Monsieur Lery

L’estomac de M. Lery avait digéré pendant trente ans des nourritures de fonctionnaire. Les restrictions l’ont achevé. C’était pourtant un estomac solide et de bonne volonté, hérité de paysans et de boutiquiers qui en avaient mis le modèle bien au point. Mais la même aventure toujours advient : l’amour-propre perd les familles et corrompt les individus. Les parents de M. Lery, qui tenaient une mercerie à Moulins, rue de Bourgogne, voulurent élever leur fils au-dessus de leur condition, qu’ils jugeaient humble. Ils vendaient du fil, des aiguilles et de l’entre-deux. Ils rêvèrent pour leur héritier d’une tâche plus noble. A force d’économies, ils en firent un commis des Ponts et chaussées. M. Lery a longuement payé cet honneur.

J’ai mon amour-propre, moi aussi. C’est le printemps et j’aimerais retourner vers un lieu que je connais, un pré en pente, grand comme une tranche de rue de Paris, un pré bien frais, bien vert, étoilé de primevères. Et, en bas du pré, un petit ruisseau d’eau claire à pente vive. Il me fallait, pour le traverser, l’aide d’une pierre posée au milieu du courant. Aujourd’hui, il passerait bien à l’aise entre mes jambes entrouvertes. J’ai grandi. Oui, oui, peut-être. J’ai surtout vieilli. J’y retournerais, je me coucherais en haut du pré et je me laisserais rouler jusqu’en bas. Et à chaque tour, une primevère ou une pâquerette se poserait sur mes lèvres. Ce serait ridicule. J’ai mon amour-propre moi aussi. Je l’ai bien voulu...

M. Lery a d’abord connu, avant de se marier, les petits restaurants où l’on sert aux pensionnaires ce que les clients de la veille ont laissé. Ce n’était pas forcément mauvais, mais réchauffé, toujours réchauffé...

Puis il s’est marié, et sa femme, au marché, a appris à chercher les occasions, les légumes un peu flétris, les fruits tombés ou écrasés dans le voyage, ou qui commencent à tourner. Toujours les plus petites pommes, celles que les vers ont choisies, les poires dont la chair est comme du gravier. Le bon marché. Il n’y avait pas moyen de faire autrement.

Quand les restrictions sont arrivées, M. Lery venait de prendre sa retraite. Son estomac s’était tout ratatiné autour de trente ans de petits repas tristes. Les rutabagas l’ont achevé. Il s’est racorni dans les plis et distendu dans les creux. Il a gardé des tranches deux ou trois jours dans un coin, avec un peu de liquide aigre autour. M. Lery ne pouvait plus rien manger. Bien sûr c’était une économie, mais ce n’était pas une solution. Il est allé à l’hôpital. On lui a fait déglutir le contenu d’un pot, une sorte de crème à raser sucrée qui sentait la fraise, et on l’a passé à la radio. Le médecin-chef, cordial, lui a dit :

— Ce n’est rien, trois fois rien, on va vous enlever ça !

Endormi, sur la table d’opération, il offrait un maigre spectacle. Le chirurgien, le patron, expliquait à ses élèves comment on s’y prend. La peau du ventre, c’est comme une étoffe que la couturière a bien tendue avant d’y mettre les ciseaux. Il a plongé ses doigts gantés à l’intérieur, il en a tiré l’estomac, il a coupé au-dessus, clic, et au-dessous, clac. Il a posé l’estomac à côté dans une cuvette, sur la chaise, et il a recousu l’oesophage directement avec l’intestin. C’était une belle opération. Mme Lery a nourri son mari pendant des semaines avec des bouillies de bébé, puis il a pu recommencer à manger, mais très peu à la fois, il picore, comme un oiseau. Il se porte bien, il est content. Aujourd’hui on vous enlève l’estomac aussi facilement qu’un doigt de pied. Bientôt on pourra aussi nous enlever dans notre tête ce qui s’est racorni, qui refuse de digérer les rutabagas, qui ne garde que l’aigreur. Nous serons plus à l’aise.

