CHAPITRE PREMIER

Loan fronça les sourcils lorsqu’il vit apparaître un « spot » aussi mystérieux qu’inattendu dans le scope du vidéo du module de liaison.

Normalement le plan de vol assurait qu’il n’y avait personne dans l’espace entre la nébuleuse de l’Aigle et Sygma XIII. Personne à part quelques poussières cosmiques en nombre infinitésimal, des balises intergalactiques et des répondeurs automatiques destinés au transit des véhicules spatiaux.

Pourtant, ainsi que l’attestait le radar tridimensionnel, le véhicule fonçait selon une courbe elliptique cohérente après avoir surgi de l’horizon de la planète de colonisation Sygma XIII.

Tout cela était étrange. Loan poussa un jack d’interphone et appela Zvor, son coéquipier qui était à la fois radionavigateur de la YB-4, le radariste et l’homme chargé du calculateur Iris-4.

Zvor se reposait dans son filet d’apesanteur lorsque son subconscient enregistra l’appel de Loan. Il se leva, enfila ses chaussures de gravité et fit jouer le sas de la cabine de commande (on n’appelait plus ça la cabine de pilotage, pilotage étant le terme réservé à la conduite des véhicules qui se traînaient à moins de vingt mille mètres au-dessus du sol de la Terre et qui étaient réservés exclusivement au transport des passagers d’un continent à l’autre). Du reste, ici, depuis l’année 2050, ce n’était plus un humain qui pilotait les véhicules spatiaux mais un ordinateur et c’était pourquoi le pilote était devenu un « commandant ». Par le fait même que lui seul asservissait l’ordinateur.

Loan tourna la tête dès qu’il perçut le son feutré de l’écoutille magnétique qui s’effaçait pour laisser le passage à Zvor.

— Regarde le capteur. On dirait une sonde automatique de Sygma XIII.

Zvor se pencha sur l’écran fluorescent et l’étudia un moment.

— Que dit l’ordinateur ? As-tu calculé les paramètres de sa trajectoire ?

— Il dit que si nous ne changeons pas de route, nous entrerons en collision dans douze minutes trente secondes et quelques poussières, expliqua Loan d’un air rigolard.

S’intercepter en plein espace, cela faisait partie des histoires farfelues que l’on se transmettait dans les écoles de cosmonautes d’une promotion à l’autre. C’était tellement impensable.

Zvor consulta encore l’écran verdâtre puis finalement éteignit celui-ci d’une chiquenaude.

— Tout cela est idiot : il va dévier sa courbe. Il nous a repérés comme nous.

Loan hocha la tête d’un air peu convaincu.

— Qui nous a repérés ? Tu oublies que c’est une sonde automatique, au-to-ma-ti-que. Est-ce que tu vois ce que ça veut dire ? C’est un boulet aveugle lancé dans l’espace à plus de deux cents kilomètres-seconde et qui fonce droit devant lui comme une torpille.

Zvor pinça les lèvres, ce qui accusa un peu plus encore son profil naturellement busqué.

— Alors il nous faudra nous dérouter.

— Exact. Étonnante, cette sonde ! Qu’est-ce qu’elle fiche ici ?

— Je vais voir le tracé de vol spatial dans le secteur quatre. Après tout une erreur s’est peut-être glissée à l’échelon des calculs de données sur un des programmateurs secondaires au premier niveau terrestre. Si je me rappelle bien des cours : une pareille erreur avait failli provoquer une catastrophe sur une des hypernefs de la Confédération à l’époque de la colonisation des satellites.

— Oui, grommela Loan sans y faire attention. C’était en 1995, presque un siècle.

Presque un siècle. Les mots frappèrent durement l’esprit de Zvor. Il y avait quelque chose qui le choquait dans ce chiffre. Pourquoi un siècle ? Sans doute était-ce l’énormité du chiffre, l’impensable probabilité qui l’avait étonné ? Un siècle ! Et il fallait que tous les paramètres se renouvellent seulement un siècle plus tard… Avec eux… Non, c’était impossible.

En l’an 2000 bien sûr, on en était encore aux premiers balbutiements de la navigation interstellaire et les Terriens avaient bien trop de difficultés à arracher leurs fusées artisanales à l’attraction de la Terre avec les moteurs dont ils disposaient pour s’occuper de « navigation » et « d’orbite de transfert. »

— C’est tout de même curieux, jugea Zvor. Et que dit l’ordinateur ?

