rapidement caduc par des ouvrages plus spectaculaires d’écrivains connus, comme André Gide, qui reprenaient simplement ses propos, venait trop tôt. L’aveuglement de la gauche, de toute la gauche, devant ce qui allait communément s’appeler, d’une manière abusive, l’Union soviétique (alors qu’il n’existait plus aucun soviet en Russie bolchevisée) rendait un tel livre invisible. En dénicher aujourd’hui des exemplaires, même en bibliothèque, relève de l’exploit. L’écriture conserve pourtant une fraîcheur que le papier de mauvaise qualité et l’encre trop pâle ne reflètent pas. La première brochure commence par ces mots :

« Si je me suis rendu, volontaire, en Russie, ce n’était pas pour y obtenir un bien-être matériel supérieur à celui des pays capitalistes. J’aurais même accepté, comme une chose presque naturelle, la misère que j’y rencontrai, si en échange j’y avais trouvé l’égalité, la liberté, la fraternité. Il est difficile de donner à tous la nourriture et le confort, mais rien ne s’oppose à ce que tous reçoivent la justice. »

Une telle introduction aurait dû intriguer le lecteur. Elle le rebuta. Beaucoup, qui s’attendaient à du prêchi-prêcha, jetèrent le libelle. On était impatient de mieux connaître Staline et ce prétendu témoin ne parlait que de Zinoviev, de Boukharine, de Kamenev, tous ces déchus qui n’intéressaient plus personne. Quant à son tableau des machinations de Trotski, il paraissait inconvenant au moment où celui-ci perdait tout pouvoir.

La thèse de la confiscation de la Révolution par les bolcheviks, alors que le mouvement initial de 1917 aurait été libertaire, fut jugée absurde et de mauvaise foi. Alfred Barthélemy démontrait que l’autorité des soviets ne dura que d’octobre 1917 au printemps 1918. Très vite dépouillés de leur autonomie, les soviets d’ouvriers et de paysans avaient lutté malgré tout contre la montée d’un nouvel État, constituant une opposition ouvrière dont Cronstadt fut le dernier sursaut, une opposition paysanne qui persista jusqu’à l’agonie de la makhnovitchina. Alfred Barthélemy ne déniait pas que le parti bolchevik constituât le fer de lance de la Révolution, que, plus que toutes les autres formations politiques, il possédât le sens de l’organisation. Mais cet esprit méthodique amena les bolcheviks à identifier la Révolution à leur seul parti qui, en toute logique, devait donc structurer le nouvel État prolétarien. Tous les désastres de la Révolution en Russie, concluait Barthélemy, n’ont pour origine qu’une seule faute : l’identification du Parti à l’État. Tout en découle naturellement : le Parti, dénaturé en clan, se substitue à la collectivité de ses membres ; un Comité central accapare ensuite le pouvoir des membres de l’appareil ; finalement un dictateur solitaire supplante le Comité central. La tyrannie du chef suprême se propage alors dans tout le corps de l’État. Chaque président de commission, d’association, devient lui-même tyran et cette tyrannie se répand de sous-fifre en sous-fifre. La société tout entière se bureaucratise et chaque bureaucrate, nanti d’une délégation aussi infime soit-elle, assume son despotisme. La malédiction du pouvoir se répand dans toute la société. Chassé par le parti unique, l’idéologue est remplacé par le fonctionnaire. L’homme de comité élimine l’idéaliste. Le temps de Staline arrive.

Barthélemy concluait dans sa dernière brochure que l’actuel résultat de la Révolution bolchevique confirmait la justesse du point de vue des anarchistes, notamment dans leur critique du socialisme autoritaire. Elle enseignait aussi comment il ne faut pas conduire une révolution.

Ceux qui lurent les quatre brochures de Barthélemy jusqu’au bout sourirent de tant de naïveté. Les autres, les furieux, les scandalisés, les balancèrent aux ordures bien avant d’arriver à la fin.

À part Le Libertaire, qui non seulement louangea le texte de Barthélemy, mais en publia de larges extraits, la presse de droite, comme de gauche, n’en souffla mot. Elle ne prêtait attention qu’au livre de Barbusse qui venait de paraître, intitulé Russie, ouvrage qui exaltait l’économie et l’activité sociale du pays de Staline. Une telle signature, à propos d’un sujet identique (mais traité combien différemment), éclipsa totalement les pauvres imprimés de celui qui avait vu, de celui qui savait, de celui qui osait dire la vérité.

L’insuccès de la publication d’Alfred Barthélemy eut en tout cas l’avantage de ne pas lui rendre la vie impossible chez Renault, ce qui se fût produit si ses collègues avaient connu son « forfait ». Certains entendirent sans doute parler d’un renégat du Komintern, payé par la bourgeoisie pour salir la patrie des travailleurs, mais Barthélemy n’est pas un nom rare et ils n’imaginèrent pas que cette « ordure » et leur gentil collègue ajusteur puissent être le même homme. Par contre, il fallut bien se dévoiler devant la famille de Claudine. Claudine emporta les brochures à son père, qui les lut, les rendit à sa fille.

— Remballe tes torchons ! Ton mari avait l’air un peu bizarre, mais je n’imaginais pas une telle saloperie. Je te conseille de revenir chez nous. Vite. De toute manière, considère-toi déjà comme veuve. Il n’échappera pas aux balles dans la peau qui punissent les traîtres à la classe ouvrière.

Claudine pleura un peu dans les bras de sa mère, qui sanglotait bruyamment, embrassa son paternel sur le front et revint à Billancourt, bouleversée.

Elle ne comprenait pas Fred. Pourquoi lui cacher cette vie en Russie ? Pourquoi lui dissimuler ses idées ? Son appartenance au mouvement anarchiste la faisait frémir. Anarchiste et bandit, elle avait toujours cru ces deux mots synonymes. Pourtant Fred, ouvrier modèle, bon père de famille, mari attentionné, n’évoquait en rien un bandit. Restaient cette Flora qui ressemblait à une pute, ces rebelles qu’il rencontrait sans doute pendant ses absences de plus en plus répétées, ce voyage en Allemagne bien mystérieux.

Le premier réflexe de Claudine ne fut pas de blâmer Fred, mais de craindre pour sa sécurité. Ce que disait son père était vrai. Les journaux parlaient souvent de traîtres abattus par des tueurs infiltrés de Russie. Et la police française ne traquait-elle pas les anarchistes ? Que pouvait-elle pour protéger Fred, pour sauver son bonheur, son amour ? Il ne lui venait pas à l’idée qu’il puisse changer, se renier. Il se révélait désormais tel qu’il était vraiment et elle se montrait bien résolue à affronter cette vie plus difficile, à se priver de ces dimanches familiaux si douillets, à ne plus voir ses parents ni son frère (car, lui aussi, maudissait Fred), à tout faire pour que rien ne bouge entre elle et lui, pour qu’il lui donne cette confiance qu’il n’avait pas osé lui accorder. Elle s’était souvent étonnée de sa mère, épouse d’un militant révolutionnaire. Elle admirait son dévouement. Maintenant, à côté de Fred, son père lui paraissait un révolutionnaire en peau de lapin. Ils étaient bien petits-bourgeois ses bons parents communistes. C’est elle qui allait dérouiller, avec un marginal comme Fred. C’était elle, l’épouse d’un vrai révolutionnaire. Elle s’exaltait à cette pensée. Non pas qu’elle se sentît une vocation au martyre, mais l’étrangeté de sa situation nouvelle l’époustouflait tant qu’elle finissait par en rire.

 

Si les brochures de Fred n’eurent alors aucune influence dans la classe politique, elles le conduisirent néanmoins à nouer de solides liens avec l’Union anarchiste. Ses révélations, ses prises de position sans ambiguïté, levèrent la suspicion qui pesait sur lui. Les colonnes du Libertaire lui furent largement ouvertes. Dans les années qui suivirent, il usa de plus en plus abondamment de cette faculté de s’exprimer, devenant peu à peu l’un des hommes les plus en vue du mouvement.

Était-ce par humour, était-ce par hasard, les réunions anarchistes, dans les années 30, se tenaient à l’Hôtel de Russie près de la porte de Clichy. Fred s’y rendait souvent. Il assistait aussi aux fêtes et aux meetings du Moulin de la Galette. Toutefois son principal objectif consistait à tenter de dépoussiérer la vieille organisation libertaire qui s’assoupissait dans le culte de ses ancêtres. Il ne faut pas tomber dans le travers des communistes, écrivait-il, pour qui toute parole de Marx est sacrée. Il faut désacraliser nos précurseurs, les replacer dans leur temps, ne prendre leurs théories que pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des valeurs relatives, et chercher parmi nos contemporains des libertaires qui s’ignorent. Il rappelait le mot de Lénine : « les idiots utiles ». Trouvons aussi nos compagnons de route, concluait-il, et ne les considérons pas comme des idiots. Ouvrons-nous au monde des vivants. Il nous faut, nous aussi, puiser parmi les intellectuels connus, y trouver des références qui appuient nos idées, qui nous aident à les diffuser dans des milieux inaccessibles avec nos faibles moyens journalistiques. Ne momifions pas Proudhon, Bakounine, Kropotkine, à l’exemple de leur Lénine exposé à la vénération des foules dans son cercueil de verre.

Passant de la théorie aux actes, il consacra un grand article à D.H. Lawrence, qui venait de mourir. La presse bourgeoise ne s’intéressait qu’à l’auteur scandaleux de L’Amant de Lady Chatterley. Barthélemy, lui, soulignait le pacifisme de Lawrence pendant la guerre de 1914-1918, qui s’associait à celui d’autres Anglais éminents : Lord Russell (limogé en 1916 de son poste à Cambridge), Bernard Shaw, Wells. C’est la guerre qui imposa à D.H. Lawrence son inquiétude politique. Et cette inquiétude politique, affirmait Barthélemy, le conduisit en luttant contre toutes les tyrannies de la collectivité à adopter de véritables positions anarchistes. Ne considérait-il pas l’armée comme un monstre-machine, l’État comme une « institution vulgaire » ? N’écrivait-il pas : « Le grand serpent qu’il faut détruire est la volonté de puissance : le désir qu’un homme a de dominer ses semblables » ?

De tels articles gratifièrent Fred Barthélemy d’une audience qui déborda largement le petit cercle libertaire et même celui des partis politiques.

Fred envoya bien sûr ses brochures antibolcheviques aux intellectuels qui lui semblaient devoir les comprendre. Trois seulement, sur une centaine, lui répondirent, le félicitant de son courage et le remerciant pour ses révélations : Alain, Victor Margueritte et Romain Rolland.

Il n’aimait pas beaucoup Alain, familier des bureaux du Libertaire. Avec ses cheveux bien peignés, séparés par une raie au milieu du crâne, sa cravate, sa chemise blanche, son complet noir, ses lunettes, son air de chanoine, Alain qui jouissait d’une réputation de grand philosophe au sein du parti radical-socialiste, lui donnait plutôt l’impression d’un prof besogneux rédigeant des platitudes. Dans ses billets hebdomadaires, ne bavardait-il pas interminablement à propos de l’honneur, de la lâcheté, du sacrifice, de la justice, de la violence, de l’ambition, sur un ton qui confinait au badinage ? De l’humanisme, peut-être, mais de l’humanisme professoral, pour ne pas dire de la discussion au café du Commerce. De la philosophie, ça, râlait Fred devant les camarades du journal, vous rigolez ! Comment une telle banalité a-t-elle pu hisser ce pauvre homme au niveau des philosophes ? Mais Fred n’allait pas se mettre à attaquer Alain qui, à chaque fois qu’il le croisait dans les couloirs du Libertaire, lui témoignait une admiration tellement exagérée qu’elle l’agaçait.

