CHAPITRE IX
— Voilà, c’est fini !
Wilfried Crossbow fixa les yeux de l’albinos. Il se sentait terriblement mal à l’aise soudain.
— Comment le sais-tu ?
— Donne un whisper !
— Comment le sais-tu ? hurla Crossbow aussi fort que le lui permettait sa voix modifiée.
Une lueur de panique tremblota quelques secondes dans les pupilles dilatées d’Arkor.
— Parce que j’ai vu le corps de la fille.
Crossbow réfléchit un moment, puis grommela, soupçonneux :
— Mais, je croyais que les Hambos les…
— Pas les suppliciés. Lorsqu’ils dédient un corps à leur Dieu, ils le laissent exposé quelques jours et…
Brutalement Crossbow eut la quasi-certitude que l’albinos mentait. Peut-être à cause de son regard plus fuyant encore que d’habitude.
— Tu es certain de ce que tu dis, Arkor ?
Il avait parlé avec une extrême lenteur, détachant chaque syllabe nettement, ce qui n’augurait rien de bon.
— Je… eh bien oui, puisque je te le dis ! Il faut vivre dans la Cité-Monument pour comprendre et…
— Stop ! Comment les Hambos t’ont-ils laissé approcher, hein ?
— Je ne me suis pas approché. Je… j’ai vu de loin !
— Tiens donc, de loin ! Et tu es sûr que c’est bien elle ?
En même temps qu’il parlait, Crossbow sortait lentement de dessous ses haillons gris la lame étroite de sa dague.
Arkor passa la langue sur ses lèvres devenues sèches comme de l’amadou.
— Puisque je te l’ai dit !
La dague fila vers la gorge d’Arkor qui n’eut même pas le temps de rejeter la tête en arrière. Le sang perlait déjà au niveau de sa pomme d’Adam lorsqu’il ressentit la douleur. Vif comme un crotale, Crossbow avait repris sa position première. Personne n’aurait pu dire dans l’obscurité que son bras avait seulement frappé…
— Arkor, tu joues ta peau en ce moment… Quand on ment, il faut savoir mentir ! En matière de mensonge, l’amateurisme est périlleux !… Alors cette fille, comment as-tu pu t’approcher assez près pour t’assurer qu’elle était bien morte ?
Un sourire contraint étira les lèvres violettes de l’albinos tandis que d’une main il essuyait la traînée de sang qui gouttait doucement dans son cou. Un sang si pâle qu’il en était presque rose.
— Je ne me suis pas approché, bien sûr… On ne peut pas approcher du « Quartier des Jardins ». Mais je sais où ils sacrifient leurs victimes… Si ! Si ! Je t’assure. C’est sur l’ancien piédestal d’une statue… Et ce bloc de pierre, on le voit de loin. Je suis monté sur une vieille tour et j’ai bien vu son corps. Je… Je l’ai reconnue à cause de ses cheveux blonds !
— Je croyais que tu ne voyais pas le jour !
— Moi si… Mes yeux n’ont pas été brûlés comme ceux des autres et…
— Très bien, Arkor ! Alors puisque ce cadavre est si visible et que moi j’ai d’excellents yeux, je reconnaîtrai sûrement cette femme.
Crossbow fit mine de se lever.
— Allons, accompagne-moi !
— Ils… ils ont enlevé le corps !
Cette fois, Crossbow plongea sur l’homme, lui enserra le cou de son bras gauche et appuya douloureusement la pointe de la dague sur la carotide.
— Mon cochon, maintenant tu vas me dire la vérité !
Wilfried Crossbow sentit Arkor frémir de tout son être lorsque la pointe de la lame pénétra sans effort de quelques millimètres dans sa chair.
— Ne le tue pas ! Ne le tue pas, je ne peux pas me déplacer ! hurla l’énorme femme au corps difforme en roulant des yeux fous. Le tuer, c’est me tuer aussi…
— Alors pourquoi ment-il ? tonna Crossbow avec l’absolue certitude qu’en cet instant il jouait son va-tout.
Arkor poussa un gémissement aigu. Ses yeux injectés de sang s’étaient exorbités au point de devenir effrayants.
— Lai… laisse-moi ! Laisse-moi, supplia-t-il dans un souffle à peine audible. Laisse-moi… Je vais te dire.
Crossbow ne bougea pas d’un millimètre.
