CHAPITRE XVI

Quelle idée aussi d’aller sur le rebord glissant de lichen mouillé par les embruns de cette vieille falaise…

Sa chute avait duré un temps qui lui avait paru infini. Ensuite il avait frappé l’eau avec une force inimaginable. Puis il avait commencé à couler, fonçant comme une torpille folle vers les fonds obscurs…

Il lui fallait lutter pour remonter, pour ne pas succomber à l’asphyxie… remuer, écarter bras et jambes…

Enfin de la lumière, une lumière violente, à peine un lumignon, une sorte de lueur qui s’avivait graduellement au fur et à mesure qu’il s’approchait de la surface, qui devenait rougeâtre, orangée, jaune vif…

Crossbow ouvrit soudainement les yeux. Il lui fallut de longs efforts avant de parvenir à comprendre qu’il se trouvait dans son silo d’habitation. La lumière jaune, ce n’était que le plafonnier… Et le plongeon, son coma…

Il se trouvait étendu sur son filet magnétique. Libre, totalement libre et vivant.

Vivant surtout

Il ramena les bras devant lui puis, incrédule, remua ses doigts comme si chacun d’eux était animé d’une vie propre, tenta de se lever, retomba lourdement, fit un nouvel essai et, le cœur au bord des lèvres, tituba jusqu’à la minuscule salle d’eau.

— … Bon sang !… Encore vivant ! balbutiait-il tout en s’aspergeant d’eau glacée… Elle ne m’a pas eu !

Il avala coup sur coup trois doses de revitalisant et, l’esprit un peu moins embué, revint vers le minuscule living. Les deux verres d’Ambor étaient encore là, sur la tablette transparente. Vides tous deux…

Crossbow restait là, oscillant d’avant en arrière, dans la plus totale confusion mentale lorsqu’il aperçut, posé en évidence sur sa table de chevet, un cube sonore qui ne lui appartenait pas. Il le prit dans ses doigts, le tourna et le retourna longuement avant de l’encastrer dans le lecteur…

— La garce ! hurla-t-il, plein de fiel… La garce !

À cet instant précis, parfaitement nette, la voix de la fugitive envahit le living :

— En tuant le professeur Kolb, je savais que je serais jugée comme asociale et de ce fait condamnée à la carbonisation. Je savais qu’on me chercherait partout et j’ai donc changé d’identité… Je me croyais à l’abri. Mais tout de même pas assez pour ne pas rester en alerte !

Sur l’écran Crossbow, fasciné, vit le visage de la jeune femme tourner légèrement.

— L’arrivée du Cosmocruiser de la Force, dans l’ennui général, a été un spectacle pour tous ici. Pour tous sauf une : moi ! Moi, j’ai tout de suite pensé que ça pouvait être autre chose… L’arrivée d’un agent du Conseil Suprême qui, pour des raisons que j’ignore, aurait compris que je me trouvais à bord du Théseus… Je me suis donc tenue sur mes gardes… À mesure que le temps passait, je me rassurais. Après tout, le Théseus n’était ni plus ni moins qu’une grande fourmilière humaine… Mais quand tu es venu t’asseoir près de moi dans l’astrodôme et que tu as dit avec une maladresse prodigieuse « Seule ?…» (J’en ris encore !) C’est là, très exactement là que j’ai su qui tu étais. Je savais que j’allais mourir… que tu étais là pour ça, que déjà, alors que tu essayais de capter ma confiance, ton esprit cherchait un lieu, un moment propice… et aussi que pour toi, j’étais un être diabolique et le pire des pires : a-so-cial ! Un être encore plus immonde que les Impurs de la Cité-Monument !

Son sourire l’avait quittée. Elle semblait à la fois malheureuse et aussi atterrée de ce qu’elle venait de dire.

— … Seulement tu t’es trompé, toi et tous les autres. Ce n’était pas moi qui étais asociale, mais Kolb ! Ce n’était pas moi qui étais une criminelle : mais Kolb ! Ou du moins il était sur le point de le devenir ! Parfaitement ! Et d’ici quelques années, on aurait parlé de Kolb comme l’on parle de Gengis Khan et de tant d’autres… Quand tu m’entendras, je serai loin de toi. Ce n’est pas par hasard si j’ai attendu tant de temps avant de dire oui à tes invitations. J’attendais mon heure, maintenant je suis loin, et…

Crossbow coupa l’émission et se redressa, les yeux fous.