Par contre, Victor Margueritte l’intriguait. Il avait lu La Garçonne, le roman le plus célèbre des années 20, avec beaucoup de déception. C’est à cause de ce livre feuilletonesque, sans style, tout en dialogues d’une consternante médiocrité, que Victor Margueritte, accusé de pornographie, avait été radié de la Légion d’honneur. Pire, on l’incriminait de « calomnier la femme française » ! Fred enrageait en constatant que l’on ignorait en France les œuvres d’Alexandra Kollontaï, tellement plus hardies dans leurs propos sur la libération sexuelle féminine. Kollontaï ! Il pensait souvent à la belle Alexandra. Les journaux parisiens se servaient d’ailleurs de cette ambassadrice des bolcheviks, élégante, et qui traînait toujours derrière elle un parfum de scandale érotique pour critiquer une révolution prolétarienne mandatée en Occident par une coquette. Première femme au monde nommée « ambassadeur », Alexandra Kollontaï avait représenté l’U.R.S.S. en Norvège, puis au Mexique et en Suède. Depuis toujours adversaire de Trotski, au nom de l’opposition ouvrière, elle venait d’annoncer son allégeance à Staline. Il faudrait, se disait Fred, que j’aie le courage de traduire les écrits de la Kollontaï et les envoyer à Victor Margueritte. Mais où trouver en France les textes originaux ?

Si le romancier Victor Margueritte décevait Fred, par contre l’auteur pacifiste de l’Appel aux consciences et de l’Appel au bon sens l’intéressait fort. Victor Margueritte publiait ces manifestes contre le traité de Versailles, pour le désarmement, pour une déclaration de paix à l’univers, en réunissant à ses côtés Alain, Barbusse, Romain Rolland.

Fred se proposait de rencontrer un jour Victor Margueritte, si celui-ci voulait bien le recevoir. Pour l’heure, c’est Romain Rolland qu’il eût aimé visiter. Malheureusement, Romain Rolland habitait en Suisse. Faute de pouvoir lui parler, il lui écrivit et ce dernier répondit avec beaucoup de clarté à toutes ses questions. C’est à la suite de cette correspondance que Fred eut l’idée de publier une brochure consacrée à Romain Rolland. Alors que son livre, découpé en quatre fascicules, n’avait pas atteint son but, cette petite plaquette le rendit soudain, sinon célèbre, en tout cas connu. Mais on n’en lut pas plus Saturne dévorant ses enfants. Malheur aux mauvais titres ! Saturne n’était pas d’actualité ; Romain Rolland, oui. En réalité, le nom de Romain Rolland, sur la couverture de la brochure, tirait celui de Fred Barthélemy de l’obscurité.

Il faut dire que le portrait que Fred brossait de l’auteur de Jean-Christophe différait totalement de l’image pieuse aquarellée sans relâche par les hagiographes du parti communiste. Fred racontait comment Henri Guilbeaux manigançait pour que Romain Rolland se déclare en faveur de la Révolution bolchevique et que, contrairement à ce qui se répétait toujours, le fameux texte de Rolland, Salut à la Russie d’être libre et libératrice, n’approuvait pas du tout les bolcheviks, puisque antérieur à la prise du pouvoir d’octobre 1917. Le manifeste de Romain Rolland, datant du mai 1917, ne saluait donc que le gouvernement provisoire, menchevik, de Kerenski. Si Romain Rolland s’était associé à Henri Barbusse pour fonder un Comité antifasciste international, il n’en rendait pas moins le communisme responsable du fascisme. Dans une lettre à Fred, que celui-ci citait avec l’autorisation de Rolland, ce dernier écrivait : « Porteur de hautes idées, ou plutôt (car la pensée n’a jamais été son fort) représentant une grande cause, le bolchevisme l’a (les a) ruinée par son sectarisme étroit, son inepte intransigeance et son culte de la violence. Il a engendré le fascisme, qui est un bolchevisme à rebours. »

La presse de droite épingla une telle déclaration. Celle de gauche écuma de rage, criant à la supercherie. Mais Romain Rolland n’opposa pas de démenti. Qui était donc ce Fred Barthélemy ? Des journalistes ouvrirent une enquête. Ils trouvèrent vite ses antécédents politiques, son séjour à Moscou, sa connivence avec le Komintern. On tenta de le circonvenir. On lui offrit de collaborer à des journaux anticommunistes. Il refusa. Il ne collaborait qu’au Libertaire. Ou bien s’exprimait par la voie de ces petites brochures que le libraire-éditeur de la rue Delambre finissait par vendre convenablement.

Fred démontrait que Romain Rolland condamnait la violence au service de quelque cause qu’elle soit, qu’il n’approuvait pas Lénine, mais Gandhi. Voulant rester « au-dessus de la mêlée », il évitait non seulement de s’inscrire à un parti, mais même de patronner Clarté, la revue de Barbusse. Comme Fred l’interrogeait à propos de la dictature du prolétariat, Romain Rolland répondit : « Elle remplace une injustice par une autre injustice. C’est une substitution, entre deux abus de pouvoir. Terreur blanche, terreur rouge, se valent dans mon mépris ; elles déshonorent également ceux qui s’en servent. »

L’Humanité se tira d’affaire en affirmant que ce Fred Barthélemy était un imposteur et un faussaire, que Romain Rolland ne le connaissait pas, qu’il s’indignait qu’on lui fasse tenir de tels propos.

Quelques jours plus tard, chez Renault, passant sous un pont roulant, une poulie se détacha et tomba à quelques décimètres de Fred. Les ouvriers, penchés sur leurs établis, ne bronchèrent pas. Fred comprit que la guerre, à l’usine, venait de lui être déclarée.

 

Lorsqu’il quittait son chantier, le soir, Fred aimait acheter L’Intransigeant à un vendeur à la sauvette. Journal à grand tirage, L’Intran le reposait de ses lectures politiques. Les articles se complaisaient dans les faits divers, les crimes, les accidents et une kyrielle de catastrophes qui, pour Fred, paraissaient beaucoup moins graves que l’avènement de Staline. Cette fois-ci, un titre l’accrocha : la mort d’un peintre, à Montparnasse, qui s’était ouvert les veines en écrivant vingt fois sur les murs de son atelier le même prénom : Flora… Flora… La mort de Baskine, le suicide de Baskine… Et Flora étalée sur ce journal… Fred n’hésita pas. Sans réfléchir au risque d’une telle démarche, il prit le métro pour Montparnasse, rôda autour de la Coupole et du Dôme. Il entendit que l’on parlait de Baskine, se mêla à un groupe de gens très excités, demanda s’ils connaissaient Flora. On lui déclara que Flora demeurait à Montmartre, avec un autre artiste dont il n’arriva pas à comprendre le nom, que Baskine s’était tué parce qu’il ne pouvait pas survivre à cette séparation.

Moi non plus, se dit Fred, je ne pourrai pas survivre à ma séparation d’avec Flora. En réalité, depuis plus de dix ans, il ne survivait pas si mal. Galina, Claudine, Mariette qui le bouleversait toujours autant, Louis… Flora n’avait jamais cessé d’être présente, mais elle se plaçait au-dessus, au-delà, dans une sorte de firmament trouble. Tous les deux suivaient des voies différentes, presque antagonistes. La curieuse expression désinvolte de Flora : « On va faire la vie », lui revenait souvent à l’esprit. Et il pensait que l’un et l’autre ne faisaient pas la vie qu’ils auraient dû vivre.

Ce mélodrame occupa peu la presse. Baskine était célèbre, de Montparnasse à Montmartre, de Berlin à New York, mais inconnu à Billancourt et à Pantin. Fred évita d’informer Claudine de la fin horrible de Baskine. Cette agonie du peintre, seul dans son atelier, parmi toutes ces images de Flora qui décoraient ses murs, prenait dans son imagination une place énorme. Il essayait de chasser ce cauchemar qui l’obsédait sans cesse, à l’usine, dans son petit logement, dans la rue, partout. Il n’avait jamais visité d’atelier d’artiste, qu’il se représentait comme un atelier d’artisan, avec une quantité de pots de couleur, des pinceaux multiples ; une grande verrière dans laquelle se tenait Baskine, seul, comme prisonnier dans une cage. Il le voyait en bras de chemise, un peu bedonnant, regardant de ses yeux globuleux les portraits de Flora, Flora épinglée sur ses murs comme autant de papillons et qui, malgré tout, s’était envolée. Il le voyait s’ouvrir les veines avec un rasoir et, trempant ses doigts dans le sang, se traîner jusqu’au mur nu, le seul mur nu, pour écrire, pour crier : « Flora… Flora… » Il le voyait s’écrouler, devenir rouge, rouge des pieds à la tête, de tout son sang perdu, comme cette robe rouge dont il avait vêtu un jour Flora pour un tableau sinistre, sinistrement beau, beau comme un incendie. Il jalousait Baskine, puisque Baskine avait aimé tellement Flora qu’il en était mort.

 

Travailler huit heures par jour avec des gens qui vous font la gueule manque d’agrément. Surtout si, par-dessus le marché, des objets suspendus risquent à tout moment de vous tomber sur la tête. En conséquence, Fred demanda de changer de secteur.

Une fois de plus, il se félicitait d’avoir écouté le conseil de Paul Delesalle : un militant révolutionnaire doit d’abord être un ouvrier exemplaire. La qualité de son travail le protégeait. L’atelier de mécanique de précision, où on le muta, exigeait une exécution irréprochable dans la pratique aussi bien de l’ajustage que du tournage et du finissage (aux meules abrasives) des instruments de mesure, d’étude, de contrôle. Il aimait que repartent de son établi de beaux objets brillants, nets, coulant dans la main comme des briquets. Les équipes faisaient les trois-huit. Lorsque Fred commençait sa journée à l’aube, dès six heures, tout allait bien. À midi, il mangeait rapidement son casse-croûte en prenant l’air de la rue, puis recommençait à travailler jusqu’à quatorze heures trente. Au son des sirènes, toute l’équipe du matin filait aux vestiaires, se décrassait au savon noir mêlé de sciure, pendait ses bleus dans les placards et réenfilait ses vêtements de ville. On se parlait peu, chacun se hâtant de fuir le fracas des meules, des perceuses, des marteaux de la chaudronnerie. Les huit heures se passant debout, courbés sur les pièces à ajuster, on se bousculait pour courir vers le métro et y disposer, en arrivant les premiers, d’une place assise. Ses nouveaux compagnons de travail ne lui semblaient pas, à priori, hostiles. Savaient-ils qui il était ? Le téléphone arabe, si rapide dans les usines, ne fonctionnait-il pas ?

Lorsqu’il bénéficiait de cet horaire, Fred filait de l’usine au Libertaire, parfois jusque chez Makhno, ou bien retrouvait Durruti. Il était libre jusqu’à l’heure du dîner.

