CHAPITRE II
Looman entendit un des buzzers se mettre à vibrer près de son oreille. Il se leva de sa couchette et se frotta les yeux.
Le petit œil vert qui clignotait sur la planche d’alerte n’était pas dans le secteur assigné à l’intercom. Il ne pouvait donc s’agir que d’une communication avec l’extérieur.
Looman frotta ses gros yeux de myope, bâilla à s’en décrocher la mâchoire, plongea son regard sur la grande coursive centrale et se rappela que l’hypernef se trouvait maintenant en pilotage automatique depuis quinze heures. Le véhicule spatial était vide. Dalak, le commandant de bord, Lyanne, la doctoresse, Tsien, le radariste, Sonray, le géophysicien noir, devaient dormir à poings fermés.
Et du reste cette mission passée durant quatre-vingt-quatre jours aux confins de la galaxie à réactiver les balises de navigation sur lesquelles se recalaient tous les astronefs en transit, ces balises dont il fallait tous les cinq ans changer le cœur radioactif pour qu’elles puissent continuer à émettre leurs signaux n’avait rien eu de bien folichon. La manœuvre était des plus classiques, s’approcher d’une des balises, décélérer jusqu’à l’arrêt complet, prendre le spacemodule de liaison et s’en approcher. De là, sortir en scaphandre et changer la minuscule boîte blindée qui contenait le cœur radioactif.
Looman atteignit en bâillant la cabine de télécommunication et eut l’intense surprise de reconnaître le visage en lame de couteau de Waxmann en personne sur l’écran du vidéo. Looman n’avait vu le responsable de la station des Appalaches qu’une seule fois au cours de sa carrière de cosmonaute mais il savait que cet homme, ancien cosmonaute lui-même, présidait aux destinées de tout ce qui transitait dans ce coin-ci de la galaxie.
— YC-IO. Navigateur Looman, j’écoute.
Sur l’écran fluorescent, le visage rendu tout de même un peu trouble par la distance s’anima confusément.
— Ici Appalaches control. Je compte vous dérouter. Les nouveaux paramètres de vol sont contenus dans le fichier. Bobine RTZ.
— Nous dérouter ?
Looman en avait cillé d’étonnement.
Waxmann éluda la question et c’est d’un ton sévère qu’il ajouta :
— Appelez-moi votre chef de bord. Tout le reste est confidentiel.
Looman eut un tic. Tout cela ne lui plaisait guère. Sans compter que tout l’équipage commençait à être fatigué par quatre-vingt-quatre jours de claustration en pesanteur artificielle. On a beau subir un entraînement scientifiquement adapté et des tests à n’en plus finir, un homme restait toujours un homme, tout cosmonaute qu’il était.
— Tout de suite.
Dalak sommeillait tout à l’avant de l’hypernef. Il regardait, sans le voir, se dérouler l’infini du cosmos. Rien ne bougeait bien que la vitesse fût effarante. Parfois, au bout d’un certain temps, il s’apercevait qu’une planète avait changé de position, qu’elle paraissait s’être déplacée de quelques degrés ; c’était tout ce qui prouvait que l’hypernef avait encore avancé de quelques milliers de kilomètres.
La beauté du cosmos était prodigieuse mais c’était aussi la beauté du diable. Il suffisait qu’une micrométéorite vienne percer le dôme de mylar de la bulle transparente de la cabine de commande pour qu’il soit immédiatement tué par le vide intégral. Sans s’être aperçu de rien.
Cela, en principe, pouvait survenir à tout instant si les radars de bord donnaient l’alerte une fraction de seconde trop tard.
Dalak était une sorte d’athlète à la peau tannée. Il avait quarante ans, c’est-à-dire qu’il sortait de l’adolescence maintenant mais il avait déjà fait plus de soixante traversées et liaisons diverses dans le cosmos. Toutefois, aux yeux du Conseil des Sages et de Waxmann, il était encore trop jeune pour des missions de recherche et cette tâche d’entretien des balises radioactives devait achever de lui conférer l’aptitude à manœuvrer n’importe quel engin spatial.
Alors seulement, quand il aurait additionné quelques milliers d’heures de croisière sidérale à la satisfaction de tous, peut-être serait-il muté sur une de ces sondes pilotées qui, chaque jour, allaient plus loin et plus vite, aux confins de l’univers, pour essayer de percer les mystères de la vie et de la naissance de l’homme.
— Dalak, Waxmann veut vous parler d’urgence pour un « confidentiel ».
L’appel du radionavigateur tira Dalak de sa rêverie et il bâilla longuement en jetant un regard sur la couchette à côté de lui où était étendue Lyanne, le médecin du bord.