Les premiers jours qu’il a remis les pieds par terre, M. Lery ne pouvait plus relever le menton. Il avait l’impression qu’on l’avait recousu trop court, ça lui tirait la tête vers le bas, par l’intérieur, tout le poids de l’intestin se suspendait à sa glotte. Il est retourné à l’hôpital. Il a vu l’interne de service, il lui a expliqué timidement son cas, tête basse, en le regardant par en dessous.

— Curieux ! curieux ! a dit l’interne, jovial. Revenez la semaine prochaine, on vous rouvrira.

M. Lery a préféré ne pas revenir. Il s’est habitué peu à peu, et puis tout cela s’est rodé, a pris du jeu, maintenant il lève la tête comme tout le monde. Et ce qui est bien commode, c’est qu’il n’a plus d’appétit.

M. Lery est descendu faire son marché. Depuis qu’il est à la retraite, c’est lui qui va aux provisions. Ça l’occupe, le matin. Pendant ce temps, Mme Lery fait le ménage. Et maintenant, avec son opération, il a une carte de priorité. Mais il n’ose pas s’en servir. Il a essayé, une fois ; toutes les ménagères devant qui il allait passer l’ont traité comme un criminel. Il n’ose pas non plus avouer à Mme Lery qu’il n’utilise pas la carte. Quand il a longuement fait la queue, elle lui demande où il a passé son temps. Elle s’imagine qu’il va au café, qu’il se dévergonde, elle se demande avec quel argent, elle se ronge.

C’est le marché du boulevard Pasteur. C’est la fin de l’hiver. La pénurie de la saison s’ajoute à celle des circonstances. Sur les étalages, il n’y a rien que quelques bouquets de persil, des harengs salés, de la charcuterie de mamelles de vaches, des fromages livides d’avoir perdu leurs matières grasses, et des betteraves à cochons. Les ménagères vont et viennent, regardent partout, à la recherche d’un poireau ou d’une demi-douzaine de carottes. D’autres font la queue devant des éventaires vides. Elles espèrent. Si le marchand n’est pas encore venu, c’est qu’il viendra peut-être. Et s’il vient, il aura peut-être quelque chose à vendre. Peut-être. Et Mme Dupont demande à Mme Durand :

— Vous savez ce qu’on m’a dit ?

— Ma foi non, répond Mme Durand, mais ça m’étonne pas !

M. Lery est vêtu d’un pardessus gris usé, soigneusement brossé. Les manches sont un peu courtes, parce que Mme Lery a dû déjà deux fois en rentrer l’extrémité effrangée. Il est coiffé d’un chapeau de feutre galonné qui tourne légèrement au vert, et chaussé de bottines à boutons, noires, pointues. Ce sont celles de son mariage, qu’il a par bonheur retrouvées au fond d’un placard. Car il n’a jamais pu obtenir un bon de chaussures à la mairie. Il est ganté de laine grise. Au bout des doigts, des reprises, fort adroites, méticuleuses, invisibles. Il s’approche d’un marchand, haut et large, dont le ventre est ceint d’un tablier blanc. Sur son éventaire se trouve une caisse en bois blanc, ouverte, et dans cette caisse de beaux pruneaux noirs, luisants de bonne santé. Il se penche vers eux, il a envie de leur adresser des paroles d’amitié. C’est la seule nourriture honnête qu’il ait vue au marché depuis longtemps. Ils ont un bon visage, ils lui font plaisir. Il se relève, il les montre du doigt au marchand.

— Vous avez votre carte d’inscription ? demande le marchand. J’en ai que pour les inscrits. Un par personne. Et les gros, je les partagé en deux. Celui qui a le noyau, je lui donne un peu moins de chair, forcément, parce qu’il a l’amande. C’est juste !

— C’est juste !... c’est juste !... acquiesce M. Lery en hochant la tête.

Il est bien d’accord. C’est juste. Il s’en va, avec son cabas vide, en toile cirée noire. Tant pis pour les pruneaux. Il est quand même bien content de les avoir vus. Et Mme Dupont dit à Mme Durand :

— C’est mon neveu qui me l’a dit. Il est cycliste aux P.T.T., vous pensez qu’il est bien renseigné.

