CHAPITRE VII

Préoccupés, Dalak et Sonray parvinrent au sommet d’un des immeubles-bulles de Sygma-Zentrum. Les générateurs de la petite ville, que personne ne surveillait plus, s’étaient emballés vers deux heures du matin et avaient fini par exploser, projetant dans le ciel noir des gerbes de flammes pourpres. Ce qui faisait que toute alimentation en énergie avait cessé et qu’ils avaient dû monter les vingt étages à pied.

Et Dalak était soucieux car il ne s’expliquait pas cette curieuse mission retransmise par Lyanne qui lui ordonnait d’aller prélever des échantillons des épurateurs d’air situés au sommet des silos.

Dalak était furieux parce que le message lui était parvenu au moment où il s’apprêtait à rejoindre enfin l’hypernef.

Et Lyanne ?

Il avait pourtant obéi et essayé de camoufler son inquiétude sous une jovialité qui jurait avec sa personnalité plutôt calme. Ses compagnons n’avaient trop rien dit quand il avait réorienté les tuyères pour retomber sur la ville morte.

— Bon sang, quelle chaleur, un coup à crever la bouche ouverte, je meurs de soif, gémit Tabur. N’importe quoi pour m’humecter le gosier. Sans compter que j’ai aussi le ventre creux.

Dalak haussa les épaules en regardant l’athlète qui faisait sauter l’un après l’autre les plaques magnétiques qui permettaient d’accéder au toit du silo. Lui aussi transpirait à grosses gouttes car depuis que la climatisation s’était éteinte faute d’énergie, l’air s’était considérablement échauffé.

— Encore un effort et on sera à l’air libre.

— Pouah ! Sur le toit on sera pris comme la mouche entre le marteau et l’enclume à cause des réflecteurs solaires… Je me demande bien ce qu’ils peuvent leur demander à ces épurateurs d’air. Mince ! Je me suis retourné un ongle.

Dalak s’assit contre la porte de l’ascenseur. Dans l’air torride on n’entendait que le crissement du tournevis de Tabur et celui-ci paraissait faire un bruit épouvantable.

Ils s’étaient donc posés en pleine nuit à Sygma-Zentrum. Ils avaient veillé à tour de rôle. Toutefois, rien n’était venu concrétiser leur crainte.

Au petit matin ils avaient averti Lyanne qu’ils allaient tenter de démonter un des épurateurs d’air d’un silo.

Sans vouloir critiquer l’ordre que Dalak avait reçu de Waxmann et qui avait été retransmis par Lyanne, il pensait que des filtres se trouvaient un peu partout dans les habitations désertées de Sygma-Zentrum. Pourquoi donc fallait-il choisir un épurateur alors que placés au fond d’une gaine en forme de siphon ceux-ci étaient sûrement les plus malaisés à démonter ?

Et pour la première fois Dalak pensa qu’on agissait exactement comme si on voulait gagner du temps.

Gagner du temps pour quoi ? Gagner du temps sur quoi ?

Tabur était bien loin de toutes ces suppositions : il travaillait toujours. Il avait enlevé sa veste de cosmonaute et s’était mis torse nu. Dalak regardait les puissants muscles qui jouaient sur sa peau et les rigoles de sueur qui coulaient le long de sa colonne vertébrale.

Il cessa tout à coup de s’intéresser à Tabur qui, à plat ventre au fond de la gaine d’aspiration, ahanait sous l’effort qu’il s’imposait pour se rappeler l’incident qui l’avait opposé à Sonray la veille. Il y avait là quelque chose d’étrange. Quelque chose qu’il ne s’expliquait pas. On aurait dit que le Noir n’était plus le même. D’ailleurs Dalak lui-même se surprenait de temps en temps à réprimer des mouvements de colère de plus en plus fréquents. Par exemple en montant au sommet du cylindre d’habitation quelques minutes plus tôt il avait passé une douche terrible à Tabur qui « montait trop vite », tout cela parce qu’il s’essoufflait à le suivre. Jamais il n’avait eu de réflexe pareil jusqu’à présent.

Et puis aussi, maintenant qu’il y pensait, il y avait Tsien qui avait refusé de prendre son deuxième tour de garde. Tsien, l’homme qui ne disait jamais rien, celui qui restait impassible même quand on l’envoyait en scaphandre hors de l’hypernef remplacer le cœur des balises radio-actives… Tsien en colère ? Mais ça ne se concevait même pas !