— Les paramètres restent inchangés. Regarde le scope.

Zvor passa dans le compartiment « navigation » et connecta l’ordinateur. Quand celui-ci eut assimilé les différents paramètres de la trajectoire de la sonde, il ronronna une brève seconde et recracha une fiche dont Zvor s’empara avec un petit rien de nervosité.

Il y jeta les yeux puis revint dans ta cabine de commande.

— Loan, tu sais ce qu’il dit le « frangin » ? Collision dans huit minutes douze secondes et des broutilles.

— Alors ? grimaça Loan.

— Alors je dis que ce n’est pas la peine de prendre de risques : il faut modifier la trajectoire.

Loan contempla par l’immense dôme vitré l’espace interstellaire qui scintillait de tous ses feux. Tout cela était à la fois brutal et troublant. Cette sonde que personne ne pouvait identifier se trouvait soudain sur la trajectoire de leur spacemodule comme si elle surgissait de l’inconnu. Comme si en cette année 2092 il y avait encore de l’inconnu dans la galaxie ? Alors que le moindre météorite avait été disséqué, catalogué depuis belle lurette : du plus modeste aux plus importants !

— Allons-y, décida-t-il. Manœuvre de dérobement latéral. On diminue la vitesse ou on fait varier le cap ?

L’YB-4 fonçait à la vitesse banale de vingt-cinq kilomètres à la seconde. La moindre correction de trajectoire entraînait donc une variation du plan de vol de grande amplitude. Il faudrait ensuite corriger à nouveau et en sens inverse.

Loan n’était pas pour cette solution qui allongeait encore son voyage, d’autant plus que cette mission de routine paraissait ne jamais devoir finir et qu’il était impatient de rentrer à Terre pour retrouver Oona, la femme qu’il avait choisie. Car Loan était amoureux et Oona attendait un enfant de lui. Au terme de cette interminable patrouille de routine où il avait été prendre des prélèvements gazeux en hypogée autour d’Alpha 3, une planète de Mercure. Mission banale et monotone à mourir et qui avait pourtant duré soixante-quatre interminables jours. Il n’avait plus qu’une hâte : entrer dans l’orbite terrestre, sauter dans une des navettes de transfert et filer au plus vite rejoindre Oona. Oona et son ventre rond, Oona et son sourire, Oona et ses traits merveilleusement fatigués qui attestaient du mal qu’elle se donnait pour lui offrir un fils. Oona qu’il aimait à la folie.

— Variation de trajectoire de trois degrés trente minutes, disposition d’alerte. Veille aux propulseurs et aux Verniers. Commutateur sur ordinateur branché sur servocouple, Vernier sur les auxiliaires.

Les deux cosmonautes s’assirent dans leurs profonds fauteuils de mousse disposés pour leur permettre de supporter le maximum de pesanteur.

Une lumière rouge clignota au tableau de bord. Presque aussitôt ils sentirent une incroyable force centrifuge leur tirer les traits du visage ; leurs membres parurent peser dix tonnes d’un coup et ils eurent l’impression que leurs yeux allaient s’échapper de leur orbite.

Tout cela ne dura qu’une dizaine de secondes et cessa lorsque l’YB-4 eut achevé son changement de trajectoire. Dame ! On ne varie pas une course à vingt-cinq kilomètres-seconde de la même façon qu’on tourne autour d’un pâté d’immeubles !

Loan se releva et soupira :

— Ouf ! J’en ai marre, marre, marre ! Tourner en rond dans cette cage pendant soixante jours, même à la pire époque de l’humanité, on ne pouvait imaginer pareil supplice.

Ce en quoi il se trompait lourdement, l’esprit des hommes disposant d’une imagination débordante quand il s’agit de trucider le voisin.

— Tout le monde n’est pas amoureux, plaisanta Zvor. Allons, tu n’as plus que la bagatelle de soixante-cinq heures à souffrir avant de…

Il se tut si brusquement que Loan, qui s’étirait dans un coin du compartiment de commande, tourna la tête vers lui.

La figure de Zvor avait viré au brun cendré et, pour qui connaissait son teint recuit par les rayons UV, il y avait là quelque chose d’anormal. C’est d’une voix altérée qu’il appela son compagnon.