La situation de Makhno devenait de plus en plus lamentable. La crise mondiale due à la surproduction, déclenchée à New York deux ans plus tôt, atteignait la France. Les patrons licenciaient une partie de leur personnel et beaucoup, parmi ceux qui conservaient leur emploi, voyaient leur salaire diminuer. De mille francs de pension mensuelle, Makhno n’en recevait plus que trois cents. Difficile de survivre avec une pareille aumône. Tuberculeux, infirme, ne parlant pas français, il lui était impossible d’obtenir du travail. Galina, sans doute fatiguée de houspiller son souffre-douleur, comme l’autre Galina partait et revenait. Vendeuse dans un magasin, sa coquetterie et sa jolie frimousse lui facilitaient les aventures amoureuses. Ces départs et ces retours, retours piteux et larmoyants lorsque ses amants la quittaient, brisaient Makhno. Il appréhendait surtout de perdre Lucia, sa fille. Lorsqu’il la retrouvait, il la prenait par la main et, seul avec elle, se promenait interminablement dans les allées de marronniers. Avec ses vêtements usés, maladroitement raccommodés par lui-même, il ressemblait à un clochard et certains passants s’étonnaient de voir cette petite fille, aussi pomponnée, en compagnie de ce vieil homme misérable. Ils ne rentraient qu’au moment où s’allumaient les becs de gaz.

Makhno se plaignait à Fred de ce que Le Libertaire ne lui versât pas la totalité de sa pension. Comme s’il s’agissait d’un dû. À part Fred, Durruti et Cottin, il ne fréquentait plus d’anarchistes. Il avait tenté de se refaire une place parmi eux, sans succès. Ses manières trop graves le rendaient un peu ridicule. Seul Fred, qui comprenait le russe, remarquait combien ses dons d’orateur restaient aussi exceptionnels. La traduction affadissait ses propos.

Les anarchistes français préféraient Voline à Makhno, se sentant instinctivement plus proches de l’intellectuel que du héros guerrier. Fred, non sans stupeur, voyait celui-ci prendre peu à peu la place de Makhno, se substituer même complètement à lui. Mémorialiste, témoin et théoricien de la makhnovitchina, Voline s’identifiait à tel point à la révolution paysanne d’Ukraine qu’il finissait par gommer le véritable créateur et acteur de cette insurrection. Le traducteur devenait l’auteur du roman.

Makhno souffrait autant de cette substitution que de l’infidélité de Galina. Il jalousait tellement Voline, qu’il lui arrivait de le haïr. Paysan perdu dans une ville qu’il détestait, Makhno n’était plus qu’un petit homme souffreteux, amer, désabusé. Insurgé contre les citadins, il avait été finalement vaincu par eux, loin, si loin de son Ukraine.

Le 13 juin 1931, Fred organisa une « grande fête de solidarité pour Makhno ». Mais sans l’aide des anarchistes espagnols mis au fait de sa misère par Durruti, ce « gala » n’eût rien rapporté.

Fred suivait attentivement les événements en Espagne où la République avait été proclamée. Durruti regagna Barcelone. L’exil, sa vie clandestine, lui conféraient un prestige énorme. Bien qu’il ne fût qu’un médiocre orateur, il subjuguait les foules. Durruti réussirait-il ce que Makhno avait manqué ? La République espagnole paraissait bien fragile.

 

Le dimanche, une fois par mois, Fred, Claudine et leurs enfants retrouvaient une vie de famille. Mais dans la famille que Fred s’était découverte dans son enfance. Paul et Léona Delesalle avaient en effet quitté la rue Monsieur-le-Prince pour une maison entourée d’un jardin à Palaiseau. La surdité totale de Léona, l’âge de Paul, les avaient conduits à prendre leur retraite. Ces déjeuners dominicaux chez les Delesalle constituaient un havre de paix dans la vie de Fred. Claudine aima d’emblée ces deux vieux affables, affectueux, si affectueux avec Mariette et Louis.

On accédait à ce pavillon isolé par un sentier, ce qui donnait l’illusion de se rendre à la campagne. La cuisine, la salle à manger et la chambre, installées au rez-de-chaussée, Paul s’était réservé le seul étage mansardé pour sa bibliothèque. Après le repas, Claudine et les enfants restant avec Léona, Fred accompagnait Delesalle dans son domaine. L’émotion, devant tous ces livres, le souvenir du premier bouquin lu dans la librairie de la rue Monsieur-le-Prince, ce refuge que représenta toujours la boutique pour les deux enfants fugueurs, tout cela lui montait à la gorge, l’étouffait un peu. Il avait honte de l’ingratitude qui lui faisait négliger souvent ses amis Delesalle, alors que ces derniers se tenaient toujours prêts lorsqu’il avait besoin d’eux ; témoins de son mariage avec Claudine comme ils avaient été témoins de son amour de gamin pour Flora.

Sur les rayons de la bibliothèque, tous les auteurs révolutionnaires voisinaient, sans préoccupation de parti. Syndicalistes, anarchistes, socialistes, communistes, se côtoyaient là en paix, dans le plus parfait œcuménisme. Seuls se serraient à part, sur des étagères de bois peintes en rouge, les titres concernant la Commune de Paris. Ce « grenier » renfermait non seulement des pièces rares, certaines dédicacées, mais aussi des cartons contenant des collections de journaux aux titres effrayants : L’Hydre anarchiste, L’Émeute, La Misère. Paul Delesalle consacrait sa retraite à classer tous ses trésors ; les imprimés, mais aussi les lettres de « Monsieur Sorel », de Louise Michel, de Pelloutier.

Fred ne se lassait pas de découvrir des ouvrages, de les feuilleter. Il lui restait encore tant de livres à lire. Près de Sorel et de Péguy (quel éloge !) Delesalle avait placé les quatre brochures de Fred Barthélemy : Saturne dévorant ses enfants, reliées en un seul volume, devenues ainsi livre, vrai livre. Fred se mordait les lèvres pour ne pas sangloter devant une telle affectueuse attention.

Les deux hommes devisaient aussi, bien sûr, des événements politiques, de l’espoir qui se levait en Espagne, de Trotski exilé et de Staline triomphant qui reprenait à son compte toutes les idées de son rival après les avoir condamnées : syndicats instruments d’État, émulation socialiste des usines et des mines, mise en pratique du taylorisme, etc.

— Staline, disait Fred, applique en France le stratagème de Lénine qui ne cessait de jouer Trotski contre Staline et inversement. On a cru qu’il misait sur Doriot contre Thorez et finalement il nomme à leur place un troisième larron à la direction du Parti, que personne n’attendait.

— C’est un pion provisoire, répliquait Delesalle. Thorez gagnera la partie.

— Vous êtes loin de l’usine, Paul ! La popularité de Doriot est énorme parmi les ouvriers. Et s’il a conquis la mairie de Saint-Denis, ce n’est pas pour des prunes. Il en fera son fief.

Fred, Claudine et les petits retournaient à Billancourt désintoxiqués. Ils avaient pris un bon bol d’air, comme disait Claudine. Celle-ci retrouvait auprès de Delesalle cette atmosphère familiale qui lui manquait depuis qu’elle ne rencontrait plus ses parents. Malgré leur âge, malgré l’infirmité de Léona, malgré l’éloignement de Paris qui accablait parfois ces deux Parisiens, il émanait du couple Delesalle une impression de vie bien remplie, de vie réussie en somme, et même de bonheur.

C’est au cours d’un de ces après-midi de dimanche, que Paul Delesalle parla à Fred de Jean Vigo, ce cinéaste qui s’était fait remarquer par un court-métrage insolent : À propos de Nice. Il venait de réaliser un film que la censure interdisait, le considérant comme irrévérencieux pour la République des professeurs. Delesalle était invité pour une projection privée. Comme se rendre spécialement à Paris pour la circonstance lui pesait, il offrit à Fred son carton.

Fred n’allait jamais au cinéma. Le militantisme, la lecture, depuis peu l’écriture, l’absorbaient trop pour qu’il puisse dépenser du temps devant un drap blanc où des images tressautantes vous donnaient le tournis. Delesalle insista :

— Vigo, ça ne t’évoque rien ? Ah ! pendant un temps ce que tu as pu me tanner avec ton Vigo de Almereyda…

Vigo de Almereyda… Hubert (le premier Hubert, le disparu dans cette guerre que l’on appelait la dernière)… Vigo de Almereyda, le protégé de Caillaux et de Malvy, le pacifiste dévoyé, le suicidé pour raison d’État…

— Jean Vigo, reprit Delesalle, c’est le fils d’Almereyda.

— Nono ?

Fred se souvenait bien de l’enfant qu’Almereyda emmenait aux meetings, emmitouflé dans une couverture et, plus tard, du petit riche gardé par deux gros chiens ; mais si pâle, si chétif.

— Oui, Nono. Nono abandonné par sa mère et que le lycée de Montpellier refusa de recevoir parce que « fils du traître ». Des camarades se sont occupés de ce pauvre petit. Surtout Francis Jourdain. Il est cinéaste, mais un cinéaste anticonformiste bien digne d’Almereyda. Va voir ce Zéro de conduite. Tu me diras ce que tu en penses.

Fred se rendit seul, en soirée, à la projection privée, Claudine ne pouvant quitter Mariette et Louis. Il arriva un peu en retard, trouva la salle dans l’obscurité, sauf ce rectangle blanc où s’agitaient des images grises. Le film le laissa d’abord indifférent, toutes ces péripéties de collégiens le concernaient si peu. Puis il remarqua peu à peu que ces gosses enrégimentés, ces professeurs dictatoriaux, tout cela reconstituait un microcosme de la société. Les chahuts, les révoltes des enfants, devenaient des paraboles de l’esprit insurrectionnel que Nono avait hérité de son père. Lorsqu’il vit Tabard s’écrier « Je vous dis merde ! », le doute n’était plus permis ; Jean Vigo rendait hommage au Vigo de Almereyda qui imprimait en gros caractères, comme manchette à La Guerre sociale et comme adresse au gouvernement, ce même : « Je vous dis merde ! »

S’il existe un paradis, Almereyda sera sauvé, car parmi toutes ses turpitudes, ses saloperies, il n’avait jamais faibli dans la passion, dans l’amour fou qu’il portait à son fils. Et ce fils refusait sa culpabilité. Germinal serait-il aussi indulgent ? Fred se blâmait de délaisser ce garçon qui le repoussait, certes, mais il aurait dû insister, le sortir de temps en temps de sa pension.

La lumière revint dans la salle. Les spectateurs se levèrent dans un brouhaha de conversations. Tout ce monde, ce beau monde réuni là, se connaissait. Fred se sentit perdu, dans ses vêtements d’ouvrier, parmi toutes ces dames en robe longue et ces messieurs en costume sombre. Le monde du Vigo qui avait trahi, du Vigo magnat de la presse, le Vigo des antichambres de ministères. Fred avait l’impression d’être le seul, représentant la jeunesse de Vigo, la jeunesse insurrectionnelle de Vigo, reprise par son fils, applaudie par des bourgeois qui se congratulaient dans cette salle étouffante. Parmi eux, soudain il la vit. Comme toujours, elle apparaissait au moment où il s’y attendait le moins. Vêtue d’une robe de soie collée au corps, coiffée d’un chapeau noir à aigrette qui mettait en valeur ses cheveux blonds. Flora le regardait, surprise elle aussi. Ils se glissèrent dans les rangées de fauteuils et se retrouvèrent dans le hall du cinéma.