— Alors ça vient ?

— Si tu veux prendre ma place !

Tabur avait répliqué du tac au tac, sa voix semblait sortir d’un tunnel. Dalak en resta sans voix.

— Encore une plaque… et puis j’étouffe ici.

Dalak aussi avait envie de revoir le soleil rouge de Sygma XIII. Il avait un peu l’impression d’être coincé, fait comme un rat, là au bout de cette gaine, et ne pouvait s’empêcher d’en surveiller l’entrée.

Après tout, rien ne venait étayer la thèse selon laquelle tous les colons, dix mille, s’étaient entre-tués jusqu’au dernier.

Un léger cliquetis à son poignet le tira de ses réflexions.

— Ici Dalak, j’écoute, fit-il en portant le transvox à ses lèvres.

— Dalak ? Sonray !… Il se passe des choses bizarres… Il faudrait que vous rentriez.

— Des choses bizarres ?

— Tsien est devenu complètement fou, il court dans tous les sens en hurlant des trucs incroyables.

— Essayez de le maîtriser.

— Impossible, c’est lui qui tient le pulsator.

— Ah… Évidemment… Entendu, je descends.

Dalak se releva. Se mettre debout lui coûta un gros effort tant il était ankylosé. Sans compter qu’il devait faire au moins cinquante degrés au fond de cette gaine. Il leva la tête vers Tabur qui travaillait toujours pour essayer de soulever la trappe.

— Vous en avez encore pour longtemps ?

— Mais bon Dieu, tu ne vas pas me poser la question toutes les trois minutes, j’aurai terminé quand j’aurai terminé. Un point c’est tout !

Dalak fronça les sourcils. Ça aussi était incroyable. Jamais aucun membre de l’équipage de l’YC-IO n’avait osé lui parler sur ce ton.

— Tabur ! Je vous pose les questions qui me plaisent et vous n’avez rien à redire à ça. Je vous demande quand vous espérez en avoir fini et j’entends recevoir une réponse correcte.

Tabur cessa soudain tout mouvement puis se laissa dégringoler au sol. Il se releva légèrement arc-bouté, comme prêt à bondir. Son visage s’était littéralement métamorphosé. Était-ce la fatigue, le manque de sommeil ou la chaleur, ses yeux s’étaient injectés de sang et ressemblaient à ceux d’un albinos. Une veine bleue puisait lourdement à sa tempe droite.

Et puis il y avait aussi le tournevis. L’énorme tournevis que Tabur, aussi incroyable que cela puisse paraître, tenait à la hanche, horizontalement, exactement comme s’il s’était agi d’un poignard.

— Eh, mais qu’est-ce qui vous prend ?

Son visage se déforma dans un rictus sardonique.

— Qu’est-ce qui me prend ? Qu’est-ce qui me prend ? Tu vas voir ce qui me prend… J’en ai assez d’être commandé par un type comme toi. Et à cause de qui ? À cause de Lyanne. Elle n’est pas ta propriété, elle est à tout le monde, non ?

Dalak recula d’un pas, saisi par le brusque changement d’attitude du colosse. Celui-ci en profita pour faire un bon de chat et atterrit presque contre Dalak, qu’il coinça contre la cloison de la gaine d’aération.

— Alors ? grinça-t-il. On est moins fier à présent, on est tout seul ! Tout seul avec moi. Fini les ordres ! Tabur fais ci, Tabur fais ça, passe devant, file derrière, fini ce temps-là…

Dalak sentit son cœur s’arrêter de battre. Tabur avait les yeux à demi révulsés : un vrai masque d’épouvante. Et ce regard luisant de haine, ses lèvres soudées par le désir de tuer, Dalak se souvenait les avoir déjà vus… C’était le regard de Rahal quand il s’était jeté sur Looman.

— Tabur, arrête ! Arrête, tu ne sais plus ce que tu fais !

— Oh ! mais si, et tu vas voir ce que je fais, oui, tu vas le voir !

Tabur détendit le bras à la vitesse d’un crotale qui va frapper. Il s’en fallut d’une fraction de seconde et d’un millimètre que l’énorme tournevis n’empale Dalak contre la cloison d’acier.

— Tabur, mais tu es complètement fou ! Tu ne vas tout de même pas…

Dalak ne put en dire plus. De sa main libre, le colosse serrait son cou pour l’empêcher de gigoter et le poignarder plus facilement. Comme dans un rêve, Dalak vit la main et l’outil reculer pour prendre de l’élan.