— Loan ! Bon sang, Loan, regarde ça !

Tous deux se penchèrent sur le scope du radar. La sonde orbitale qui fonçait « comme une torpille » dans l’espace, selon l’expression de Zvor, venait d’infléchir sa trajectoire, elle aussi.

— Vérification des paramètres, aboya Loan. C’est impossible, voyons.

Il connecta le synthétiseur et poussa les réglettes d’analyse sur le spot lumineux qui apparaissait avec une sorte de lumière maléfique maintenant sur le radar du spacemodule. Une carte fut subitement éjectée du synthétiseur. Loan s’en saisit et l’injecta dans l’ordinateur de bord. Celui-ci ronronna une brève seconde et l’écran fluorescent se teinta de lettres de feu.

Collision trois minutes sept secondes 0004.

— Zvor ! s’écria Loan atterré. La balise fonce sur nous !

— Quoi ? Mais c’est impossible !

— Je te dis qu’elle fonce sur nous. Elle a reçu l’ordre de foncer sur nous.

— Loan, je refais une analyse complète des paramètres.

— Trop tard, il reste trois minutes. Variation immédiate de la vitesse et du cap, décida Loan en plongeant sur son fauteuil spécial anti-gravité.

La manœuvre était brutale et les deux hommes eurent la sensation que leur cœur s’arrêtait de pomper le sang dans leurs artères. Leur tête était devenue si lourde qu’ils eurent l’infernale impression que leur cerveau allait éclater.

Lorsque tout redevint normal, Loan consulta de nouveau le synthétiseur. Cette fois le spacemodule avait ralenti de trois kilomètres-seconde, ce qui était énorme, et il avait également modifié son cap de retour de cinq degrés. De quoi tuer un bœuf tant la manœuvre avait été violente.

Les oreilles encore bourdonnantes, Loan consulta le synthétiseur, récupéra la carte plastifiée percée d’encoches et l’insera dans l’ordinateur.

Il poussa un cri bref.

— Zvor ! C’est pas vrai. Regarde !

Effarés, tous deux écarquillèrent les yeux en voyant ce qui venait de s’allumer dans l’écran de télévidéo : Collision douze secondes 09.

Aussi incroyable que cela ait pu paraître, la « sonde » spatiale venait encore de faire varier sa trajectoire. Et cela pour la seconde fois.

Zvor vira vers son camarade un visage exsangue.

— Loan, Loan. Mais c’est impossible, il faut… Nous devons…

— Il se passe quelque chose… Tout se passe comme si nous l’attirions.

— Il faut appeler la Terre.

— Plus le temps. Coupe les propulseurs, les Verniers en rétro. Procédure d’urgence. Enclenche le signal d’alarme interstellaire.

Les deux hommes s’affairèrent frénétiquement sur leur planche de bord.

Brutalement, éclairée de biais par le soleil qui semblait énorme dans ce secteur de la galaxie, surgit la sonde. C’était une grande sphère de métal destinée à servir de centrale de télémesure et de laboratoire d’analyse spectrale ainsi que de signal d’alerte en cas de météorites. Cela n’avait rien d’un satellite militaire en forme de requin. Pourtant elle se dirigeait à une vitesse hallucinante droit sur l’YB-4.

— Loan, la voilà ! La voilà ! Elle va nous percuter. Elle vient. Elle…

D’un geste désespéré, Loan enclencha les rétrofusées Vernier et le cosmocruider parut rencontrer un mur invisible dans l’espace, comme s’il était entré de plein fouet dans un filet électromagnétique.

Alors, à leur stupéfaction, la sphère s’inclina légèrement et se mit à grossir démesurément. Devant les yeux des deux pilotes le vidéo de l’ordinateur inscrivait en lettres de feu : Collision quatre secondes.

— Loan ! Loan ! ne cessait de hurler Zvor.

Loan comprit que quelqu’un dirigeait la sonde automatique sur eux dans le but de les tuer. Il enclencha le jack d’émission sur la longueur d’onde interspatiale de détresse. Simultanément, tous les répondeurs devaient se mettre à hululer sur les balises de l’espace et les stations planétaires.

