EPILOGUE
Itya trancha d’un geste de la main le faisceau optique qui commandait l’admission de la turbine et le régime de celle-ci décrût sensiblement.
«… Bien sûr, songeait-elle, il se peut que ce soit une coïncidence… Je n’ai pas vu l’appareil se poser et rien ne prouve non plus qu’il venait du Théseus…»
Le Roadrunner, perdant graduellement sa vitesse, roula sur lui-même comme si l’air torride de Cyrkos ne le soutenait plus. Itya attendit que le tachymètre eût régressé jusqu’à la zone dite « de maniabilité » pour orienter l’avant de l’engin vers une sorte de promontoire sur les flancs d’une chaîne volcanique.
«… Après tout, j’ai peut-être eu tort de partir si vite, songeait-elle en se rappelant qu’à peine habillée, n’attendant même pas les renseignements que devait lui rapporter la jeune soubrette nostalgique, elle avait sauté dans le R.R. et lancé celui-ci sur l’une des vingt-sept pistes rectilignes qui divergeaient en étoile à partir de Cyrkos-Central. »
Les pistes, du moins les « traces » comme on les appelait ici, n’étaient que des trouées rectilignes déblayées à l’explosif ou au bull et qui permettaient aux R.R. de se déplacer d’un cratère à l’autre par simple « effet de sol ».
Itya annula le champ et l’engin se posa souplement sur la rocaille brûlante.
La jeune femme descendit, les yeux obstinément fixés sur l’horizon qui tremblotait dans la chaleur, et s’assit sur une pierre plate.
«… Après tout, si c’est lui, il ne tardera pas à se manifester ! Tout le monde m’a vue prendre la trace 27. Et puis, il n’y a que deux hôtels à Cyrkos-Central… Crossbow en aura vite fait le tour et réquisitionner un R.R. ne lui prendra qu’un instant. »
Itya eut soudain envie de sangloter. Tout cela était trop injuste ! Elle ne voulait pas mourir. Pas comme ça ! Abattue comme une bête malfaisante au pied d’un rocher… Misérablement !
Le pire était qu’elle n’en voulait même pas à Crossbow. Il avait reçu l’ordre de l’exécuter. Il le ferait. Sans plus… Et il était normal qu’il le fasse !
Itya songeait seulement qu’elle avait été abandonnée des siens. Oui ! Abandonnée. Elle avait fait ce pourquoi elle avait été mise en place. Mais ensuite, on l’avait abandonnée à son sort.
Pour qu’elle soit exécutée.
Pour qu’elle ne parle pas…
Parce que Dayak ne pouvait avoir d’existence officielle…
Elle releva brusquement la tête, le cœur battant. Quelque chose venait d’apparaître sur l’horizon. Avec horreur, elle fixa longuement le point de ses yeux clairs. Mais ce n’était qu’un de ces tourbillons de poussière qui se déplaçait comme une virgule ocre sur l’horizon éblouissant.
«… Dire que je vais presque sûrement être carbonisée là ! Ou à quelques kilomètres – quelle importance – pour avoir supprimé une bête malfaisante, un monstre qui avait conçu la seule arme absolue qui existât réellement : l’asservissement du cerveau humain…»
Elle secoua la tête. À l’heure de mourir, les souvenirs revenaient en foule dans sa mémoire.
… Toute la Confédération savait que les meilleurs télépathes venaient de Katalpar. Pourquoi ? Cela n’avait jamais été clairement expliqué. Toujours est-il qu’Itya avait été sélectionnée pour travailler avec le célèbre professeur Kolb. Mais la télépathie se riant des distances, le cerveau de la jeune femme était resté secrètement en relation avec Dayak, le Sage de Katalpar, celui qui l’avait initiée – et aussi son maître à penser.
Et Itya, horrifiée par la progression de cette diabolique soif de puissance qui consumait Kolb, avait fini par appeler au secours, épouvantée par les irréversibles conséquences de ses découvertes psychiques.
Elle avait mendié un conseil.
Elle avait reçu un ordre !
Étouffer le serpent dans l’œuf.
Et Kolb était mort. Foudroyé par une dose de cyanure.
Itya ferma les yeux, revivant, pensive, la scène où l’horrible face violacée de Kolb s’était engloutie dans les eaux bleues de la piscine…
Lorsqu’elle les rouvrit il était là ! Oui, cette fois, ce n’était pas un tourbillon, mais bien un Roadrunner qui filait comme le vent sur la trace 27.
Terrorisée, elle le regarda, incapable de la moindre réaction. Se cacher ne servirait à rien. Comment survivre dans ce désert minéral qu’écrasait en permanence un soleil de feu ? Comment échapper…
Itya réalisa d’un seul coup qu’elle avait atteint le bout de la route, le bout de sa route. Une fois encore elle se concentra, elle essaya d’appeler mentalement Dayak au secours, d’obtenir de lui un conseil. Mais Dayak, après lui avoir ordonné d’assassiner Kolb, s’était enfui de son esprit…
Oui, il fallait qu’elle meure – pour que personne ne connaisse jamais le terrible secret. Que personne ne sache qu’il était possible de contrôler psychiquement un cerveau humain et de transformer à tout instant, selon quelque processus caché, les trois quarts des hommes en robots dociles…
Voilà pourquoi elle devait mourir. Pour ça ! Uniquement pour ça ! Itya était devenue un témoin gênant qu’il importait de supprimer au plus vite. Et soudain tout lui parut clair. C’était pour ça, et uniquement pour ça, que cet homme continuait à la traquer dans toute la Galaxie. Ce n’était pas pour le meurtre de Kolb. Ça, c’était la raison officielle seulement…
Le R.R. avait avalé la moitié de la distance qui le séparait d’elle maintenant. Il filait à toute allure, projetant derrière lui une longue chevelure de poussière ocre. Déjà Itya apercevait la tête de Crossbow…
Elle passa un doigt distrait dans ses cheveux blonds, riant soudain de l’inutilité de tous ses efforts. Pourquoi donc avoir vécu un enfer dans la Cité des morts-vivants ? Que d’illusions !