— Par Belpor ! J’ai pigé…

Les souvenirs lui revenaient en masse maintenant. Il venait enfin de réaliser qu’en préparant les deux verres d’Ambor, Itya Erevan l’avait bel et bien empoisonné.

Il referma sa tunique et jaillit littéralement hors de son silo d’habitation. Il lui fallut moins de dix minutes par le tapis de transfert du niveau six – le plus rapide – pour gagner la zone avant du grand vaisseau. Dès qu’il franchit les limites autorisées aux passagers, un homme d’équipage surgit d’une coursive et l’arrêta.

— Monsieur ? Monsieur ! Non, ici c’est interdit et…

— Je veux parler au commandant, je dois parler au commandant !

— C’est que… Eh bien on ne parle pas au commandant comme ça, surtout à cette heure-ci.

— Mettez-moi en communication avec lui !

— Vous en avez de bonnes, vous ! Qui êtes-vous d’abord ?

Crossbow, voyant grandir l’impatience du garde, comprit qu’il faisait fausse route.

— Écoutez-moi ! Qui je suis ? Un Garde Noir ! Et ce que je peux vous dire, c’est que si vous m’empêchez de communiquer avec le commandant, vous risquez fort d’avoir quelques problèmes en fin de trajectoire !

Il décrocha un interphone et conversa un instant à voix feutrée. Un groupe de soudeurs qui passait en cet instant empêcha Crossbow d’entendre ce qu’il disait. Toujours est-il que moins de trois minutes plus tard, un homme surgit de la coursive. Il portait l’uniforme du personnel navigant couleur bleu nuit et un insigne sur son pectoral droit. (Crossbow ne connaissait pas les insignes de spécialité des lignes commerciales.)

— Vous désirez, je vous p…

— Voir le commandant : et que ça saute ! C’est très important !

— Bien sûr, monsieur ! Bien sûr, monsieur ! acquiesça l’autre d’un ton suffisant. Seulement en ce moment…

— Eh bien réveillez-le, allez le chercher sous sa douche, faites rhabiller la fille qui est avec lui, enlevez-lui son assiette, n’importe quoi, mais je dois le voir ! Chaque seconde compte.

L’officier parut interloqué par tant d’aplomb.

— Qui êtes-vous exactement ?

— Vous avez un testeur anthropométrique ?

Ils prirent sans un mot un escalator qui les transporta en quelques secondes sur le premier pont. L’un des analyseurs qui servaient à contrôler chaque passager par le quartz enkysté dans son épaule gauche « testa » Crossbow. L’officier poussa un sifflement ébahi.

— Du… du Premier Cercle, monsieur ? Vous êtes un agent en mission ?

— Très exactement. Alors, le commandant, il arrive ?

L’homme recula, obséquieux soudain.

— Croyez-moi, monsieur, si nous avons des problèmes à bord, nous n’en sommes pas toujours avertis et…

— Épargnez-moi vos simagrées. Je veux voir John Ryan.

— Bien, monsieur… Tout de suite, monsieur !…

Quelques minutes plus tard, ils débouchaient dans le saint des saints du gigantesque vaisseau transgalactique : la sphère de contrôle d’évolution. Un blockhaus de Transpax parfaitement sphérique où aboutissaient toutes les terminaisons nerveuses de l’Hypernef. Dans un univers coloré de clignotants, de cadrans, de pupitres aux touches digitales fluorescentes, d’écrans vidéo et de scopes de radars, une vingtaine d’officiers plus immobiles que des statues scrutaient leur console de télépilotage.

Le commandant Ryan apparut aussitôt.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— J’ai… dormi combien de temps ? Quel jour sommes-nous ?

— Pardon ?… Euh… lieutenant Arkow, laissez-nous seuls je vous prie.