Il sut qu’il ne lui restait qu’une petite seconde à vivre. Tué par un de ses propres hommes devenu fou sur une planète en folie… Les pupilles du colosse étaient contractées à leur paroxysme et on ne pouvait plus dire que Tabur eût encore un regard humain.

Tout à coup, le géant ouvrit la bouche sur un cri silencieux, se recroquevilla sur lui-même et s’abattit de tout son long.

Atterré, Dalak regarda le cadavre et le pulsator qu’il tenait encore au bout de son bras puis, comme dans un rêve, le remit dans la gaine de ceinture.

Alors il réalisa ce qu’il venait de faire et s’enfuit en courant.

Il descendit quatre à quatre l’immense escalier en spirale qui lui avait permis d’atteindre le sommet du cylindre d’habitation et déboucha le cœur battant la chamade dans les rues désertes.

Alors seulement il pensa à son transvox.

— Tsien, ici Dalak. Est-ce que vous m’entendez ?

Une minute d’angoisse.

— Tsien, ici Dalak, répondez !

Rien. Pas un son ne sortit du minuscule émetteur-récepteur de poignet. Dalak se mit à courir sous le soleil rouge.

Ses vêtements portaient de larges auréoles du sel de la transpiration lorsqu’il déboucha sur la place où il avait posé le spacemodule.

Tsien avait disparu. Il fit encore quelques pas en courant dans cette curieuse terre granuleuse et volcanique de Sygma XIII, impressionné par l’épais silence qui régnait dans la ruelle et la petite place.

Il comprit alors qu’il se passait quelque chose d’anormal et eut la prescience du danger. Où était Tsien ? Était-il devenu vraiment fou lui aussi, avait-il comme Tabur, comme Rahal, sombré dans la démence la plus meurtrière ? Mais dans ce cas où se trouvait Sonray ? Le géophysicien avait-il fui devant les menaces du radariste ?

Dalak s’immobilisa, tous les sens aux aguets. Rien ne bougeait, la place restait déserte. Juste au centre, sous le soleil écarlate de Sygma XIII, brillait le spacemodule, immobile sur ses skis. La bulle de mylar renvoyait en la déformant la perspective des rues de Sygma-Zentrum.

Près d’une rangée de curieux arbres bleus en forme de champignons, un translater avait été abandonné. Un autre, qui avait dû être atteint par un rayon laser, avait éventré une façade en la percutant de plein fouet.

Dalak réalisa qu’il ne devait à aucun prix faire un seul pas de plus. Le terrible rayon de la mort, en admettant que Tsien ait résolu de le tuer, pouvait surgir de partout.

Il interrogea du regard les fenêtres dont les vitres opaques renvoyaient les rayons du soleil oblique.

Non, pas une âme, pas un chat, pas un cri.

Se maudissant d’avoir eu la folie de confier le pulsator de Tabur à Tsien, il porta son transvox à ses lèvres :

— Tsien ! Sonray ! Où êtes-vous ?

Il attendit en vain une réponse.

— Tsien, Sonray, répondez. Ici Dalak. Je vous donne l’ordre de répondre.

Le silence.

À travers la bulle de mylar du spacemodule, Dalak essaya de voir si quelqu’un s’était installé aux commandes. Malheureusement, l’opacité de la verrière l’empêcha de voir quoi que ce soit. Les nerfs tendus à tout rompre il fit quelques pas en avant, s’attendant à voir le sol bouillonner sous ses pieds, vitrifié par le mortel jet de lumière cohérente.

Il avait un peu l’impression d’être un acteur de ces drôles de films sans relief qui se passaient dans un État appelé Texas, deux siècles plus tôt… De drôles de films où deux hommes (dont le coefficient intellectuel ne devait pas excéder 4) marchaient l’un vers l’autre pour s’assassiner mutuellement.

— Avance donc, charogne ! Mais avance ! Est-ce que tu ne vois pas que je vais te tuer ?

Dans le transvox, il reconnut la voix un peu aigre de Tsien et s’immobilisa net, réalisant tout à la fois que Tsien était en pleine crise, qu’il avait décidé de le tuer et qu’il était probablement encore hors de portée du pulsator. Soit deux cents mètres…

— Tsien, je t’en prie, calme-toi, c’est moi, Dalak, nous allons remonter dans l’hypernef et retourner sur Terre. Tu m’entends ? Nous allons quitter cet astéroïde du diable. Nous allons rentrer sur Terre.

