CHAPITRE VIII

Les hommes marchent à pas prudents sur une file qui s'allonge.

Il y a là soixante soldats vahussis, compagnons forgerons, pêcheurs, bâtisseurs, comme on appelle les ouvriers des chantiers navals, entraînés à outrance depuis deux mois par Sistaz, et quelques robots-instructeurs. Ils en connaissent moins sur l'art de la guerre que les soldats de métier de Senoul, mais ils sont plus motivés et ceci compensera peut-être cela.

Lou, qui marche en tête, écartant les branches et zigzaguant entre les buissons, s'arrête. Cal marche juste derrière lui, précédant Sistaz.

— Voilà leurs feux, murmure Lou à l'oreille du Terrien qui se retourne à son tour vers Sistaz.

Lou a vu leurs feux. On va avancer tous les trois pour observer.

Dis à tes hommes de rester sur place, en silence.

Le satellite Chagar vient de se lever, mais sa lumière permet tout juste de trouver son chemin. Pourtant Cal a l'impression qu'il éclaire davantage que d'habitude. Les trois hommes progressent sans bruit, pliés en deux maintenant. Arrivant sur un petit monticule, ils découvrent soudain le camp, celui de l'Armée de Senoul. Parce que c'est une véritable armée! Il doit y avoir là pas loin de deux mille soldats! Or Sistaz, qui a enrôlé les Vahussis capables de se battre, ne dispose guère que de cinq cents hommes divisés en deux compagnies. Les prêtres ont fait allumer une soixantaine de feux dans la plaine, large d'un kilomètre. Elle est située entre des collines à l'ouest et la forêt longeant la mer à l'est. Debout près de chaque feu, un soldat veille, marchant entre des formes allongées sur le sol.

Une dizaine de tentes ont été montées au centre du dispositif et il y a de la lumière à l'intérieur, l'état- major probablement. Un étendard devant Chacune indique le grade du locataire. Lou, qui était parti en reconnaissance, revient en rampant dans l'herbe.

— Le Prêtre Supérieur est là, murmure doucement Sistaz, et le Rajak aussi. Ils ont dû demander des renforts à une autre ville pour avoir autant de monde!

— C'est pour cela qu'ils ont mis autant de temps à nous trouver, répond Cal.

— Ils sont fichtrement nombreux!

La voix de Sistaz trahit l'impression que peu provoquer ce camp; la disproportion des forces est décourageante!

— Je ne vois pas les antlis, dit Cal à l'intention de, Lou qui indique le nord.

— Derrière les chars, là-bas. Aucune sentinelle.

— Bon, je trouve que ça se présente très bien. Les feux sont serrés, donc le sol doit être jonché d dormeurs. On va être efficace. Lou, va chercher I hommes et amène-les ici. Tu les installeras à genoux sur huit rangs de huit.

Quelques minutes s'écoulent et Lou réapparaît, suivi des soldats de Kankal qu'il place l'un après l'autre en un carré presque parfait. Serré contre son voisin, chaque homme n'a que la place de mettre son arc en batterie. Voulant réserver un avantage qui pourra être décisif, Cal n'a pas voulu que l'on utilise les arbalètes.

— A mon avis, dit-il, toujours allongé, on ne pourra pas tirer plus de six à huit salves. Il faut donc trouver des objectifs importants.

— Les tentes, gronde Sistaz.

— Non, trop loin, trop hasardeux comme tir. Chaque flèche est importante, on ne peut pas se permettre d'en gâcher. Il faut tirer vers l'intérieur du camp et élargir ensuite vers le sud, à l'opposé des tentes. On gardera la dernière volée pour les antlis.

Si on pouvait les effrayer, ça flanquerait la pagaille et il s'en échapperait peut-être. Tu veux commander le feu, Sistaz?

— Oui, j'aimerais bien, fait le gars.

— D'accord, n'oublie pas de rectifier les repères.

— Humm mmumm!

Sistaz recule lentement et va vers les hommes à qui il désigne comme repère le sommet d'une colline se détachant vaguement sur le ciel. Les soldats sortent huit flèches de leur carquois et les plantent dans le sol à côté d'eux. Tout va bien, les longues répétitions paient leurs dividendes ce soir.

Un signal feutré et les soixante arcs montent ensemble vers le ciel, chaque homme vérifiant que son arme est bien inclinée du même angle que celui du voisin.

— Je crois que mon artillerie va avoir des résultats, sourit Cal.