— Ici YB-4, nous allons être…

Mais Loan n’eut pas le temps d’en dire plus : un embrasement de fin de monde, la sonde venait de percuter le spacemodule qu’elle avait littéralement désintégré sous le choc. Des deux appareils ne restaient plus maintenant que des atomes qui allaient se mêler à la poussière cosmique et errer de toute éternité dans la voie lactée.

Bien sûr, une collision à plus de vingt-cinq kilomètres à la seconde !

* *
*

Dans l’énorme centre de contrôle de Baïkonour, en Sibérie orientale, cette étrange ville uniquement spécialisée dans l’étude du cosmos, un technicien appuya sur un commutateur et approcha ses lèvres d’un micro pour demander :

— Technique-vol 624 secteur Sygma XIII ; est-ce que quelqu’un a des informations ?

Il attendit quelques secondes et l’écran du vidéo se colora soudain. Le visage d’une jeune femme venait d’apparaître. Elle parlait russe avec un accent américain assez prononcé, ce qui n’avait rien de surprenant pour le technicien en cette année 2092. Après le grand chambardement de l’année 2050 qui avait vu les habitants de la Terre mettre tout le produit de leur intelligence à se massacrer, tous avaient fini par comprendre devant les immenses holocaustes que la survie de l’Espèce elle-même était en danger. Alors il n’y avait eu ni vainqueur ni vaincu ; il y avait seulement la moitié des êtres vivants irradiés. Devant les ravages causés par les isotopes radioactifs qui empoisonnaient le sol, les rivières et jusqu’aux nuages, chacun avait compris qu’il n’était plus temps de jouer les conquérants mais qu’il fallait plutôt s’unir pour essayer de survivre.

Ainsi avait commencé la période dite de « l’espoir », et de l’espoir il n’en restait plus guère. Chacun savait que des millions d’êtres allaient encore mourir victimes du strontium radioactif vomi par les missiles dont les deux surpuissances avaient généreusement saupoudré la planète.

La période dite « de l’espoir » avait duré vingt-cinq ans : presque une génération et très tôt il était devenu clair que le système des nations tirant chacune la couverture à soi était synonyme de destruction à plus ou moins brève échéance. D’autant plus que des régions entières ayant reçu une assez forte concentration de bombes à hydrogène étaient condamnées pendant des siècles par la présence d’isotopes empoisonnés.

Alors la Grande Fédération avait été créée et des lois d’exception avaient été dictées : il s’agissait de sauver ce qui pouvait encore l’être et pour commencer d’essayer de nourrir les rescapés.

Trente ans plus tard, après l’époque des grandes famines qu’un contrôle des naissances absolument draconien n’avait même pas pu enrayer, il était apparu clairement que la planète Terre ne suffirait jamais plus avec ses océans empoisonnés, ses nuages radioactifs et ses ceintures de Van Allen de plus en plus ionisées, à nourrir ses habitants.

Donc tout naturellement le Conseil des Sages qui présidait au destin des humains depuis qu’avaient été abolies les notions de patrie, de langue et de race, avait décidé de se tourner vers la technologie de pointe : elle devait maintenant sauver ses anciennes victimes.

De nouvelles fusées s’étaient mises en orbite dans l’espace, de nouvelles sondes comme les antiques explorers ou pionneers étaient parties étudier la galaxie jusqu’à ses confins les plus reculés. La population de la planète était tombée à moins d’un milliard. La famine sévissait partout et de vastes zones avaient été interdites par des patrouilles armées qui empêchaient les affamés de se rendre par exemple dans l’ancienne Ukraine dont les blés étaient empoisonnés pour encore deux siècles. Plus question de pêcher dans les océans pollués par Tés déchets radioactifs de tous les sous-marins. Le cheptel lui-même n’avait pas été épargné. Toute notion de propriété avait été abolie, chacun ayant besoin de tous.

C’est vers l’an deux mille soixante-dix que le moteur photonique avait été mis au point. Il se trouvait depuis longtemps déjà en gestation dans les cartons des chercheurs mais, comme il n’était d’aucune application militaire, il n’avait suscité aucun intérêt chez les anciens dirigeants. Il avait fallu le massacre et la mort lente d’un peu plus d’un milliard d’hommes, de femmes et d’enfants pour que ce moteur qui tirait sa propre énergie du cosmos soit exhumé de la poussière des archives.