M. Lery ne regrette pas tellement les pruneaux. Il n’est pas venu pour ça. Il est venu chargé d’une mission précise. Mme Durand répond à Mme Dupont :

— Qui c’est qui aurait pu croire ça ? C’est bien parce que vous me le dites. Mais ça ne m’étonne pas, le monde est pourri.

M. Lery soulève poliment son chapeau, se racle un peu le gosier et dit :

— Pardon, madame...

Mme Dupont et Mme Durand se tournent vers lui, ensemble. Elles sont agréablement surprises, elles sont prêtes à répondre longuement, n’importe quoi. Ça va leur faire passer un peu de temps.

— Pourriez-vous me dire, continue M. Lery — et il sourit à l’une, et il sourit à l’autre —, où se trouve le marchand qui vend des moulins-légumes ?

Mme Dupont hausse les sourcils, et Mme Dubois fronce les siens, mais ces deux manifestations d’apparence contradictoire traduisent le même étonnement devant tant de naïveté.

— Et qu’est-ce que vous voulez faire d’un moulin-légumes, mon pauvre monsieur, demande Mme Dubois, justement quand y a plus de légumes ?

— C’est la question que j’ai posée à Mme Lery, répond M. Lery.

Il précise : « Je vous demande pardon : Mme Lery, n’est-ce pas, c’est ma femme » et elle m’a répondu : « Mon pauvre ami, tu ne sais pas ce que c’est qu’un ménage ! Mon moulin-légumes est cassé, il faut que je le remplace, qu’il serve ou qu’il ne serve pas... »

Mme Dupont et Mme Durand se regardent, flattées. Ça, c’est une vraie bonne réponse de ménagère. Il y a des moments où vraiment les femmes sont supérieures à ces pauvres hommes. Mme Dupont et Mme Durand se redressent. Elles regardent M. Lery avec un rien de condescendance. Et Mme Durand, les mains croisées sur la poignée de son cabas appuyée à son ventre, daigne ajouter :

— N’empêche que vous en trouverez pas, de moulin-légumes. Y a longtemps que c’est devenu introuvable...

Mme Dupont donne la conclusion, avec la résignation qui est devenue une habitude fonctionnelle. Elle soupire, et elle dit :

— Comme tout...

— Je vous demande pardon ! proteste doucement M. Lery, de sa voix mince. Mme Lery m’a dit qu’il y en avait. C’est notre voisine de palier qui le lui a dit en rentrant du marché. Elle a vu un marchand qui en vendait. Et Mme Lery m’a dit : « Mon ami, mets vite tes chaussures, va vite en acheter un, j’espère qu’il y en aura encore, j’espère qu’on n’exige pas de bon-matière, et ne te fais pas voler, essaye-le avant de l’acheter, fait fonctionner la manivelle... »

— Elle a vu un marchand ? demande Mme Dupont.

Elle pense que justement la locataire du cinquième à gauche en cherchait un, et si elle pouvait en trouver, elle le lui revendrait bien le double.

— Un marchand qui en vendait ? demande Mme Durand.

Elle se dit que si elle pouvait en envoyer un à son beau-frère qui est fermier, ça lui vaudrait bien un ou deux kilos de beurre.

— Où c’est qu’il est le marchand ?

Elles ont posé la question toutes les deux à la fois en penchant la tête tout à coup, les yeux brillants, vers M. Lery. M. Lery s’étonne :

— Mais je n’en sais rien ! Sans quoi je ne vous l’aurais pas demandé :

— Par exemple ! dit Mme Dupont.

— Vous avez entendu ? dit Mme Durand.

— Alors qu’est-ce que vous racontez...

— ... avec vos moulins-légumes ?

Indignées, elles ont crié. Cinq rangs derrière, dans la queue, un homme a entendu un mot qu’il répète d’un air étonné :

— Moulin-légumes ?

Une femme en attrape la moitié au vol :

— ... légumes ?