— Mon pauvre Fredy, murmura Flora. Toujours le même. Toujours prisonnier de tes chimères. Comment as-tu abouti ici, avec ce vieux costume démodé ?

Fred contemplait Flora. C’était elle et ce n’était plus elle. Trop élégante, trop maquillée, trop sophistiquée. Il dit :

— Germinal ? Ces enfants m’ont fait penser à Germinal. Je me reprochais…

— Tu n’as rien à te reprocher. Rien en ce qui concerne Germinal qui se débrouille très bien tout seul. Il a dix-neuf ans. Fort comme un lion, il me ressemble en ce qu’il refuse toute attache. Malheureusement, il te ressemble aussi dans une parfaite absence d’ambition. Si bien qu’il est terrassier. La pioche et la pelle conviennent à ses grosses mains.

Terrassier ? Comme le père de Fred, son grand-père dont il n’avait sans doute jamais entendu parler… Comme Lepetit… Un travailleur manuel… Ce n’était pas pour déplaire à Barthélemy. Il résolut aussitôt de le revoir, de l’amener au militantisme.

— J’ai dit que tu n’avais rien à te reprocher en ce qui concerne Germinal, reprit Flora. Par contre, tu as tout à te reprocher en ce qui me concerne. Tu m’as abandonnée pour cette guerre dont tu n’es jamais revenu. Tu continues la guerre avec tous ces fous qui rêvent de mettre le feu au monde. Pourquoi, Fred, pourquoi ? Je n’arrive pas à oublier nos cavales. Belleville… Si tu m’avais aimée autant que je t’aimais, tu ne serais jamais parti.

— Tu sais bien que je ne suis pas parti volontairement. On m’a obligé à devenir soldat, comme les autres. Je ne me bats pas aujourd’hui pour mettre le feu au monde, mais pour qu’il n’y ait plus de boucherie.

— C’est faux, Fredy, tu es contaminé. Je le sais. Tu t’affirmes pacifiste et tu es un homme de guerre.

Les spectateurs qui sortaient lentement du cinéma, par petits groupes, regardaient avec curiosité cette femme du monde et cet ouvrier qui discutaient avec tant de passion. Beaucoup connaissaient Flora, lui faisaient en passant un petit signe de la main, n’osant s’interposer.

— Baskine est mort, lança Fred.

— Cher Baskine… Je l’aimais beaucoup, tu sais. Seulement il est devenu jaloux. Je déteste ça. On ne me bouclera jamais, même avec une chaîne d’or. Tu as lu les journaux, l’histoire de mon nom écrit avec son sang. Quelle mise en scène ! Quel cabotin ! Une manière, bien sûr, de me récupérer, de proclamer à tout le monde que j’étais à lui. Et pour que personne n’en doute, il m’a légué son atelier, tous ses tableaux. Une fortune ! Je suis riche, Fred. Je ne voulais pas être la femme de Baskine, la Madame ; il s’est arrangé pour que je sois sa veuve. Il m’a bien eue.

Elle rit, de son petit rire grêle d’adolescente, qu’elle conservait, comme cet air d’innocence qu’elle ne perdait pas, malgré son visage fardé.

— Que fais-tu, Fredy ? Comment vis-tu ?

— Je suis marié. Tu connais Claudine. Nous avons deux enfants. Je travaille chez Renault. Je revois souvent les Delesalle, retirés à Palaiseau.

— C’est tout, Fred, tu n’oublies rien ? Tu as une vie aussi sage ?

— J’ai rencontré de nouveaux camarades libertaires. Je milite avec eux. J’écris des articles politiques.

— Ah ! Je me doutais bien que la maladie t’avait repris. Ce n’est pas Claudine que je déteste, bien qu’à cause d’elle je ne toucherai plus jamais ton corps, mais cette politique qui t’a éloigné de moi, ces livres qui t’ont conduit à tes mirages. Delesalle, Eichenbaum, Victor, oui, je les exècre tous !

— Je t’ai tant cherchée, tant espérée, Flora, si tu savais ! Je demandais à tous les militants des nouvelles de Rirette, pensant te retrouver par son intermédiaire. Rirette ? La vois-tu ?

— Disparue. Nous nous sommes quittées un matin à Belleville. Elle est partie à droite, moi à gauche et nos chemins ne se sont plus jamais croisés. Peut-être a-t-elle récupéré Victor ?

— Victor est en Russie. On travaillait ensemble. Depuis, nous aussi, nous suivons des chemins séparés.

— Allons, dit Flora, ne nous noyons pas dans la sentimentalité. Je me vengerai de ta politique, Fred, je deviendrai encore plus riche, si riche que tu me détesteras. Je serai une ennemie de classe.

— Tu déconnes. Indique-moi plutôt où je pourrais rencontrer Germinal.

Ils se séparèrent, sans s’embrasser, sans même se serrer la main. Fred chiffonnait nerveusement, dans une poche de sa veste, un papier sur lequel était inscrite l’adresse de Germinal.

 

L’année 1932 fut morose. En février, Fred apprit l’arrestation de Durruti, déporté aux îles Canaries. La République espagnole glissait vers la droite. Déjà ! Plus triste que l’incarcération de Durruti, qui s’en sortirait encore grandi, survint la volte-face inimaginable de Romain Rolland.

Comment Romain Rolland, hostile à un parti qui, disait-il, plaçait « la dictature et la violence à l’ordre du jour », optait-il soudain pour une défense inconditionnelle de l’U.R.S.S. ? « Si l’U.R.S.S. est menacée, déclarait-il, quels que soient ses ennemis, je me range à ses côtés. » Entre Gandhi et Staline, Romain Rolland balayait soudain Gandhi et choisissait Staline. Comment Barbusse était-il arrivé à provoquer chez Rolland ce reniement ? Makhno avait-il raison qui lui répétait que l’on ne pouvait faire confiance à aucun intellectuel bourgeois ? Il mettait toutefois cette antipathie sur le compte de la rancœur que Makhno éprouvait à l’encontre de Voline qui lui dérobait ce qu’il appelait, avec une emphase qui gênait Fred, « sa gloire ».

De Russie, parvenaient des informations consternantes. La mécanisation forcée, la paysannerie moyenne sacrifiée à la collectivisation, amenaient la famine dans les campagnes. La peste ravageait la population du Caucase. La jeune femme de Staline, Nadiejda Allilouieva, ne supportant plus l’atmosphère d’intrigues et de crimes qui entourait son mari, se suicidait d’une balle de revolver dans la poitrine. Mais les intellectuels occidentaux, toute la gauche, ne voyaient que la réussite des travaux spectaculaires : le combinat de Magnitogorsk qui s’élevait dans la steppe, les douze mille kilomètres de canaux creusés, les six mille kilomètres de voies de chemin de fer posés, le barrage du Dniepr, le plus haut du monde… Le Dniepr que Makhno et ses derniers cavaliers harassés traversèrent dans leur fuite vers la Roumanie, sur des barques de pêcheurs. Quelle transformation en effet ! Lénine n’avait apporté à la Russie que le marxisme, Staline, répondant au vœu le plus cher de Lénine, ajoutait au marxisme l’électricité. Quelle métamorphose dans ce pays ruiné, mais à quel prix ! Et pour prouver quoi ? Que les bolcheviks pouvaient administrer une nation, l’industrialiser, la militariser, aussi bien que les capitalistes ? Quelle dérision ! La Russie de Staline construisait ses pyramides, ses temples, ses cathédrales, plus hauts, plus beaux, plus dynamiques que les réalisations des pays capitalistes et cela confirmait que Staline était plus moderne que le tsar. Qui en doutait ? Et qui s’interrogeait sur ce que masquait cette superbe façade : les camps de concentration en Sibérie, les exécutions dans les caves de la Guépéou, la terreur érigée en système de gouvernement ? De tous les noms inscrits sur le testament de Lénine, un seul triomphait : ce Staline, pseudonyme qui se traduisait en français par l’Acier. L’Acier seul survivait à Lénine, l’Acier qui broyait tous les autres compagnons du « vieux », encore dans la mouvance du pouvoir (à l’exception de Trotski, fugitif, victime à son tour, comme tant d’autres de ses victimes errantes) mais qui se taisaient, qui n’osaient plus bouger le petit doigt, qui s’empressaient d’acquiescer aux décisions du nouvel Ivan le Terrible.

Voilà ce qui fascinait Romain Rolland. Lui aussi se laissait gagner par la contagion. La Russie misérable et utopiste, dans laquelle avait vécu Fred Barthélemy, effrayait. La nouvelle Russie, puissante et réaliste, donnait confiance. Impossible de nier que (à part l’Espagne libertaire) toute la classe ouvrière d’Occident n’avait de regards que pour ce qui se déroulait à Moscou, que pour les réussites des plans quinquennaux, et qu’il ne fallait plus lui parler des échecs, des opposants, des sacrifiés. Rien n’aide mieux à vivre que de croire en une Terre promise. Le prolétariat occidental dégotait la sienne. Il n’aspirait plus qu’au Grand Soir, où il basculerait parmi les élus.

En attendant, la crise économique amenait le chômage. Chez Renault, le salaire horaire, basé sur deux cent huit heures par mois, remplaçait le salaire mensuel. Fred participa à sa première grève. Grâce à celle-ci, ses contacts avec les autres ouvriers échappèrent à l’habituelle contrainte des découpages du temps liés à la production. Les militants cégétistes ramaient dur pour rameuter les adhérents. Fred, en parfait accord avec leurs revendications, se pointa pour demander sa carte. Entrer à l’intérieur de la C.G.T. n’était pas une mauvaise position. Il pourrait ainsi jouer un rôle de taupe. Approuver, lorsque les revendications seraient purement syndicales, comme maintenant ; infléchir peut-être la ligne, en tout cas chez Renault, si elle se politisait. Le délégué d’atelier qu’il contacta le prit par le bras, sans animosité, le guida vers un coin tranquille et lui dit en souriant :

— Non, pas toi.