Dix ans plus tard les hypernefs – ainsi appelait-on les vaisseaux cargos ou les vaisseaux laboratoires – sillonnaient la galaxie. Les navettes qu’elles emmenaient dans leurs flancs permettaient aux équipages de débarquer sur les différentes planètes du système solaire.

Le Conseil des Anciens avait vite acquis la certitude que le genre humain était seul et unique. Le miracle de la vie n’avait toujours pas été élucidé. Par contre, plusieurs planètes avaient été exploitées soit pour leur minerai, soit pour certaines substances que l’on ne trouvait plus qu’à l’état de traces sur Terre, d’autres où la vie était possible avaient été littéralement colonisées.

Il en existait cinq dans la galaxie.

L’une d’elles, située près de Procyon, s’appelait Sygma XIII. Sygma XIII, un minuscule astéroïde, grand comme un dixième de la lune en volume, avait une atmosphère très pauvre en oxygène. En vingt ans, par synthèse, on était parvenu à recréer une atmosphère respirable.

Sygma XIII était devenu le grenier de la terre. Une autre, Orion XV était peuplée de millions de bovins.

Dans une noria ininterrompue, d’immenses hyper-nefs photoniques sillonnaient l’espace, maintenant aussi bien balisé qu’une autoroute terrestre, et apportaient aux descendants des rescapés du Grand Massacre de quoi survivre jusqu’à ce que les océans soient devenus autre chose que des égouts, en attendant que la radioactivité des continents soit redescendue au-dessous du seuil létal.

À Baïkonour, le technicien insista :

— Ici Central traquage, avez-vous des informations sur la balise RC-28 ?

La jeune femme consulta un immense fichier électronique.

— Elle est en orbite polaire autour de l’astéroïde Sygma XIII et sert à la navigation d’approche pour les orbites de parking des hypernefs en cours de chargement.

— Est-elle en état de fonctionner ?

La jeune femme passa une langue rose sur ses lèvres finement dessinées et fronça légèrement les sourcils.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— On aurait dit qu’elle avait modifié sa trajectoire, ensuite elle n’a plus émis le moindre signal.

— J’appelle Lagonar.

Quelques instants plus tard, le vidéo se teinta de nouveau et le visage d’un homme se matérialisa graduellement.

— Ici centre de Lagonar. Effectivement la radio-balise-laser RC-28 a cessé d’émettre.

— Curieux. Il faut diriger sur elle une équipe de techniciens. Nous avons douze hypernefs en transit. Ça ne peut attendre…

— Bien pris, j’appelle les Appalaches, ce sont eux qui se chargent du trafic de dépannage.

L’écran s’éteignit de nouveau.

* *
*

À des milliers de kilomètres de là, sous l’immense dôme bleuté de la coupole antiradioactive qui recouvrait la salle de navigation interspatiale, un transmetteur venait de sauter. Un voyant lumineux s’était soudain mis à clignoter d’une manière venimeuse, ce qui indiquait qu’une hypernef allait émettre sur la fréquence de détresse.

Il enclencha une touche et plusieurs magnétophones se mirent à tourner. Soudain une voix affolée s’éleva :

— Ici YB-4, nous allons être…

Ce fut tout. La voix déformée par l’épouvante se cassa net. Pensif, Gabz, le transmetteur, considéra les bobines qui tournaient maintenant inutilement puis appela plusieurs fois :

— Cosmocruider YB-4, je vous reçois. Cosmocruider YB-4, je vous reçois, m’entendez-vous ?

En pure perte.

Alors, il déclencha la procédure d’urgence.

La salle de navigation se transforma sans transition en une sorte de ruche bourdonnante. L’alerte se propagea en quelques secondes.

Il arrivait rarement qu’une hypernef soit en difficulté et il était inhabituel que des hommes perdent la vie au cours d’un transfert dans l’espace. Tout était tenté pour sauver l’équipage en détresse. Maintenant en 2092, chaque survivant des générations disparues avait réussi à ancrer dans le cerveau de ses enfants l’idée que le prix d’une vie était inestimable. Chaque rescapé du Grand Massacre mettait à présent autant d’acharnement, autant d’intelligence, autant d’énergie à sauver l’un des leurs que leurs arrière-grands-parents en avaient mis à en tuer.

