Les trois barreaux de la fenêtre me séparent du rosier. Toute la nuit, il a reçu la pluie, et la pluie était si tiède, et le vent qui poussait la pluie était si tiède que les roses ont fleuri. Ce matin le vent les balance, et le vent emporte aussi dans le ciel bleu d’immenses nuages blancs que les barreaux de la fenêtre déchirent. Les trois barreaux de la fenêtre sont fleuris d’épines de fer plus aiguës que les épines du rosier.
La porte de bois cuirassée de clous est ouverte. Les têtes des clous sont grosses comme des yeux. La lumière des nuages et la flamme du soleil entrent par la porte ouverte, et brûlent les dalles.
L’hortensia n’a pas fleuri. Il ne fleurira pas, il ne reçoit pas assez de soleil, il est dans l’ombre du mur de ronde. Il forme une grande masse verte peuplée d’escargots endormis. À la pluie, ils quittent leur ville, et leurs traces dessinent à partir de l’hortensia un éventail d’argent sur les pavés de la cour. Je ne sais pas s’ils reviennent ou si ce sont d’autres, nés des humidités sombres, qui les remplacent sous les feuilles de la plante. Ils s’y accolent, s’y cimentent, et se nourrissent de leur rêve clos.
L’hortensia ne fleurira pas. Il est rond et plus haut qu’un pommier. S’il avait fleuri, je l’aurais fait piétiner par les chevaux des gardes. Ses fleurs sont bêtes et fades comme des mots de politesse.
Mari est parti, pour me défendre ou me trahir. Il est assez fort pour les tuer tous avec ses mains. Je suis aussi fort que lui. En partant, il a laissé la porte ouverte, par où entre le soleil.
Nous attendions, comme les autres jours, dans la pièce haute de la tour, hier matin, quand le troupeau passa. À l’aube, nous étions partis pour la chasse, et nous n’avions rien trouvé que des grillons. En rentrant, Mari avait saigné le porc, et je m’étais battu contre trois de mes gardes. Mais ce n’est pas un bon combat, ils n’osent pas frapper. Puis nous étions montés comme les autres jours, Mari et moi, dans la pièce haute, pour attendre. J’étais vêtu de fer et de soie. Je m’allongeai sur le coffre, la nuque appuyée sur mes gantelets fermés. Au plafond, le long de la poutre maîtresse, je voyais courir la procession des fourmis. Je les ai toujours vues là. C’est leur chemin.
Elles y passent depuis si longtemps que leurs pattes ont tracé sur la poutre une piste brune. Ce sont de ces fourmis qu’on ne trouve que dans nos pays. Leur tête est noire, et leur ventre rouge a la forme d’un coeur. Elles sont féroces. Quand un papillon de nuit, abruti par le jour, se pose en tremblant sur leur chemin, ou qu’une araignée maladroite vient à le traverser, elles se précipitent, les saisissent par les pattes, les coupent à coups de dents en mille petits morceaux, les emportent. Et celles qui ne participent pas à la curée, en passant à proximité, dressent verticalement leur ventre rouge, de fureur, ou de faim peut-être.
Mari, par l’étroite fenêtre, regardait la route. Il porte Ut robe de bure, mais je n’ai jamais su s’il est vraiment moine. Il s’occupe de moi depuis la mort de mon père. Cela l’ennuie, et moi aussi. Tous les jours nous attendons ce qui, par la route, viendra ou ne viendra pas. Le temps est long.
Dans la salle basse, les gardes s’amusaient à jeter leurs épées à deux mains contre une cible de troncs d’arbres dans lesquels elles se plantaient en sonnant.