La jeune femme s’était endormie depuis quelques heures maintenant et sa poitrine s’abaissait et se soulevait sur un rythme régulier tandis qu’un mince sourire étirait les commissures de ses lèvres carminées. Dalak et Lyanne s’étaient aimés au cours de cet interminable vol. Ils s’étaient aimés et s’étaient découverts. Lyanne ne ferait rien pour l’empêcher d’aller un jour aux confins de la galaxie. Elle le lui avait juré.
— J’écoute ?
L’écran vidéo perdit de sa brillance. Les traits en lame de couteau de Waxmann parurent. Il attaqua aussitôt d’une voix rugueuse :
— Dalak ? Ici Waxmann du centre de contrôle des Appalaches. Vous allez modifier votre trajectoire.
— Bien, monsieur.
— Il se passe des choses étonnantes sur Sygma XIII.
— La planète de colonisation ?
— Exact, et vous êtes actuellement l’hypernef qui en est la plus rapprochée. Vous vous mettrez en orbite autour et vous nous enverrez un rapport détaillé.
— Pas d’atterrissage avec le spacemodule ?
— Ce sera à vous de juger. Toutes les liaisons sont coupées. De plus il semblerait bien qu’un cargo, dont nous n’avons plus de nouvelles non plus, serait rentré en collision avec une sonde.
— Mais ! s’exclama Dalak éberlué. C’est…
— Oui, je sais. Ne me coupez pas. Vous resterez en liaison constante avec moi par l’intermédiaire du centre de télécom « England ».
Un peu estomaqué, Dalak hésita une fraction de seconde en dévisageant le chef suprême qu’il n’avait vu que deux ou trois fois dans sa carrière : à sa sortie de l’école des cosmonautes, à Baïkonour ; au retour de son premier vol où il avait été lâché et une autre fois par pur hasard à bord d’une navette terrestre.
— Bien, monsieur. Quelle est votre opinion, je veux dire d’après les éléments que vous avez, quelle idée avez-vous de ce qui vient de se passer à Sygma XIII ?
— Écoutez plutôt ça.
Dalak vit Waxmann tourner la tête et donner un ordre qu’il n’entendit pas.
Quelques secondes plus tard, une voix affolée criait dans la radio du bord :
— Ils sont tous là… Ils descendent du ciel… Des charognes… Que la mort les emporte… Habitants de la terre, vous ne méritez pas que… Le poison est pour vous… Pour vous tous, bande de rats puants t…
— Voilà, c’est tout, reprit la voix de Waxmann.
— Avez-vous fait analyser l’empreinte vocale ?
— Bien entendu, et si je ne vous en parle pas, c’est qu’elle ne donne aucune certitude, la fureur déformait totalement la voix de celui qui appelait, de plus il semblait bien que l’émission était mauvaise : il y a une forte éruption solaire en ce moment ; dans ces conditions on ne peut en tirer aucun enseignement valable. Nos suppositions ici seraient qu’il s’agissait simplement d’un technicien du centre de télétransmission de Sygma XIII, rien de plus.
— Bien, monsieur.
— Mettez le répondeur automatique et tenez-nous au courant. Vous n’ignorez pas combien Sygma XIII, qui produit plus du quart des céréales nécessaires à la survie terrestre, est vitale pour nous tous. Je compte sur vous, Dalak !
— Certainement, monsieur.
Mais Waxmann n’entendit pas la réponse. Il avait déjà coupé l’émission et l’écran était redevenu obscur. Dalak s’étira sur sa couchette. Une étoile avait bien quintuplé de grosseur dans le cosmos ; c’était la seule chose qui indiquait le déplacement de l’hyper-nef à quinze kilomètres-seconde dans le vide absolu.
— Qu’est-ce que c’était ?
Dalak effleura du bout des doigts les cheveux noirs de Lyanne en constatant qu’elle s’était réveillée. Elle l’avait fait sans bruit, comme toujours, passant sans transition du rêve à la réalité et seul un battement de ses longs cils avait trahi son éveil.
— Une étrange chose, une bien étrange chose. Écoute ça.
Elle fut mise au courant du message de Waxmann, automatiquement enregistré sur magnétophone comme toutes les conversations de service.
— Surprenant, tu as vu ces menaces ?
Il se pencha sur elle et posa un baiser sur ses lèvres.
— Tu vas peut-être avoir enfin quelque chose à te mettre sous la dent, docteur.
Un timbre guttural résonna soudain dans toute l’hypernef. Dalak venait d’enclencher le dispositif d’alerte et chacun regagnait son poste.
— À tous. Nous venons de recevoir l’ordre de joindre Sygma XIII. Nous y serons dans six heures. Il se passe des choses étranges sur la base de colonisation. Terminé.
Dans le vide absolu, l’hypernef infléchit sa course et graduellement les étoiles parurent s’abaisser dans l’univers. À cause de l’effarante vitesse, le virage dura près de vingt minutes et quand le ciel s’immobilisa de nouveau, un minuscule globe rougeâtre venait d’émerger des obscures profondeurs cosmiques.