Les sept Sages retourneraient toutes les pierres de l’univers pour l’abattre enfin et en finir avec ce cauchemar…
Elle tremblait d’une manière incoercible. Son imagination débridée lui faisait déjà vivre la scène du sacrifice…
Crossbow ne pouvait pas maintenant ne pas avoir repéré son Roadrunner sur le promontoire. Il allait ralentir, virer vers elle et poser l’engin à quelques mètres du sien… Il aurait ce beau sourire qui l’aurait presque séduite si cet homme n’était pas venu pour la tuer à bord du Théseus et ses longs cheveux châtains voltigeraient dans le vent du désert. Il sauterait au sol, puis marcherait vers elle.
Peut-être dirait-il quelques mots… Peut-être pas. Parvenu à bonne portée, il lèverait le bras. L’éclair éblouissant jaillirait et…
Itya, livide, fit quelques pas dans la rocaille brûlante. Fuir ? Comment ? Le désert était sans limites et le pulsator vitrifiait n’importe quoi dans un rayon de cent mètres…
Supplier ?
Jamais ! Jamais parce qu’inutile. À l’heure de mourir, une sorte de fierté inconnue transfigurait la jeune femme. Celle de ne pas tourner le dos, celle de regarder bien en face celui qui apportait la mort… Jusqu’à l’ultime instant !
— Ça y est ! gémit-elle en voyant le long sillage de poussière se diluer graduellement dans l’air torride. Il ralentit… Il m’a vue…
Doucement, l’avant de l’appareil s’orienta vers le rocher… En quelques secondes, le R.R. fut là, précédé par son sifflement reptilien.
«… Oui, c’est lui, je le reconnais… Wilfried Crossbow…», songea-t-elle, déjà à demi inconsciente.
Comme son imagination le lui avait fait pressentir, le R.R. se posa doucement au sol à une vingtaine de mètres d’elle et l’homme en descendit immédiatement.
— Itya ! Tu es Itya, n’est-ce pas ?
Elle ferma les yeux. Déjà il courait vers elle. Pourquoi parler… Pourquoi dire quelque chose alors que tout était inéluctable ?
Elle songea encore que son imagination n’avait pas fait vivre l’exacte vérité de ce qui allait se passer : si elle restait immobile face à son assassin, ce n’était pas par courage, mais simplement parce qu’elle était paralysée d’épouvante. Et puis non, elle n’avait pas la volonté de regarder la mort en face : elle fermait les yeux. Elle attendait d’être foudroyée comme une bête à l’abattoir.
— Itya Erevan ! cria-t-il encore, implacable.
Elle le sentait plus près, beaucoup plus près maintenant. Sans doute ne voulait-il lui laisser aucune chance…
— Fais vite ! Je t’en supplie, fais vite !
Son pas rapide sonnait sur les pierres et parfois des cailloux roulaient sur la corniche…
— Fais vite ! Fais vite !
Soudain il fut là. À la toucher.
— Itya, tu étais folle de croire que j’allais abandonner ! Comment as-tu pu imaginer que j’abandonnerais…
— Mais fais vite ! hurla-t-elle.
Il se pencha brusquement et posa ses lèvres sur les siennes… Elle se débattit un instant, incrédule, n’osant encore comprendre ce qui s’était passé dans l’esprit du garçon qui la ployait sous sa force.
— Nous allons vivre ici tous les deux, n’est-ce pas ?
C’était lui qui avait presque l’air de supplier…
— Mais tu dois me…
— Non. Il est arrivé un moment où j’ai su que je ne pourrais plus le faire… J’ai essayé, tu sais… mais même encore maintenant, je me demande si j’aurais eu le courage d’aller jusqu’au bout… même encore maintenant…
Sa voix était sifflante. Et cela n’était pas dû à la course.
— Mais… « ils » vont envoyer quelqu’un d’autre…
— Pourquoi ? Puisque Itya Erevan est morte. Ils le savent bien maintenant que je leur ai envoyé un beau rapport et le quartz d’identification.
— Le quartz…
— Celui que tu avais laissé au Manchot dans la cité interdite… Je le lui ai racheté – avec du Cerbatum.
Il attendit un instant. Le silence du désert de pierres était absolu. Le vent mêlait leurs cheveux.
— Nous allons vivre ici, Itya…
Ce n’était ni une demande ni un ordre.
C’était simplement comme ça.
Elle hocha doucement la tête et se pendit à son cou…
— Oui, souffla-t-elle. Oui, je le veux…
FIN