C’était plus gentil qu’une poulie qui vous tombe sur la gueule. Mais le message restait le même. On savait qui il était. On le tenait à l’œil. Toutefois, pendant les débrayages, à part ce refus du délégué, d’ailleurs signifié dans la plus grande discrétion, Fred ne fut pas placé à l’écart, il trouvait enfin cette solidarité ouvrière, cette convivialité de classe, qui seules aident à supporter la grisaille de la vie prolétarienne. La répétition des horaires, la répétition des gestes, les salaires dérisoires, tout cela pèserait trop lourd si de temps à autre ne s’ouvrait la clairière de la grève. La grève, c’est l’utopie. C’est le temps libre. C’est la fraternité avec les copains. Le salaire est amputé, la gêne s’installe au foyer, mais pendant quelques jours, quelques semaines, dans l’atelier occupé, c’est la fête. Les machines ne produisent plus leur vacarme, les contremaîtres ne hurlent plus leurs ordres, les tapis roulants n’apportent plus les pièces à une cadence qu’il faut suivre, guettant la suivante, la suivante, toujours ; l’usine devient humaine. Puisque l’on n’est plus rivé à son établi, on se rencontre. On se connaît enfin entre collègues. On discute. On chante. On organise soi-même ses horaires pour les piquets de grève. On participe à des meetings. On s’exprime. On parle enfin. C’est un torrent de paroles qui sort de toutes les bouches. Certains questionnaient Fred sur la Russie, puisqu’il y était allé, pourquoi on l’avait chassé ? Il s’efforçait de ramener ses réponses à des choses simples, exposant son admiration pour les premiers soviets, son opposition à la bureaucratisation du Parti, au militarisme de Trotski, à l’élimination des opposants. Il disait : « Formons un soviet chez Renault, mais ne le laissons pas récupérer par la C.G.T. Menons notre révolution nous-mêmes. Ne nous donnons pas de nouveaux maîtres. » Certains lui tournèrent le dos. D’autres le qualifièrent de trotskiste ; un comble ! Mais il vint aussi des libertaires. La grande industrie en comptait peu, mais que ceux-ci se manifestent rassura Fred. Ils décidèrent de fonder un petit groupe, de continuer leurs réunions après la reprise du travail. Eux que l’on qualifiait d’irréalistes savaient que le plus difficile n’est pas de décider une grève, mais de préparer ce que l’on accomplira après, une fois l’enthousiasme retombé, une fois les minimes augmentations de salaire obtenues, lorsque la laideur de l’usine et la monotonie du travail à la chaîne réengourdiraient les esprits. C’est à ce moment-là qu’on devait agir, prendre la balle au bond et la lancer plus loin, le plus loin possible, vers le plus de devenir.

 

Fred rencontra Germinal. En effet énorme. Aussi grand que son père, mais avec des épaules, un torse, toute une musculature d’athlète. Invraisemblable que ce géant puisse être d’une blondeur aussi douce, avec ces mêmes yeux candides, ces yeux bleus de Flora ! Germinal revit son père sans animosité, et sans plaisir. Ils ne trouvaient pas grand-chose à se dire. Habitué à s’appuyer sur le manche de sa pelle, Germinal cherchait où poser ses énormes mains. Comme Fred lui avait demandé de le rejoindre au Libertaire, il regardait, ironique, cette activité des rédacteurs, des manutentionnaires, des livreurs, tous militants, tous empressés, tous joyeux, sifflotant, plaisantant. Ces gens lui paraissaient bien frivoles. Il s’en alla, sans vouloir accepter le dernier numéro du journal qui sortait de presse.

Fred fut déçu, évidemment. Il eût aimé que Germinal lise ce périodique, où l’on parlait des grèves et des méthodes pour les dépasser en aboutissant à un vrai syndicalisme actif. Comme il consacrait par ailleurs une page au Père Peinard, une petite vanité lui faisait regretter que Germinal ne s’aperçoive pas de la place que son père occupait.

Émile Pouget, mort l’an dernier, publiait au début du siècle des chroniques au vitriol sous le pseudonyme : le Père Peinard. Qui se souvenait que cet Émile Pouget avait été secrétaire général de la C.G.T., représentant la tendance anarcho-syndicaliste au début du siècle ? Ami de Delesalle et de Monatte, Émile Pouget s’était en effet retiré après la guerre de 1914. Du temps où il tenait sa librairie rue Monsieur-le-Prince, Delesalle le présenta un jour à Fred qui s’étonna de voir un vieux monsieur, de retour du marché, un gros sac à provisions à la main. Pouget avait une démarche un peu hésitante et le regard perdu dans on ne savait quel rêve. Beaucoup de revenants, beaucoup de fantômes, circulaient ainsi parmi les anars ; beaucoup de militants brisés, déçus, amers. Un dimanche, après le décès de Pouget (que Paul Delesalle avait fait enterrer au cimetière de Palaiseau pour disposer enfin d’un camarade, pas trop loin de chez lui) Fred demanda à Paul de lui retrouver la collection du Père Peinard.

Par le style et par l’esprit, Émile Pouget lui rappela le roman d’un auteur nouveau qui venait de paraître et qu’il avait lu avec beaucoup d’enthousiasme : Le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline.

Il recopia ce passage qui lui paraissait si proche du ton de Céline :

« Ils sont bidards, les Esquimaux !

« Ah ! oui, nom de Dieu, ils sont bougrement bidards, les Esquimaux ! Imaginez-vous qu’ils ne possèdent ni sergots, ni pandores, ni pestailles d’aucune sorte, pas même des mouchards de la secrète ! Ils n’ont ni jureurs, ni avocats bâcheurs, ni chicanous, ni requins-de-terre, ni avoués, ni avocats et encore moins de prisons et de guillotines… On ne se bouffe pas le nez à tire-larigot, comme pourraient le supposer les pantouflards de France qui ont la venette dès qu’ils ne se sentent plus protégés par le tricorne du gendarme. On vivote en harmonie chez les Esquimaux et on y est aussi heureux que le permet le climat glacial. C’est même justement parce qu’il n’y a dans ce patelin ni gouvernants, ni jugeurs, ni accapareurs qu’on peut y vivre et endurer la froidure. »

Pouget oublié, Pouget enterré, Fred décida de rencontrer Céline. Si ce nouvel écrivain, dont on parlait tant, pouvait remplacer la défection de Romain Rolland, quelle chance ! Dans la modernité de Céline, dans son délire incantatoire, dans sa langue parigote, dans son jeu de massacre de toutes les valeurs bourgeoises, il voyait un écrivain d’avenir.

En attendant, il continuait de correspondre avec Victor Margueritte, dont il appréciait peu l’écriture, mais qui, incontestablement, était l’écrivain du présent. Aussi spectaculaire que fût la percée de Céline, son influence, comparée à celle de l’auteur de La Garçonne, paraissait dérisoire. Victor Margueritte, romancier le plus lu dans les années 30, vendait plus d’un million d’exemplaires de Femme en chemin. Son nouveau roman, Ton corps est à toi, partait en flèche pour battre tous les records de librairie.

Victor Margueritte intéressait Fred pour trois raisons : parce que porte-parole du pacifisme intégral ; parce que ses théories féministes rejoignaient celles d’Alexandra Kollontaï ; parce que toutes les ligues patriotiques, toutes les ligues de vertu, tous les bureaucrates, tous les juges, tous les hommes de pouvoir le détestaient.

Les va-t-en-guerre ne pardonnaient pas à ce fils de général (mort de surcroît en héros à la guerre de 1870) d’avoir écrit : « La guerre n’est pas l’honneur, mais la disqualification des patries. » Ou encore, ce qui paraissait confiner au parricide : « La mort guerrière n’est ni pieuse, ni douce. » Victor Margueritte ridiculisait toutes les âneries de Victor Hugo que la IIIe République faisait réciter aux enfants des écoles : « Mourir pour la patrie, c’est le sort le plus beau », etc. Même la Suisse avait interdit la conférence qu’il devait prononcer en février 1932 sur « Les femmes et le désarmement ». Fred Barthélemy publia ce texte dans la « Bibliothèque de l’Artistocratie » du libertaire Lacaze-Duthiers. Ce Lacaze-Duthiers, petit homme charmant, mais que Fred trouvait un peu ridicule parce qu’il s’obstinait à s’habiller « en artiste », à la manière des rapins du début du siècle : grand chapeau, lavallière, vêtements noirs ; sans doute pour justifier le titre de ses éditions par ailleurs si utiles.

Puisque les hommes persistaient à frémir aux accents des tambours, ces tambours qui se mettaient à résonner sinistrement en Allemagne et en Italie, Victor Margueritte exhortait les femmes à observer « la grève des ventres », refusant de faire des enfants « tant que les Patries auront le droit de les assassiner ».

Tous les hommes, du ministre au manœuvre-balai, souriaient de telles déclarations. La technique de la grève, d’apparence si virile, en tout cas menée alors presque exclusivement par les hommes, devenait à leurs yeux ridicule, appliquée à la sexualité. Ils détournaient cette forme de contre-pouvoir féminin vers la gaudriole. Fred et ses camarades libertaires de chez Renault, après s’être fait rembarrer par leurs collègues masculins en distribuant des tracts qui recopiaient les phrases essentielles de Victor Margueritte, ne s’adressaient plus qu’aux ouvrières qui lisaient ces papiers d’un air gêné, ou égrillard. L’un des tracts s’intitulait : « À toutes les femmes qui n’ont pas un cœur de louve, ou de chienne. » Bientôt les maris, les frères, les amants, menacèrent Fred et ses copains de leur casser la figure s’ils continuaient à distribuer de pareilles cochonneries.

Pourtant le tambour, ces tambours de l’autre côté du Rhin… Erich Mühsam avait raison. Cet Hitler, dont il assurait à Barthélemy et à Durruti qu’il était le grand danger, le grand risque, conquérait le pouvoir en Allemagne. Ce parti nazi, caricature du socialisme et, comme tous les fascismes, engendré par le bolchevisme (ainsi que le disait si bien Romain Rolland avant sa conversion), annonçait lui aussi une ère de terreur. Devant ces aigles brandies, ces drapeaux à croix gammée, ces défilés au pas de l’oie, le parti communiste allemand, le plus puissant parti communiste d’Europe, ce parti qui faisait rêver Lénine et Trotski et dans lequel ils voyaient l’avenir de la révolution mondiale, s’effondrait. Les masses, ces fameuses masses, sur lesquelles s’appuient les idéologues, l’abandonnaient pour écouter cet Hitler aux discours hystériques. Sans son socle populaire, le parti communiste allemand ne représentait plus rien. Une poignée d’irréductibles, de convaincus, de sacrifiés, confondue, dans les camps de concentration ouverts par le nouveau maître de l’Allemagne, avec les anarchistes, dont cet Erich Mühsam qu’ils avaient refusé de prendre au sérieux ; Mühsam arrêté par les nazis le 28 février.

Mühsam arrêté par les nazis, Durruti emprisonné en Espagne par la République. Tout recommençait. En pire.

 

Il semblait parfois à Fred Barthélemy, dans son étroit logement de Billancourt, dans l’ambiance douillette que savait y créer Claudine, qu’il assumait non seulement deux existences mais que son être se dédoublait dans un affreux déchirement. Depuis huit années, il appréciait cette vie conjugale sans histoires, dans laquelle il trouvait calme et bonheur. L’usine lui paraissait un prolongement de son foyer. Son métier lui plaisait. Il avait toujours autant de satisfaction à parfaire et à assembler les pièces de métal, à guider les tiges d’acier cylindriques des traceurs, à évaluer avec précision, au moyen du pied à coulisse, des mesures parfois inférieures au millimètre. L’élan qui emportait la classe ouvrière vers le communisme lui valait quelques algarades, son militantisme anarchiste et pacifiste quelques rebuffades, mais dans l’ensemble l’usine était une grande famille où l’on se querellait tout en se supportant assez bien.

