CHAPITRE X
Un sursaut nerveux secoue le corps de Cal qui reprend soudain conscience, se demandant où il est. Couché sur le côté, à même le sol, il bouge la tête machinalement et grimace. Une douleur violente lui a vrillé la tempe droite. Durant plusieurs secondes, il reste immobile pour laisser la souffrance s'atténuer et cette fois ouvre les yeux lentement. Quelque chose le gêne aux poignets, et il comprend qu'il est attaché. Ah oui! la chute...
Apparemment, il est prisonnier, mais où? Son crâne le fait tellement souffrir qu'il a envie de ne plus bouger, indifférent à ce qui peut lui arriver. Un bruit de voix. Il ferme à moitié les yeux et distingue quatre soldats de Senoul qui approchent avec un kaval qu'ils viennent apparemment d'abattre. L'un d'eux est tout prêt et Cal ferme complètement les yeux. Le soldat ne dit rien et rejoint ses camarades. Pour l'instant, il n'y a rien à faire, sinon alerter HI. Il tourne sa langue dans sa bouche, douloureuse, pour brancher son émetteur... Un trou. Il n'y a plus de dent!
Cette fois l'émotion lui fait oublier la souffrance.
La dent a dû sauter sous le choc qu'il a encaissé sur le côté de la figure. Il est isolé. Le coup dur!
Bon, de toute façon, il ne peut rien faire pour l'instant, il est en trop mauvais état. Et s'il est toujours vivant, c'est qu'on le destine à quelque chose, le bûcher peut-être. Ce qu'il faut avant tout, c'est récupérer des forces. Il repose la tête sur le sol et s'endort.
Un coup de pied dans la cuisse le réveille immédiatement. Il se redresse à moitié et pousse un gémissement sous la douleur à la tête qui est revenue brutalement.
— As-tu fini de dormir, renégat?
Le prêtre. Cal ouvre les yeux lentement et s'assied. La douleur s'apaise plus vite maintenant et il lève les yeux. Il a l'air à la fois ravi et furieux, le prêtre.
— Tu vas avoir le temps de te reposer, sale incroyant! En arrivant à Senoul, tu seras en état pour le bûcher!
Au moment de répondre, le Terrien a une idée et il porte les mains entravées à son visage d'un air égaré.
— Que... que s'est-il passé? Tu as gagné la bataille?
Le prêtre va pour répondre quand il se ravise et hoche la tête.
— Tes troupes ont été écrasées, il n'y a plus un seul renégat en vie.
Oh! Ça c'est un peu gros!
— Je n'ai pas envoyé mes cavaliers au bon moment et puis ils étaient trop peu nombreux, ils ont dû être massacrés...
— Jusqu'au dernier.
Cette fois Cal a la preuve que l'autre ment! S'il avait été vainqueur il aurait donné des précisions, indiquant que quelques cavaliers avaient pu fuir, puisque le massacre total des robots est impossible. Donc les troupes de Senoul ont bel et bien été battues, au contraire. Cal fait mine d'être effondré.
— Jamais je n'aurais dû vous attaquer seul, tous les deux.
— Tu as de la chance que je n'aie pas voulu te tuer. Mon coup d'épée t'a jeté au sol.
— Toi et le Rajak, vous m'amenez à Senoul?
— Tu poses trop de questions, incroyant.
Il fait demi-tour et approche d'un feu sur lequel achève de cuire le gibier. Une demi-heure plus tard, un soldat, en riant, jette à Cal un morceau de viande qui roule à terre.
— Tiens... Tu dois avoir faim, « capitaine ».
Ses copains éclatent de rire mais ça ne touche pas le prisonnier qui est en train de réfléchir. Il est important de récupérer ses forces. Le morceau de viande est plein de terre et d'herbe, mais tant pis. Il se traîne, le ramasse et l'essuie tant bien que mal. Ses mains le font souffrir. La lanière de cuir qui les entrave est trop serrée. Gauchement, il arrache des morceaux de nourriture, grimaçant lorsque sa mâchoire se met à mastiquer. Lorsque sa faim est apaisée, il se rallonge pour dormir.
C'est un crissement de roues qui le réveille, plus tard. Un grand char à voile vient d'arriver, entouré d'une dizaine de soldats. Le Rajak apparaît à son tour. On va sûrement lever le camp. Dix minutes plus tard, on le jette au fond du char, entre des ballots entassés à l'avant. Le Rajak et le prêtre, qui a l'air d'avoir un grade élevé, prennent place à l'arrière avec deux soldats. Deux autres suivent, à antli. Le reste de la troupe fait le chemin à pied, vite distancé.
Lentement Cal s'installe et fait glisser ses mains vers sa botte droite. La dague est toujours là! Il ne peut plus attendre s'il veut récupérer ses mains privées de sang par le lien! Tant bien que mal, il sort l'arme et entreprend de scier aux trois quarts le lien de ses pieds. Puis il coince le manche entre ses chevilles et détache ses mains. Dès que la circulation se fait à nouveau, il réprime un grognement de douleur, ouvrant et serrant les poings pour pomper le sang. Il faut un bon quart d'heure pour qu'elles soient de nouveau capables de tenir quelque chose. Il était temps... Maintenant, que faire? Sauter? Il sera tout de suite rattrapé. A vue de nez, il y a encore trois bonnes heures de jour.
C'est le prêtre qui apporte la solution, en apparaissant à côté de Cal, une arbalète à la main.
— Montre comment fonctionnent ces arcs, fait-il.
Doucement Cal se redresse cachant ses mains déliées et commence à expliquer où glisser les deux flèches avant de bander les deux lames de ressort. Théoriquement il faut faire l'inverse, mais il préfère être sûr que l'arme soit chargée.
Lorsque l'arbalète est prête à tirer, il se penche en avant, la mine intriguée.
— Tu n'as pas placé la clavette?
— Quelle clavette?
— Sur le côté, là...
Le prêtre cherche, retourne l'arme sans rien voir.
— Où est-ce, dit-il, impatienté?
— Sur le côté. Fais-moi voir, dit Cal, en glissant genoux comme pour mieux regarder.
Le prêtre se penche et dans le même mouvement Cal se détend, sa main gauche venant bloquer les deux petites gâchettes sous la crosse de l'arbalète, tandis que sa main droite plonge la dague dans la poitrine offerte. Arrachant l'arbalète, il la braque sur le Rajak en criant aux soldats :
— Plus un geste ou le Rajak est mort.
Les soldats, pétrifiés, tournent la tête vers leur chef, pâle, qui leur fait signe de ne pas bouger. L'homme à la barre n'a pas bronché.
— Appelle les cavaliers, ordonne Cal!
Le Rajak s'exécute et les deux hommes arrivent, indécis. Eux aussi ont été pris de vitesse.
— Attachez les antlis à l'arrière du char, ordonne Cal aux deux soldats qui obéissent. Les cavaliers, sautez à terre maintenant!
Le char roule à un modeste vingt kilomètres/heure et ils devront courir s'ils veulent le rattraper. Lorsqu'ils sont à cent mètres, Cal se tourne vers les deux derniers soldats, sans que son arbalète ait cessé de menacer le Rajak.
— Sautez, vous aussi.
Sans insister, ils basculent par-dessus bord.
— Toi, tâche d'accélérer un peu, lance le Terrien à l'homme de barre qui a continué, imperturbable, à conduire le char.
Au bout de dix minutes, le char stoppe et Cal le fait descendre après lui avoir ordonné d'attacher le Rajak. Cette fois, la situation est plus claire. Le blocage de roue desserré et la grand-voile bordée, le char repart, tirant les antlis qui suivent sans histoires. Une fois passé la ligne de crête suivante, Cal oblique vers le sud. La piste est en pente et le char roule maintenant à cinquante kilomètres/heure.
