CHAPITRE III
Alors les voilà les hommes de Dieu, enfin de Frahal comme le dit ce personnage! C'est à croire qu'aucune Évolution ne peut se faire sans une religion! Pourtant l'Évolution des Vahussis ne me semblait pas nécessiter l'aide d'une religion. La seule justification morale de la religion, quelle qu'elle soit dans l'histoire de la Terre, est d'avoir imposé une Morale à des hommes qui étaient encore proches de la brute. Le sens du Bien et du Mal. Pour les forcer à faire le Bien, on agitait au-dessus de leur tête les foudres d'un Dieu tout-puissant et comme le Dieu en question ne se manifestait guère, on a réussi ce tour de force d'imposer une crainte abstraite de l'Au-delà.
Inventer d'abord une « vie après la mort », c'était déjà astucieux, mais en menacer les bons vivants, alors là c'était une véritable prouesse. Parce qu'après tout, hein, personne n'est revenu de l'autre côté de la Frontière pour confirmer! En tout cas, si j'admets le principe de la religion pour la Terre où elle a servi de cadre moral, je conteste l'usage qu'en ont fait bon nombre d'ambitieux, l'utilisant pour obtenir ou asseoir leur pouvoir, hommes d'Église ou hommes politiques d'ailleurs.
Ce fut le cas chez nous durant des millénaires.
Seulement ce qui était valable sur Terre me paraît tout à fait inutile ici. Les Vahussis ont d'instinct la notion du Bien. Ils sont gentils, bons, hospitaliers, absolument pas combatifs ni belliqueux, et surtout respectueux du voisin. Dans ces conditions, le dénommé « Frahal » ne me plaît pas, mais alors pas du tout! En une fraction de seconde, je prends ma décision, répondant à mon vis-à-vis qui a un petit sourire supérieur, maintenant, comme s'il s'amusait déjà de ce qui va se passer.
— Un homme n'est esclave que s'il le désire, et moi je ne baisse la tête devant personne, Homme-de Frahal ou pas. Je n'ai rien contre toi, passe ton chemin et tout ira bien.
La mâchoire lui en tombe! Il faut dire que je me suis expliqué tranquillement en faisant un demi-tour sur moi-même pour lui faire face. Là-bas, un frémissement court dans les rangs des prisonniers qui ont relevé la tête. Ils semblent terrorisés soudain.
— Es-tu inconscient, esclave, de t'adresser ainsi à un Homme-de-Frahal? dit le second inconnu en manteau qui semble revenu de sa surprise.
— Écoutez, vous commencez à m'agacer, vous deux, je riposte en m'énervant un peu. Je ne vous connais pas, nous venons de très loin. Fichez-nous la paix avec vos histoires, et occupez-vous de vos prisonniers, puisqu'ils ont manifestement envie d'être vos esclaves.
Le premier Frahalien — je suppose que c'est leur nom —, commence :
— Tu...
Mais il est aussitôt interrompu par son ami qui lui prend le bras et me lance :
-- Toi qui ne veux pas être esclave, dis-tu, que ferais-tu à leur place?
Je ris franchement.
— Je m'en irais, tiens pardi! Après vous avoir donné une fessée peut-être, comme ça, pour le plaisir!
Ils blêmissent et les prisonniers ont un mouvement de recul comme si je venais de blasphémer horriblement. Alors j'ajoute :
— Eh! Quoi! Vous n'êtes jamais que des hommes, non?
— Pour ces mots, tu serviras d'exemple, il y a longtemps que nous n'avons pas fait d'exemple, au Temple de Senoul, et ton compagnon aussi. Vous mourrez par le Feu-de-Frahal!
Descendez maintenant, et mettez-vous en tête des esclaves.
— Tu sais, Homme-de-Frahal, je gronde, s'il y a au monde une chose, une seule chose que je ne peux pas accepter, c'est bien la bêtise. Comment peux-tu imaginer que je vais moi-même mettre un lien autour de mon cou pour aller à la mort? Si tous tes amis sont aussi bêtes, je me demande pourquoi personne ne vous a pas encore jetés à la mer? Enfin, ça regarde le peuple vahussi. Pour moi, je vais seulement te mettre en garde. Tu as encore une chance de sauver ta vie : passe ton chemin tout de suite, va-t'en avec tes soldats, sinon tant pis pour toi. Et songe aussi à l'exemple que ta mort donnera aux Vahussis, ils pourraient bien se réveiller! Tu as une grave responsabilité à prendre, tu sais!