Comme Mariette avait maintenant sept ans et Louis cinq, par les beaux soirs d’été il emmenait les deux enfants se promener en bord de Seine. Sur les pylônes plantés dans l’île Seguin, s’élevait une vaste plate-forme bétonnée sur laquelle se construisaient les futurs ateliers. Fred aimait cette activité, cette image du monde en marche, cette puissance de l’industrie. Il eût voulu qu’elle profite aux travailleurs et pas seulement aux patrons, comme à ce Louis Renault qu’il n’avait jamais vu, qu’aucun ouvrier ne voyait jamais, et qui, à cause de ce rôle de dirigeant occulte, de manitou intouchable, de seigneur, s’apparentait à une sorte d’ogre, de vampire.

La presse de gauche n’écrivait jamais le mot autrement qu’en modifiant la deuxième lettre : un saigneur. Un saigneur qui exploitait ses serfs, dans son fief. L’usine devenait une forteresse patronale, un bastion, une citadelle. Il est vrai que l’île Seguin, cimentée, qui se refermait comme une coque de navire, prenait une allure menaçante d’engin de guerre.

Fred regardait Mariette, marchant si sérieusement en lui donnant sa main potelée. Mariette, l’enfant du calme et de la vie douce, qui ressemblait tant à sa mère avec ses yeux noisette. Louis traînait un peu les pieds. Fred se disait qu’il devait l’aimer autant que Mariette, mais il n’y arrivait pas. Il ne savait pas pourquoi cette petite fille l’émouvait tant. Parce que, auparavant, il s’était trop peu occupé d’Alexis et de Germinal ? Peut-être, Alexis avait… combien ? Douze ans, déjà ! Sans doute parfait komsomol au foulard rouge, puisque formé depuis le berceau à un avenir de bolchevik modèle. Et Galina ? Kamenev ne passerait-il pas, lui aussi, un jour ou l’autre à la trappe ? S’était-elle démarquée d’un aussi encombrant patron ? Était-elle stalinienne ?

Deux vies ? Cette existence paisible à Billancourt et toutes ces tragédies qui remontaient de son enfance : Flora, Victor Serge et le Komintern, Voline et l’anarchisme… Toutes ces figures, au loin, menaçantes pour son bonheur, pour le bonheur de Claudine et des enfants. Toutes ces silhouettes qui l’appelaient avec de grands gestes, dont il lui semblait parfois percevoir les cris, des cris analogues à ceux de Makhno qu’il entendait en remontant l’escalier du sinistre immeuble de brique de Vincennes, Makhno que ses blessures réouvertes faisaient gémir.

Fred crut l’étonner en lui apprenant que Trotski arrivait en France, fugitif comme lui, traqué par la Guépéou ; que Trotski n’était plus rien, un simple réfugié politique tenu à l’œil par la police française, Makhno lui rétorqua que Trotski n’avait toujours été qu’une nullité, rien qu’un intellectuel fou et arrogant ; que les vainqueurs de la makhnovitchina n’étaient pas Trotski, mais Boudennyï et Vorochilov, qu’entre généraux on se comprenait ; puisque la Russie chassait Trotski, Staline allait le rappeler, lui, et le replacer à la tête de la cavalerie d’Ukraine.

Makhno rêvant de devenir général de cosaques dans l’armée rouge, quelle misère ! Ce seul espoir, pourtant, le maintenait en vie, ou plutôt en survie, car ses blessures ne se guérissaient pas et la tuberculose gagnait son deuxième poumon. Parfois, Fred trouvait une femme, en compagnie de Makhno, une réfugiée elle aussi, Ida Mett, qui l’aidait à rédiger ses Mémoires. Avec ces Mémoires, il pensait rattraper cette gloire que Voline lui volait. Mais Makhno éprouvait la plus grande difficulté à écrire. Il se perdait dans une profusion de détails sans importance, ne voulant rien omettre de cette aventure fabuleuse de la makhnovitchina, digne suite, digne réplique de la pougatchevitchina. L’ennui, c’est que les Français ne connaissaient pas mieux Pougatchev que Makhno et que toute la gauche non bolchevisée n’avait maintenant de ferveur que pour Trotski. Trotski l’anti-Staline, Trotski victime, se parait de toutes les vertus.

Autour de Trotski exilé se formait une « opposition communiste de gauche ». Voir ce boucher, l’exterminateur de toutes les oppositions, le bourreau de Cronstadt et de Makhno, se transformer en France en héros libertaire, stupéfiait Fred. Rosmer se refaisait un nom comme « dirigeant trotskiste ». Trotski ressuscitait aussi Sandoz, qui avait repris à Paris son métier d’avocat. Mais au contraire de Rosmer, Sandoz se manifestait contre Trotski et pour Staline. Sans doute se vengeait-il d’avoir été en Russie une doublure de Trotski, une si pâle doublure.

Seul Romain Rolland rappelait à propos le caractère tyrannique et impitoyable de Trotski :

— J’ai fait plusieurs fois appel à la clémence et au bon sens des gouvernants soviétiques, déclarait-il, quand ils persécutaient, emprisonnaient, envoyaient au bagne des îles Solovetski leurs anciens camarades de combat, les anarchistes et les socialistes révolutionnaires. Les plus impitoyables étaient alors Zinoviev et surtout Trotski.

Romain Rolland se souvenait encore, et osait le dire, des anarchistes et des socialistes révolutionnaires. Mais s’il soulignait l’inhumanité de Zinoviev et de Trotski ce n’était que pour excuser celle de Staline. Toutefois, il remettait Trotski à sa vraie place. Fred Barthélemy lui écrivit pour le remercier et, une fois de plus, pour le mettre en garde contre la récupération stalinienne. Romain Rolland ne lui répondit pas.

 

L’année 1934 commença par un suicide qui ressemblait beaucoup à celui de Vigo de Almereyda. Un escroc, nommé Stavisky, à tu et à toi avec la clique politique au pouvoir, longtemps intouchable, mourut mystérieusement dans un chalet isolé. « Stavisky s’est suicidé d’un coup de revolver qui lui a été tiré à bout portant », titrait en manchette Le Canard enchaîné. Comme le coup de feu de Fanny Kaplan contre Lénine déclencha le processus de la terreur, la balle qui tua Stavisky allait assassiner la IIIe République. Elle ne cessera, elle aussi, de siffler aux oreilles des locataires du Palais-Bourbon. À partir du 6 février, où une foule hurlante investit la Chambre des députés, la peur s’installa sur les banquettes des représentants du peuple. Place de la Concorde, le peuple criait qu’il n’avait plus qu’une idée en tête, foutre à la Seine lesdits représentants. Le spectacle eût été réjouissant si l’énorme manifestation n’accusait pas une alliance inquiétante, celle des Croix-de-Feu, de l’Action française et du parti communiste.

Alfred Barthélemy ne portait aucune affection à la IIIe République, ni d’ailleurs à la Ire puisque celle-ci servait de modèle catastrophique à la Révolution bolchevique. Toutefois, cette marche commune de toutes les factions qui aspiraient à la dictature, contre un pouvoir perverti mais débonnaire, l’angoissa. Aussi détestables fussent-ils, des personnages comme Chiappe, comme Herriot, comme Doumergue, restaient des hommes de dialogue. Il n’était pas impensable de négocier avec eux, d’obtenir la libération de militants, d’arracher par la grève de meilleures conditions de travail. Lecoin ne se faisait pas faute de les taper d’une grâce. Si Makhno survivait encore à Paris, si Durruti n’avait pas été expulsé, si Trotski lui-même bénéficiait d’un refuge en France, n’était-ce pas à cause de cette clémence ?

Fred voyait avec horreur s’étendre sur l’Europe deux coulées de lave : une rouge, une brune. La rouge suscitait la brune, comme une sorte de contre-feu. Hitler, en Allemagne, plébiscité Reichsführer par 90 % des voix, prétendait barrer la route à Staline. Mais Fred savait bien que les deux hommes, que les deux dictateurs, étaient de même nature. Seuls les discours changeaient. Différaient-ils tellement ? Bientôt, ils allaient singulièrement se ressembler.

Alfred Barthélemy suivait tous ces événements loin des décideurs. Il s’était trouvé suffisamment près d’eux, lors de son séjour en Russie, pour analyser, plus vite que les autres « gouvernés », des mobiles parfois si peu clairs que ceux-là mêmes qui les mettaient en branle, ne les saisissaient pas très bien. Pourquoi Doriot, l’homme fort du parti communiste français, était-il déboulonné ? Son rival, Maurice Thorez, après avoir fait allégeance à Staline, revenait en France pour accuser pendant une heure (devant des milliers de communistes réunis à la Grange-aux-Belles), pour accuser Doriot de rompre avec les principes du léninisme, de désorganiser le P.C.F., d’évoluer à l’exemple de Trotski dans un sens hostile au prolétariat, de tenter de former un front commun avec les socialistes. Doriot exclu du P.C. comme Trotski, quelle farce ! L’amalgame, se disait Fred, n’est qu’apparent et destiné à brouiller les cartes. En réalité Doriot et Staline sont trop semblables. Staline ne tolère aucun rival, même à des milliers de kilomètres du Kremlin. S’il mise sur Thorez, c’est que celui-ci a été parfaitement conditionné dans les officines de la Guépéou et du Komintern. Désormais le parti communiste français sera aux ordres. Aucun doute là-dessus.

Fred écrivit une suite d’articles sur ce thème dans Le Libertaire. Malheureusement, ils ne dépassèrent pas le cercle d’influence de militants facilement convaincus. Si les hommes politiques français avaient pris le temps de lire ces articles parfaitement informés et tout à fait prospectifs, ils eussent esquivé des faux pas catastrophiques. Mais on ne lisait pas Le Libertaire à l’Élysée, ni au Palais-Bourbon.

Fred s’étonna de rencontrer Germinal à plusieurs reprises dans les locaux du Libertaire. À chaque fois, son fils se dérobait. Il ne comprenait pas pourquoi Germinal l’évitait puisque sa présence dans le bureau du journal ne pouvait que lui être agréable. Il questionna les camarades qui lui dirent que Germinal offrait ses services, portait bénévolement des paquets, voulait se rendre utile. Ils furent surpris d’apprendre que Germinal était le fils de Fred car le jeune homme n’avait fait aucune allusion à cette parenté.

Fred n’eut pas le loisir de s’attarder sur cette énigme car l’état de santé de Makhno s’aggrava et il se rendit encore plus souvent à Vincennes. Parfois Galina rejoignait son mari, lui soutirait un peu d’argent provenant des collectes espagnoles, et lui laissait leur fille pour quelques jours.

Il se promenait alors interminablement avec la petite sous les marronniers. Ses pas le conduisaient invariablement vers la caserne où il restait pendant des heures à regarder les manœuvres des soldats. Lucia le tirait par le bras, pleurait d’ennui. Il revenait lentement avec elle, s’arrêtant en cours de route dans tous les bistrots. Lucia devait souvent demander l’aide de passants complaisants pour réussir à faire monter son père, complètement ivre, à l’étage de l’immeuble de brique rouge.

Fred le trouvait parfois dans cet état lamentable. À quarante ans, Makhno ressemblait à un petit vieux. Ses pommettes hautes, exagérément ressorties par sa maigreur, lui donnaient de plus en plus un aspect mongolique. Il toussait continuellement, parlait de moins en moins, se contentant de fixer Fred de ses yeux tristes. Son regard le remerciait. Il ne voyait pratiquement plus personne, ayant lassé tous ses proches par sa mauvaise humeur et par l’impossibilité de dialoguer avec lui puisqu’il ne réussissait pas à apprendre le français. Dans sa chambre, vêtu de son pardessus élimé, coiffé d’un béret, il se tenait prêt à partir, partir là-bas, vers l’Est. Son obsession.