Et le mot légumes rebondit d’une bouche à l’autre, tout le long de la queue, gagne la file voisine, saute d’éventaire à éventaire, fait frémir la foule, écarquille les yeux, redresse les dos accablés, tend des ressorts nouveaux dans les jambes lasses. « Légumes... légumes... il paraît qu’il y a des légumes... Il y a des légumes... Il y a des légumes... Au Cours des Halles de la rue de Vaugirard !... Un plein camion... Six camions... Des choux... Je les ai vus... Des poireaux... Des artichauts... des choux-fleurs... Des légumes... Des légumes... Des légûûmes !... Allons-y... On y va !... Emile, attends-moi !... Gardez-moi ma place... N’oublie pas ton panier... »

En une minute, mille personnes, emportées par l’espoir, galopent vers le mirage.

— Ces gens sont fous ! dit doucement M. Lery qui a failli être renversé par le courant. Mais je n’ai pas encore trouvé mon marchand...

Il remonte le boulevard Pasteur, il regarde partout, il regarde tout. Il est resté très frais dans sa vieillesse, curieux comme un enfant, prêt à s’émerveiller, à croire à ce qu’on lui dit, à écouter les conseils, à espérer les miracles. Il sort de son porte-cartes un billet de dix francs tout raide, car Mme Lery l’a repassé — elle repasse toujours les vieux billets, elle ne peut pas les supporter froissés ; si c’était possible, elle les repriserait — et il achète une brochure à un marchand ambulant unijambiste qui béquille d’un groupe à l’autre en proposant « Les mille recettes miraculeuses ».

M. Lery met son lorgnon et feuillette le livret. Il saute d’un titre à l’autre : « Le délicieux gâteau de topinambour — Comment faire durer votre pastille de saccharine — L’omelette sans oeufs — La culture des haricots verts en appartement — Faites du bon savon avec de vieux journaux, etc. » Il pense que ce livre sera très utile à Mme Lery. Il le glissa avec précaution dans son cabas.

M. Lery a froid au bout des doigts. Depuis qu’il n’a plus d’estomac, il craint beaucoup le froid au bout des doigts et aux pieds. Le soir, il ne peut plus s’endormir sans une boule d’eau chaude. Et c’est un tourment, parce qu’elle est d’abord trop chaude, et il se brûle, puis elle se refroidit et, la nuit, quand il lui arrive de la toucher d’un orteil, elle le glace jusqu’aux oreilles.

Il met son cabas sous son bras, et souffle sur ses doigts, à travers ses gants de laine. Il n’a toujours pas trouvé ce moulin-légumes. Il faut qu’il le trouve. Mme Lery ne comprendrait pas qu’il n’ait pas pu le trouver.

Il s’approche d’un attroupement en cercle autour d’un camelot. C’est peut-être là... Il ajuste son lorgnon, il se hausse sur la pointe des pieds. Le camelot, en pardessus noir et chapeau melon, est debout derrière une petite table légère, pliante, sur laquelle se dresse une sorte de fragment de tuyau de poêle, haut de vingt centimètres auquel trois pieds rudimentaires ont été soudés.

— Approchez, approchez, mesdames, et vous aussi, messieurs, dit le camelot. Venez voir la merveille du siècle, inventée par un prisonnier dans un stalag de Poméranie... Cet appareil que vous voyez là devant moi, dans son admirable simplicité, va vous permettre de faire votre cuisine sans dépenser ni charbon, ni gaz, ni électricité. D’ailleurs, du charbon, vous n’en avez pas, du gaz, pas même de quoi vous suicider, et de l’électricité, à peine assez pour lire l’avertissement du percepteur reçu au courrier du soir. Eh bien, Mesdames et Messieurs, vous allez remplacer tout cela par mon extraordinaire, mon merveilleux, mon miraculeux gazogène à papier !

— Aaaah ! fait la foule admirative.

— Pas de réservoir, pas d’épurateur, pas de tuyauterie compliquée, poursuit le camelot, qui a repoussé d’un doigt son chapeau melon sur la nuque. Vous introduisez dans l’appareil un morceau de papier allumé, comme ceci, et vous n’avez plus qu’à y jeter de temps en temps, une petite boulette de papier, comme cela, pour obtenir une merveilleuse flamme bleue qui fait bouillir un litre d’eau en moins de dix minutes.

