CHAPITRE III
— Mais vous étiez son amie !
Tout en se balançant dans le rocking-chair, la jeune fille leva les yeux au plafond tandis qu’un discret sourire faisait naître deux minuscules fossettes aux commissures de ses lèvres.
— Peut-être… mais elle ne me disait pas tout !
— Comment vous appelez-vous ? demanda encore Crossbow d’un ton volontairement neutre.
À vrai dire, depuis qu’il fouillait le petit studio qu’avait habité Itya près de Memory-Park, cette assistante ne cessait de le vamper.
— Fuller. Mac Fuller ! (Elle marqua un temps d’arrêt, puis ajouta, du bout des lèvres :) Vous êtes un agent fédérai ou quelque chose comme ça, non ?
— Quelque chose comme ça, oui.
Les deux serrures d’un petit vanity-case de Pralon claquèrent. Une invraisemblable collection de produits de beauté en minuscules fioles apparut.
— Dire qu’on arrive à se coller tout ça sur le visage ! murmura Crossbow. Incroyable !
— Est-ce que ce n’est pas vous, les hommes, qui voulez toujours des femmes jeunes auprès de vous ?
Il se retourna vivement, la considéra comme s’il venait de découvrir sa présence, puis éclata de rire.
— Pers ! appela-t-il.
Un des hommes de son équipe, qui farfouillait dans les placards du minuscule living, surgit dans l’encoignure de la porte. Crossbow lui tendit le vanity-case.
— Au labo, on ne sait jamais. Il faut bien qu’elle l’ait mis quelque part !
— Qu’est-ce que vous cherchez exactement ? demanda Mac Fuller en décroisant lentement ses longues jambes sous le nez de Crossbow.
— L’arme avec laquelle ta douce copine a zigouillé le professeur Kolb.
Elle secoua la tête tandis qu’il se hissait sur un siège pour vérifier le contenu de plusieurs étagères.
— Et vous pensez réellement qu’une « arme » – vous avez dit une « arme » – peut se cacher dans ces cosmétiques ?
— Oui, puisqu’il s’agit de poison !
Tandis que la jeune femme perdait son sourire, il fit dégringoler quelques vêtements, puis sauta au sol.
— Cyanure. Efficace, discret, facile à manipuler, foudroyant !
Cette fois, la télépathe ouvrait des yeux ronds comme des billes de loto. Elle frissonna malgré elle.
— Une empoisonneuse, murmura-t-elle avec effroi. Itya ! Comment est-ce possible ?
— Disons que l’occasion fait le larron. Le problème n’est pas : comment a-t-elle tué ? Ça, on sait. Mais pourquoi ? Tu étais sa copine, n’est-ce pas ?
Il la sentit presque physiquement se rétracter.
— Ne croyez pas…
— Je ne crois rien, la coupa-t-il d’un ton affectueux, je sais que tu es sa copine. Je sais aussi que tu es une excellente télépathe et qu’à ce titre, tu étais amenée à travailler avec le professeur Kolb. Comme elle. Alors peut-être pourrais-tu répondre à la question : Pourquoi ?
D’un geste machinal, la jeune fille fit bouffer sa chevelure brune.
— Je ne vois pas… Itya était mon amie… Elle et moi sortions peu, les expériences du professeur Kolb exigeaient une disponibilité mentale constante. Nous sommes moins « réceptives » lorsque nous sommes fatiguées et…
— Itya s’entendait-elle avec Kolb ?
— Mais parfaitement ! Comme nous toutes. Le professeur nous fascinait toutes par sa haute intelligence. D’ailleurs…
Elle se mordit les lèvres comme si elle en avait trop dit. Il l’encouragea d’un large sourire.
— D’ailleurs… ?
— Eh bien ! Elle était en passe de devenir sa maîtresse… Enfin, maîtresse est un bien grand mot.
— Elle était… consentante bien sûr.
La jeune fille parut gênée.
— Vous connaissez un moyen de faire autrement avec le professeur ?
— Je ne comprends pas.
— Nous y sommes toutes passées, vous savez ! Un jour, il s’est entiché d’Itya. Je ne sais pas pourquoi… d’autant plus qu’il la côtoyait depuis plus de cinq ans. Elle avait été une de ses premières assistantes…
Il déchiffra une sourde rancœur dans ses paroles. Sans doute parce qu’elle avait été évincée.
— … Ça n’explique rien, vous voyez !