Peu avant la nuit, Cal s'enfonce résolument dans une petite vallée et cache de son mieux le véhicule dans les buissons. Le corps du prêtre est encore à l'avant et Cal décide de l'enterrer, ce qui va très bien convenir au Rajak!
Au lever du jour, Cal attache solidement le Rajak sur l'un des antlis et grimpe sur l'autre après avoir fouillé le char et récupéré deux arbalètes et son épée.
*
**Le soir tombe lorsque les deux hommes arrivent au passage du gué. Cal n'a pas à se faire reconnaître. Une silhouette traverse à grands bonds gracieux : Casseline!
Arrivée près de lui, haletante, elle pose une main sa jambe et le regarde, sans dire un mot. Il pose la main sur la sienne, puis sourit doucement.
— C'est fini, Cassy, nous vivrons en paix maintenant... -
Bien plus tard, dans sa maison, Cal fait le récit de sa capture, puis Sistaz lui raconte la fin de la bataille.
Il a réussi à regrouper une centaine de ses soldats autour de lui et les a reformés en triangle. Peu à peu, les autres ont regagné leurs rangs, pendant que la cavalerie de Stuil empêchait les Senouliens de s'enfuir. Finalement, neuf cents soldats ennemis se sont rendus... aux trois cent cinquante survivants de Kankal.
Car il y a eu beaucoup de tués. Mais la leçon a été comprise, les ordres de Sistaz sont maintenant exécutés à la lettre. Un peu tard, hélas! Le retour à Kankal a été douloureux pour les familles.
Divo et les autres partis, Cal est longtemps resté les yeux dans le vague sans voir les flammes de la cheminée, presque allongé dans les coussins recouvrant un large fauteuil. C'est là qu'il s'est endormi.
*
**Une bonne odeur de Sak le tire de son sommeil. Il s'y est rudement bien fait au Sak! C'est une décoction d'une plante marine, mi-algue mi-herbe qui, séchée, donne une boisson que les Vahussis utilisent à la manière du thé ou du café. Elle contient d'ailleurs un certain excitant vaguement euphorisant qui met en forme.
Casseline est là, un pot à la main, lorsqu'il ouvre les yeux. Elle souffle doucement l'arôme du Sak vers le dormeur qui a un sourire. Quelle merveilleuse façon de se réveiller! Elle s'agenouille et verse le Sak dans une timbale de métal.
Lorsqu'elle redresse la tête, Cal reçoit encore le choc de ses yeux violets. Il tend la main pour caresser les longs cheveux d'or pâle.
— Est-ce que tu iras chercher tes affaires aujourd'hui, pour t'installer ici?
Le visage grave, Casseline incline lentement la tête.
— Si tu le veux toujours, oui.
A son tour, Cal incline la tête, les yeux rivés à ceux de la jeune fille. Devant la tradition vahussie, ils sont maintenant liés. Tout simple et aussi très émouvant. Cal prend la timbale et boit, puis se lève.
— Ripou t'aidera à apporter ce que tu désires et à arranger cette maison à ton goût. J'ai à faire, Cassy, je ...
— Cal, interrompt la jeune fille... j'aime bien que tu m'appelles Cassy!
Il sourit, secoue la tête et poursuit :
— Je te disais que je vais aller en mer aujourd'hui, ne m'attends pas avant la fin de la journée. Ce soir, si tu veux bien, nous inviterons nos amis. Tu veux t'en charger? Ripou t'aidera.
— Tu sais, je ne comprends pas toujours tes relations avec tes amis, Ripou, Lou et les autres. Tu leur demandes des choses comme si tu étais leur maître!...
Aie! Voilà une chose à laquelle il n'a pas fait assez attention. Et si Casseline l'a remarqué, d'autres l'ont sûrement remarqué aussi.
— Il y a bien longtemps, ils m'ont accordé leur amitié et leur dévouement. C'est comme cela chez nous. Depuis, ils me considèrent un peu comme leur chef et sont heureux des services que je leur demande.
— Tout de même, plus de deux cents amis, ça fait beaucoup!
— En fait, je n'en ai pas tant que cela. Ripou, Salvo, Belem, c'est tout. Les autres, les hommes de Stuil sont des soldats-bâtisseurs, comme il en existe beaucoup dans mon pays. Ils veulent voyager, voir de nouvelles régions, ils se donnent un chef et partent avec lui. Tu vois, c'est simple, même si les Vahussis n'agissent pas de cette manière.
— Mais ils connaissent tant de choses!
— Parce que nous avons beaucoup voyagé, beaucoup vu, beaucoup appris. C'est de cette manière que l'on progresse, tu sais.
— En voyageant?
— En voyageant, en observant et en revenant pour enseigner aux siens ce que l'on a appris, oui. Dis-moi, sais-tu où est Lou?
— Sur le quai, dehors, avec Sipio.
Le robot est en train d'aider le vieux pêcheur à raccommoder ses filets. Cal les observe un instant et approche.
— Est-ce que les pêcheurs se sont organisés, Sipio?
Le vieux relève sa belle tête complètement blanche, aux traits burinés, la peau cuite d'un bronzage aux reflets cuivrés.
— Tu veux dire... comme les bâtisseurs qui construisent les bateaux?
— Oui.
— Oh! nous sommes trop indépendants pour ça! dit le vieil homme avec un regard amusé.
— Quand un jeune achète un bateau, qui lui apprend comment naviguer, comment pêcher?
— Il apprend tout seul, tiens! comme les autres l'ont fait avant lui.
— Est-ce que tu imagines le nombre de jours de pêche perdus, les accidents aussi, nécessaires pour apprendre ce métier?
— Que veux-tu faire, Cal? Tu ferais mieux de dire tout de suite ton idée.
— Sacré malin, fait Cal en souriant. Eh bien tu vois, si les dix ou douze meilleurs patrons se réunissaient pour expliquer à quelqu'un comment on navigue, comment on devient un bon marin, d'abord, un bon pêcheur ensuite, puis un patron, ce qu'il faut faire dans la tempête avec une voile arrachée, comment on trouve les bancs de poissons, bref, tout ce qu'ils ont appris au fil des années, cette personne pourrait écrire tout cela dans un livre. Et ensuite les futurs marins ou les futurs patrons liraient ce livre et apprendraient plus vite et mieux.
— Il faudrait d'abord que les marins sachent lire, riposte le vieux!
— Autrefois, presque tous les Vahussis savaient lire, ils peuvent apprendre aujourd'hui.
— Un seul livre ne suffirait pas.
— C'est vrai, et il faudra un livre destiné aux marins et un livre destiné aux patrons. De toute façon, Divo va faire venir des «
étudiants » qui auront pour tâche de recopier les livres.
— En somme, tu voudrais qu'on fasse comme les bâtisseurs, avec des Maîtres, des Compagnons, et des apprentis.
— C'est cela, des Maîtres-patrons, des marins-Compagnons, etc. Mais tous les patrons ne seront pas Maîtres, seulement les meilleurs. Et quand je dis les meilleurs, je ne pense pas seulement aux connaissances, mais aussi aux qualités. Il faut qu'ils soient bons, dévoués, qu'il soit agréable de travailler avec eux.
— Et tu penses arriver à ça?
— Si tu veux bien t'en occuper, Sipio, oui!
— Moi, mais pourquoi moi? proteste soudain le vieux bonhomme.
— Parce que tu es un bon patron, parce que tu aimes t'occuper des jeunes malgré ce que tu racontes, et parce que tout le monde te respecte. Je te demande faire ça pour moi, Sipio, par amitié.
L'autre reste immobile un moment, tripotant sa navette.
— C'est toi, un étranger, qui te donnes tout ce mal pour nous?
Faut-il que toi aussi tu aimes les Vahussis, se décide-t-il enfin en redressant un visage soudain sérieux. D'accord, Cal, je le ferai, pour toi surtout...