Une petite flamme bleue jaillit, en tournoyant, du haut du simili-tuyau de poêle. La foule bée d’étonnement. M. Lery sourit. Il est un peu ému. Il se sent fier d’être Français, d’appartenir à ce peuple si plein de ressources et d’ingéniosité, qui sait inventer mille petits trucs pour soulager sa grande misère, et les présenter avec tant d’esprit. Il est parvenu à se glisser au premier rang. Il regarde fonctionner le gazogène à papier en hochant la tête.

Et Mme Durand dit à Mme Dupont :

— Ça a l’air de bien marcher son truc. J’ai envie d’en acheter un. Justement il me reste une pomme de terre de la répartition du jour de l’an. Je me demandais comment j’allais la faire cuire...

— Voilà madame, merci bien madame ! Suivez bien les instructions qui sont écrites sur le prospectus. Mon merveilleux gazogène à papier brûle tous les menus débris, les cheveux qui tombent, les moutons que vous chassez sous l’armoire à glace, les allumettes soufrées, les épluchures de fromage et de pommes de terre.

— Du fromage, dit Mme Dupont, il y a longtemps qu’on mange aussi la croûte, quand on en touche...

M. Lery a repris ses recherches, il a acheté un tube de pierres à briquet, une paire de lacets en rayonne, qui glissent — et le noeud se défait vingt fois par jour — mais il y en a pas d’autres, un tire-bouchon qui peut servir à ouvrir les huîtres, les boîtes de conserve et les bouteilles d’eau minérale, et à éplucher les légumes, et peut également être utilisé comme pince à linge... Mais il n’a pas trouvé son moulin-légumes.

Et Mme Dupont dit à Mme Durand :

— Mon charcutier, j’y ai dit : Votre boutique, je vous la ficherai en l’air quand tout ça sera fini. Faudra bien que ceux qui ont gagné de l’argent avec notre misère, on le leur fasse payer, un jour...

M. Lery commence à sentir la fatigue dans les mollets et les genoux, et son nez est rouge de froid. Il est arrivé au bout du marché, il n’a peut-être pas très bien regardé partout, il a suivi, sans tout à fait s’en rendre compte, une chanteuse. Elle est jeune, maigre, serrée dans un manteau couleur saumon, râpé. Ses jambes sont nues, et ses pieds sales traînent des chaussures d’homme informes. Ses cheveux blonds pendent dans son cou en mèches inégales, agglutinées par la poussière et la pluie. Elle chante « La rue de nos amours » et « Le chaland qui passe » et aussi « Le temps des cerises ». Sa voix éraillée dit le contraire des paroles qu’elle chante. Il n’y a pour elle ni amour ni printemps ni soleil sur la rue. Elle avance lentement, sans regarder personne. Elle ne voit rien, elle n’entend pas ce qu’elle chante, elle ne pense à rien, elle marche, elle chante, ça ne demande pas de force, simplement l’habitude, comme de respirer. Un petit garçon l’accompagne et tend la main. Il lui ressemble. C’est peut-être son fils ou son frère. Il met les pièces dans la poche du veston d’homme qui lui sert de pardessus. Cet argent n’est ni pour lui ni pour elle.