— Je rentrerai sur Terre, moi. Mais moi tout seul. Est-ce que tu t’imagines que tu ne nous as pas assez fait souffrir, « commandant » Dalak ?

— Tsien, calme-toi… Où est Sonray ?

Le transvox lâcha un éclat de rire satanique, un rire aigu et qui n’en finissait pas de cascader.

— Tsien ! Qu’as-tu fait de Sonray ?

— Il se terre quelque part, le chien, mais j’aurai sa peau à lui aussi, sa sale peau noire. Lui aussi s’est moqué de moi dans l’hypernef, lui aussi voulait Lyanne, mais je l’aurai comme je t’aurai, « commandant » Dalak… Allez, viens vers moi, viens donc…

Dalak n’y tint plus et, d’un geste rageur, déconnecta le transvox. Au moins avait-il appris une chose : Sonray était toujours vivant. Mais pourquoi ne répondait-il pas à ses appels ? Pourquoi ne se manifestait-il pas ?

— Sonray ! hurla-t-il. Sonray, répondez !

Mais sa voix résonna seule sur la place éclatante de lumière écarlate.

Dalak sentit une goutte de sueur rouler sur l’arête de son nez et l’essuya d’un revers de manche. La soif qui le dévorait rendait ses lèvres collantes. Ce soleil rouge était impitoyable.

Et dire qu’il ne pouvait même pas appeler Lyanne. Il fallait lui dire qu’un drame horrible se jouait en ce moment même sur l’astéroïde. Il s’agissait d’une épidémie atroce ; tous ses compagnons devenaient fous les uns après les autres.

Dalak sentit soudain la colère l’empourprer et il dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas se mettre à hurler des insultes. Un bref instant il eut envie de courir droit devant lui, aiguillonné seulement par l’épouvantable désir de tuer Tsien.

La place se mit à tourbillonner devant ses yeux.

Dalak abaissa plusieurs fois les paupières, ses yeux le piquaient atrocement…

« Insolation. Je suis en train de prendre une insolation ! Je dois quitter cette place… À tout prix. Et vite ! » se dit-il.

Le spacemodule attira son attention. L’engin était là, immobile. Y embarquer n’était qu’une question de seconde : courir deux cents mètres de toutes ses forces, embarquer et déclencher l’élévation de la plate-forme magnétique. Une fois à l’intérieur, il ne risquait plus rien et le temper qui constituait le spacemodule était étudié pour supporter les très hautes températures provoquées par les rentrées en atmosphère. Un pulsator manuel ne pouvait en venir à bout. Et d’ailleurs il décollerait en moins de vingt secondes.

Cependant il comprit en même temps que Tsien, qui devait le guetter quelque part, d’une fenêtre ou d’une des épaves qui encombraient la place, n’attendait que ça pour le foudroyer en pleine course.

Dalak scruta encore une fois la place, presque avec désespoir, espérant de toute son âme que le radariste ferait un mouvement, une faute, un bruit.

En vain.

L’esprit survolté, il fit demi-tour, remontant la ruelle en tournant le dos au spacemodule. Curieusement il n’arrivait plus à coordonner ses pensées. Chaleur ? Fatigue ? Ou… mais non, c’était idiot, la folie ne le guettait pas lui aussi. La folie ne pouvait pas l’atteindre, lui, c’était impensable. Impensable.

Il s’arrêta net, l’esprit traversé par un éclair fulgurant. Pourquoi impensable ? Pourquoi les autres et pas lui ? Les dix mille colons et Rahal, Tabur et maintenant Tsien. Alors pourquoi pas lui ? Avec terreur il réalisa qu’après tout lui aussi devait être atteint comme ses compagnons simplement parce qu’il n’y avait aucune raison qu’il ne le soit pas. Pourquoi lui, Dalak, aurait-il échappé au lot commun ?

Brusquement, la pensée de Lyanne électrisa son cerveau avec une intensité qui confinait au délire. Lyanne était médecin, elle saurait le sauver, découvrir les causes de cette étrange maladie et enrayer celle-ci à temps. Il fallait à tout prix rejoindre l’hypernef avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’il ne sombre lui aussi dans le cauchemar commun. Il fallait faire vite.

Il se retourna encore une fois pour voir le spacemodule toujours immobile au centre de la place de Sygma-Zentrum. Y courir droit dessus confinait au suicide pur et simple.