— Si. Pour moi, ça explique que le meurtre de Kolb n’est que l’action finale d’un plan mûrement réfléchi. C’est Itya qui a tout fait pour entrer dans son lit.
Un brusque appel sur le transvox que Crossbow portait à sa ceinture interrompit le dialogue. Il dégagea le petit cube sonore de sa gaine et l’approcha de ses lèvres.
— Crossbow, j’écoute.
— Palmer ! L’analyse est terminée.
— Bravo ! Vous avez foncé.
— On a l’habitude, reprit l’invisible interlocuteur d’un ton modeste… Et on a trouvé.
— Du cyanure.
— Exact. Dans un flacon d’ombre à paupières.
— Jusque-là, on n’avance pas.
— Que si… Il y a des empreintes sur le flacon. Les siennes et puis d’autres aussi ; or seules les siennes sont répertoriées sur le synthétiseur anthropométrique.
Crossbow, sous le coup de la surprise, resta un moment sans voix. Cette phrase, il savait très exactement ce qu’elle signifiait. L’ordinateur d’identification ne se trompait jamais. Tout ce qui avait survécu sur Terre y avait sa signature digitale.
La conclusion s’imposait d’elle-même.
Tous ceux qui vivaient à Mégapolis et dans les autres grands centres de regroupement étaient répertoriés au synthétiseur d’identification pour des tas de raisons, non seulement de contrôle mais aussi médicales ou d’emploi. Si dès lors il y avait d’autres empreintes, c’était bien que celui qui lui avait donné le flacon, ou fourni la substance mortelle dans le cosmétique, était ailleurs.
Or, il n’y avait plus d’« ailleurs » sur la Terre où tout était devenu désert après les grands vents brûlants qui avaient succédé au Grand Holocauste. Rien sinon les Impurs.
Et les Impurs ne vivaient que dans les ruines de la Cité-Monument.
À cet instant, Crossbow ne put se défendre d’un mouvement d’humeur. Il commençait sérieusement à haïr cette femme devenue folle sans doute à force de trop se faire manipuler le cerveau…
Beaucoup d’hommes étaient partis en mission dans la Cité. Peu en étaient revenus… À vrai dire, même les Sages ne savaient pas trop bien ce qui se passait dans les anciennes ruines de la Cité-Monument, ni qui les hantait… On entendait seulement la nuit d’étranges cris, des hurlements qui passaient pour terrifiants.
Le cerveau de Crossbow résuma toutes ces données sous la forme d’une vague onde de crainte. La fille n’avait pas cessé de le contempler. En voyant son regard bleu vaguement ironique posé sur lui, il sursauta et se recomposa un visage parfaitement neutre.
— Vous êtes télépathe, n’est-ce pas ? C’est même la raison pour laquelle vous êtes ici, non ?
Elle acquiesça et son sourire s’accentua, découvrant une double rangée de dents éblouissantes.
— Je vais vous décevoir : Itya refuse de correspondre… C’est exactement comme si elle était morte. Remarquez, ça ne veut pas dire qu’elle le soit vraiment… et sans le professeur Kolb, je ne peux rien.
— Comment ça ?
— Oui, fit-elle en gonflant sa poitrine avec un petit rien d’ostentation, lui aurait pu servir de catalyseur. C’était un excellent médium, lui aurait pu faire une recherche mentale. Il connaissait parfaitement les caractéristiques du cerveau d’Itya.
Elle eut un rire aigu.
— Et celles de son corps aussi d’ailleurs…
Crossbow haussa les épaules.
— Vous étiez l’ancienne maîtresse de Kolb, n’est-ce pas ?
Elle le toisa avec un rien de provocation, une lueur de défi tremblotait au fond de ses yeux.
— Comment avez-vous deviné ? ironisa-t-elle.
— Crossbow ?
La voix de Harper, un des équipiers de Crossbow, qui en cet instant perquisitionnait au labo du professeur Kolb, résonna dans le transvox.
— On a trouvé ici un tas de trucs bidouillés. Vous devriez venir !
Crossbow passa devant la jeune fille pour sortir de la petite salle d’eau, puis se ravisa, revint vers elle et posa sa main sur son épaule.
— Mac, souffla-t-il, tu sais sûrement que tu es tenue de m’aider ?
— Oui, oui, bien sûr, je sais que vous êtes un fédéral.
— Je ne suis pas un fédéral, je suis de la Force.
— Un Garde Noir ! fit-elle d’une voix sans timbre.