M. Lery aimait chanter quand il était enfant. A mesure qu’il a grandi, la honte lui est venue. A part quelques rares occasions, au collège, où les potaches des grandes classes braillaient en choeur des chansons gaillardes et innocentes, il n’a plus jamais chanté. Il fredonne, parfois, mais Mme Lery le fait taire. Elle lui dit : « Tu es ridicule. » Elle préfère la T.S.F. Et M. Lery est plein de chansons rentrées. Elles lui bourdonnent dans la tête, elles l’empêchent de s’endormir, le soir. Une, en particulier, celle qui dit : « J’ai sauté la barrière, hop-là. » Il avait lu dans un magazine un conseil pour s’endormir, un truc : compter des moutons en train de sauter une barrière blanche dans un pré vert. Il arrivait jusqu’aux trois mille moutons sans résultat. Et il remuait les jambes, il sautait en même temps qu’eux. Alors la chanson lui venait dans la tête : « J’ai sauté la barrière, hop-là ! » Toujours la même phrase, qui recommençait sans arrêt, sans arrêt, lui tournait en rond dans la tête, cherchait un trou pour sortir. Il crispait les mâchoires, il se retenait, il était sûr que s’il avait pu la crier un bon coup, de toutes ses forces, à réveiller tous les    voisins, il aurait enfin été soulagé. Mais qu’aurait dit Mme Lery ? Elle ronflait-

Il se levait, il allait boire un verre d’eau pour se calmer, il prenait froid, il éternuait, il n’arrivait plus à se réchauffer dans les draps, il cherchait la boule, elle était à peine tiède, il soupirait, il revoyait les moutons. « J’ai sauté la barrière... » Mme Lery ronflait.

Il a suivi la chanteuse sans bien y prendre garde, la bouche à demi ouverte, le lorgnon un peu de travers et qui brillait. Maintenant il est au bout du marché, la chanteuse revient sur ses pas. Elle chante « O mon amour... » Le petit garçon tend la main. M. Lery cherche son porte-monnaie, en tire une pièce d’un franc, réfléchit une seconde, la remet en place et en prend une de cinquante centimes qu’il donne à l’enfant. La chanteuse passe à côté de lui sans le voir, sans rien voir. « À toi toujours »...

Et Mme Dupont dit à Mme Durand :

— Moi, ces chansons sentimentales, ça me bouleverse. Et en coupant mes tickets de pâtes, hier, ce cochon d’épicier m’a volé mon DZ pour l’inscription de saindoux. Je m’en suis aperçue quand j’étais chez moi. Je suis sûre que c’est lui.

— Ces commerçants, dit Mme Durand, ils manquent de rien, ils sont tous gras.

La chanteuse s’est enfoncée dans la foule. M. Lery soupire, le charme est rompu. Il entend un bruit de chaîne et un roulement de tambour. Il s’approche.

Au milieu d’un cercle composé surtout de jeunes filles en cheveux, un homme, le torse nu, un pantalon usé serré à la ceinture par une ficelle, est couché sur un tapis râpé. Un autre, en pull-over et pantalon kaki, se tient debout près de lui et agite une énorme chaîne. Une femme maigre, rousse, frappe aussi fort qu’elle peut, sans le moindre rythme, un tambour posé sur une chaise. Elle s’arrête, pose ses baguettes, et interpelle le public :

— Mesdames et messieurs, vous allez assister à un spectacle comme vous n’en avez jamais vu. Julot le briseur de chaînes va réaliser devant vous le tour qui lui a valu les félicitations des plus hautes sommités médicales et internationales. M. André, que voici, va ligoter Julot avec cette chaîne. Quand il l’aura ainsi attaché des pieds à la tête, il fixera les uns aux autres les tours de la chaîne avec les cadenas que voici. Et quand Julot sera ligoté, il se débarrassera de ses liens sans aucun secours, sans aucune tricherie. Approchez, messieurs-dames, plus près, encore plus près. La blondinette, là, mettez-vous au premier rang, ma mignonne ! Allons, le pompier, laissez-lui un peu de place. Et maintenant, M. André, allez-y, ficelez le Julot, et serrez dur !

M. Lery n’a jamais vu ça. Le moulin-légumes, il le trouvera tout à l’heure. Il en restera sûrement...

— Allons, M. André, serrez plus fort ! dit la bonimenteuse. Mettez-y le pied sur les côtes, et tirez un peu ! Montrez voir que c’est pas de la rigolade !

« Et maintenant, ajoute la femme, avant de passer à l’exécution de cette expérience extraordinaire, et pour encourager Julot que vous voyez ici par terre enchaîné comme un forçat, nous demandons à l’honorable société quelques pièces de quarante sous. Nous disons dix à gauche, dix à droite, et dix devant. Allons, qui est-ce qui commence ? Merci bien, messieurs-dames... »

M. Lery fait semblant de fouiller dans sa poche et de n’y rien trouver. Il rougit un peu.

— Quarante sous, dit Mme Dupont, c’est le prix d’un pruneau !