Lou, après la première salve, tire sur les sentinelles près des antlis. C'est loin je sais, mais tu dois y arriver, toi.

Le robot se redresse au moment où un sifflement déclenche le tir. Soixante flèches montent en chuin-tant vers le ciel, puis basculent ensemble et redes-I tendent vers le sol.

Une série de chocs que l'on entend cruellement dans le silence et un hurlement, le premier. Déjà la seconde salve est partie.

Les dormeurs ne sont pas encore tous réveillés. Mais lorsque la deuxième salve arrive, en une seconde c'est l'affolement, la panique. Des soldats blessés légèrement se sont relevés et tentent de fuir. Personne n'a compris ce qui se passe et d'où viennent les coups. Exposés à la lumière des feux, ils sont aveugles et tournent en rond en braillant.

Les salves se succèdent et la sixième vient de partir lorsqu'un prêtre se dresse, près des tentes.

— Les feux, éteignez les feux, tout le monde dans l'ombre!

— Zzz! Ils ont des gens drôlement expérimentés, les curetons, dit Cal admiratif. Lou, essaie de l'avoir.

Lou pose une flèche à toute vitesse sur son arc qu'il bande dans le même mouvement, sans aucun effort. Là-bas, le prêtre officier tournoie en se tenant l'épaule gauche.

Et puis des brames de frayeur arrivent maintenant du côté des antlis qui partent au galop dans toutes les directions. Cal se redresse et lance à l'intention de ° Sistaz.

— Ça va, filons maintenant. Fais décrocher tes hommes en file et sans bruit.

Deux cents mètres plus loin, Lou rejoint Cal en. tête.

— Ils ne savent toujours pas d'où on a tiré.

— Bien, passe en tête maintenant.

En une demi-heure, ils sont au gué du marais qu'ils franchissent en courant. De l'autre côté, quatre hommes se dressent : le poste de garde. Des mur-Imures excités parcourent les rangs des membres de l'expédition qui doivent raconter leurs exploits. Cal N'arrête et attend Sistaz.

— Tu laisses les hommes ici, je pense? Il est inutile qu'ils fassent cinq kilomètres à pied pour regagner la ville alors qu'ils devront reprendre position demain.

r- Oui, ils vont dormir dans la forêt après avoir mange un peu. Et toi, que fais-tu?

— Je rentre à antli; tu devrais venir aussi, on a besoin de discuter. Amène tes officiers.

— Entendu, j'en laisse un seul avec le groupe de défense du gué.

Cal va chercher l'antli qu'il avait entravé à la lisière de la forêt.

Une bête magnifique, immense, qu'il a choisie lorsque le troupeau principal a été amené par quelques robots au début du séjour. La tête des Vahussis! Ils n'avaient jamais vus cinq cents antlis, et de savoir que les bêtes leur étaient destinées...

Il glisse son pied dans l'étrier gauche et se hisse en souplesse sur la petite selle camarguaise qui l'enveloppe confortablement. Le harnachement aussi a été une révélation pour les hommes. Le dressage habituel des soldats vahussis est parfait... quand il est réussi. Diriger la bête par une simple pression des genoux, on ne peut rien désirer de mieux. Seulement, il n'y a guère qu'un antli sur vingt qui obéisse immédiatement. En général, il faut le forcer et ça prend du temps.

Avec le mors et les rênes, plus de problème! L'antli qu'il a choisi a été si bien dressé que c'est un plaisir de le monter. A l'usage, il s'avère que ces animaux sont plus rapides, plus endurants et plus puissants que les chevaux de selle terriens. Ils doivent avoir la vitesse des chevaux de course des Grands Prix. Seulement, eux peuvent la tenir pendant une bonne

vingtaine de kilomètres! Finalement, c'est le cavalier I qui se fatigue le premier...

Si les robots sont tous maintenant des cavaliers expérimentés grâce à un complément de leur banque de combattant, les Vahussis ont été beaucoup plus lents. Une centaine seulement d'entre eux sont capables d'effectuer aujourd'hui par exemple, une charge. Les autres, dans la même circonstance, ont trop de peine à rester en selle pour utiliser la courte lance inaugurée par Cal et ses robots, et encore moins l'épée.

Voilà Sistaz suivi d'une dizaine de silhouettes. Encore un problème que de trouver des gradés pour entourer les soldats.