— Merci. Maintenant, je voudrais aller en mer aujourd'hui, sais-tu qui pourrait me prêter un bateau?
— Vois Kalosipol, il a perdu un fils dans la bataille et n'ira pas pêcher avant plusieurs jours.
*
**Deux heures plus tard, le sloop disparaît à l'horizon. A bord, Lou, Salvo, Belem et Cal.
— Lou, appelle HI et dis-lui d'envoyer un amphib ici. Belem restera à bord du bateau dans ce coin, hors de la vue des côtes et des autres bateaux, en attendant notre retour, dans la soirée.
Pour se faire plaisir, plus tard, Cal pilote l'amphib pour la rentrée dans le silo, à la Base. Longtemps qu'il n'avait pas tenu les commandes et ça lui manquait. Sans attendre, il se rend au Contrôle Général et s'assied dans le fauteuil face aux panneaux d'ordres. Tout de suite, le voyant rouge de communication s'allume.
— HI, l'émetteur de ma dent a sauté, il faut que tu me le fasses remplacer; je voudrais aussi un bain régénérateur. A propos, quelles sont` les conséquences, à longue portée, des bains?
— L'effet immédiat de reconstitution des forces vives et de rééquilibre du métabolisme est accompagné, à long terme, d'une régénération des cellules. Ton espérance de vie de Terrien est de quatre-vingt-quinze ans, mais les bains empêcheront les marques visibles de décrépitude... C'est le terme scientifique. Tu garderas la même apparence que celle de tes trente et un ans actuels jusqu'aux quatre cinquièmes de ta vie environ.
Cependant, celle-ci, par l'accumulation des produits de régénérescence, sera allongée. Mais il est impossible de dire de façon précise de combien. Probablement d'une vingtaine d'années, peut-être nettement plus.
— En somme, j'ai encore au minimum soixante-quatre ans de vie devant moi et, au maximum, un nombre d'années inconnu?
— D'environ vingt ans de plus, au minimum, oui.
— La fin de ma vie sera pénible?
— Non, avec les traitements, tu garderas toutes tes facultés et tu mourras obligatoirement, sauf accident, d'un arrêt soudain du cœur.
Le Terrien reste un long moment songeur. Il avait besoin de cette précision pour prendre une décision.
— HI, j'ai redressé la situation dans cette époque mais je vais donner un nouveau coup de pouce à l'Évolution. De ton côté, je veux que tu fasses des recherches sur le continent arctique sud.
Tâche de repérer un endroit où il serait possible d'installer une Base mieux camouflée que celle-ci, qui va devenir d'ici peu trop en vue. Fais un projet d'installation que tu me soumettras, qu'elle soit avant tout rationnelle avec des possibilités de sortie à la fois vers le ciel et par l'océan. Que les halles de stockage des matières premières soient très vastes, davantage qu'ici, de même que les chaînes de fabrication.
— Bien.
— Autre chose; recherche dans ma documentation terrienne la technique des premières réalisations d'imprimerie et fais-moi une liste des gisements miniers exploitables à ciel ouvert sur le territoire de Kankal, jusqu'à deux cents kilomètres au nord, et quatre cents à l'ouest et au sud.
-
Bien.
Il va pour se lever lorsqu'il se ravise.
— Est-ce que le réseau des satellites de surveillance des Loys est toujours en état de marche?
— Oui.
— Partout dans l'espace?
— Sur l'étendue d'espace reconnue par les Loys, c'est-à-dire jusqu'aux frontières de cette Galaxie.
— Ils sont en activité?
— Non.
— Si je me souviens bien je t'avais laissé des consignes pour surveiller l'espace, au sujet d'une capsule pénitentiaire du genre de celle qui m'a amené ici?
— Oui.
— Tu n'as pas activé le réseau pour cela?
— Seulement les détecteurs de proximité.
— Fais le nécessaire pour l'ensemble, alors. Mais une surveillance passive, hein? Pas d'interrogation radio en cas d'écho. Je veux être prévenu immédiatement, où que je sois, si un objet de ce genre est repéré.
— Bien.
— Je vais dans la salle de régénérescence, fais-moi un traitement d'entretien.
*
* *C'est trois jours plus tard qu'eut lieu la désignation officielle du Protecteur de Kankal.
Cal a fait voter chaque Vahussi, homme ou femme, de plus de dix-huit ans. La chose a été accueillie avec curiosité d'abord, enthousiasme ensuite. Divo a été élu Protecteur de Kankal à l'unanimité absolue. Évidemment, ce vote est un peu truqué dans le contexte actuel, mais il a pour but d'inciter les habitants à penser qu'ils ont eux-mêmes choisi leur chef. Et Divo ne sera pas plus mauvais qu'un autre après tout. Ce sera en tout cas un précédent. Aux Vahussis de mieux s'organiser dans l'avenir, le coup de pouce est donné.
Le lendemain matin, le premier conseil du Protectorat de Kankal se tenait. C'est là que le sort du Rajak fut décidé. On le ramènerait à Senoul, avec une corvette, sous la promesse de laisser les habitants de la ville libres d'y rester ou d'en partir.
Une rançon de 200 000 vals sera payée, sur la fortune personnelle du Rajak, à la ville de Kankal, pour permettre à Divo de financer les travaux. En outre, le Rajak rentrera chez lui en vêtements de simple citoyen, pour frapper les esprits.
De même il fut prévu que la religion de Frahal serait autorisée à Kankal, à la seule condition que ses membres ne tentent jamais d'y amener des adeptes par la force. Ses prêtres seront également astreints À un travail, et le prélèvement d'un impôt ou des dons en nature seront interdits sous peine d'exclusion du territoire. Ce libéralisme a beaucoup impressionné la population. Elle avait encore besoin d'un cadre de vie que Frahal lui avait apporté et s'en débarrasserait d'elle-même plus tard.
Les chantiers reçurent l'ordre de travailler à des frégates, des corvettes et des sloops de pêche, exclusivement. Plus de bricks.
On décida de faire venir des marchands, de leur accorder une escorte sur la traversée du territoire et de bâtir une ou deux petites villes au croisement des pistes importantes. Enfin Cal reçut l'autorisation de lancer .les ateliers qu'il voudrait. En récompense, il reçut un morceau de territoire qu'il choisit avec soin, dans les collines, à cinquante kilomètres au sud de la ville.
C'était en fait un gisement de cuivre repéré par HI, d'une immense richesse. Il comptait bien en organiser l'extraction et le laisser à Casseline. Elle aurait là de quoi être riche et pourrait même y créer une dynastie.
Enfin, Divo créa une sorte d'université où il f convenu d'attirer tous les savants que l'on pourrait décider. Deux branches distinctes : Connaissance d Lettres et Connaissance des Sciences. C'était très rudimentaire, mais les choses évolueraient d'elles mêmes.
Cal se mit aussitôt au travail avec les robots, transformés maintenant en ouvriers-instructeurs.
Chaque mois, des réfugiés arrivaient d'un côté ou de l'autre.
L'histoire de Kankal avait été racontée très loin et des familles entières venaient jusqu'ici. Divo comprit qu'il fallait s'agrandir et la construction de deux villes fut entamée. L'une se situait dans les collines au nord, du côté des mines à ciel ouvert, l'autre, en bordure de mer, au sud, groupant les ateliers d'industrie. Kankal se réserva les constructions navales et l'Université avec, en parallèle, les imprimeries rudimentaires pour multiplier la circulation des livres et de la Connaissance.
Cal avait gardé sa maison du port de Kankal mais s'en était fait construire une autre, le long d'une plage à quelques kilomètres au sud. Quant au gisement de cuivre, les robots eurent vite fait d'en bâtir tout le matériel d'extraction, les chemins de roulement, les pistes, les sillons; bref la mine était prête à fonctionner lorsque les premiers ouvriers arrivèrent. Un petit village avait été construit pour eux à l'abri des vents dominants.