— Exactement. Alors je vais te poser une question, une seule petite question avant de te lâcher : as-tu la moindre idée de l’endroit où a filé Itya Erevan ?
— Non ! Non, vraiment non… Écoutez, nous sommes sept laborantines à travailler ensemble et personne d’entre nous n’imaginait seulement qu’Itya aurait pu faire ça. Jamais on n’aurait imaginé ça, jamais ! (Il y avait comme une sorte de rancœur dans sa voix.) Ce qu’elle a fait est monstrueux, car le professeur Kolb était un homme foncièrement bon, peut-être un peu porté sur le jupon, mais est-ce un crime ? Par ailleurs, il ne s’intéressait qu’à ses recherches en télépathie, ses travaux l’absorbaient tout entier… Il nous épuisait à la tâche, mais il était bon.
Il hocha la tête d’un air entendu.
— Mac, si tu savais quelque chose, tu me le dirais ?
— Sûrement ! fit-elle d’une voix vibrante.
Il lui tapota le menton, la joue, et posa un baiser furtif au coin de ses lèvres.
— Tu es une chic fille, Mac. Je crois réellement que tu es une chic fille…
Vingt minutes plus tard, il atterrissait sur le toit de l’immeuble qui abritait le laboratoire de recherche pure de Kolb. Deux des hommes qui perquisitionnaient pour lui l’attendaient sur les mâchoires d’acier qui immobilisaient le translater au bout de son rail.
— On a trouvé un drôle d’instrument, mais tout est en miettes.
— Intéressant ?
— Dans la mesure où on sait à quoi ça servait, oui. Vous avez interrogé la fille ?
— Oui, ça n’a rien donné. On dirait que cette garce d’Itya Erevan a eu comme un coup de folie…
Maddox hocha son crâne chauve d’un air fataliste.
— À force de se pressurer le ciboulot, faut bien que quelque chose se détraque. Tenez, suivez-moi, on a découvert l’instrument dans une chambre que le professeur avait dans son labo. Il y restait parfois coucher lorsque ses travaux le retenaient tard le soir.
— Est-ce qu’il droguait ses filles ?
Maddox fit face à Crossbow dès qu’ils se furent enfermés dans la boule ovoïde de l’ascenseur extérieur et soudain éclata de rire.
— Je ne vois vraiment pas pourquoi : quand il avait besoin d’une de ses assistantes, il ne devait pas avoir besoin de la droguer pour l’amener à dire oui ! Deux d’entre elles sont en bas, je vous jure qu’elles ne semblent pas avoir froid aux yeux !
— Maddox, est-ce qu’il vous arrive de songer à autre chose ?
L’homme provoqua l’ouverture de l’écoutille dès que la bulle se fut immobilisée.
— Rarement, à vrai dire ! Très rarement… Tenez, c’est ici.
S’il y avait quelque chose qui ressemblait assez peu à l’idée qu’on pouvait se faire de ce genre d’endroit, c’était bien le laboratoire du professeur Kolb. C’était en fait une très vaste bibliothèque en rotonde, aux rayonnages encombrés d’anciens livres ou de modernes quartz répétiteurs et qui tous traitaient du même sujet. La télépathie et l’hypnose. Il y avait même, sous forme de tableaux au mur, un échantillon de très vieilles cartes de Zener, à l’époque où la télépathie faisait ses premiers pas, c’est-à-dire avant le Grand Holocauste.
— Montrez-moi cet engin, Maddox… ou ce qu’il en reste.
— Crossbow ? Ici Grand Central. J’ai du nouveau.
— Sur la fiole ? fit le Garde Noir en approchant le transvox.
— Non, répliqua l’interlocuteur invisible, elle a livré tout son secret : l’homme qui la lui a donnée n’est pas d’ici. L’ordinateur Enigma a fait un calcul de probabilités. Il donne 78 % de chances que cette fiole ait été fournie par un Impur, 17 % qu’elle ait conservé cette substance de longues années par-devers elle et 5 % seulement qu’elle en ait réuni les constituants elle-même.
— Malin ça ! Itya n’avait aucune formation chimiste ! Rien d’autre ?
— Si ! Deux choses : en prouvant qu’elle avait filé, Dieu sait comment, chez les Impurs, j’ai essayé de faire suspendre le Contrat. Réponse négative des sept Juges. Ils veulent sa peau. À n’importe quel prix.