D’abord repérer Tsien pour l’abattre. L’abattre ! Le mot le frappa comme un javelot de feu. Ainsi, sans s’en apercevoir, il avait accepté l’idée de devenir un assassin lui aussi…

Dalak haussa les épaules. Peu importait l’étrange mutation qui venait de s’opérer dans ses circonvolutions cérébrales, il s’agissait d’engager et de gagner une bataille contre la montre. Arriver à l’YC-IO avant que ne se manifeste la première crise en espérant que celle-ci ne se déclencherait pas pendant la mise sur orbite.

Et pour atteindre le spacemodule il fallait repérer Tsien. Pour repérer Tsien il fallait monter dans un des bâtiments qui enserraient la place pour pouvoir scruter celle-ci d’en haut.

Il s’engouffra aussitôt dans l’ombre d’une porte. La chaleur se fit un peu moins intense. Inquiet, Dalak s’aperçut qu’il frissonnait malgré la sueur épaisse qui collait à ses vêtements et qui inondait son visage. Les centrales d’énergie ayant sauté, l’obscurité la plus complète régnait dans le hall. Plus de plate-forme électromagnétique en état de fonctionner. Il dut prendre l’escalier de secours et, la tête et le ventre vides, peina pour gravir les marches.

Au quatrième étage, il eut un éblouissement et dut s’adosser quelques secondes au mur pour reprendre haleine.

C’est là qu’il entendit le bruit.

Il pinça les lèvres tandis qu’une onde de peur lui liquéfiait le cerveau. Il y avait quelque chose ou quelqu’un près de lui. Quelqu’un qui bougeait.

Il cessa de respirer et, au bout d’un instant, perçut de nouveau le raclement. Plus proche cette fois bien que dans le noir il fût impossible de déterminer avec précision la provenance du son. Cela ressemblait à s’y méprendre à ce bruit particulier que pouvaient produire les vêtements d’un homme rampant sur le sol ou glissant le long d’une des cloisons pour s’approcher de lui.

Le cœur au bord des lèvres, Dalak fit un pas de côté. Maintenant la chose était tout près. Se pouvait-il qu’il s’agisse de Tsien qui, voyant qu’il renonçait à tenter d’embarquer dans le spacemodule, l’avait suivi pour l’assassiner ici, au fond de ce couloir obscur ?

Le raclement cessa. Surpris par son changement de position, l’homme ne bronchait plus, cherchant à localiser le déplacement de celui qu’il voulait abattre. Dalak perçut la respiration légèrement sifflante et s’accroupit lentement.

Il orienta doucement le pulsator vers l’endroit d’où provenait cette respiration de gorge et appuya sur la détente. L’éclair bleuâtre de lumière cohérente vrilla l’obscurité et la cloison se vitrifia dans un pétillement d’incendie. Il y eut un cri aigu et l’homme qui rampait au sol se releva, les yeux exorbités par la terreur.

— Non, non ! implora-t-il. Je ne veux pas ! Non…

Trompé par le fait qu’il était à plat ventre au sol, Dalak avait tiré un poil trop haut. La direction se révélait bonne et si l’homme s’était trouvé debout, nul doute qu’il ne fût réduit à l’état de cadavre.

— Sonray ! s’exclama Dalak. Sonray ! Mais…

Le géophysicien détalait dans l’escalier, trop heureux d’avoir échappé à la mort.

— Sonray ! Sonray, remontez, c’est moi Dalak.

Les pas s’arrêtèrent et la grosse voix du géophysicien résonna sous la voûte.

— C’est bien vous, « commandant » ?

— Est-ce que vous ne reconnaissez pas ma voix ?

— Je… Eh bien, j’avais cru qu’il s’agissait de Tsien. Vous savez, il est devenu fou et a décidé de nous tuer, il tirait au pulsator sur tout ce qui brillait.

Le géophysicien reprit pied sur le palier.

— Quand vous êtes monté, j’étais caché dans l’escalier pour qu’il ne me trouve pas puis j’ai entendu un pas, j’ai pensé que c’était lui. Je n’ai pas bougé, vous êtes passé à côté de moi sans vous en rendre compte, je voulais vous laisser passer et vous attaquer par-derrière pour m’emparer du pulsator… J’étais sûr que c’était Tsien, grommela Sonray en matière d’excuse.