La journée de travail, de dix heures, le tiers du jour sur cette planète, fut un événement. Partout ailleurs, il fallait travailler quinze heures d'affilée. Les salaires étaient payés chaque soir, ce qui permettait à chacun de venir ou non le lendemain, selon son humeur. Sans la rationalisation des installations, l'entreprise aurait été un désastre, mais en l'occurrence tout fonctionnait à merveille. D'autant que Cal avait installé une fonderie rustique au bas des collines, et qu'ainsi il avait la haute main sur la fabrication du métal le plus précieux à part l'argent.
A ce propos, une mine d'argent avait été mise en exploitation pour le compte du Protectorat afin de financer les travaux généraux à venir, la construction des villes et le paiement de ce nouveau corps, les
« Administrateurs » du Protectorat, et l'armée de Sistaz, bien sûr. Cal avait même enseigné des rudiments d'urbanisme aux nouveaux architectes.
Divo se révélait un bourreau de travail et un remarquable organisateur. A trois reprises, Sistaz avait dû intervenir avec son armée pour repousser des incursions d'armées de Frahal, venues d'une ville ou d'une autre, mais jamais en tout cas de Senoul. Le Rajak avait été manifestement très impressionné par la bataille de Kankal.
C'est au milieu de la seconde année, alors que Casseline attendait déjà son deuxième enfant, que Cal pensa à l'avenir et eut l'idée de forger une arme vivante, indifférente au temps.
Peu à peu, il chercha des Vahussis montrant des qualités de cœur et de réflexion, des hommes raisonnables, tolérants avant tout, pacifiques et intelligents, recrutés au début parmi les bâtisseurs des chantiers navals, puis des autres corporations.
Il créa ainsi une société secrète qu'il nomma les « Bâtisseurs du Monde » à laquelle il donna pour but d'améliorer le sort des hommes et de s'améliorer eux-mêmes en cherchant la Connaissance. Ils se reconnaissaient entre eux par un signe et disposaient aussi d'un mot secret, valable six mois. Ils se réunissaient secrètement, en assemblée, deux fois par mois pour faire le point des études en cours et pour des séances d'entraînement particulier.
En prévision de l'avenir, Cal instaura, parmi des traditions symboliques, l'obligation de maintenir son corps en bonne santé et d'étudier l'art du combat défensif. C'est-à-dire qu'il sélectionna un certain nombre de prises empruntées aux vieux arts martiaux terriens, judo, aïkido, Kung-fu, mais essentiellement les gestes de défense. Puis il instaura des grades d'apprenti, de Compagnon, de Maître, de Chevalier et de Prince. A chacun correspondaient des connaissances supplémentaires, philosophiques, morales, symboliques et de nouvelles manœuvres de combat. Mais seuls les Maîtres, et surtout les Chevaliers et les Princes reçurent une instruction de karaté, combat offensif.
C'est Lou qui se chargea de l'enseignement. Dès que le nombre des membres dépassa la centaine, il fit éclater le groupe en «
ateliers » d'une trentaine de personnes, travaillant séparément sous la direction d'un « sage », élu pour deux ans parmi les Maîtres. Le grade de Chevalier n'était qu'une distinction, la marque du savoir, pas celle du pouvoir.
Là encore, il lui fallut tricher un peu pour obtenir rapidement ce qui était souhaitable. Après avoir repéré les hommes possédant les qualités de base, il les fit enlever de nuit et les passa sous injecteur hypnotique pour influencer leur subconscient. Les banques mémorielles contenaient des connaissances qui se révéleraient rapidement, permettant aux sujets d'acquérir très vite les notions justifiant un grade de Maître ou de Chevalier. Au bout d'une année, chaque ville du Protectorat possédait au moins un atelier, les traditions étaient solidement implantées, et le secret bien gardé puisque Divo lui-même n'avait jamais entendu parler des « Bâtisseurs du Monde ».
La tâche la plus difficile fut d'imposer le rythme de travail du Protectorat. Étant donné la décomposition de l'année vahussie, Cal avait vite compris que la semaine terrienne ne pouvait pas s'y adapter. Il avait donc crée la « dizaine ». La « dizaine »
comprenait huit jours de travail de suite et deux jours de repos.
La notion de repos, inconnue, fut difficile à faire admettre. Mais chacun des deux jours fut destiné à une activité sportive, football le premier, rugby le second, et ça marcha! Les Vahussis retrouvèrent l'enthousiasme de leurs ancêtres pour ces sports.
Cal passa alors à la seconde partie de son projet.
Casseline entre d'un pas lent dans la pièce au moment où je boucle le coffre qui va être transporté tout à l'heure dans la Cassy, la frégate que j'ai fait construire pour moi et que j'ai payé avec les premiers bénéfices de la mine.
— Tu ne nous emmènes pas, Cal, tu es bien décidé?
— Cassy chérie, on en a déjà parlé. Les deux garçons sont trop petits et ce voyage vers les îles est long et impossible pour eux.
Nous n'aurons rien pour les nourrir au bout d'un mois, or le voyage durera beaucoup plus longtemps.
Elle baisse la tête un instant.
— Je savais que tu partirais un jour mais je ne pensais pas que ce jour arriverait si vite.
Je la prends doucement dans mes bras, touché de sa détresse.
— Cassy, je te jure que je reviendrai, tu ne me crois pas?
— Tu... le jures?
— Oui.
Elle a alors un sourire qui éclaire totalement son visage.
— Maintenant, je te crois.
C'est vrai d'ailleurs, je reviendrai. J'embarque a tous mes robots qui vont servir d'équipage. No partons pour l'archipel. Je veux y créer des comptoirs marchands pour développer des relations suivies av Kankal et ce continent. Il y a, au-delà du commerce pur, un intérêt évident d'ouvrir le monde, de faire circuler les idées. En fait, j'ai l'intention, une fois en mer, de quitter le bateau avec Lou, Salvo et Ripou, Belem restant à bord comme capitaine.
La Cassy continuera sa route, étudiant le parcours, la vie à bord, les difficultés pratiques de navigation pour en faire un recueil de Longue Navigation que je ferai imprimer dès mon retour. Les robots amèneront ainsi normalement le bateau aux îles où je regagnerai le bord. Entre-temps, j'ai l'intention de visiter un peu les deux autres continents, négligés totalement jusque-là.
— Likari vient d'arriver, reprend Cassy. Il t'attend dans la grande salle.
— Je descends tout de suite.
Likari est le Grand Sage des ateliers de « Bâtisseurs du Monde »
du Protectorat. Je viens de faire procéder à cette élection parmi les Sages des ateliers. C'est l'un des rares commerçants assez jeune, une quarantaine d'années environ. Un type remarquable.
Cassy ne sait rien de mon activité dans ce domaine, mais elle a pris l'habitude de me voir avec lui et croit à une simple amitié.
Je vais le rejoindre.
— Je viens de voir tes enfants, dit-il quand j'arrive. Ils te ressemblent beaucoup, non?
Comme des enfants à leur père, dis-je en souriant. Quelque chose de particulier à me dire?
— Ton voyage. Que devenons-nous pendant ton absence?
— Mais vous n'avez pas besoin de moi, Likari! Si mon séjour se prolongeait, ce serait à toi et à ceux qui te succéderont de donner chaque année le sujet d'étude aux ateliers et les mots de reconnaissance tous les six mois. N'oublie pas que tous les frères « Bâtisseurs du Monde » doivent contribuer aux progrès des hommes et que le résultat de nos travaux doit être utilisé.