Les Vahussis sont écrasés depuis si longtemps qu'ils ont perdu le sens de l'initiative et du commandement. Même chez les Compagnons, le grade de Maître ne s'acquiert qu'en fonction des connaissances acquises, pas par une aptitude au commandement. Enfin, on a quand même trouvé de quoi diriger les deux compagnies à pied et la compagnie montée, moins nombreuse, ce qui est normal. En gros, il y a un officier pour cinquante hommes et un capitaine par compagnie. Pour ne pas compliquer les choses, Cal a seulement créé les postes de sergent, officier (sans autre précision) et capitaine. Le reste se fera tout seul.

Il songe à tout cela en arrivant à Kankal. Il ne s'est pas mêlé à la conversation générale, à la suite du récit d'un jeune officier qui était de l'expédition.

A peine a-t-il franchi la porte de sa maison qu'une silhouette se plaque contre lui. Casseline le serre de toutes ses forces avant de s'écarter.

— C'est la dernière fois, Cal, la dernière fois que nous sommes séparés! Je sais me battre et je veux être près de toi si tu vas au combat et... non ne proteste pas, tu ne pourras jamais m'en empêcher.

Il reste silencieux quelques instants, songeant qu'effectivement il n'a pas si longtemps à passer à cette époque de l'histoire de la planète pour se refuser d'avoir Casseline à ses côtés. Elle n'a pas la douceur de Mez, autrefois, elle est autre, mais il l'aime tout autant. Il note seulement qu'il faudra dire désormais à Ripou de veiller en permanence sur la jeune fille et hoche la tête, l'air amusé.

— Je voulais seulement te dire que c'est une attitude bien exclusive pour deux simples amis comme toi et moi. Tout le monde va croire des choses!

— Rien de plus qu'à l'heure actuelle, tu sais! murmure-t-elle, le visage détendu, de l'ironie dans le regard, tout le monde sait que je suis... un peu amoureuse de toi.

Les officiers de Sistaz entrent à leur tour et Cal serre le bras de la jeune fille en avançant vers une table où se trouve une carte grossière. Curieusement, les Vahussis sont en avance dans la technique du papier déjà de qualité satisfaisante. En revanche, l'imprimerie n'existe pas, les livres sont copiés à la main.

Curiosité de l'Évolution.

— Casseline, veux-tu aller chercher ton frère, nous avons besoin de sa présence pour établir nos plans.

— Il est déjà prévenu.

*

**

— Il n'y a pas moyen d'éviter cela? dit Divo préoccupé.

— Qu'est-ce qui te gêne? demande Cal.

— La bataille, là, dit le jeune homme. Si nous sommes battus, la ville est perdue.

— A quoi servirait d'attendre. Nous ne pouvons espérer aucun renfort, tu le sais. La bataille décisive doit avoir lieu. Ce que tu regrettes, c'est une défaite qui nous livrerait aux mains des prêtres? Mais de toute façon, les survivants pourraient s'enfuir avec les bateaux H suffirait d'aller assez loin, faire des provisions d'eau et de vivres, et de prendre le cap des îles.

— J'ai probablement tort, mais je me fais beaucoup de souci.

Jamais nous ne trouverons un endroit aussi propice pour installer une ville.

— Tu sais, on pourrait les empêcher de franchir le gué, mais ils n'auront qu'à faire venir des bateaux pour débarquer sur la face nord de la presqu'île. Tu ne penses pas à traiter avec le Rajak, tout de même?

— Non, enfin je veux dire que je n'accepterai aucune reddition, mais si nous pouvions éviter tous ces morts, si le Rajak acceptait la restitution des bricks et une dette annuelle par exemple?

Cal le regarde un instant.

— Je crois que tu seras un bon Protecteur, Divo, lorsque tu auras appris à juger froidement tous les aspects d'une situation.

Je ne dis pas que le cœur ne doit pas intervenir, mais imagines-tu raisonnablement que les prêtres accepteront la présence d'une ville d'incroyants si près de Senoul? C'est une injure qu'ils ne vous pardonneront jamais! Sais-tu ce que je pense, Divo?

S'ils nous prennent, ils feront un bûcher gigantesque pour les hommes, les femmes et les enfants, les seuls enfants libres! Et ça, quoi que puisse promettre le Rajak.

Autour de la table, les officiers se sont raidis. En quelques secondes, Cal vient de transformer des soldats amateurs en hommes décidés à se battre jusqu'à la mort. Il n'est jamais bon d'acculer les hommes dos au mur avec la mort comme seule issue. Ils deviennent des bêtes féroces!