Les deux hommes écument de fureur et se tournent vers les soldats.
— Prenez-les! ordonne le premier.
— Commence par la gauche, et n'utilise pas tes armes internes, je jette à Lou rapidement tout en levant mon arc.
Pendant que je faisais durer la conversation, ma main droite, à l'abri des regards dans l'habitacle du char, sortait doucement cinq flèches du carquois posé sur le plancher. Mon arc est juste sous ma main gauche et je n'ai qu'à faire glisser une flèche en position pour être prêt à tirer.
Lou, en me voyant faire, m'a imité, et lorsque je redresse mon arc, au moment où les soldats s'ébranlent, avec sa vitesse phénoménale il a déjà bandé le sien et lâché sa première flèche qui vient se planter en plein cœur d'un soldat. J'ajuste celui de l'extrême droite. J'ai été aussi vite qu'on peut l'espérer et pourtant, lorsque ma victime s'écroule en tenant la flèche qu'il a reçue dans la poitrine, un second soldat s'est encore effondré.
Je n'ai pas le temps de tirer le dernier, il tombe à son tour! Je crois que le tout n'a pas duré plus de cinq secondes!
Mais déjà les prêtres se sont ressaisis et ont dégainé leur épée en fonçant. Je saute de l'autre côté du char, mon arc à la main, mais je trébuche et lâche mes flèches. Pas le temps de remonter saisir le carquois, le premier arrive sur moi. Je feinte sur la gauche et file à droite en contournant le char. La lame me frôle l'oreille. Je cavale vers le soldat le plus éloigné et plonge en lâchant mon arc, puis je roule sur moi-même. Il était temps : un sifflement suivi d'un bruit sec, écœurant, m'apprend que le soldat vient d'être achevé en recevant de haut en bas le coup qui m'était destiné.
Heureusement que mon adversaire n'a pas donné un coup de pointe, comme en escrime, sinon je n'y aurais pas échappé. Je suis pris d'un tremblement nerveux. C'est que je ne suis pas entraîné, moi, je n'y connais rien en combat avec ces grandes épées.
Je me redresse au moment où le prêtre tenant la poignée de son arme à deux mains élève l'épée au-dessus de sa tête pour prendre son élan. Sans réfléchir, je lâche la mienne et dans le même mouvement, ma main droite va saisir le manche de mon poignard à ma ceinture, et je plonge vers le prêtre. Au moment où je le percute, lui enfonçant la lame jusqu'à la garde dans le ventre, je sens son épée descendre à une vitesse folle. Mais il s'est instinctivement courbé en avant en prévision du choc lorsque j'ai plongé et le bout de l'épée frappe le sol, sautant hors de ses mains.
Je retire le poignard, boule sur le côté et me redresse très vite, mais c'est fini. Les yeux exorbités, une immense stupéfaction sur le visage, il baisse les mains vers la blessure et glisse à genoux. Sans attendre davantage, je me tourne vers Lou.
Lui aussi a jeté son arc. Il se tient les jambes fléchies, les mains raides et les bras à demi tendus, face au second prêtre qui avance à petits pas lents, l'épée haute. Il se fend brusquement, mais Lou a esquivé d'une rotation du buste vers la droite et aussitôt il contre-attaque. Ça se passe si vite que j'ai à peine le temps de voir sa main gauche heurter le plat de la lame qui se brise avec un bruit sec. De la main droite, il sabre le cou de l'adversaire qui pousse un petit cri. J'ai l'impression qu'il est déjà mort, mais Lou fait bonne mesure et sa main gauche, verticale, vient frapper du tranchant le front et l'arête du nez du prêtre qui tombe comme un taureau estoqué. Voilà, fini.
Je fais demi-tour et marche vers les prisonniers qui n'ont pas bougé. Ils me regardent venir avec de l'incompréhension dans leurs yeux. J'empoigne la corde et entreprends de délivrer le premier qui se laisse faire, ahuri.
— Libère les autres, je lui ordonne en lui tendant l'extrémité de la corde.
Puis je me tourne vers Lou, qui vient par ici, un sourire gentil sur les lèvres.
— Tu fonctionnes bien, Lou. Ramasse les cadavres et place-les derrière un buisson.