Cela exige que certains d'entre nous approchent d'assez près le Protecteur, son Conseil et les Administrateurs, ne serait-ce que pour transmettre incidemment ses conclusions et être renseigné sur les projets de Divo. Tous nos frères doivent s'entraider pour accéder, dans la mesure de leurs moyens, aux responsabilités. Mais pour cela, vous n'avez pas besoin de ma présence ici. C'est à toi de diriger intelligemment nos frères, en leur faisant confiance. Je suis sûr que tout ira bien, tu verras...
Je vais poursuivre, lorsque Sistaz entre dans la salle.
— Cal, tu ne veux vraiment pas que je fasse équiper la Cassy de quelques arbalètes lourdes?
— Inutile, mon vieux, elle est plus rapide qu'aucun autre bateau et je ne vais pas aux îles pour faire la guerre, mais du commerce.
Il n'a pas l'air satisfait, le grand Sistaz, et je ne peux pourtant pas lui dire que mes robots rigolent bien de ces arbalètes, enfin quand je dis qu'ils rigolent, hein...
L'heure du départ arrive d'ailleurs et deux robots-matelots viennent chercher mes bagages. J'ai dit au revoir à Divo hier soir, mais je le vois près de sa sœur au moment où je vais grimper dans un canot. On se serre la main sans un mot. C'est inutile, nous avons trop d'amitié pour avoir besoin de parler.
Cassy ne dit rien, raide, luttant contre les pleurs. Je prends son visage entre mes mains, lui baise doucement les yeux et les lèvres et la serre contre moi. Elle non plus ne dit rien et finit même par sourire.
Voilà la Cassy. Les robots hissent le canot et commencent à envoyer la toile. Lentement, elle vire autour de sa chaîne, offrant son flanc à la brise qui gonfle les voiles pendant qu'on remonte l'ancre. Ça y est, nous sommes partis. Je reste là, le long de la lisse, près de la barre. Pas un mot, pas un cri à bord, ce bateau doit être triste. Je regarde défiler les chantiers sur la gauche pendant qu'on se dirige vers le goulet.
Que de choses ont changé en trois ans...! La ville s'étale joliment là-bas au fond. Sur la piste menant vers le marais, des voitures, tirées par des antlis, avancent doucement, croisant des chars à voile. Une grosse activité aussi plus loin, vers la forêt, avant le marais. Kankal est lancée sur les rails et je me demande déjà quel sera son avenir?
Je descends vers ma cabine. J'ai décidé de passer la nuit à bord.
A l'intérieur du bateau, tout semble sur le point de céder. La carcasse travaille, craque et gémit, semblant douée d'une vie propre. Ma cabine est à l'arrière, avec des fenêtres donnant sur le sillage sous la lisse. La couchette est placée sous une fenêtre, ce ne sont pas des hublots, et je m'y allonge, doucement balancé par la Cassy qui s'appuie bien sur la longue houle de l'océan.
*
**Vingt dieux que ça fait plaisir! Depuis combien de temps je ne m'étais pas assis aux commandes d'un vrai poste de pilotage?
M'en souviens même plus! Je bascule toute la série des interrupteurs ce qui donne vie peu à peu au Module d'Exploration Planétaire.
J'avais pensé prendre un dijar, une fusée de combat intergalactique, comme ça pour le plaisir, et puis j'ai renoncé, c'était idiot. Je n'emmène pour l'instant que Lou et Salvo et un module d'exploration suffit largement. Au besoin, je peux tasser plusieurs personnes dans le compartiment arrière, c'est une question de place, pas de poids.
Le voyant orange clignote, HI m'appelle.
— Oui.
— Portes du silo ouvertes, départ à discrétion, aucun observateur au sol.
De toute manière, je fais un décollage pépère avec les appareils antigravité silencieux et surtout sans traînée de feu visible.
— O.K.! J'y vais.
J'empoigne la boule du pilotage manuel au bout de sa tige articulée, allume l'écran semi-circulaire de visibilité extérieure, presse les quatre boutons « en marche » des moteurs A.G. et anime les circuits d'ordinateur, de positionnement stellaire, de mémoire de navigation et toute l'électronique de veille. Ma main gauche saisit la poignée de puissance et aussitôt, on grimpe dans le silo. Doucement, je guide le module jusqu'à la surface et là, hop, un bon coup en avant! Le système centrifugomagnétique absorbe l'accélération apparente à l'intérieur du module qui file vers le vide.
L'écran de précision, sélectionné vers le sol, me montre déjà la planète, ronde à souhait. Nous sommes en orbite! Il fait encore nuit sur le continent 2, celui qui se trouve au sud de l'équateur et à l'ouest de l'archipel, mais je peux attendre avant de commencer mon exploration. Il y a un bon bout de temps que je voulais aller visiter Chagar, le satellite naturel.
Je bascule les boutons de sélection et les moteurs ioniques démarrent stoppant automatiquement les appareils antigravité d'ailleurs à bout de souffle à cette hauteur où la pesanteur est pratiquement nulle. Un peu d'élan et je tire à moi la boule de pilotage argentée. Sur l'écran, le scintillement des étoiles lointaines se déplace rapidement vers le bas, on est sorti de l'attraction de Vahu... Amenant la boule vers la gauche, je fais apparaître Chagar que j'amène au milieu de l'écran, sur le point repère de navigation à vue, et j'accélère à fond. D'après les chiffres lumineux qui apparaissent, dans 3 minutes 46 secondes, on arrivera!
En fait, je suis un peu déçu. Ce qui me manque, ce sont les sensations de pilotage. Il n'y en a aucune sur cette merveilleuse machine où tout est compensé et automatisé. Sur Terre, j'aimais beaucoup voler en héli. Là, il n'y avait pas de compensateur d'accélération et si on s'amusait à faire un peu d'acrobatie dans le ciel, on en ressentait tous les effets au creux de la poitrine...
C'est ça qui me manque. Il faudra que je fasse construire un petit engin antigrav pour mon plaisir personnel. A moins que ça n'existe déjà? Je demanderai à HI.
Ah! Voilà Chagar! Une boule grise qui grossit à vue d'œil. Je reste en accélération maxi et au dernier moment incline la trajectoire en orbite basse tout en freinant vigoureusement. Le sol approche. Pas beau! Un désert plat, enfin, creusé d'entonnoirs plutôt. Des astéroïdes probablement.
Machinalement, j'ai branché les détecteurs qui se mettent soudain à clignoter. Un relevé d'importance. D'après le sondeur, il y a en dessous de nous une quantité si prodigieuse de sulfure de nickel que je dois baisser l'intensité du signal lumineux, sous peine de faire claquer les circuits! Ça alors, c'est vraiment extraordinaire! Je pousse la boule en avant et descends en spirale observer le vol et l'explication apparaît. Un astéroïde composé de sulfure de nickel d'une pureté étonnante a percuté le satellite et s'est enfoncé dans le sol en formant une dépression de plusieurs kilomètres.
Aussitôt mon petit crâne commence à s'agiter. Je remonte me mettre en orbite haute et branche tous les sondeurs. Je vais ratisser tout le satellite.
Une heure plus tard, alors que je fais le dernier parcours, les sondeurs trouvent une masse de tungstène à l'état brut. Du coup, j'appelle HI.
— J'ai découvert deux astéroïdes métalliques enfoncés dans le sol du satellite. Je veux que tu en étudies le prélèvement.
Recherche sur Vahu deux sites, en montagne si possible, où tu pourras venir déposer ces gisements. Il faudra ensuite les ensevelir sous des éboulis rocheux de manière à les rendre indécelables. Je veux me constituer une réserve de métaux pour l'avenir. Sur Chagar, ne laisse aucune trace de ce prélèvement.
Tôt ou tard, les Vahussis viendront ici, je ne veux pas qu'ils trouvent un signe de vie. Prends le temps qu'il te faut pour cela, je n'aurais pas besoin de ces gisements avant un bon millénaire, je pense.
Ça m'a mis de bonne humeur cette découverte! Bon, il est temps de revenir sur Vahu, le soleil doit se lever sur le second continent. J'accélère et fonce.