— Bien, commandant ! fit l’officier en s’éloignant, soulagé.

— Vous venez, monsieur Crossbow, de me poser deux des questions les plus idiotes que j’aie entendues depuis des années. Que voulez-vous au juste ?

— Nous nous éloignons de Cyrkos maintenant, n’est-ce pas ?

— C’est évident, nous continuons notre trajectoire.

— Alors le transbordement des passagers a eu lieu ? souffla Crossbow, atterré.

— Oui… il y a neuf heures. Tout le monde sait ça !

— Comme vous le savez, je suis chargé de procéder à l’élimination physique d’une criminelle.

— Vous savez, ici… la justice terrestre !…

— Eh bien continuez comme ça, commandant, et je vous jure que les prochaines années, vous les passerez au manche d’un de ces Navijets qui rampent à trente mille pieds au-dessus des continents terrestres !

— Je suis très effrayé de ce que vous me dites, ironisa l’officier… Et cette criminelle, vous allez vraiment la tuer ?

— Je suis là pour ça. Et je le ferai ! Ce que je veux savoir, c’est si elle a quitté le bord. Voilà ce que je veux savoir.

— Rien de plus facile, monsieur l’exécuteur. Comment disiez-vous qu’elle s’appelait ?

— Lysl Hauer !

— Beaconfield ?

Un maître d’équipage émergea de l’ombre.

— Regardez si une certaine Lysl Hauer s’est fait débarquer sur Cyrkos… Lysl Hauer !

Crossbow connaissait déjà la réponse lorsque l’homme, après avoir interrogé un terminal de la banque d’information « passagers-transit », revint en hochant affirmativement la tête.

— Oui, commandant ! Elle a pris place à bord de la navette. Elle avait une carte de transit jusqu’à Katalpar, mais elle a dit préférer descendre là.

John Ryan se retourna vers Crossbow avec un sourire qui en disait long sur le plaisir qu’il ressentait à voir le gibier échapper à son bourreau.

— Eh bien monsieur Crossbow… vous voilà parfaitement renseigné. Je crois bien que le petit oiseau a filé et qu’il vous faudra maintenant attendre de longs mois avant de pouvoir à nouveau exercer vos talents.

Il perdit son sourire lorsque Crossbow, qui se contenait à grand-peine, lui rétorqua d’une voix bien trop douce pour ne pas être menaçante :

— La réquisition, vous connaissez ?

— La réquisition de quoi, monsieur ?

— D’une navette de sauvetage ! Tout de suite !

— Certainement vous êtes fou ! Je n’ai pas de navette à céder et encore moins de pilote !

— Il vous faudra pourtant bien trouver l’un et l’autre. Et dans l’heure ! Commandant, croyez-moi : mieux vaut ne pas hésiter. Cette criminelle doit mourir, c’est un fait. Mais moi, je dois aussi rendre compte.

Il vrilla son regard couleur gris acier dans les yeux de John Ryan.

— Si je n’ai pas toute l’aide que je suis en droit d’attendre de vous, tout exécuteur que je suis, je m’arrangerai pour que, lorsque vous reviendrez en fin de trajectoire sur Orbital-II, vous soyez proprement débarqué ! Faites-moi confiance ! Si c’est une lutte au finish que vous désirez, soyez bien certain que c’est moi qui y mettrai le point final !

— Je pense que vous êtes vraiment un salaud !

— Est-ce vraiment important ce que vous pensez ou ne pensez pas ?

— Et qui je vais mettre comme pilote, hein ?

— Ceci est votre problème, pas le mien.

— Ignorez-vous que nous nous éloignons de Cyrkos à vingt-quatre kilomètres seconde ? Et que des heures ont passé depuis que la navette est revenue s’amarrer ? Maintenant, vu la distance et la durée du trajet pour atteindre Cyrkos, le Trident de sauvetage ne pourra plus revenir à bord du Théseus lorsqu’il vous aura débarqué. Le vaisseau sera beaucoup trop loin de Cyrkos ! Y avez-vous pensé à ça ?

Crossbow secoua la tête.

— Non, je n’y ai pas pensé, commandant…

— Ah ! triompha celui-ci. Vous voyez !