Un jour Makhno, dans un grand effort, se leva de sa chaise paillée et, marchant en boitillant, tournant en rond, s’agrippa à Fred par les revers de sa veste :

— Que je te dise… Tu sais, la Révolution…

L’effort de Makhno pour formuler sa pensée gonflait les veines de ses tempes.

— Que veux-tu dire ? demanda Fred. La Révolution, eh bien ?

— En aucun cas, en aucun cas, la Révolution ne peut être la vérification d’une idéologie quelconque. Fût-elle anarchiste. La Révolution ne peut être que la destruction de toutes les idéologies.

Cette formule, la dernière qu’il entendra de la bouche de Makhno, poursuivra Fred toute sa vie. Plus que le récit des dernières heures de la makhnovitchina enregistré dans sa mémoire, au Kremlin, pour qu’il ne périsse pas dans le souvenir des hommes, le vrai talisman de Makhno sera, pour Fred, celui-ci. Il lui vaudra bien des avanies.

 

L’aménagement de l’île Seguin se terminait. Un énorme cuirassé semblait désormais ancré dans la Seine, relié à l’usine par un seul pont de fer. Pour les ouvriers de Renault, cette île Seguin, assimilée à un navire de guerre, parut une provocation, une sorte de sentinelle immobile, gardienne du bagne. Les grèves se multiplièrent, justifiées amplement par la dégradation des conditions de travail et l’amenuisement des salaires. La mécanisation accrue s’opérait au détriment de la main-d’œuvre qualifiée. Fred se demandait si sa qualification professionnelle ne serait pas bientôt un handicap dans la métallurgie. L’outillage manquait. Il fallait se disputer à huit pour obtenir un palmer, à dix pour emprunter un diamant. Les machines remplaçaient de plus en plus le travail manuel. En trois coups, un mouton de cinquante tonnes forgeait des vilebrequins. D’une seule passe, une feuille de tôle obtenait des formes chantournées. Des batteries d’Ingersoll, de Lees-Bradner, d’Ajax, formaient un équipement titanesque, fascinant et effrayant, où l’homme ne comptait plus. L’atelier de haute précision qui employait Fred se tenait encore à l’écart de cette totale déshumanisation. Par contre, dans l’île Seguin, qui se partageait entre la centrale électrique, les matrices, la carrosserie et le montage des autorails, l’exploitation devenait si féroce qu’on ne la désignait plus que comme l’île du Diable.

La menace de renvoi pesait sur les mécontents. Déjà les étrangers avaient été licenciés. Une peur, latente, créait un climat malsain. Les agents de maîtrise, vrais gardes-chiourme, ne cessaient de crier : « Si vous rouspétez, dehors ! Il y a des remplaçants au bureau d’embauche ! » Certains jours, dès huit heures trente, ils annonçaient que le manque de pièces, dans tel atelier, demandait l’arrêt de la chaîne : « Revenez après déjeuner. » Pas d’autre solution que d’attendre treize heures trente, au bistrot. Et même à ce moment-là, les agents de maîtrise rétorquaient parfois : « Toujours rien, revenez demain. » Le salaire journalier était perdu. Parfois, au contraire, il fallait rattraper le temps chômé. À six heures du matin, on vous disait : « Vous devez rester jusqu’à huit heures du soir, nous avons du retard. »

Certaines semaines, Fred ne travaillait plus que vingt heures. Il suppléa à ce manque à gagner en faisant des traductions du russe. Lui s’en tirait, mais beaucoup n’avaient d’autre recours que de se serrer la ceinture.

 

Lors d’une de ses visites à Vincennes, Fred ne trouva pas Makhno. Des voisins l’avertirent que le « Ruskof tubard » était parti à l’hôpital Tenon.

Fred reprit donc la direction de Belleville, s’arrêtant à Ménilmontant dans cette grande caserne que constituait l’hôpital. Makhno, parmi d’autres indigents, sommeillait dans la salle des tuberculeux où les lits s’entassaient. On l’avait opéré une nouvelle fois de sa blessure au pied. Sans succès. Fred et Makhno se regardèrent intensément, silencieux, ne sachant plus quoi se dire.

 

C’est Germinal qui lui parla de Wells. L’Anglais Herbert George Wells, l’auteur célèbre de La Machine à remonter le temps, l’un de ceux que Lénine appelait « les idiots utiles » et qu’il avait vu à Moscou en 1920, moins docile que Lénine l’escomptait. Germinal lui annonça, en le croisant devant Le Libertaire, comme s’il reprenait une conversation ininterrompue :

— Tu sais, Wells, il a rencontré Staline. Eh bien, le Géorgien l’a beaucoup plus emballé que Lénine.

Fred regarda son fils, stupéfait. Comment connaissait-il ces choses ?

— Wells ? Pourquoi t’intéresses-tu à Wells ?

Germinal sourit. Ce regard candide de Flora qui réapparaissait dans le visage poupin de ce géant !

— Ah ça, alors… si j’avais pu penser qu’un jour tu me flanquerais Lénine à la figure ! Je croyais tout ça bien loin de toi !

— C’était loin. Je me suis rapproché. Manier la pioche et la pelle confère l’avantage de vous laisser la tête au repos.

— Tu refusais mes visites, à ta pension. Je ne voulais pas t’incommoder, t’obliger. Tu avais le droit de me bouder.

Germinal lança une bourrade amicale à son père, qui chancela.

— Bougre ! Tu connais mal ta force.

— Moi, je n’en veux à personne. Tu as ta vie, Flora aussi. J’essaie de faire la mienne.

Il appelait sa mère par son prénom, ce qui était alors peu courant. La voyait-il souvent ? Et si Flora était aussi riche qu’elle le disait, comment pouvait-elle permettre que son fils unique soit terrassier, exposé à toutes les intempéries ?

— Que devient Flora ? La vois-tu ?

— Oui, oui, souvent. Elle habite à Montmartre avec un type que je ne peux pas blairer, qui lui pique son pognon. Elle vend des tableaux.

— Les tableaux de Baskine ?

— Non. Ceux-là, elle les garde. C’est son tas d’or. Elle n’en livre qu’une pépite de temps en temps, juste de quoi conserver le marché. Elle vend des tableaux d’autres peintres. Elle est riche. Et si belle !

— Elle est riche et te laisse patauger dans la boue !

— Pourquoi pas ! J’aime bien travailler au grand air, moi. Tu es bien ouvrier, toi aussi.

— Terrassier, ce n’est pas un métier.

— Comment ça ! Elle est bien bonne. Essaie un peu de creuser une tranchée pour repêcher un tuyau de gaz crevé. Faut des muscles. J’en ai. Profitons-en. Mais Wells, il ne t’étonne pas, Wells ? Lénine, qui n’arrivait pas à le convaincre, lui avait dit : « Revenez dans dix ans, vous verrez ! » Il y est retourné et la seule chose qui lui a plu, c’est Staline !

Fred regardait Germinal, incrédule, ce Germinal hier muet et hostile, qui tout à coup lui parlait comme à un copain.

Germinal lui donna une nouvelle bourrade, que Fred esquiva.

— Tu es agaçant avec tes manières de… (il allait dire de terrassier) de gamin. Tu fais mal avec tes battoirs.

— Je vous ai observés ici, vous tous, les anars. J’ai lu vos machins, vos bouquins, tout. Même Saturne dévorant ses enfants ! C’est comme ça que j’ai appris ce que tu avais vu en Russie, ce que tu y fabriquais. J’ai réfléchi, pesé le pour et le contre. Finalement, je me suis inscrit à l’Union.

— Ça, alors, si je pouvais penser…

Germinal sortit une liasse de papiers de sa poche qu’il tendit à son père.

— Tiens, lis ça, c’est traduit de l’anglais. Un copain me l’a refilé.

Ça devait arriver. Quelqu’un, en Occident, finirait par admirer la bureaucratie soviétique. C’était H.G. Wells. Quelqu’un qui n’était pas communiste, qui considérait même Marx comme « un raseur de la pire espèce », encensait Staline : « Je n’ai jamais rencontré un homme plus candide, plus honnête, plus juste… Il doit sa position au fait qu’il n’effraie personne et que tout le monde a confiance en lui. »

— Inouï ! À se flinguer ! Et toi, que crois-tu de tout ça ? demanda Fred.

— Je rigole.

— Pas moi. Je les ai vus tous, tu comprends, dit Fred avec emportement. Tous. D’aussi près que je te vois, toi. Je ne peux pas en rire. Ils ont des mains pleines de sang. Le drapeau rouge, c’est un chiffon dégoulinant de sang.

 

En juillet, des nouvelles lugubres tombèrent sur Alfred Barthélemy. D’abord la mort de Nestor Makhno, à l’hôpital Tenon, après une thoracoplastie. Le temps que Fred en soit averti, Makhno avait été incinéré et ses cendres placées dans le columbarium du Père-Lachaise voisin. Puis la nouvelle, qui filtra d’Allemagne, par la voie d’un réseau clandestin : Erich Mühsam, stigmatisé par Gœbbels comme « porc de Juif rouge », torturé et pendu par les S.S. dans le camp de concentration qui le détenait.

L’espoir venait seulement du Sud, de cette Espagne où, contrairement à l’Europe du Centre et de l’Est, le mouvement libertaire ne cessait de gagner du terrain. Des soulèvements anarchistes se produisaient en Catalogne et en Aragon. Les mineurs des Asturies déclenchaient une grève générale. Fred y devinait partout la trace de Durruti. En octobre, Durruti, de nouveau arrêté, était condamné au bagne.

La France, l’Angleterre, l’Autriche, tous les pays qui échappaient encore à la dictature, s’endormaient dans leur déclin. Leurs dirigeants ne remarquaient rien, ne comprenaient rien. Ou bien alors, comme le lapin fasciné par le serpent qui le dévorera, ils se laissaient ensorceler par les sirènes de Moscou, de Berlin, de Rome. Pierre Laval, le nouvel homme fort du faible gouvernement français, fraternisait avec Mussolini puis, Premier ministre d’une république capitaliste reçu à Moscou, banquetait avec Staline. Comme H.G. Wells, il en ressortait enchanté. « Staline est un bon type », proclamait-il. Ce Laval, si populaire, presque aussi populaire que Doriot, n’inspirait guère confiance à Alfred Barthélemy. Il lui rappelait trop Vigo de Almereyda. Comme Almereyda, Laval savait jouer de son influence sur les magnats de la presse pour assurer sa publicité. Comme Almereyda, cet ancien socialiste, ce plébéien, avait la manie des grandeurs, avec son château, sa fille mariée à un aristocrate. Seule différence, Almereyda était beau et dandy, Laval laid et vulgaire. Mais cette vulgarité lui donnait des allures populacières qui le rendaient sympathique chez les bougnats.