*
**Une savane ocre, avec des hautes herbes rappelant un peu l'herbe à éléphant de l'Asie terrienne. Tous les détecteurs du module — et Dieu sait s'il y en a! — sont branchés. Je ne veux pas être surpris par des êtres humains, mais d'un autre côté, je préfère voir le sol sous son éclairage de jour. Alors je me suis mis en vol lent à cinq mille mètres. On ne peut pas me voir, mais les écrans me restituent fidèlement le paysage. Le long de la paroi de droite, l'ordinateur vomit sans discontinuer le relevé du sol où il ne se passe rien, toujours cette savane à l'infini.
Bon Dieu! Voilà un fleuve, enfin j'imagine que c'est un fleuve...
Jamais vu cela, au moins quatre kilomètres de large! Et du coup, la végétation change. L'herbe est plus foncée et des bouquets d'arbres parsèment les rives.
Quelque chose bouge, me semble-t-il au loin, une fumée se dégage. Je vire à droite. Oui, en effet, ça bouge... Une bataille, au beau milieu d'un village je suppose. Il y a des petites constructions, tout en longueur.
Je pousse le grossissement et le village me saute au visage.
Machinalement, j'ai réduit la vitesse pour passer en stationnaire. Le combat est féroce, mais impossible de distinguer les deux partis. Ils se ressemblent tous avec des pagnes ou de vagues tuniques courtes en peau de bête. Les armes sont rudimentaires : sagaies et massues, je crois bien.
Mais quelle furie! Un bain de sang! Le sol est rouge par endroits...
Un cauchemar qui me soulève le cœur. Comment arrêter cela?
L'idée me vient brusquement. Je passe le pilotage en auto-ordinateur et celui-ci prend tout sous son contrôle. Je me borne à donner des ordres à voix haute.
— Envoie deux décharges magnétiques dans le fleuve, en amont du village.
Une série de scintillements au tableau de bord montre la sélection et la mise en charge du tube et là-bas, au milieu du fleuve, une explosion gigantesque soulève une gerbe d'eau à deux cents mètres du sol! J'ai branché l'écoute extérieure et le bruit de tonnerre monte jusqu'ici.
En bas, tout s'est figé! Pendant plusieurs secondes, on a l'impression de voir un tableau. La sagaie levée sur une poitrine sans défense, la fuite arrêtée dans son élan, chaque visage tourné vers le fleuve où l'eau retombe en crépitant. Et puis lentement la scène revient à la vie.
A la vie, pas à la mort, car les deux camps semblent avoir oublié leur différend pour avancer lentement vers la rive.
Les deux trains d'ondes magnétiques se sont heurtés à la surface de l'eau, creusant un gouffre dans le liquide et mettant à mal la faune du fleuve. L'eau se couvre maintenant de poissons, le ventre en l'air, et d'autres créatures que je distingue mal. Énormes en tout cas! La surprise passée, tout le monde se rue vers l'eau, abandonnant les blessés ou les mourants qui jonchent le sol. Des pirogues sont mises à l'eau et s'emplissent peu à peu de reflets argentés, les écailles des poissons. Au fond, c'est peut-être la famine qui avait dressé ces deux peuples l'un contre l'autre?
Je remets le module en marche vers l'Est où il tue semble voir des montagnes. En route, j'aperçois des troupeaux immenses de quadrupèdes et d'énormes bêtes, sortes de rhinocéros géants.
Des espèces de grosses boules poilues aussi qui se déplacent très vite. L'une d'elles est penchée sur un animal qu'elle doit être en train de dévorer. De ce côté, le sol monte et la végétation est d'un vert tendre.
Le signal sonore du détecteur biologique! Les coordonnées s'inscrivent en points rouges sur l'écran. Je règle un grossissement maxi sur l'écran de contrôle. C'est un homme, qui marche à grandes enjambées. J'ordonne à l'ordinateur de le tétaniser et tout de suite, il s'effondre. Je plonge et le module s'arrête à côté du corps. Salvo saute à terre et va ramasser l'indigène qu'il amène à bord, le glissant dans l'alvéole d'études et de sondage, dans le compartiment arrière. Je décolle et commence le cycle d'études.
L'inconnu est analysé des cheveux aux orteils mie quelques minutes, tandis que son cerveau est sondé dans les moindres recoins. Je remets le module sur son axe de recherche, branche le pilotage automatique et passe derrière. Lou est au tableau dei commandes du sondeur mental.
— Qu'est-ce que ça donne? je demande.
— L'enregistrement a commencé mais le déchiffrage de sa langue ne sera pas terminé avant une heure et il en faudra autant pour la mettre en banque mémorielle.
— Il y a un premier rapport?
— Il tombe, fait Lou en désignant un ruban qui sort de la machine.
J'empoigne l'extrémité en remontant à chaque ligne, ce qui demande une petite gymnastique. Apparemment, cet homme a pour seule différence avec les Vahussis sa taille encore supérieure, qui atteint facilement deux mètres trente — près de cinquante centimètres de plus que moi! — et aussi ses cheveux très noirs et raides. A part ça, la peau a le même bronzage cuivré qui aurait fait fureur sur Terre. Il porte une sorte de maillot en peau. Une bête inconnue de moi avec des poils très courts et des taches verdâtres
D'après le rapport, il s'agit d'un homme jeune —une vingtaine d'années — qui rejoint sa tribu dans les montagnes. Il était chargé d'un message pour une autre tribu loin à l'ouest. Mais il y a quelque chose de curieux dans le message oral dont il était chargé. Je comprends un peu plus loin. Il devait proposer une entrevue pacifique, au bord d'un grand lac, mais en fait il s'agit d'un piège. La tribu va massacrer ses hôtes! Ce qui me chagrine, c'est qu'apparemment il s'agit d'un nouvel épisode d'une vieille vendetta dont les origines sont oubliées depuis longtemps.
Il appartient à un peuple immense qui habite les deux tiers du continent, car les hommes d'ici ont exploré leur continent pourtant plus vaste que celui des Vahussis. Le dernier tiers, au sud, est occupé par une tribu unie, dirigée par un monarque sans .faiblesse. Et l'unité qui y règne suffit à repousser les habitants du nord, plus nombreux mais divisés en une multitude de petites tribus.
Apparemment, cela fait des siècles que leur civilisation n'a pas évolué. Songeur, je repasse dans Ie poste de pilotage où je me mets à réfléchir. C'est une terre en pleine barbarie où la douceur est synonyme de faiblesse. Je ne me sens aucune indulgence pour ces gens. Quelle chance d'avoir trouvé les Vahussis lorsque je suis arrivé sur cette planète!
Une heure durant, je réfléchis puis. ma décision prise, je reviens à l'arrière donner mes ordres.
— Lou, ce gars va subir un traitement précis. On va lui enseigner, sous injecteur hypnotique, l'écriture de sa langue en alphabet vahussi et aussi à monter et dresser des antlis ou leur équivalent. A lui de se débrouiller pour en capturer. Il construira aussi des arcs. Il va rentrer chez les siens et recrutera une trentaine de jeunes hommes auxquels il s'imposera. Il emmènera son groupe avec des femmes et enseignera ses propres connaissances à tous dans le haut pays montagneux.
« Enfin, il va apprendre l'élevage et la culture et devra passer sa vie à l'inculquer à ses frères de race. Prépare une banque hypnotique dans ce sens. Ce n'est peut-être pas grand-chose, mais j'avoue que ces gens sont trop belliqueux pour m'inciter à en faire plus. D'ailleurs, ça devrait suffire à faire redémarrer leur civilisation. Il est jeune, il a le temps d'en faire beaucoup.
Comment s'appelle-t-il à propos? »
— Baoulo, répond Lou.
— O.K.! Quand ce sera fait, on le déposera près de son village.