— Je n’y ai pas pensé parce que ces détails d’exécution ne me concernent pas. Ça aussi, c’est votre affaire. Ce que je veux, c’est filer d’ici ou, vous voyez ce beau pectoral rouge sur votre tunique, vous risquez de le perdre très, très, très vite…

Moins de vingt minutes plus tard, la navette de sauvetage fut catapultée hors des flancs de l’énorme Théseus. Trois secondes encore et une seconde accélération – littéralement phénoménale celle-là – annonça la mise à feu des six tuyères… Crossbow, qui avait voulu lever la tête, sentit celle-ci percuter durement l’appui-nuque du siège antigravifique.

Un peu groggy, il s’aperçut que le jeune pilote l’observait en coin, le visage fendu par un large sourire.

— Pas trop dur, non ?

— Plutôt du genre brutal… Combien de temps pour arriver ?

— Sept petites heures mises bout à bout, une balade ! Vous aviez oublié de débarquer ou quoi ?

— Non… Je cours après une femme !

L’homme siffla d’admiration, déconnecta quelques jacks d’un doigt machinal, consulta un écran sur lequel apparaissaient d’énigmatiques hyperboles et rigola :

— Eh bien dites donc vous, ce n’est plus de l’amour, c’est de la rage !

— Il y a sans doute un peu de ça. Oui, un peu de ça : de la rage ! articula Crossbow. Il faut que je retrouve cette femme. À tout prix ! Comment t’appelles-tu ?

— Moi ? Waldor. Al Waldor.

— Bien… Écoute Al, je passe en cabine, il faut que j’écoute quelque chose et que je réfléchisse.

— Un cube sonore ? Eh bien, mais vous n’avez qu’à l’encastrer là, fit le pilote en montrant du menton un lecteur sur le pupitre de commande manuelle.

— Non, je veux l’entendre seul. Tu ne peux pas comprendre !

Waldor leva les yeux au ciel.

— Ah ! Je vois. Le dernier message laissé par la bien-aimée, la « voix chérie » !… C’est bien ce que je pensais, c’est de la rage ! Mais vous verrez… Ah ! Ah ! Ah !… Lorsque vous la reverrez, vous ferez comme tous les hommes : vous resterez tout bête sans rien pouvoir dire !

— Non, articula Crossbow, les dents serrées. Je la tuerai !

* *
*

Quelques instants plus tard, il fermait derrière lui la petite écoutille ovale qui permettait d’accéder à la cabine, plongea d’une poussée sur une couchette anti-G et s’y sangla pour ne pas rester en apesanteur.

Il posa devant lui le lecteur vidéo qu’elle lui avait laissé avant de s’enfuir et connecta le quartz-mémoire. Il ferma les yeux pour ne pas voir apparaître l’image d’Itya Erevan, ses cheveux blond vénitien, ses lèvres qui avaient toujours l’air de sourire ou encore ses yeux pervenche à l’indéfinissable nostalgie.

— … Ce n’est pas du tout ce qu’on a écrit ou dit dans la presse. Tu sais que je faisais, avec quelques-unes de mes collègues, des expériences de plus en plus poussées sur la télépathie… Kolb était notre maître à penser et j’étais pour lui une assistante comme une autre, sans plus. J’étais « réceptive » comme il disait et ne l’intéressait que pour cette raison… Passionnée en tout point par mes travaux, je ne cherchais pas à être plus pour lui. Bien au contraire… Kolb avait parfois des attitudes blessantes avec nous, et aussi un comportement étrange vis-à-vis de ses semblables… Je sais ce que tu penses : qu’il n’y a pas là le millième d’une raison de tuer un homme, mais écoute la suite… Nos expériences progressaient. Nous avions abandonné les cartes de Zener depuis très longtemps, nous n’en étions plus aux tests mais à la mise en pratique de certaines théories qu’il vérifiait impitoyablement quel que soit le degré de fatigue de mes compagnes… allant même jusqu’à les frapper lorsque l’une d’elles ratait un transfert télépathique. Deux années ont passé : un enfer ! Plus il s’enfonçait dans ses recherches et plus nous nous apercevions que nous n’étions que des cobayes pour lui. Qu’importe la fatigue ! Qu’importe les supplications ! Il fallait avancer, avancer toujours plus profondément… et c’est ainsi que Gloria Lonsdale a fini par se suicider. Oui, se suicider. Eh bien même encore maintenant, je me demande si Kolb ne lui avait pas passé l’ordre de se supprimer… Pour voir ! Simplement pour ça : pour voir ! Une expérience de plus.