— C’est ta dernière chance, ordure ! Kroow est mort et tu as infiniment plus besoin de moi que moi de toi. Encore un mensonge et je te fais une boutonnière dont tu me diras des nouvelles !
— On raconte des tas de choses près du quartier des Jardins… On ne sait pas grand-chose à vrai dire, sinon que juste au crépuscule, dès que la nuit est tombée et que les Hambos ont pu sortir, ils ont lancé des expéditions dans toutes les directions…
— Pourquoi ?
— Ils ont attrapé quelques-uns d’entre nous. Ils les ont seulement questionnés. Et c’est comme ça qu’on a su.
— Quoi ?
— Que la fille s’était échappée.
Crossbow accusa le coup. Cela faisait plus de soixante heures maintenant qu’il n’avait pas dormi. En dépit des capsules de Pervitine dont il se gavait, la fatigue commençait à alourdir son cerveau.
Et la nouvelle qu’Itya Erevan était parvenue à s’échapper remettait tout en question !
— La garce ! lâcha-t-il d’un ton acide.
— D’après ce que j’ai pu apprendre des Pourvoyeurs, c’est que…
— Des Pourvoyeurs ? Qu’est-ce que c’est ?
— Un peuple qui vit sur les rives du grand fleuve mort. Ce sont les seuls que les Hambos ne chassent pas. Une vieille histoire… Autrefois, il y a très longtemps, alors que les Hambos n’étaient qu’un tout petit nombre et qu’ils allaient être massacrés, ils leur ont fait traverser le Potomac sur des radeaux… Depuis ce temps, les Hambos ne touchent jamais aux Pourvoyeurs…
— Bon ! Bon ! Bon ! Et après…
— Je connais l’un d’eux qui habite dans un vieux wagon à la sortie d’un tunnel. Il m’a dit que les Hambos l’avaient interrogé. Ils cherchaient la fille. Elle ne s’est pas échappé à vrai dire : on est venu la délivrer.
— Qui ça « on » ?
— Deux hommes. L’un d’eux a voulu assassiner son gardien, mais le Hambos n’est pas mort… C’est comme ça qu’ils ont su ce qui s’était passé. L’autre était manchot.
Crossbow se redressa doucement. Il entendait des frôlements furtifs tout autour du poste d’aiguillage. Il se leva lentement, en alerte. Mais ce n’était qu’une pitoyable procession d’êtres difformes, s’aidant l’un l’autre, qui se dirigeait vers l’entrée de la vieille galerie du métro.
— Ne t’inquiète pas, coassa Arkor. Ils vont chercher de l’eau… Ils passent ainsi tous les deux jours. Ils sont tous aveugles ; seul le premier voit encore un peu…
— Un manchot ? Tu as dit un manchot ! Alors tu dois pouvoir retrouver ça dans les ruines. Tu as dit toi-même que les survivants se connaissaient tous !
Arkor se leva avec difficulté et alla s’accouder contre un des leviers du vieux poste d’aiguillage. Un sourire ignoble éclairait son visage écarlate d’albinos :
— Dis-moi, Maudit. Où elle est cette caisse que tu prétends avoir enterrée tout près de la zone vitrifiée ?
Son rictus diabolique s’élargit encore.
— Finalement, en y réfléchissant bien, tu as plus besoin de moi que je n’ai besoin de toi, n’est-ce pas ? Je survivais avant toi et je survivrai après toi ! Tandis que toi, tu ne pourrais pas interroger dix des nôtres sans aussitôt te trahir.
Il y eut soudain un bruit de lutte quelque part au fond du tunnel, puis un immense cri qui résonna sous les voûtes de galerie en galerie. Le silence revint aussi brusquement qu’il avait été interrompu.
— Tu es un naïf, Arkor, un naïf doublé d’un imbécile ! Trahir ma présence ici pour me faire assassiner, c’est tuer la poule aux œufs d’or. Kroow, l’homme que tu as tué, a toujours mangé à sa faim, lui ! Il savait où trouver de la nourriture, lui ! Crois-tu être le seul indic de cette ville pourrie ?
— Rien ne me dit que tu tiendras tes promesses quand tu auras remis la main sur cette femelle maudite, articula Arkor, les yeux luisants de haine. Alors tu me dis où est la came, et moi je te conduis au Manchot !
— Tu le connais ? sursauta Crossbow.
La grosse femme, sur son tas de pneus, eut un rire strident.
— Qui ne connaît pas le Manchot, ici !