Un long silence. Divo redresse la tête et regarde le Terrien.

— J'espère que l'un d'entre nous pourra te dire un jour combien nous sommes reconnaissants de tout ce que tu fais pour nous et combien nous t'aimons. Notre Histoire dira ton nom, Cal. Je ne sais pas ce qu'il sortira de tout cela, mais de toute manière, rien ne sera jamais comme avant. Je souhaite notre victoire, non seulement pour que nous puissions vivre, mais pour te prouver toute la vie mon amitié.

Il se tait brusquement et Cal sent sa gorge dure comme du bois.

Il pose les mains à plat sur la table, respirant à fond pour se détendre. Puis il sourit.

— Je vais te promettre une chose, Divo, jamais les prêtres ne nous prendront, ils seront battus, écrasé, chassé de cette région, je te le jure. Après ce sera à toi de les tenir à distance et de ne jamais oublier qu'un ennemi mortel ne doit jamais inspirer de pitié. Pour l'instant, est-ce que vous acceptez ce plan, toi Sistaz d'abord?

— Je vais le répéter, répond le Grand Capitaine et si aucune objection ne s'y oppose, je propose de s'y mettre tout de suite.

— O.K.! Vas-y.

— D'abord, on passe la journée à se reposer et, à la nuit, on embarque mes troupes et les tiennes avec les antlis sur les bricks et on prend la mer. On va débarquer à douze kilomètres au nord, sur une plage et on se cache dans la grande forêt. Dans la nuit, on se met en place et au jour on marche sur l'armée de Senoul.

— C'est ça, dit Cal. Des objections?

Personne ne dit mot.

— Alors, c'est entendu. Il est plus prudent de n'en dire que le moins possible aux hommes. Que les bricks soient préparés discrètement. Il leur faut des 4 équipages expérimentés à base de pêcheurs. Les corvettes resteront ici, nous n'avons pas besoin de faire de la vitesse et je préfère qu'on y termine l'installation des arbalètes géantes.

Il fait jour depuis quatre heures, lorsqu'un cavalier arrive au galop devant la demeure de Cal. Sa grande maison, sur le port, sert un peu de quartier général il en fait. Le poste de garde du gué vient d'être interpellé depuis l'autre bord par un petit groupe de parlementaires! Apparemment, les prêtres ont dû repérer le passage. Ils ont dû envoyer des éclaireurs ;1 qui ont vu emprunter le gué. Dommage! En tout cas, il paraît que le Rajak voudrait discuter. Aussitôt, Cal décide d'y aller avec Divo.

Sistaz, en tant que commandant en chef, doit rester avec ses hommes.

Suivis d'une escorte de dix cavaliers vahussis, plus Lou et Salvo, les deux hommes se mettent en route. La petite troupe arrive au poste de garde lorsqu'tin galop d'antli les fait se retourner sur leur selle. Casseline arrive à bride abattue, lance un grand sourire à Cal et vient se ranger derrière lui sans dire un mot. Il secoue la tête, amusé, et pousse son antli vers le chef de poste.

— Où sont-ils?

— Ils ont dit que je les appelle quand notre délégation serait là. Mais ils veulent parler à trois hommes seulement, ils ont dit qu'ils seraient trois eux aussi.

— Appelle-les.

Le sergent se met à brailler et, à cent mètres, de l'autre côté du gué, un officier de Rajak sort de derrière un buisson.

— Êtes-vous prêts, crie-t-il?

— Oui.

— Vos parlementaires viendront jusqu'à cette hauteur, reprend le gars en désignant une petite élévation dégagée, un peu plus loin.

— Qui doit vous représenter? demande alors le chef de poste sur l'ordre de Divo.

— Trois dignitaires de la Cour.

Cal intervient tout de suite.

— Dis-leur que nous ne discuterons qu'avec le Rajak.

Le Vahussi roule des yeux effarés, mais transmet le message.

L'officier de Senoul fait signe d'attendre et disparaît dans les buissons. Il revient au bout de quelques minutes, et annonce qu'il a envoyé un messager. L'affaire traîne en longueur, ce qui arrange Cal. Si la journée pouvait être neutralisée, les hommes seraient en forme pour la manœuvre de la nuit.