Puis on ira voir le dernier continent, à l'ouest.
*
**Je me souviens que dans ma capsule pénitentiaire, lorsque je suis arrivé sur Vahu, j'avais déjà trouvé que le troisième continent avait une sale gueule! Pas changé d'avis. Il a un côté brutal, vu d'ici... Je suis en orbite à trois cents kilomètres d'altitude et je le survole en stationnaire. Pas enthousiaste!
Enfin, j'ai décidé d'aller voir de près à quoi ça ressemble, allons-y!
Au hasard, je sélectionne rapidement le point rouge de repérage sur l'écran et enclenche le pilotage automatique. Cette nuit, on est resté en orbite basse, un sondeur directionnel branché sur une petite ville entourée de fortifications en bois.
Ingénieuses d'ailleurs, il faut le reconnaître. Le continent semble avoir une certaine activité. En tout cas, on a enregistré suffisamment de conversations pour que HI, à qui tout a été retransmis, déchiffre le langage.
Il en a fait une banque qui a été attribuée à Lou avant que je ne me la passe moi aussi. Parce que j'ai l'intention de descendre sur ce sol. Peut-être par réaction contre mon antipathie instinctive, qui sait? Une langue chantante, avec une utilisation intense de voyelles et de lettres aspirées.
Il est tôt et le soleil se lève à peine. Je quitte mon siège, une fois le Module près du sol.
— Salvo, tu vas te mettre aux commandes; remonter à cinq mille et rester à cette altitude. Lou, tu viens avec moi, on va descendre à la limite de la ville, là.
Les deux robots hochent la tête et Salvo s'installe dans le fauteuil pilote.
Une odeur de résine me frappe dès que j'ouvre la porte. Pas désagréable d'ailleurs. On se met en marche vers les fortifications, à cent mètres derrière un repli de terrain. Une porte est ouverte dans la palissade haute de dix mètres. Je la franchis avec Lou. On dirait un poste de garde, là, juste derrière.
En tout cas, rien ne bouge, sauf cinq antlis au pelage plus clair que ceux que je monte habituellement. Plus petits aussi.
Une ruelle devant nous. Je l'emprunte. Les maisons sont en dur avec des toits bombés, assez jolis mais lassants à la longue. De ruelles en passages, on arrive sur une place bordée par une grande construction. Au centre, un assemblage de troncs et...
un homme attaché sur le dos. Bon Dieu, qu'est-ce...?
J'avance rapidement. C'est bien un homme, mais ce n'est pas tout, il n'est pas seul... L'ombre me cachait le reste. Cinq corps dans la même position sont étendus à côté. Des cadavres! Au-dessus de chacun d'eux pend une masse de pierre suspendue à une lanière. Sous la masse, un poignard est enfoncé dans la poitrine d'une femme, d'un vieil homme et de trois adolescents!
Quelle atroce torture! Le poignard est fixé à la masse de pierre qui détend lentement I lanière et la lame s'enfonce doucement dans la poitrine du condamné... Une fin horrible. Lente surtout.
Ça me fiche en colère d'un seul coup! Je m'approche de l'homme pour m'apercevoir qu'il porte une large blessure au côté droit de la poitrine. J'ai l'impression qu'il a déjà subi le supplice, mais que le bourreau avait mal visé, alors il a recommencé!
Je me penche vers lui et il ouvre les paupières, péniblement.
— On va te délivrer, je lui murmure, en faisant signe à Lou.
— Nnnnon, commence le blessé d'une voix faible, .ce n'est plus la peine, étranger, et ce serait pire.
J'ai du mal à le comprendre, mon oreille n'est pas faite à cette langue nouvelle pour moi, même si je la pratique correctement.
— Pourquoi?
— Je vais mourir.
— Je peux peut-être te soigner?
— Non, il ne faut pas. Mes... Mes autres enfants seraient tués...
— Raconte-moi, pourquoi as-tu été condamné?
Une lueur d'incompréhension dans son regard vacillant.
— Je ne comprends pas...
— Mais enfin, pourquoi tes enfants à côté ont été tués, pourquoi t'avoir mis ici?
— Parce que le Dariman Himin l'a ordonné.
— Mais pourquoi?
Il me regarde avec une sorte de curiosité qui ranime la petite flamme de vie dans ses yeux.
— D'où viens-tu, étranger, pour ne pas savoir qu'un Dariman ne donne pas d'explication? Il est le Dariman, un point c'est tout!
— Est-ce que... cela arrive souvent? je fais, avec un geste vers les corps.
— Chaque semaine.
— Et on ne sait jamais pourquoi?
— Quelquefois, c'est un voleur ou un ennemi du Dariman.
— Il a beaucoup d'ennemis?
— Tous ceux qui ne s'inclinent pas devant lui ou ne s'écartent pas assez rapidement de son passage sont ses ennemis.
— Pourquoi diable est-ce que vous ne l'avez pas chassé?
— Qui?
— Vous, les habitants de cette ville!
— Mais... Nous sommes à lui et on ne lève pas la main sur un Dariman.
— Alors, tu ne lui en veux pas d'avoir tué les tiens?
Il bouge faiblement la tête.
— Il aurait pu tuer mes fils aînés aussi, c'est un bon Dariman.
Sa voix est de plus en plus faible. Je crois que c'est la fin. Il a perdu énormément de sang et ses efforts l'ont achevé.
— Est-ce que les autres villes ont aussi un Dari-man, je lui demande encore?
— Oui.
— Et ils tuent tous aussi souvent qu'ici?
— Souvent... davantage.
Il n'en peut plus et un rictus de souffrance naît sur son visage. Je peux tout de même faire quelque chose pour lui.
— Achève-le, dis-je à Lou, qu'il ne souffre plus.
Le robot ne bouge pas et pourtant il a tiré une décharge maximale d'électrocutant. Le blessé a eu un léger sursaut. C'est fini, le pauvre diable ne souffre plus...
Des idées de vengeance me tournent dans la tête. Je voudrais...
Rien du tout, oui! Je ne peux pas à moi tout seul changer un pays aussi immense, faire évoluer des mœurs qui ont des centaines d'années de pratique. Et ce Dariman est l'un des meilleurs, a-t-il dit...
Toute cette violence me soulève le cœur et je tourne les talons.
J'en ai assez vu. Désormais, je me bornerai à m'occuper de mes amis vahussis et que jamais ces Nochis — c'est leur nom — ne se mettent sur mon chemin!
Je repars d'un bon pas, plongé dans mes pensées, et sursaute en entendant la voix.
— D'où viens-tu?
Je redresse la tête, reconnaissant le poste de garde près de la porte d'entrée de la ville, maintenant fermée... Un soldat se tient devant moi, la main sur la garde d'une épée courbe et large comme un cimeterre, passée simplement à la ceinture. Il est jambes nues, la poitrine protégée par une carapace de cuir.
Ses cheveux sont d'un roux flamboyant.
— Qu'est-ce que ça peut te faire, sauvage!
Je suis tellement en colère que c'est parti, sans réfléchir. Du coup, il est stupéfait, le guerrier. Je ne lui laisse pas le temps de réfléchir et lui ordonne d'un ton mauvais.
— Ouvre la porte!
— Tu donnes des ordres à un soldat du Darimani sale Dinuk !
Tends tes mains, je vais te les trancher. Cette fois, c'en est trop.
— Et toi, tourne tes fesses que je te les botte, je hurle à mon tour!
Le bruit a attiré du monde et les trois soldats rouquins qui apparaissent ont sûrement entendu ma dernière phrase, parce qu'ils ont l'air à la fois outrés et dans une colère noire. Ils ont tous dégainé leur épée.
— Lou.
— Oui, fait le grand robot apparaissant à mes côtés.
— Je sais que ce n'est pas très juste, mais ces quatre brutes vont payer pour tous leurs crimes et ceux de leur patron. Vous entendez, vous autres, vous allez mourir.