Pendant que les prisonniers qui sont sortis de leur stupéfaction commencent à se libérer, je m'éloigne de quelques pas pour appeler l'ordinateur avec mon émetteur-dentaire.
— HI, tu m'entends?
— Oui.
Je crois que ce système qui utilise mon palais comme membrane de haut-parleur pour reconstituer et amplifier le son, me chatouillera toujours... Ça me donne de furieuses envies de me gratter le palais avec la langue!
— Je voudrais mettre ces hommes à l'abri, mais aussi les garder en réserve. Trouve-moi un endroit isolé à une demi-journée de marche d'ici; une caverne par exemple. Tu y déposeras des vivres, de la farine, des instruments de cuisine et de la viande. Donne aussi le chemin pour s'y rendre à Lou qui dessinera un plan pour les prisonniers. Fais très vite!
— Oui.
Les Vahussis sont restés groupés là-bas. Ces gens sont moralement traumatisés, ils n'ont plus le comportement que je connaissais à leurs ancêtres. L'un d'eux pourtant se détache à pas hésitants et vient vers moi. Grand et très mince, il a l'air jeune. Son regard me scrute.
— Est-ce que tu n'as pas peur de Frahal, après ce que tu as fait, dit-il d'une voix nerveuse?
— Je ne connais pas Frahal, je réponds en souriant gentiment.
Le connais-tu, toi?
Il a un mouvement de recul.
- Tu... tu blasphèmes, étranger.
- Bon, viens ici à l'ombre, on va parler, ou plutôt non, dis à tes amis de s'éloigner de la piste pour le cas où quelqu'un d'autre arriverait, et rejoins-moi derrière ces buissons, là-bas.
Il hoche la tête et se dirige d'un pas un peu moins hésitant vers le groupe de Vahussis toujours immobiles. Je vais m'installer à l'ombre après avoir saisi la gourde d'eau dans le char. Je croise Lou à qui je dis également de planquer le char. Il n'a encore rien reçu de Hl.
Je suis en train de boire, quand les Vahussis s'amènent en troupeau. Ils s'assoient tous dans un espace découvert que je leur ai laissé, à portée de voix, et le garçon de tout à l'heure vient vers moi. Je lui montre le sol et m'installe plus confortablement, adossé à un arbre. Avec des gestes gauches, il s'assied à son tour.
— Comment t'appelles-tu, j'attaque?
— Divokouge.
— C'est un nom très long, ça t'ennuie si je t'appelle Divo?
Il a l'air surpris.
— Nnnnon.
— Bien, allons-y alors. D'abord, appelle-moi Cal.
Maintenant, tu as dit que je blasphémais, ça veut dire que tu es un adepte de Frahal?
— Bien sûr, répond-il tout de suite.
— Alors tu vas pouvoir m'expliquer qui est Frahal?
Sa frousse le reprend et il roule des yeux inquiets.
— Mais Frahal est... Frahal!
— Écoute, je reprends un peu énervé, on ne pourra jamais se comprendre si tu t'exprimes comme un enfant. Tu sais parler, oui? Alors parle!
Il a eu un petit sursaut lorsque je l'ai traité d'enfant.
— Je ne suis plus un enfant, dit-il d'une voix furieuse. Frahal est... notre Dieu.
Ça y est, c'est sorti, tout de même!
— Un Dieu bon ou un Dieu qui punit?
— Il est bon... Et il punit.
— Il punit malgré sa bonté, lorsqu'il faut punir, c'est cela?
— Oui, exactement, il riposte plus assuré maintenant.
— D'accord. Dis-moi : où les prêtres vous emmenaient-ils?
— A Kinisra.
— Qu'est-ce que c'est?
— Un port, dit-il, étonné de mon ignorance.
— Loin?
— A deux jours de marche, au nord.
— Et qu'alliez-vous faire là-bas?
— On allait être embarqué sur un grand brick de transport.
— Mais pourquoi étiez-vous attachés?
— Parce que nous sommes condamnés à naviguer sur les bricks de transport.
— Pour longtemps?
— Ça dépend : dix, vingt ans, ou à perpétuité.
— Et toi?
— A vingt ans, fait-il, en baissant la tête.
— Qui vous a condamnés?
— La Haute Cour de Justice du Seigneur de Senoul et du Temple de Frahal.
— Qu'aviez-vous donc fait, toi par exemple?
— Je n'ai pas payé les impôts, ni l'amende.