— C’est la mienne qu’ils auront : j’irai donc crever dans les égouts de la Cité-Monument comme tant d’autres avant moi ! Merci d’avoir essayé, Harper, c’est chic de ta part !
— Tu t’en sortiras… Tu exécuteras cette bête malfaisante et tu reviendras, j’en suis sûr !
— Abrège, tu veux ! C’est quoi l’autre chose ?
— Itya avait des origines génétiques sur Katalpar. C’est là que s’est réfugiée la secte des… des… Ah ! je ne me rappelle plus son nom… Tu sais celle dont les adeptes refusent la science sous toutes ses formes. Ils prétendent que l’Arbre de la Connaissance cité par la Bible n’était ni plus ni moins que le désir de savoir et que le savoir est un péché…
— Oui… et ça doit être intéressant tout ça ?
— Sûr ! Ce sont des non-violents à tous crins !
— Ben parlons-en !
— On pense ici à Grand Central qu’elle a peut-être été contactée… ou même mise en place pour surveiller les travaux de Kolb.
— C’est une hypothèse de travail ou ça s’étale sur quelque chose ?
— Sur rien ! Absolument rien. Je te livre seulement l’information : Itya avait des origines génétiques sur Katalpar. Point !
— C’est tout ?
— On t’arrange un transfert clandestin vers la Cité-Monument.
— Eh bien dis donc, vous ne perdez pas de temps pour m’expédier chez les morts-vivants !
— Ça a fait du bruit ici, l’assassinat de Kolb !
Crossbow déconnecta le transvox d’un simple mouvement du pouce.
— Eh bien, allons-y, Maddox ! Qu’est-ce que vous vouliez me montrer ?
Ils longèrent un étroit tunnel entre de hautes étagères où s’empilaient dans un désordre invraisemblable des bouquins et des cubes sonores couverts de poussière, avant de déboucher dans un bureau qu’un lavabo et une étroite bande de relaxation pouvaient transformer en studio de fortune.
— C’est ici, regardez cet appareil !
C’était une sorte de longue antenne parallélépipédique parfaitement transparente, surmontée d’un quartz. Celui-ci avait été brisé en trois fragments.
— On l’a reconstitué comme on a pu, expliqua Maddox. Là, on a trouvé un trépied, on suppose que ça va dessus. Il y a aussi une sorte de petit parabolique.
— Ça fonctionne avec quoi ?
— Je ne sais même pas si ça « fonctionne ». En tout cas, il n’y a aucune source d’énergie et aucun moyen de branchement… si toutes les pièces sont là, bien entendu.
— Faites monter les filles !
Un des enquêteurs s’éloigna aussitôt. Crossbow posa un regard intrigué sur l’étrange objet, puis secoua la tête.
— Après avoir assassiné Kolb, cette criminelle est donc revenue pulvériser son œuvre, n’est-ce pas ? C’est après qu’elle a fichu le camp…
— Très vraisemblable !
— Vous vouliez nous voir ?
Les deux jeunes télépathes étaient là, légèrement essoufflées d’avoir couru.
— Comment vous appelez-vous ? demanda Crossbow à une jeune rouquine qui ne devait pas additionner vingt printemps.
— Monya… Elle, c’est Ohan, elle est de Mégapolis-III et ne parle pas notre langue. C’est avec elle que le professeur Kolb a prouvé que la pensée était universelle et pouvait se passer du langage humain, et que…
— Stop ! Stop ! Regardez cet appareil : ça vous dit quelque chose ?
Elle se pencha sur le long quartz translucide.
— Jamais vu… Nous ne pénétrions jamais ici !
— Vous mentez ! fulmina Crossbow.
La jeune femme rougit violemment.
— Je veux dire… il ne conduisait pas ses expériences à partir de son cabinet de travail… Jamais je n’ai vu cet appareil.
Il y avait un air de sincérité profonde, presque pathétique, dans la voix de la jeune femme.
— Très bien… Maddox ? Vous continuez sans moi… Chaque heure qui passe laisse le temps à cette criminelle de s’organiser dans la clandestinité. Je retourne à Grand Central.
— Au revoir, monsieur ! fit entendre Maddox d’une voix funèbre.
— Allons ! Ne soyez pas si lugubre, j’ai aussi quelques petites chances de réapparaître à la surface !
— Mais certainement, certainement, approuve Maddox, horriblement gêné.
— Dans le cas inverse, cela vous fera une excellente promotion ! lâcha encore Crossbow, l’estomac noué.