— Une erreur qui a bien failli vous coûter cher… Moi aussi j’étais sûr que c’était Tsien qui me poursuivait… Pourquoi n’avez-vous pas répondu quand je vous ai appelé au transvox ?

— Parce que vous n’auriez pas manqué de demander où je me trouvais et Tsien entend lui aussi tout le trafic. Je ne voulais pas qu’il sache où j’étais.

— Sonray, savez-vous que nous sommes en train de devenir fous nous aussi ?

— … Les caractères les plus stables émotionnellement sont les plus tardivement atteints peut-être simplement parce qu’ils sont plus résistants aux stimuli extérieurs.

— Il faut à tout prix rentrer à l’hypernef, Lyanne nous sauvera tous les deux. Il faut rentrer avant la première crise.

— Mais il y a Tsien. Tsien et le pulsator. Tabur pourrait peut-être…

— Tabur est mort.

— Tsien l’a tué ?

— Venez, j’ai une idée.

Précautionneusement, ils redescendirent jusqu’au niveau du sol. Tsien ne s’était pas manifesté. Il n’avait pas tenté de pénétrer dans le couloir à la suite de Dalak. Celui-ci courut résolument vers le spacemodule, atteignit un translater et se camoufla derrière. Sonray l’y rejoignit quelques secondes plus tard.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— Notre seule chance c’est de rejoindre le spacemodule et de nous y enfermer, fit-il en plissant des yeux sous la réverbération rouge pour tenter sans grande illusion d’apercevoir Tsien quelque part aux fenêtres des immeubles, et pour cela il faut découvrir Tsien. Donc l’amener à faire une faute. Sonray, vous allez courir en zigzaguant vers la navette spatiale. Tsien devra bien se manifester : il n’attend que ça. À ce moment, moi je l’abattrai… si je peux.

— Quoi ? La chèvre au piquet ? Mais…

— C’est un ordre ! Un ordre que je donne comme commandant de bord de l’YC-IO.

Dalak vrilla ses yeux dans ceux du géophysicien comme s’il avait voulu lui infuser toute sa volonté. Le regard du Noir suait la peur. Courir sur cette place déserte à la merci du terrible rayon laser semblait au-dessus de ses forces… Plusieurs fois il évalua, épouvanté, la distance qui le séparait de la navette spatiale puis secoua la tête.

— Sonray, gronda Dalak, nous sommes atteints comme Tsien, comme tous les autres. Il faut faire vite, c’est notre seule chance : si nous attendons trop, le premier qui aura sa crise se jettera sur l’autre.

Le regard du Noir tomba sur le pulsator que tenait Dalak et comprit que de toute façon ses chances étaient par trop inégales.

— C’est bon, j’y vais… Si je suis blessé…

— Fichez-le camp, Sonray ! hurla Dalak empourpré. Ne réfléchissez plus !

Le Noir se mit à courir en diagonale sur la place écrasée de lumière rouge. Un pas, deux, dix pas. Il prit sa vitesse, tenta une courbe, revint en ligne droite, commença des zigzags.

Le cœur cognant à tout rompre, Dalak scrutait la place silencieuse en dépit de ses yeux qui le piquaient atrocement.

Sonray avait parcouru environ la moitié du chemin qui le séparait du spacemodule lorsque le trait de feu zébra l’air derrière lui. La terre se mit à bouillonner quelques secondes. Dalak plissa les yeux. Tsien se dévoilait enfin : tapi au premier étage d’un cylindre d’habitation, il était resté dissimulé dans l’ombre de la pièce. Dans l’incroyable lumière rouge de Sygma XIII il avait été impossible de le détecter.

Dalak tira à son tour. Une fois, deux fois, trois fois, dix fois… Des plaques de zermium du revêtement isothermique se détachèrent de l’encadrement de la baie et virevoltèrent en fumant. L’incendie se déclara à la cinquième émission de pulsator et la pièce tout entière se mit à flamber. Une seconde il entendit Tsien vomir des imprécations à son adresse. Dalak pensa qu’il ne l’avait pas « eu » mais qu’il devait être obligé d’évacuer la pièce enfumée pour ne pas périr dans les flammes. C’était donc le moment.

Il démarra en trombe, tout droit, donnant tout ce qu’il avait dans le ventre.

À présent, le spacemodule n’était qu’à une centaine de mètres, mais la distance sur cette place déserte lui semblait considérable. Ses poumons menaçaient d’éclater lorsqu’il prit pied sur la plate-forme électromagnétique.