— Y en a qui n’ont rien donné, dit la bonimenteuse. Je vais me permettre de passer parmi vous pour vous éviter la fatigue d’allonger le bras.

Les rangs s’éclaircissent aussitôt. M. Lery tend son poing fermé, et laisse tomber une pièce de dix centimes dans l’entonnoir que la femme lui présente.

— En voilà la moitié qui se défile ! dit-elle. Ils veulent bien voir, mais ils ne veulent rien payer. Ah là là, mon pauv’Julot, c’est pas encore aujourd’hui qu’on deviendra miyonnaires ! Merci, le pompier ! Merci, monsieur !

— Il n’y a pas de quoi ! dit M. Lery.

— Et maintenant, Julot, allez-y, faites-leur voir comment on se débarrasse des chaînes les plus solides ! Mesdames et messieurs qui désirez vous libérer des liens conjugaux, prenez-en de la graine !

Le pompier rit un bon coup. Il est célibataire.

Julot se tord sur le tapis. Il devient violet, les fours de chaîne lui entrent dans la poitrine. Il fait le pont, il se tourne sur le dos, sur le côté, sur le ventre, il ahane, il jure, il se donne une peine énorme pour convaincre l’assistance. La chaîne glisse peu à peu, lui remonte vers les épaules, et finalement tombe, lâche, autour de son cou. Il reprend haleine, quelques secondes, puis se relève, jette la chaîne à ses pieds, dit « Et voilà ! », tire un paquet de Gauloises de la poche de son pantalon et en allume une. Il a trois gros boutons rouges dans le dos.

— Allons ! un p’tit bravo ! dit la femme, ça vous fera pas mal aux yeux !

La foule applaudit. Mme Durand dit :

— Tout ça c’est du chiqué, vous pensez ! Y a sûrement un truc.

M. Lery, saisi de remords, s’en va en hâte. Le marché est fini, les commerçants remballent leur mince marchandise. M. Lery va d’un éventaire à l’autre, il court presque, il tient son lorgnon sur son nez d’une main.

Quelques gouttes de pluie, fines, commencent à tomber. Un vent glacé les plaque sur les visages. Les ménagères se dispersent. M. Lery rentre chez lui harassé. L’ascenseur ne fonctionne pas. Il monte à pied les cinq étages en se cramponnant à la rampe. Il sonne, il est essoufflé. Mme Lery vient lui ouvrir. Elle est en peignoir. Elle tient à la main une casserole qu’elle était en train de récurer. Il s’excuse, il dit :

— Je n’ai rien trouvé, tu sais, il n’y en avait déjà certainement plus quand je suis descendu.

Mme Lery hausse les épaules et soupire.

— Ça ne m’étonne pas ! Il faudrait que je fasse tout moi-même ! Mais où as-tu passé tout ce temps ? Allons, entre ! Ne reste pas sur le palier ! Va quitter tes chaussures à la cuisine, ne salis pas mon parquet. Comment voulez-vous qu’une pauvre femme y arrive ?

Elle ferme la porte, un peu fort.

Et Mme Dupont dit à Mme Durand :

— J’ai acheté ce gazogène à papier, mais j’ai pas réfléchi, je ne suis pas plus avancée : j’ai pas d’allumettes !

J’aime bien M. Lery. Je le connais. Un de ces jours, il mourra, et il n’y aura personne pour le remplacer. Les roses ont baissé de prix chez les fleuristes. Les hirondelles sont venues, puis l’été, et la viande chez les bouchers. On oublie vite.

Le cousin de M. Lery ne lui ressemblait guère. Il était comptable. Il se nommait M. Charton. Il avait fait de longues additions toute sa vie. Il n’aurait pas dû prendre sa retraite. Quand on a vécu toujours avec les chiffres, il ne faut pas les quitter.