Quelques minutes plus tard le visage d’un responsable soviétique apparut sur l’écran automatique. En 2092, « soviétique » ne voulait plus dire grand-chose : uniquement un concept de lieu géographique car les nations n’existaient plus.

— La sonde RC-28 en orbite sur Sygma XIII vient de cesser de fonctionner. Avez-vous des informations ?

Le technicien qui, au fin fond de son abri antiradioactif des Appalaches scrutait l’écran, serra les mâchoires. Une idée atroce venait d’effleurer son esprit. Se pouvait-il que… Mais non, c’était hautement impensable… Une collision dans l’espace ?

Les calculs de probabilités, en quelque sens qu’on les triture, donnaient une probabilité égale à 10 puissance moins douze et descendaient rarement en dessous.

En effet, qu’était-ce cent cinquante mille ou même dix mille hypernefs circulant dans le cosmos ?

— Précisez l’heure, Lagonar, lança un technicien.

— Deux heures vingt-trois minutes trente secondes en temps universel, dicta la voix rugueuse du technicien de Lagonar.

Brusquement, l’homme refit défiler la bande d’un des magnétophones en sens inverse puis écouta de nouveau l’appel.

— Ici YB-4, nous allons être…

Il stoppa la bande et en déduisit l’heure d’après les tops sonores : deux heures vingt-trois minutes et trente secondes très exactement…

L’homme tourna vers ses compagnons un visage assombri.

— Aussi inconcevable que cela puisse paraître tout se passe comme si le cosmocruider avait percuté la balise.

Il y eut quelques protestations sous la voûte translucide puis le brouhaha cessa.

— La sonde a cessé d’émettre et le cosmocruider a appelé au secours exactement en même temps.

— Que disait le message ?

— Il a été tronqué. Écoutez.

Pour la troisième fois le technicien refit défiler la bande.

La voix affolée emplit la salle de contrôle :

— Ici YB-4, nous allons être…

La voix se brisa net. Un pesant silence s’abattit comme une chape de plomb sur la salle de contrôle.

— Mais enfin, ça n’arrive jamais ! Les cosmocruiders sont les navettes les mieux étudiées au point de vue manœuvrabilité, elles peuvent faire varier quasi instantanément leur cap et leur vitesse, s’insurgea un vieil homme qui regardait le Russe dont le visage était toujours sur l’écran de la vidéo.

— Procédure d’urgence, appel en continu sur la fréquence de détresse, décida le technicien. Appelez Waxmann.

Bob Waxmann n’était pas ce que l’on aurait pu appeler autrefois le chef de centre, mais le grand maître absolu de la portion d’espace comprise entre Terre et Procyon.

C’était un athlète aux cheveux et à la barbe d’un noir bleuté qu’une formidable puissance de travail et d’assimilation ainsi qu’un amour forcené pour l’espèce humaine avaient amené jusqu’à ce poste. Il avait soixante ans et était donc à peu près vers le milieu de sa vie. Une passion sans borne pour tout ce qui touchait à l’espace avait fait de lui un « chef de secteur » comme on les appelait et pas de n’importe quel secteur : celui par où transitaient toutes les hypernefs qui dans une noria sans fin apportaient les milliers de tonnes de céréales de Sygma XIII.

Il consulta la table de trafic dès qu’il fut au courant du drame que pressentaient à la fois Lagonar, les Appalaches et Baïkonour, réfléchit un moment puis poussa un bouton. Le visage d’une jeune fille se matérialisa sur la console des informations.

— Elya, qu’est-ce que nous avons au plus près de Sygma XIII maintenant ?

Avant qu’elle ait ouvert la bouche pour répondre, une sonnerie stridula sous le globe transparent.

D’un seul coup, toute la salle fut littéralement pétrifiée. Cette sonnerie correspondait à l’état d’alerte générale numéro I, celle qui ne se déclenchait que lorsqu’un danger inconnu ou pressant apparaissait soit au niveau des synthétiseurs d’ordres soit à celui des ordinateurs.

— Ici Appalaches, contrôle cosmos YC, j’écoute.

— Ici central England, toutes les communications avec l’astéroïde de colonisation Sygma XIII viennent d’être interrompues. Un message en cours de transcription sur Iris 24 a été coupé net.

— Que disait ce message ?