— Tu seras empalé, gronde le premier, à genoux!
Je secoue la tête et fais signe à Lou.
— Au désintégrateur, l'un après l'autre, je veux qu'ils comprennent ! Commence par la droite.
Un grésillement et le dernier des quatre soldats disparaît purement et simplement. Son voisin roule des yeux effarés mais n'a pas le temps de dire quoi que ce soit, il a disparu à son tour.
Le troisième fait un geste pour lever son épée... pffffui...
— Tu vois, je lance au survivant, tu vois bien que tu vas mourir, sauvage.
— Qui... qui es-tu, balbutie-t-il?
— Dans une certaine mesure, la Justice, si tu sais ce que cela veut dire mais ça m'étonnerait...
Un autre grésillement et c'est fini. La température s'est élevée, c'est tout ce qu'il reste d'eux... Écœuré, j'ouvre la porte et sors.
Dans le Module, je ne dis pas un mot. Mes mains mettent la machine en marche et je décolle rageusement. En orbite, je passe à l'arrière, absorbe un sédatif et m'allonge sur une couchette magnétique. Tout de suite, je m'endors.
A mon réveil, Salvo est là, une tasse de Sak à la main. Je souris machinalement.
— Ça a été dur, n'est-ce pas, demande-t-il?
— Oui, je...
Incroyable! Je m'aperçois que j'allais lui ouvrir mon cœur et avoir une conversation personnelle avec lui! Un robot ! J'ai soudain l'impression de le découvrir. Au fond, pourquoi pas?
C'est moi qui les traite toujours en machine, en robot. D'accord, c'est bien ce qu'ils sont, mais tellement perfectionnés que je ne les utilise peut-être pas au maximum de leurs possibilités. Leur comportement humain, que j'ai exigé, n'est pas seulement destiné aux autres, après tout, mais à moi aussi...! Quel imbécile j'ai été...
— ... Je crois bien que j'ai eu un sacré coup de colère, je reprends en souriant à mon tour. Je me suis senti assez seul, tu vois.
— Oui. Tu aurais dû nous parler, à Lou et à moi, ça t'aurait fait du bien.
Je le regarde, encore un peu incrédule, et pose la main sur son épaule. Une épaule tiède, tellement humaine que ça me décide définitivement.
— C'est vrai. Désormais, je m'en souviendrai.
Je bois la tasse de Sak et me déshabille pour passer dans le sarcophage de nettoyage, une sorte d'armoire qui s'emplit d'un brouillard décapant. On en ressort plus propre qu'après une douche. Pour moi, il reste le problème de la barbe. Les Loys n'avaient plus de barbe depuis longtemps et rien n'est prévu pour cela à bord. Je dois utiliser un rasoir électronique que j'ai fait construire par HI.
— Où est-on? Je demande en pénétrant dans la cabine. Orbite basse équatoriale, répond Lou qui surveille le pilotage automatique.
— Je pense qu'il doit y avoir des courants sur ces océans, on va étudier ça avec des repères flottants.
*
* *Pendant six jours, on a posé des bouées, semé des colorants chimiques, mesuré des angles, des distances pour s'apercevoir finalement qu'il existe un courant nord-sud, à l'ouest de l'archipel, équilibré évidemment par un courant inverse beaucoup plus loin à l'est. J'en ai fait étudier la carte et ai transmis l'ordre à la Cassy de se dérouter pour emprunter celui qui va hâter son voyage. A mon avis, ça devrait le raccourcir de 30 % tellement le courant est fort.
J'ai surveillé l'archipel, qui semble être habité par des populations paisibles et laborieuses puisqu'il y a une activité de culture assez importante sur les plus grosses îles. Je me suis fait débarquer, avec Lou, sur la plus grande, au nord, et nous avons pris contact avec la population. Une population mélangée. On y trouve des hommes blonds, comme les Vahussis, des bruns et quelques descendants des habitants du troisième continent, maintenant plus ou moins châtains.
Avec les croisements, leur couleur rousse d'origine s'est modifiée. De même que les autres d'ailleurs. Je me suis longtemps demandé comment leurs ancêtres avaient pu traverser les immensités d'océan et puis on a découvert d'autres courants violents qui semblent converger vers l'archipel, de l'ouest et du sud-est. J'imagine que la solution est sous-marine, dans les grands fonds. J'irai voir ça de près un jour.
En tout cas, les descendants des trois races vivent ensemble sans problème et mes contacts ont été faciles. Ils parlent une langue bâtarde inspirée en grande partie du vahussi. J'ai déclaré que j'étais venu en bateau et que celui-ci faisait un relevé cartographique, pendant qu'à terre je venais étudier des traités commerciaux. Il s'est avéré que ces gens sont des commerçants-nés, adorant les échanges qu'ils font un peu traîner, par plaisir!
Donc mon projet de comptoir permanent, achetant des marchandises qui seront ensuite transportées vers Kankal, et vendant sur place des produits manufacturés là-bas, a été très bien accueilli, si ce n'est qu'ils sont un peu sceptiques sur les dimensions du bateau. Ils ont aussi un système de communication extraordinaire par oiseaux-voiliers, un peu les pigeons terriens si ce n'est qu'il s'agit d'oiseaux marins, capables de parcourir trois mille kilomètres au-dessus de l'eau! Ils s'en servent pour leurs liaisons avec les îles du sud et m'ont assuré que les bêtes pouvaient parfaitement aller jusqu'à Kankal. Elles font encore davantage, paraît-il, à l'état sauvage. Il suffit d'emmener à Kankal un certain nombre de ces oyinons et d'y commencer un élevage pour obtenir un moyen de liaison régulier, ce que je vais immédiatement faire.
Lorsque la Cassy est enfin arrivée, après une traversée de deux mois et demi, j'ai eu mon petit succès. Ils n'en revenaient pas de sa taille, habitués à voir les rares bricks de Senoul et d'autres ports. Du moins ceux qui survivaient parce que les tempêtes sont terribles, paraît-il. J'ai fait charger la Cassy et payer les marchandises en vals d'argent, ce qui leur convient très bien.
Peu avant le départ, Lou a enfin retrouvé les descendants de Salvokrip, mon vieux copain de mon premier séjour que j'avais incité à faire la traversée avant ma mise en hibernation. Il avait réussi et a fait souche ici. Du coup, j'ai désigné l'aîné de ses descendants, qui ne lui ressemblent d'ailleurs plus du tout, comme chef de comptoir, à sa charge d'en installer de nouveaux avec des points de vente sur les autres îles. C'est lui qui m'a donné l'idée d'embarquer des milliers de plants de vignes. Je vais lancer à Kankal la production du vin et de l'alcool, le climat s'y prête.
Il y a une chose curieuse. Ces populations sont très tournées vers la mer, c'est normal, mais les marins, remarquables au demeurant, ne semblent pas tentés par les longues expéditions.
Ça viendra en son temps, je pense. De toute façon, je leur ai laissé des cartes rudimentaires mais comportant l'essentiel des grands courants des grands océans séparant les continents.
Au départ, on a été suivi d'une vraie flotte qui nous a quittés un peu avant la nuit. Cette fois, grâce au courant de l'Est et sans perte de temps au départ, la traversée a duré deux mois seulement. J'ai utilisé mes journées à dicter un traité de navigation océanique à la lumière de ce qui avait été observé au cours des deux trajets, et des manuels de timonier, de gabier, d'officier de bord et de capitaine. Je ferai imprimer tout cela bien sûr, avec un traité de viticulture... La dernière semaine, j'ai dicté un manuel d'exploitation minière et de traitement simple des métaux. Le robot qui prenait sous ma dictée écrivait à la vitesse de la parole! Merveilleuses machines!
Et puis, enfin, la terre a été en vue.