C'est finalement à 18 heures, le milieu de l'après-midi, que la rencontre s'effectue. Casseline a bien essayé de venir, mais Cal a été inflexible. La délégation doit comprendre trois personnes.

Divo y figure forcément et Cal veut emmener Lou.

*

**

Lou et Cal encadrent Divo. Les trois cavaliers arrivent au sommet de la butte. Le Rajak est là, en grande tenue, épée au côté, longue robe jaune à filaments d'argent. Près de lui, un dignitaire et un prêtre.

— Le Prêtre Supérieur, souffle Divo à mi-voix.

Grand et large d'épaules, il ressemble plus à un soldat qu'à un homme d'église. Il a vraiment une sale tête, le regard dur.

Les trois « rebelles » regardent attentivement autour d'eux, avant de descendre d'antli, ce qui amène un ricanement du prêtre auquel ils ne font pas attention. Laissant traîner les rênes à terre à la méthode américaine, ce qui immobilise les animaux habitués à cela, ils avancent vers le Rajak qui commence tout de suite.

— Qui êtes-vous?

Cal désigne son ami.

— Voilà le Protecteur Divo, chef de Kankal, je suis son conseiller particulier et cet homme est mont ami.

— Protecteur, fait le dignitaire d'un air méprisant, qu'est-ce que c'est? La religion de Frahal ne connaît pas de Protecteur.

Divo avance d'un pas et répond calmement.

— Nous ne sommes plus assujettis à la religion de Frahal. Nous sommes des hommes libres.

— Renégats, jette le prêtre comme s'il crachait.

— Si vous voulez. En tout cas, c'est un fait et il vaut mieux l'accepter tout de suite, sinon il ne sortira rien de cette discussion.

— Discussion? Commence le Rajak furieux. Discussion? Il n'y a pas de discussion qui tienne! J'attends ta reddition.

— Allons, Rajak, intervient Cal, tu ne nous as pas fait venir pour cela tout de même! Tu as dû voir hier soir que nous ne sommes pas disposés à nous rendre! Jamais tes hommes ne pourront franchir le gué, tu dois le savoir, tu ne peux que rester ici, mais cela ne nous gêne pas. Nous ne mourrons pas de faim, la mer nous nourrit. A quoi bon s'entêter, accepte notre indépendance qui ne te gêne pas puisque Kankal es en dehors de ton territoire.

— Ces gens sont de Senoul, riposte le Rajak.

— Et alors, le coupe Divo en colère maintenant, est-ce qu'ils t'appartiennent comme des animaux? Un homme n'a pas d'autre maître que celui qu'il se donne!

— Frahal nous les a donnés, riposte le prêtre d'une voix glaciale.

— Je ne connais pas d'homme appelé Frahal, dit Divo. Je vois, Rajak, que tu es venu dans le seul but de nous ordonner de nous rendre, ce qui est impensable. Moi, je te propose de nous laisser en paix et je m'engage à ne jamais intervenir sur ton territoire en échange de ta parole de ne pas empêcher des habitants de Senoul de venir ici s'ils le désirent. De même, mes amis pourront toujours revenir à Senoul si cela leur convient. C'est une proposition de paix que je te fais, reconnais-le.

Depuis un moment, Lou reste immobile et Cal s'aperçoit qu'il surveille les alentours avec attention. A son tour, Cal se met à regarder les alentours, sans que son visage trahisse quoi que ce soit. Les parties de poker, autrefois sur Terre, l'ont bien dressé...! Il se sent de plus en plus mal à l'aise et adresse soudain la parole à Lou, en langue loy, celle qu'il a apprise sous injecteur hypnotique au cours de sa première entrée dans la Base-Relais.

— Tu as repéré quelque chose?

— Je ne vois rien, mais il y a des bruits anormaux au pied de la butte.

— Où?

— De chaque côté.

— Que dites-vous, intervient le prêtre, quelle est cette langue?

— Les hommes de Frahal ont bien inventé une langue, lui répond Cal, pourquoi n'en aurions nous pas fait autant, hein?

— Tu dois parler notre langue, je t'interdis de...

— Rien du tout, faux jeton, jette Cal qui vient brusquement d'apercevoir un soldat en contrebas, tu t'es déshonoré et tu as déshonoré le Rajak qui sera désormais et pour toujours un homme sans parole.

Puis il se tourne vers Divo qui n'a rien compris.

— Vite, aux antlis, c'est un piège.