Lorsque, le 14 juillet 1935, Fred assista au défilé du Front populaire, de la Bastille à la Nation, où un demi-million de personnes suivirent pieusement les drapeaux rouges et les drapeaux tricolores, conduites par le radical Daladier, le socialiste Blum et le communiste Thorez, tous marchant le poing levé, l’indignation lui fit écrire son article le plus mémorable. Le Libertaire en imprima en effet un tiré à part, largement distribué, envoyé à tous les députés et sénateurs, à tous les journaux. La violence du ton, l’originalité des propos, favorisèrent la publication d’extraits dans toute la presse, même dans L’Humanité et Le Populaire (pour s’en indigner).

Que disait donc Fred Barthélemy de si singulier ?

L’article commençait par cette phrase blasphématoire : « La France n’est plus la fille aînée de l’Église, mais la sœur cadette de l’Union soviétique. »

Il dénonçait les manœuvres de Laval, passant des accords avec le fascisme mussolinien et le fascisme stalinien. Il soulignait qu’il s’agissait bien dans les deux cas de fascisme et rappelait à propos la phrase de Romain Rolland, du temps où celui-ci n’était pas encore aveugle. Et pourquoi Romain Rolland, aujourd’hui, reniait-il subitement Gandhi pour Staline ? Parce que, avançait Barthélemy, le Komintern qui n’avait jamais réussi à récupérer Romain Rolland par l’esprit, le tient par les sens. Étrange coïncidence que Romain Rolland se convertisse au stalinisme juste au moment où une Russe, Maria Pavlovna, s’introduit dans sa vie et ne le quitte plus ? Qui emmena le mois dernier en U.R.S.S. Romain Rolland et lui servit d’interprète, sinon Maria Pavlovna devenue entre-temps sa femme légitime ? Vous verrez, concluait Fred Barthélemy, que les sous-marins féminins soviétiques entreprendront d’autres retournements parmi nos intellectuels. Derrière Maria Pavlovna galopent déjà de nombreuses cavalières Elsa.

Fred pensait à Galina. Il ne s’était jamais posé ce problème ; maintenant cela lui semblait évident : il avait été, lui aussi, capturé par une belle. Kamenev et Zinoviev ne se l’attachèrent-ils pas longtemps, muet, docile, trop docile, par le biais de Galina ?

Cette incursion dans la vie privée de Romain Rolland fit scandale. La manière dont Fred malmenait, par ailleurs, le tout-puissant parti radical, ancienne extrême gauche parlementaire des débuts de la IIIe République, si lié aux puissances d’argent qu’il en avait oublié, jusqu’à ce 14 juillet, son appartenance à la gauche ; la manière dont il ridiculisait le parti socialiste de se laisser berner par son ennemi irréductible, ce parti communiste qui l’embrassait aujourd’hui pour mieux l’étouffer, réjouissaient fort, évidemment, la presse de droite qui en publia de très larges passages. Thorez, écrivait Fred, aux ordres de Moscou, renie tout ce qu’il a proclamé hier parce que la politique de la Russie le lui commande. Son virage à droite est la conséquence du pacte d’assistance franco-soviétique signé par Laval. Puisque la France est maintenant son alliée militaire, Staline ne peut qu’approuver sa politique de réarmement et Thorez doit persuader ses militants que la défense de la patrie des travailleurs oblige à soutenir l’armée française. D’où La Marseillaise chantée en chœur avec les radicaux, d’où le drapeau tricolore mis en faisceau avec le drapeau rouge, d’où Jeanne d’Arc « fille du peuple ». Là encore, Alfred Barthélemy trouvait une formule qui sera reprise même par les chansonniers : Staline et Laval ont tricolorisé le prolétariat français. Désormais présentables, vous verrez, disait-il, que les communistes dépasseront en patriotisme les Croix-de-Feu.

Enfin, il dénonçait l’A.E.A.R. (Association des écrivains et artistes révolutionnaires) qui avait tenu son congrès en juin, et où, près d’Alain, Barbusse, Romain Rolland, Victor Margueritte, s’alignaient de nouveaux noms : André Malraux, Aragon, Gide, Elie Faure. En réalité, affirmait Fred Barthélemy, l’initiative émane d’officines communistes spécialisées dans l’organisation d’associations et de congrès, pour susciter des mouvements pro-staliniens dans l’intelligentsia française. Je le sais d’autant plus, soulignait Barthélemy, j’en suis d’autant plus sûr, que j’ai moi-même combiné, de Moscou, nombre de manœuvres de ce genre.

À partir de juillet 1935, Fred Barthélemy devint donc célèbre et le restera jusqu’aux débuts de la Seconde Guerre mondiale. Le premier résultat de sa sortie de l’obscurité fut son immédiate mise à la porte des usines Renault. Fred, brutalement chômeur, à une époque où retrouver un emploi s’avérait impossible, mit complètement à profit sa connaissance de la langue russe. Les traducteurs étant peu nombreux et la Russie entrant de plus en plus dans l’actualité, il obtint suffisamment de commandes pour que ces besognes, pourtant mal rémunérées, compensent son salaire perdu. Pendant tout le temps où il travailla chez Renault et où il participa avec ses collègues aux revendications salariales, la modicité de sa paye ne lui apparut jamais aussi clairement que depuis qu’il la comparait à ce qu’il gagnait avec ses traductions. Si les ouvriers rêvaient du paradis soviétique, les patrons les y encourageaient en leur serrant la vis. Fred se souvenait des épithètes qui fleurissaient dans L’Humanité pour qualifier Louis Renault : malfaiteur public, grand exploiteur, grand requin, saigneur… Il se remémorait les photos de cet autocrate, pour lequel il avait turbiné pendant dix années, sans jamais le rencontrer, sans même l’apercevoir. Un visage mal rasé, avec de gros sourcils, un nez busqué de rapace, un mufle et une crinière. Un petit Staline, en somme, un dictateur, lui aussi, dans sa principauté.

 

Un mois après les festivités du Front populaire, on ramenait de Moscou le corps de Barbusse, Barbusse mort bêtement en Russie d’un « refroidissement ». Pour que la population laborieuse puisse participer aux obsèques, le parti communiste entreposa le corps à la Grange-aux-Belles et attendit le samedi pour opérer alors un grand rassemblement porte de la Chapelle. Fred, curieux, s’y rendit, sortant difficilement du métro où des grappes humaines se tenaient perchées dans les escaliers reliés aux voies aériennes.

Fred suivit le long cortège, précédé d’un grand portrait de Barbusse brandi au-dessus de la foule. Des jeunes filles portaient sur des coussins un exemplaire de chaque livre de l’écrivain. Le char noir, orné d’un drapeau rouge, était encadré par des mutilés de guerre poussant leurs petites voitures en actionnant les roues avec leurs bras. Barbusse rejoignait Makhno au Père-Lachaise. Mais alors que l’anarchiste disparaissait dans l’anonymat du columbarium, le communiste serait placé près du mur des Fédérés.

Pour la première fois, Fred revit Cachin qui, avec sa moustache tombante, prenait, avec l’âge, l’air de Vercingétorix. Lui qui détestait tant les bolchos en 1919, se voulait aujourd’hui grand ordonnateur du stalinisme français. Dans son discours funèbre, Cachin rappela que Barbusse avait voué un culte à Staline et à sa politique et qu’il appelait Staline « l’homme à la tête de savant, à la figure d’ouvrier et à l’habit de simple soldat ». « Nul ne fut plus stalinien qu’Henri Barbusse », conclut Cachin avec ses trémolos dans la voix.

Quelques jours plus tard, Fred rencontra au Libertaire Ida Mett, cette femme qu’il apercevait parfois dans le petit logement de Makhno. Bouleversée, elle lui dit qu’elle avait écrit un texte sur « le crépuscule sanglant des soviets » (c’est-à-dire Cronstadt) et que, montrant le manuscrit à Monatte, pour que celui-ci le publie dans sa revue La Révolution prolétarienne – ce dernier l’avait refusé. Trop négatif pour Trotski.

Ainsi Trotski exilé bénéficiait de toutes les indulgences. Sa chute l’absolvait de tous ses péchés. Le trotskisme envahissait la gauche non stalinienne. Même Monatte empêchait que l’on dise la vérité !

— Et les Mémoires de Makhno, lui demanda Fred, as-tu terminé de les mettre en forme ?

— J’ai sauvé les Mémoires de la makhnovitchina. Qui acceptera de les publier ? Makhno rédigeait aussi un journal intime. Il me l’a fait lire. Je l’ai corrigé. Eh bien il a disparu.

— Peut-être Galina…

— Oui, Galina et Voline.

— Comment ça, Galina et Voline ?

— Galina est maintenant la femme de Voline. Ils ont trouvé le manuscrit sous l’oreiller du mort et l’ont brûlé.

— Tu es certaine de ce que tu avances ?

— Ma main à couper ! Galina et Voline sont deux vautours sur le cadavre de notre ami.

Fred, stupéfait, incrédule, regardait Ida. Non seulement Voline dérobait à Makhno sa gloire, voilà maintenant qu’il lui prenait aussi sa femme.

— Makhno lui-même a été brûlé, dit-il. Il ne reste de notre ami qu’une petite urne remplie de cendres. Mais nous ne l’oublierons pas. Nous n’oublierons pas la makhnovitchina. Nous n’oublierons pas Cronstadt. Je te le jure, Ida. Il suffit de quelques-uns pour que la mémoire des vaincus ne sombre pas dans le néant.

 

C’est par Germinal qu’Alfred Barthélemy retrouva une nouvelle fois Flora. Avec sa brutalité habituelle, un peu pataude, Germinal raconta un jour à son père que Flora s’était débarrassée de son mac, que le grand atelier de Montmartre, maintenant, lui appartenait.

— Tu devrais aller la voir. Elle ne s’éternisera pas longtemps seule. Profites-en.

Fred balaya cette proposition d’un revers de main.

— Ce que je t’en dis, reprit Germinal, c’est à toi de décider. Je me charge seulement de la commission. Elle aimerait bien reluquer la tête que tu as depuis que tu es célèbre. Non, non, ce n’est pas ce que tu crois. Des célébrités, elle en a à revendre. C’est le cas de le dire. Plein son atelier, de célébrités peintes. Mais quoi, vous m’avez fait tous les deux, ça vaut bien une revoyure.

Il s’était établi entre Germinal et son père une familiarité étrange. Comme ni l’un ni l’autre n’avaient pratiqué en temps opportun les échanges de paternité et de filialité, comme seule la vie militante les réunissait, ils se comportaient plus en copains qu’en parents. Après tout, ils n’avaient que quatorze ans de différence et si Germinal témoignait à Fred certains égards, c’était par admiration pour l’aîné bourré d’expérience et non pour le père qu’il ne connaissait pratiquement pas.

Fred ne résista pas longtemps. Flora l’eût-elle appelé de l’autre côté de la terre, qu’il se serait arrangé pour y accourir. Montmartre ne se situait pas si loin de Billancourt.

L’atelier dans lequel vivait Flora occupait le sommet d’un immeuble. Si bien que ses fenêtres s’ouvraient sur une vue panoramique de Paris. Flora s’amusait à désigner les points de repère, montrant à Fred les gares, les dômes du Panthéon et des Invalides, les tours de Notre-Dame et, devant, la flèche de la Sainte-Chapelle. Fred n’avait jamais vu Paris ainsi, mis à plat, comme une carte géographique en relief, tout gris, avec des volutes de fumée blanche qui montaient des bâtisses.