Le rire satanique de Tsien résonna dans son dos. À la même seconde, Dalak fut enlevé du sol et se retrouva dans le cockpit du spacemodule tandis que la plate-forme se verrouillait sous ses pieds. Dans un grondement de tonnerre, Sonray, déjà installé aux commandes, venait de déclencher le tonnerre des six tuyères orientables. Dalak n’eut que le temps de s’abattre sur le siège du copilote au moment où la navette spatiale décollait.

En baissant les yeux, les deux hommes virent Tsien surgir d’une porte et courir sur la place envahie de poussière. Il braqua son pulsator sur le spacemodule qui s’élevait de plus en plus vite. Une seconde Dalak sentit son sang se glacer dans ses veines. Le terrible rayon venait de zébrer l’atmosphère et avait heurté inutilement la demi-sphère de mylar.

Tsien ne fut bientôt plus qu’une minuscule silhouette désemparée sur la place du village mort. Les deux rescapés le perdirent de vue tandis que Sygma-Zentrum diminuait de volume pour n’être bientôt plus qu’une tache au point de convergence des anciennes routes d’exploitation.

— YC-IO, YC-IO, ici spacemodule, parlez.

— On l’a échappé belle, grogna Sonray de sa grosse voix.

— YC-IO, YC-IO, répondez, répéta Dalak.

Une ombre d’inquiétude voilà son visage. Que se passait-il ? Pourquoi l’hypernef ne répondait-elle pas ? Même si sa révolution orbitale l’avait amenée aux antipodes de l’astéroïde, les communications n’en étaient pas affectées. Du moins pas au point de rupture. Sygma XIII faisait le cinquième de la masse terrestre.

— YC-IO, YC-IO, parlez !… Mais réponds Lyanne, où es-tu ?

— J’espère qu’elle n’a pas fait de conneries ! pensa tout haut Sonray. Elle ne connaît pas grand-chose au pilotage manuel et même Tytia ne peut faire de miracle.

En effet, l’ordinateur de vol se bornait à élaborer les paramètres de trajectographie et rien d’autre. À moins que Lyanne n’ait reçu l’ordre de mettre l’hypernef en pilotage sur ordinateur et dans ce cas précis, c’était Tytia qui prenait les commandes. Or Tytia pouvait à tout instant recevoir des ordres de la Terre…

— Sonray, gémit Dalak, blanc comme un linge, vous ne pensez tout de même pas que l’hypernef a reçu l’ordre de quitter son orbite.

— Alors dans ce cas il ne nous reste qu’une seule solution, articula le géophysicien d’une voix changée.

— Laquelle ?

— Le suicide. Condamnés à errer dans l’espace d’une crise de folie à l’autre jusqu’à ce que mort s’ensuive.

— Taisez-vous, vous ne savez plus ce que vous dites ! Jamais Lyanne ne nous aurait abandonnés. Au moins elle nous aurait appelés.

— Peut-être l’a-t-elle fait ?…

Les deux hommes se consultèrent du regard : la vérité leur apparaissait maintenant dans toute son horreur : Lyanne avait reçu l’ordre de passer en pilotage sur ordinateur, elle avait désespérément appelé Dalak et ses compagnons mais il n’y avait plus personne dans le spacemodule pour intercepter ses appels angoissés. Alors peu à peu, l’hypernef, rappelée de la Terre, avait quitté son orbite et s’était enfoncée dans le cosmos galactique.

Dalak ferma et ouvrit son poing plusieurs fois avant de le cogner dans la paume de son autre main. Ses yeux ne quittaient pas l’écran vidéo totalement vide. Pourquoi Lyanne ne répondait-elle pas ?

Le spacemodule avait maintenant atteint sa vitesse de libération et l’immense horizon écarlate de Sygma XIII s’arrondissait à mesure que leur altitude augmentait. Sonray débrancha deux des quatre tuyères, l’attraction étant devenue presque nulle.

— Et au radar ? demanda Sonray.

Le radar ! Mais bien sûr, comment n’y avait-il pas pensé ?… Ainsi il saurait tout de suite si l’hypernef était encore là. Si le scope tridimensionnel restait vide, il connaîtrait le verdict qui scellait leur destin.

C’est avec hésitation que Dalak enclencha la touche du radar d’approche. À cet instant précis, la voix claire de Lyanne résonna dans tout le spacemodule. Claire et terriblement tendue.