— C’est indéchiffrable. Des mots sans suite.

— Des mots sans suite ?

— Je vous le passe ?

— Syg, appela Waxmann. Mettez sur réception.

L’homme enclencha de nouveau les magnétophones. Quelques instants plus tard, la voix déformée par l’espace et les parasites des quasars leur parvint. On aurait dit que l’homme haletait.

— Ils sont tous là ! Ils descendent du ciel… Des charognes ! Que la mort les emporte !… Habitants de la Terre, vous ne méritez que… Le poison est pour vous… pour vous tous, bandes de rats puants.

Le message s’interrompit. Dans le vidéo, l’Anglais annonça avec un flegme ancestral :

— Fin de transmission.

Le silence revint dans la salle. Cette fois avec une nuance d’inquiétude.

Waxmann se pencha de nouveau sur la console où se visualisaient tous les va-et-vient de ravitaillement entre Sygma XIII et la Terre.

Tous les visages étaient levés vers lui et personne ne bougeait plus, dans l’attente de ses ordres. Lui seul avait autorité sur cette portion du cosmos.

Il resta un long moment pensif, à demi penché sur l’immense carte du ciel et se mordillant la lèvre inférieure, puis hocha doucement la tête au bout d’un temps de silence qui parut une éternité.

— Il vient de se passer quelque chose au central de transmission de Sygma XIII, fit-il en regardant le visage de l’Anglais sur l’écran. Je prends l’affaire à mon compte. Merci.

L’écran s’assombrit, vira au violet puis au noir opaque.

— Attention à tous : je veux une communication en priorité « emergency » avec le Conseil des Sages à la salle basse et par vidéo.

Le Conseil des Sages siégeait en permanence à l’île de Madagascar, zone qui avait été à peu près épargnée par le mortel écheveau des nuages radioactifs qui avaient semé leurs isotopes criminels et empoisonné trois générations successives. Là, siégeait le Conseil des Sages dans une ville entièrement bâtie sous bulle à cause des radiations ionisantes des ceintures de Van Allen que les explosions thermonucléaires avaient considérablement activées.

Waxmann se tourna vers un immense Noir musclé comme un taureau.

— Bor, qu’est-ce que nous avons actuellement à proximité de Sygma XIII ? s’informa-t-il.

— Ce n’est pas de chance : le convoi des treize est reparti hier avec les céréales. Il ne reste que l’hyper-nef YC-10 qui, sous réserve d’être déroutée à temps, pourrait passer à moins de quatorze heures de Sygma XIII. Il y a également une vingtaine d’hyper-nefs et trois spacemodules de surveillance qui sont échelonnés entre la Terre et Sygma mais aucun n’est à moins de trois jours.

— Qui commande YC-10 ? interrogea Waxmann d’une voix coupante. Demandez au fichier Télémétrie. Calculez… Non, attendez… Si l’hypernef était immédiatement déroutée, à combien serait-elle de sa mise en orbite autour de Sygma XIII ?

Un ordinateur se mit à produire une sorte de bruit d’abeilles, compilant tous les éléments de la trajectoire de l’hypernef, sa capacité d’accélération maximum et la position relative de l’astéroïde Sygma XIII dans sa trajectoire cosmique.

Parvenue du fond de la salle de programmation, la réponse fusa au bout d’un instant :

— Six heures trente secondes 09.

Six heures ! Tout le monde avait l’impression que quelque horrible drame se jouait actuellement sur Sygma XIII ainsi qu’en attestait l’inconcevable événement qu’était la rencontre d’une sonde automatique et d’un vaisseau spatial en plein cosmos. L’appel au secours lancé par cet équipage, qui maintenant devait être désintégré, et ce message absolument délirant qui avait précédé de peu le silence absolu de la planète de colonisation Sygma XIII ne faisaient que renforcer ce pressentiment.

Waxmann réfléchit. C’était un homme d’une étonnante capacité de concentration. Un instant il parut littéralement absent, comme s’il s’était transporté jusqu’aux confins de l’univers sur Sygma XIII, la planète où « il ne se passait jamais rien ». Sa voix tomba enfin, froide comme le marbre, dans l’immense salle où chacun restait suspendu à ses lèvres.

— Cap de poursuite pour cette hypernef et mettez-moi en contact avec le Praesidium du Conseil des Sages.