Je m’assis, je bâillai, et le coffre craqua. J’ôtai mes gantelets et mes cuissards et les jetai. Le temps était long. La tête de Mari bouchait la fenêtre. La bure, sur son dos, se tendait comme sur un foudre. Il me fit signe de la main et s’écarta. Sur la route, je vis venir le troupeau. Les bêtes étaient au nombre de trente, pas plus grandes que des chiens, mais portant des oreilles d’âne, longues, dressées, poilues. Derrière l’homme qui les conduisait, elles trottaient par deux et par quatre. Les deux premières traînaient un char à leur taille chargé de gerbes d’orge. Le dernier rang était de trois. Une bête marchait seule, en queue.
— Ce sont des mules, dis-je à Mari. Allons les voir.
Nous descendîmes sur la route. Le troupeau était déjà passé. Quand nous fûmes derrière lui, la dernière bête, celle qui marchait seule, vint droit vers moi et se mit à mordre le soulier de fer de mon pied droit. Ses dents s’y enfonçaient en crissant et un grondement sortait de sa gorge. Je la regardais. Le troupeau continuait son chemin. L’homme qui le conduisait portait un manteau de berger sans manches, couleur de terre, qui couvrait sa tête et traînait sur la route.
— Ce ne sont pas des mules, dit Mari, ce sont des loups. Ce sont des loups contre vous. L’homme à leur tête a été tué par votre père. D’abord pendu, puis traîné à la queue d’un étalon. Il a été tué par votre père. Il lui en tient rigueur. Il est venu avec ses loups contre vous pour retrouver la paix que donne la vengeance. Il vient maintenant d’arriver, il cherche un repaire. Quand il l’aura trouvé, il lancera ses loups contre vous.
Je pris par le cou la bête qui déchiquetait mon soulier et la jetai.
Nous retournâmes dans la salle haute. Notre voisin s’y trouvait, avec sa fille. Lui était un homme veuf, avec une petite barbe grise. Il portait un chapeau de satin entouré d’une plume jaune, et une fraise aux coques écrasées et tachées devant le menton. La garde de son épée était rouillée et la soie de son vêtement se coupait aux plis. Sa fille offrait si peu d’attraits que je ne vis même pas la couleur de sa robe.
Dès que nous entrâmes, il fut question de mariage entre nous. Cela déplut au père et à la fille, mais ils n’osèrent pas le dire, ils cherchèrent des prétextes. Il semble que je possédais quelque droit sur cette fille, et qu’elle et son père voulaient me dissuader d’en user.
— Elle n’est pas encore prête, me dit le père.
Elle n’offrait aucun attrait, je ne sais pas comment était son visage.
Elle me dit :
— Je ne suis pas encore prête. Le mois dernier j’avais de la poitrine, mais cette semaine je n’en ai plus. Regardez...
Et pour nous convaincre, elle ouvrit entièrement son corsage. Elle apparut lisse et blanche comme une amande. Elle disait vrai, elle n’avait pas de seins. Mais je vis qu’elle les avait cachés plus bas, sur son ventre.
Elle attendait, ses deux mains écartant son vêtement, anxieuse de savoir si son mensonge avait réussi à me tenir loin d’elle encore pour quelque temps. Son père attendait également, veuf, anxieux et pauvre. Tous les deux me regardaient, le père un peu penché en avant, la bouche ouverte.
Mari me dit :
— Si tu la veux, prends-la.
Je ne savais pas si je la voulais. Le temps était long.
Nous montâmes sur la terrasse au sommet de la tour. La mer, la ville et la forêt s’étendaient à nos pieds. Le vent poussait sur la mer mille et mille vaguelettes blanches. Le vent chantait dans la forêt où le troupeau était entré. Mais il n’y avait aucun vent sur la ville, triste, morne, croupie dans les fumées.
Les branches hautes des arbres arrivaient à portée de nos mains. Elles ne portaient point de feuilles, mais s’entrelaçaient en multitudes de minuscules rameaux. Quelques V2 y étaient restés accrochés au passage, comme poissons au filet. Nous les prîmes et les jetâmes sur la ville. Le troisième fit un trou dans le mur d’une maison sur lequel était écrit mon nom.