— Dalak ! Dalak ! Réponds-moi… Mais réponds !

— Lyanne, hurla-t-il transfiguré, mais que se passe-t-il ? Pourquoi ne réponds-tu pas ? Où es-tu ?

— Dalak, cela fait des heures que je t’appelle. C’est atroce ce qu’on m’a dit, je dois rejoindre la Terre seule et ne plus chercher à reprendre contact avec toi… Dalak, c’est sûrement à cause de cette épidémie, ça doit avoir un rapport.

Le cosmonaute sentit le sang se retirer de son visage. Ainsi il ne s’était pas trompé : on les abandonnait carrément.

— Mais pourquoi ne répondais-tu pas ?

— J’étais occupée à saboter Tytia à l’arrière de l’hypernef, ils m’ont dit… Waxmann m’a donné l’ordre de passer sur autopilote de manière à ce que je puisse rester en liaison constante avec toi et retransmettre tout ce que tu dirais. Je ne me suis pas méfiée, c’est quand je suis retournée dans le compartiment navigation que j’ai vu Sygma XIII s’éloigner. Alors j’ai compris… Dalak, c’est atroce, qu’est-ce que je fais ? J’ai déconnecté les terminaux de l’ordinateur et Tytia ne répond plus aux ordres qui viennent de la Terre, mais maintenant ?

— Elle est à bout de nerfs, fit entendre Sonray avec justesse.

— Où es-tu, Lyanne ? Donne-moi la position de l’hypernef.

— À la dérive, j’ai déconnecté aussi le moteur photonique.

Dalak savait parfaitement que Lyanne, de par ses fonctions à bord, était capable d’exécuter un certain nombre d’opérations élémentaires de pilotage manuel. Toutefois, ses connaissances en cette matière ne pouvaient aller jusqu’à conduire une interception à son terme.

— Lyanne, mets en marche le D-56 et le répondeur automatique à l’avant, je vais recaler le spacemodule sur eux. Sonray… Ah ! voilà, c’est fait !

Les deux hommes virent au même instant tout l’écran radar de poursuite s’allumer et deux points y scintiller.

— Bigre, elle est diablement loin ! grogna Sonray.

— Faites-moi un calcul d’interception.

— Nous avons atteint l’orbite basse de l’hypernef.

— Oui, eh bien, vous pouvez la quitter, il n’y a plus rien pour nous y recueillir… Alors, ça donne quoi ?

— Deux heures trente minutes dix secondes de poursuite au traqueur.

— Deux heures ! Pourvu…

La voix de Dalak resta en suspens. Mais Sonray avait très bien compris ce qu’il voulait dire : pourvu que la première crise de démence ne les assaille pas d’ici là.

Maintenant, le spacemodule tournait résolument le dos à Sygma XIII qui n’apparaissait déjà plus que comme une immense boule suspendue dans le néant et éclairée d’une venimeuse lumière rouge.

— On devrait l’appeler Démonia, soliloqua Dalak, Démonia, un nom qui lui irait à ravir… Deux heures de poursuite !

Dalak soupira et enclencha une touche.

— Lyanne, tu m’entends ? s’enquit-il.

Le visage de la jeune femme ravagé par l’inquiétude se dessinait peu à peu sur la vidéo :

— Lyanne, il nous faut deux heures. Deux heures pour l’interception.

— J’ai eu si peur.

— Lyanne, tu es médecin, tu es notre seule chance, il faut que tu trouves les origines de cette maladie, de cette terrifiante maladie qui nous pousse à nous entre-tuer… Si je viens c’est parce que je sais que tu vas nous sauver, Sonray et moi.

— Sonray et toi ? Mais, les autres…

— Nous ne sommes plus que deux maintenant, avoua-t-il en se frottant les yeux qui le piquaient atrocement. Deux : Sonray et moi. C’est Sonray qui pilote en ce moment.

— Dalak, je t’attends… Je vous attends, je vous sauverai et ensemble nous rentrerons sur Terre, tout ce cauchemar sera fini…

Dalak soupira et coupa l’émission. Il se sentait épuisé et cette étrange sueur coulait toujours à larges gouttes dans son cou.

— Commandant, murmura Sonray, je crois que nous devrions jeter le pulsator qui nous reste par le sas d’évacuation… Et puis nous bourrer de tranquillisant… C’est long deux heures, vous savez.

— Deux heures… Une éternité…