Crossbow écoutait passionnément. Le silence était tel que, lorsque la voix d’Itya s’arrêtait, il entendait jusqu’aux battements de son cœur…

— … Bien sûr ce suicide, ou ce crime, a été mis sur le compte de la fatigue nerveuse de Gloria. Surtout ne pas nuire à la carrière du célèbre professeur Kolb du Premier Cercle ! Surtout pas… Et puis ses recherches sur le cerveau pouvaient déboucher sur tellement de choses… C’est peu après, à cette époque, que j’ai acquis la conviction que Kolb ne travaillait pas, comme il le disait, pour la Société Nouvelle, mais pour des buts personnels. Exactement comme les humains d’autrefois. Un jour, j’avais fait quelques expériences de transfert réussies avec lui et nous nous étions parlé à distance, lui dictant, moi écrivant ; c’était une expérience courante pour nous et, comme la télépathie s’affranchit du temps comme de l’espace, cela ouvrait d’immenses possibilités. Pour me récompenser sans doute, il m’a fait pénétrer dans son laboratoire privé. Celui où nous n’allions jamais. Et là j’ai vu l’instrument… Kolb était aussi un physicien de renom, mais ce que nous ignorions toutes, c’était qu’il couplait nos expériences purement psychiques avec une application immédiate dans le domaine matériel et empirique. Il avait donc mis au point un appareil relativement énorme, comme le sont toutes les inventions à leur début. Il me l’a tout d’abord montré, tout gonflé d’orgueil, puis l’a approché d’une des fenêtres de son atelier…

En dictant ses phrases dans le quartz-mémoire pour que Crossbow les écoute à son réveil, Itya Erevan avait revécu cette terrible scène. Celle qui avait tout déclenché en elle…

— Regardez, Itya, regardez ça… regardez ces gens qui marchent dans l’avenue. Je peux dire à tout instant ce qu’ils sont en train de penser selon la coloration, l’aura, si vous voulez, qui les enveloppe : regardez vous-même…

Elle s’était penchée sur le scope. Les petites silhouettes qui se déplaçaient comme des fourmis, quarante étages plus bas, étaient effectivement colorées de différentes façons. On aurait dit un mauvais film des premiers temps de la couleur…

— Merveilleux ! avait dit la jeune femme en battant des mains…

Elle s’était relevée et avait à cet instant rencontré le regard de Kolb. Un regard qui lui avait fait comme une coulée de glace dans le dos. Ce n’était plus celui d’un homme, mais d’un dément…

— Voyez-vous, ma petite Itya, j’ai fini par confirmer ma théorie selon laquelle le cerveau émet en permanence des ondes – même dans le coma, je l’ai vérifié. Et ces ondes ont la propriété de progresser en sphères comme les ondes radio, mais à des vitesses autrement plus vertigineuses, défiant le temps et l’espace ! Voilà ce qu’est la transmission de pensée, ça et rien d’autre : des ondes, pas des miracles. À partir de là, il m’était simple d’entreprendre une recherche catégorielle et de les isoler une à une. Et voilà le résultat. Comprenez-vous maintenant de quelle arme je dispose ?

— Une arme, professeur ?

— Oui, enfin je veux dire, de quelle incroyable puissance vont disposer nos Sages du Conseil Suprême, rectifia-t-il tout de suite. Mais ce n’est pas tout : à partir du moment où je peux analyser et percevoir les pensées d’un homme quel qu’il soit, où qu’il soit, je vais pouvoir inverser l’expérience et émettre des ordres avec une intensité plus forte, comprenez-vous, donc émettre des pensées fulgurantes et qui seront les miennes, les miennes. Ah ! Ah ! Ah !…

— Le génie, professeur Kolb ! Le génie à l’état pur ! avait alors dit Itya, les yeux mouillés d’admiration feinte. Vous êtes un des « faiseurs de monde »… un grand parmi les grands…

Protecteur, il avait posé la main sur son épaule.