Les trois hommes courent vers leurs antlis lorsque le prêtre lance un hurlement. Aussitôt, un bruit de cavalcade résonne et de tous les côtés apparaissent des soldats de Frahal, l'épée à la main. Sans utiliser les étriers, Lou a bondi sur sa monture et dégaine son épée. Cal est en selle alors que Divo essaie encore de s'y mettre. Trop tard pour s'enfuir les soldats sont là. Lou donne un coup de reins et charge comme un fou, Son épée vole et deux adversaires tombent.

Et puis c'est au tour de Cal d'être engagé, mais il a trop à faire à protéger Divo, en difficulté avec son antli, pour surveiller ce que fait Lou. Des mains agrippent son pied gauche pour le désarçonner et il abat son épée en revers, touchant un soldat qui s'écroule en hurlant. Il talonne la bête qui bondit et se dégage de la meute. Apparemment, on veut les prendre vivants, ce qui leur donne une petite chance, songe-t-il confusément.

Maintenant Divo est en selle et a tiré lui aussi son épée. Il est très pâle et se bat comme il peut. Manifestement, ce n'est pas un combattant, mais il fait face.

— Bouge sans arrêt, lui lance Cal, en évitant de justesse un coup de plat d'épée.

Les fers résonnent, chantent presque dans l'air. Et la voix du prêtre domine soudain le tumulte.

— Tuez-les! Tuez-les!

Cal réagit aussitôt.

— Lou, près de Divo!

Le grand robot fait valser sa monture d'un coup de reins et fonce vers le jeune homme. Cal commence à avoir mal au bras maintenant, à force de faire ces moulinets incessants. Mais peu à peu, il approche de Divo et il voit la faille.

— Derrière moi, lance-t-il en aiguillonnant son antli qui fait un bond au-dessus de trois corps étendus.

Au lieu de se diriger vers le gué, il a piqué tout droit vers la forêt et le camp du Rajak. Les soldats avaient fait un écran entre la butte et le gué, mais pas en direction de leurs propres lignes et les trois hommes lancés à une vitesse folle dans la descente passent à côté du Rajak et de ses deux acolytes qui ne font pas un mouvement! Lou, lui, se penche sur sa selle et tend son épée à l'horizontale au passage. Un éclair et la tête du dignitaire vole, coupée net comme au laser. Une scène atroce que cette tête qui les accompagne deux secondes dans leur course, semblant encore vivre avec ses yeux grands ouverts, et la bouche hurlant un cri silencieux...

Ça y est, ils sont passés et pénètrent dans l'ombre de la forêt.

Cal stoppe rapidement.

— Lou, fais du bruit et entraîne-les derrière toi vers le nord, on file par le sud. Dans une heure, rentre à Kankal. Divo, suis-moi.

Le Protecteur va protester, mais déjà Lou a filé et Cal se lance vers la gauche.

Peu de buissons par ici et les antlis galopent à toute vitesse sous les grands arbres. Un kilomètre plus loin, la forêt s'incurve vers la côte et Cal oblique, avant de s'arrêter. Les deux montures s'ébrouent. Derrière, aucun bruit ne trahit une poursuite.

— On va rentrer en suivant la côte, ordonne Cal. Suis-moi et fais galoper ton antli comme il ne l'a jamais fait.

— Tu crois que...

— Viens, le coupe le Terrien en s'élançant.

Cette fois, le terrain est dégagé et Cal choisit les passages d'herbe chaque fois qu'il le peut, pour éviter de faire du bruit.

Voilà déjà la butte, à gauche. Penché en avant Divo suit. Cal attend le dernier moment avant d'obliquer vers le gué d'où il aperçoit une troupe d cavaliers. Sistaz a bien réagi, mais des cris partent de la gauche. Ils ont été repérés et un sifflement vient aux oreilles de Cal qui lance à Divo.

— Baisse-toi, baisse-toi.

Une cible difficile qu'un cavalier lancé à cette vitesse! et les deux hommes arrivent déjà au gué qu'ils franchissent sans ralentir. Quand Cal voit le poste de garde, les meurtrières hérissées de flèches prêtes à être décochées, il s'arrête enfin pour attendre le Protecteur. Hors d'haleine, celui-ci arrive à son tour, et se met à cracher d'un air dégoûté pendant que Cal éclate de rire. Le visage du jeune homme, qui galopait derrière lui, est couvert de boue! Redoutable, le gué, si l'on ne marche pas en tête...