— Explique-moi ça. Comme tu le vois, je ne suis pus au courant des coutumes de ton pays.
— L'an dernier, je n'ai pas payé les impôts au Seigneur, ni au Temple. Alors j'ai reçu une amende. Je ne suis pas riche. Je travaille aux chantiers de Senoul, mais j'ai une sœur à nourrir et beaucoup de dettes que je rembourse peu à peu. Nous avons juste de quoi manger, alors je n'ai pas pu payer.
— Et on t'a condamné?
— Oui.
— Est-ce que tu aurais pu payer?
— Non, c'est impossible, vraiment. Je te l'ai dit.
J'ai un brusque éclair.
— A qui appartiennent les bricks de transport?
— Aux Seigneurs, bien sûr, et au Temple de Frahal.
Cette fois j'ai saisi et je souris.
— Si je comprends bien, les équipages de ces bateaux ne sont pas payés, on se contente de les nourrir, c'est cela?
— Oui, mais assez mal. Il paraît qu'il y a beaucoup de morts à bord.
— Dis-moi, Divo, si je t'emmenais vivre dans mon pays et que je t'inflige des impôts énormes afin justement que tu ne puisses pas les payer, et qu'ensuite je te condamne à travailler gratuitement pour moi durant vingt ans, que penserais-tu de moi?
— Que tu es un voleur!
La réponse est venue spontanément et sèche. Il me plaît, ce garçon.
— Eh bien! c'est exactement ce qu'ont fait ton Seigneur et tes Hommes-de-Frahal! Un Dieu de bonté, tu dis? Je me demande où est la bonté! Tout ce que je vois, ce sont des gens qui se sont mis d'accord pour s'enrichir en faisant travailler les Vahussis sous le couvert d'un Dieu que personne n'a vu!
Troublé, il ne répond pas et c'est déjà énorme. Tout à l'heure, il se serait cabré. Alors je poursuis :
— Ce sont les Seigneurs et les prêtres qui ont parlé aux Vahussis de Frahal, n'est-ce pas? Autrefois, les Vahussis n'avaient pas de dieu. Ils l'ont amené dans leurs bagages en venant du pays porsa... Parce qu'ils ne sont pas Vahussis, hein?
Il secoue la tête.
-- Non, mais les vassaux des Seigneurs sont vahussis.
— Bien sûr, ils n'avaient rien à craindre des sous-ordres! Et ils ont été assez habiles pour que les Vahussis croient maintenant en Frahal. Bravo! Faut-il que vous soyez naïfs!
— Alors, tu ne crois pas en Frahal, commence-t-il d'une voix coléreuse. Et les incendies qui détruisent les régions où les impôts sont mal payés?
— Bon sang, Divo, n'importe qui peut mettre te feu, ne sois pas aussi bête!
Il ouvre des yeux ronds.
— Tu crois que...
— Mais enfin, c'est simple. Si j'étais Homme-de-Frahal, c'est ce que je ferais et tout le monde parlerait d'une manifestation de colère de Frahal. Réfléchis, Divo, réfléchis bien, tu as l'air intelligent : est-ce qu'un seul fait extraordinaire, de bonté ou de sanction, a jamais été réalisé en dehors des prêtres ou sans qu'ils aient pu matériellement le faire?
Emporté par la conversation, je m'aperçois que j'emploie un langage assez évolué et je me demande s'il le comprend bien. La tête baissée, il réfléchit intensément. Lorsqu'il la relève un long moment plus tard, il a un autre regard, plus sûr, avec une petite flamme mauvaise tout au fond.
— Tu dois nous trouver bêtes, n'est-ce pas?
— Explique-toi? Je demande doucement.
— On nous apprend à obéir depuis que nous nommes enfants, ce qui m'a d'ailleurs rendu la vie difficile. Je n'aime pas obéir sans comprendre pourquoi. Mais on me disait que je comprendrais plus tard. Et puis les habitudes viennent, et on ne réfléchit plus. Jamais je n'avais imaginé que l'on puisse me tromper à ce point. Je n'y ai même pas pensé, tu comprends? Et te voilà qui arrive, qui discute de tout, qui n'accepte rien, qui veut d'abord comprendre. Et... c'est moi qui comprends! Oh!
Je... je dois dire que je n'étais pas un bon Enfant-de-Frahal. Mais j'aurais dû comprendre plus tôt. Je suppose que ça couvait en moi depuis longtemps et que tu m'as forcé à l'avouer.