— Ma petite, je voulais vous en parler à vous la première, parce que vous êtes la plus fidèle de toutes.

Il s’était approché d’elle et l’avait embrassée. Ses lèvres étaient glacées…

Comme son âme…

— … Et voilà comment ça s’est passé, continuait le quartz sonore. Plus le temps passait et plus Kolb mettait une joie quasi sadique à pénétrer les pensées des autres, dans la rue, avec nous aussi. Il sondait nos cerveaux jusqu’à en extraire, en disséquer nos pensées les plus secrètes, les plus intimes… C’est à cette époque-là qu’il a mis au point l’analyseur de rêves dont se servent les Gardes Noirs pour interroger les criminels…

Crossbow sursauta : il avait utilisé cet appareil « tout nouveau » sur le cerveau du Manchot, il s’en souvenait très bien…

— … La seconde phase, comme disait Kolb, avançait. Et un jour…

Un jour, fou de joie, il avait appelé Itya à nouveau. Toujours la fenêtre. Toujours le même appareil bien qu’il ait doublé de volume et fasse entendre un discret bourdonnement.

— Regarde, ma petite ! Regarde, j’ai réussi…

Elle s’était penchée par la fenêtre.

— Tu vois cette grosse femme qui traverse l’avenue un panier à la main ?

— Près du zébra ? Oui, je la vois.

— Regarde bien…

Quelques secondes encore. La grosse femme s’arrêtait, puis soudain transfigurée par une effroyable colère, se mettait à piétiner son panier avant de se jeter sur un passant qu’elle gifla à la volée.

Dans son dos, Itya entendait Kolb jubiler à n’en plus finir. Et au même moment, elle se rappela que plusieurs télescopages inexplicables de Roadrunners avaient eu lieu ici-même. Il y avait eu des blessés…

Elle s’était retournée et avait enfin vu Kolb comme il était vraiment.

— Ah ! Ah ! Ah ?! Ça te sidère, petite, n’est-ce pas ? Je peux faire faire n’importe quoi à distance, faire changer de direction un conducteur, provoquer une bagarre, insuffler une panique épouvantable, pousser quelqu’un au suicide en lui donnant des impulsions de détresse, provoquer le meurtre d’un homme par l’homme le plus doux de la terre en le noyant sous un torrent d’impulsions d’agressivité, faire marcher le plus poltron sur la corniche d’un immeuble de soixante étages en le sécurisant au maximum… Personne ne peut faire ça : personne sauf moi ! Moi ! Moi !

— … Et il avait répété : Moi ! Moi ! Moi ! en se frappant la poitrine comme une bête, comme un démon qu’il était devenu…, poursuivait la voix maintenant haletante de la jeune femme. Voilà pourquoi j’ai résolu de le tuer. Tout de suite. Avant qu’il ne rende publique sa diabolique découverte. Voilà mon histoire. Ça n’a pas été bien difficile. Moi aussi, je pouvais le suggestionner à distance, nous le pouvions toutes d’ailleurs. Je l’ai vampé tant que j’ai pu… Je lui ai rappelé qu’il avait un corps comme les autres et que l’esprit sans le corps n’était rien ! Et tu sais, Wilfried Crossbow, au moment de le tuer, je savais très exactement ce que je faisais…

Pendant une minute au moins, Itya se tut. Crossbow rouvrit les yeux. Son image ne s’était pas effacée de l’écran. Simplement elle regardait droit devant elle avec ce drôle d’air qui lui était familier.

— … Wilfried, tu sais que je vais essayer de refaire une vie, même misérable, sur Cyrkos. Il te sera facile de me retrouver… Je te laisse seul juge. Es-tu sûr de faire justice ?

Le visage décomposé d’angoisse s’effaça graduellement et le cube redevint silencieux.