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Journal du petit-fils du précédent

Mille ans plus tard

Stupéfaction ! Un affreux message vient de tirer les hommes de la Terre du doux sommeil dans lequel ils étaient plongés depuis dix ans. La colonie humaine de la planète Pluton vient de se déclarer indépendante, et se révolte contre les lois de l’humanité. Toutes les communications interplanétaires sont interrompues. Les hommes de Pluton, sous la conduite d’un chef chevelu nommé Orphée, prétendent se retrancher de la course de l’humanité vers le progrès. Orphée dit que nous avons assez regardé en avant, et qu’il veut regarder en arrière, qu’il renonce à la civilisation et à son mortel ennui, et qu’il veut recommencer à transpirer et à semer du blé !

Abomination ! Cet homme a entraîné dans sa folie les six cents milliards d’hommes qui peuplent sa planète. Il dit que si on ne lui laisse pas vivre la vie qu’il lui plaît, Pluton conquerra sa liberté par la guerre.

Tous les hommes de la Terre ont été immédiatement mobilisés sur place. Ils devront fournir chaque jour dix minutes de travail.

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Nouveau message. La folie s’étend. La Lune se solidarise avec Pluton, ainsi que Mars et Uranus. Mais Saturne, Vénus et Jupiter sont avec nous. Nos usines de surface fabriquent en toute hâte des armes éclairs. Nous devons d’abord parer au danger immédiat, détruire ce cancer attaché à notre flanc : la Lune. Les hommes de tout le système solaire sont mobilisés. D’énormes fusées à désintégration sont braquées vers les planètes ennemies. Mais tout espoir n’est pas perdu. On négocie. Ce n’est pas encore la guerre...

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C’en est fait. La guerre a éclaté. Par mesure de défense, nous avons attaqué les premiers. Mais nos fusées ne sont pas parvenues jusqu’à    la Lune. Le système lunaire de défense par ondes les a fait exploser dans Véther, à une distance où e\\es n’étaient pas dangereuses. La Lune a aussitôt répliqué ; nous nous sommes défendus de la même façon. Une étrange exaltation me saisit, un adorable émoi trouble mon coeur dont je n’avais jamais senti les battements : j’ai peur et j’ai envie de vaincre. Je tremble et je hais. Je suis un homme.

Tous nos appareils personnels de source d’énergie doivent être branchés vingt heures par jour sur le grand collecteur, pour fournir aux usines de guerre le surcroît de puissance dont elles ont besoin. Pendant ces vingt heures, nous sommes privés de tout, notre univers personnel est entièrement arrêté, aucun de nos appareils ménagers ne fonctionne.

À partir de demain, les usines de nourriture ne fabriqueront plus qu’un plat unique, qui sera distribué à heure fixe. Nous acceptons héroïquement ces restrictions. C’est pour la victoire ! Vive la Terre !

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Le conflit est devenu général. Pendant les courtes heures où je peux disposer de mon appareil de télévision, je parcours des yeux l’éther qui offre l’étrange spectacle de l’explosion des fusées. Aucune n’a encore atteint son but. Elles éclatent en course, dès qu’elles se heurtent aux ondes. Dans le noir du vide infini, elles font naître des constellations fugitives et multicolores. C’est un merveilleux ballet de lumière et de couleurs. Mais patience ! Nous mettons au point une fusée contre laquelle aucune défense ne pourra rien. La Lune et ses alliés infernaux en feront bientôt la connaissance.

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Horreur ! Horreur ! Horreur ! Pluton nous a devancés ! Orphée ricanant et triomphant vient de nous annoncer qu’il avait envoyé vers la Terre une fusée chargée de cent millions de tonnes de matière désintégrable, et munie d’un dispositif qui percera toutes les défenses. S’il a dit vrai, la Terre entière va sauter. La Lune disparaîtra du même coup, mais ce sera pour nous une mince satisfaction. Quant à Orphée, il se moque bien de son alliée !

La Lune, en apprenant le départ de la fusée qui lui sera fatale, comme à nous, a renversé son alliance et est passée dans notre camp. Cela ne change pas grand-chose à l’affaire. Heureusement, nous avons su riposter autrement. Par une prodigieuse concentration de toute la puissance de la Terre, nous avons pu, sinon arrêter la fusée de Pluton ou la faire exploser, du moins la dévier de sa route. Elle est entrée dans la force d’attraction du Soleil et se dirige implacablement vers lui. Dans les minutes qui vont suivre, le sort du monde va se jouer. Ou bien le Soleil absorbera la fusée comme une simple étincelle, ou bien l’engin va provoquer l’explosion totale de notre astre central. Dans cette seconde hypothèse, c’est le système solaire entier qui sautera, comme un simple atome, et fera sauter les systèmes    solaires voisins, par désintégration en chaîne. C’est l’univers entier ! c’est l’infini ! c’est Dieu lui-même ! qui sont menacés de disparaître en une épouvantable, inimaginable flamme. C’est l’homme qui l’aura voulu. J’ai peur. Je suis fier d’être un homme.