— Divo, où as-tu pris cette façon de t'exprimer?
— A l'université de Senoul, répond-il, un peu étonné. J'étais étudiant jusqu'à l'an dernier. C'est pour ça que j'avais des dettes. J'ai dû m'interrompre sur l'ordre du grand prêtre de l'Université.
— Pourquoi?
— Je ne sais pas, on m'a dit que je ne serais jamais un bon homme d'écriture. Je m'exprimais bien dans notre langue, mais j'avais des difficultés pour écrire et parler le tocos.
— Qu'est-ce que c'est?
— La langue de Frahal. Tous les prêtres et les hommes de lettres parlent le tocos.
En somme, ces petits malins sont en train de remplacer le Vahussi par une langue à eux...
— Le tocos, c'est la langue des Porsages?
— Oh non! Ils parlent comme nous. Je crois que c'est une déformation très ancienne de notre langue. Comme le font les enfants quelquefois pour s'amuser à parler une langue secrète, tu sais, en ajoutant des complications, des syllabes, enfin en modifiant les mots, quoi!
— Elle est difficile?
— Oui, tout est à l'envers. Il faut penser à l'envers. C'est...
désagréable.
— Ce sont les Seigneurs qui interdisent la chasse? Je demande, en passant à autre chose.
— Non, les Hommes-de... les prêtres, quoi! Je souris de sa mise au point.
— Pourquoi?
— Ils disent que les animaux sont les Créatures-de-Frahal et qu'ils ne faut pas les tuer.
— Et personne n'en mange?
— Si, mais des animaux domestiques, les diss par exemple.
Si je me souviens bien, ce sont des espèces de lièvres.
— Parce que les animaux domestiques ne sont pas des Créatures-de-Frahal?
— Je... je ne sais pas, ils le disent, c'est tout.
— Moi, je crois que cet interdit empêche les Vahussis de payer leurs impôts, puisqu'ils ne peuvent pas chasser pour se nourrir et consacrer leur salaire à payer les impôts. De cette manière, ils sont condamnés à travailler pour acheter leur nourriture.
— Oui, je suppose que tu as raison, mais, ça non plus, je n'y avais pas pensé.
— Est-ce qu'il y a des insoumis, je veux dire des hommes qui refusent cette façon de vivre?
— Des Chasseurs-Incroyants, tu veux dire? Oui, quelques-uns.
Les Soldats-de-Frahal leur font la
guerre et ils sont brûlés sur un bûcher de Frahal au temple, quand ils sont pris.
— Il y en a beaucoup?
— Les prêtres disent que non.
— Parle-moi de l'Université.
— Elle est en ville, à Senoul. Les grandes cités ont presque toutes une université.
— Il y en a beaucoup?
— J'en connais six au moins.
— On y apprend quoi?
— La doctrine de Frahal, le droit, la médecine et les arts.
— Les arts? C'est-à-dire?
— L'arithmétique, la géométrie, l'astronomie, la coloration.
— Pratiquement, ça se passe comment?
— Les étudiants habitent chez le maître qu'ils ont choisi. Ils le servent et l'écoutent en prenant des notes. Ils copient des livres, aussi. A la fin d'un cycle de deux années, ils passent un examen et le grand prêtre de l'Université leur donne un diplôme qui leur permet de continuer, ou les renvoie. Moi, j'en ai été renvoyé.
Je m'aperçois soudain que nous sommes entourés des autres prisonniers. Insensiblement, ils se sont rapprochés durant notre conversation et n'en perdent pas une miette. Leur crainte a l'air d'avoir disparu, ils sont prudents, ne disent rien, mais ils ne baissent plus la tête. Lou est debout un peu plus loin, surveillant les alentours, son arc à la main. Je me lève et marche vers lui.
— Tu sais où les envoyer?
— Oui, une caverne a été agrandie dans un amas rocheux bien protégé. Ils y trouveront de quoi manger et boire.
— Tu vas tracer un plan sur le sol. Rien d'autre?
— Sistaz est là depuis un moment.
— Où?
— Derrière un arbre, à dix mètres du groupe. Mais il n'est pas menaçant, je le surveille.
— O.K.! tu as bien fait de le laisser approcher.
Je suis émerveillé de ce qu'a réussi HI avec ces super-robots.
Que l'apparence soit parfaite ne me surprend pas outre mesure, c'est de la technique et je sais, depuis mon passage sous l'injecteur hypnotique de la Base, que la technique loye fait des choses extraordinaires à mes yeux de Terrien, non, c'est le comportement de Lou qui me stupéfie. Il agit exactement comme un être humain. Je sais que HI a enregistré dans ses banques mémorielles la façon de vivre d'êtres humains durant des millénaires, puisque les Loys appartenaient eux aussi à la race humaine, mais que l'ordinateur analytique du robot vahussi ait pu tirer de son enregistrement un comportement aussi parfait...
Un bruit de branches qui craquent...
— Sistaz, tu peux venir si tu veux, je crie en revenant vers le groupe.
Le grand Vahussi apparaît, l'arc à la main. Il s'arrête à deux mètres.
— Tu savais que j'étais là?
— Lou t'avait vu. Il tourne les yeux vers mon « ami » robot.
— Je n'ai pourtant fait aucun bruit, avant de faire craquer ces branches à l'instant. Tu ne m'avais pas entendu, toi!
— Non, mais j'étais occupé à parler, je réponds.
— Oui... J'ai écouté.
— Qu'en penses-tu alors? Il a un geste vague de la main.
— je suis un homme simple. Je ne saurais pas dire Ies ces choses, comme lui, mais je crois que tu as raison à propos des prêtres.
— Sistaz, connais-tu d'autres hommes libres, comme toi?
— Des Chasseurs-Incroyants, tu veux dire?
— Oui.
— Non, je n'en connais pas. Il faut se méfier et 'mus vivons seuls. J'ai entendu dire que dans les forêts du nord, on en trouve davantage.
Évidemment, cette région-ci est peu propice pour ivre caché.
Bon, pour l'instant, je ne peux pas faire grand-chose. Il faut que j'aille me rendre compte par moi-même de ce qui se passe à Senoul. Je me demande un peu comment vont réagir les prisonniers que j'ai libérés, mais ils ont à résoudre ce problème seuls. Ou ils sont capables de lutter pour leur bonheur, ou ils se laissent conduire à l'abattoir. Je ne peux que les aider à se conduire en hommes.
— Divo, mon ami est en train de dessiner le plan pour vous rendre à une cachette où vous trouverez de quoi manger. En partant tout de suite, vous avez des chances d'y être dans l'après-midi. Je voudrais quand même savoir ce que tu comptes faire.
— J'ai besoin de réfléchir. Maintenant, nous sommes des Malfaisants pour les Hommes... pour les prêtres, je veux dire.
J'ai de la famille à Senoul et... enfin, je ne sais pas encore ce que je vais faire. Et si je décide de me battre contre les prêtres, comment espérer arriver à quelque chose? La meilleure solution est peut-être de partir vers le sud, loin, vers ton pays par exemple.
— La fuite n'a jamais été une solution, dis-je en hochant la tête.
Enfin réfléchis : si tu te décides à lutter, je t'aiderai, mais prends d'abord ta décision et parles-en avec tes compagnons. Allez, va voir le plan de Lou, ensuite, vous emporterez les armes des prêtres et des soldats et vous vous mettrez en route.
*
**Le groupe s'est éloigné. Sistaz est appuyé, pensif, sur son arc.
— Ils vont trouver cette grotte?
— Bien sûr, je fais, surpris, pourquoi?
Il me regarde un instant avant de répondre.
— Je me suis demandé si vous n'étiez pas des bandits, tous les deux...
— Des bandits? Explique-toi.
— Vous êtes des combattants redoutables, alors je me suis dit que, puisque vous n'étiez pas des Soldats de-Frahal, vous étiez peut-être des bandits?
— Qu'est-ce que c'est que les bandits?
— Vraiment... tu connais bien peu de choses. Ce sont des soldats qui attaquent les caravanes de marchands et les pillent.
— Tu veux dire que les caravanes se font attaquer? Comment ça se passe?
Il pose son arc contre un arbre et s'y appuie.
— Les grosses caravanes qui viennent de loin, du haut pays ou même parfois des îles au-delà des mers, sont souvent attaquées, toujours à la nuit tombante. Les bandits tuent quelques hommes et emportent les marchandises.
— Et qui sont ces bandits?
— On ne sait pas, il fait en haussant les épaules, personne ne sait.
— Et les marchands ne se défendent pas?
— Les embuscades sont bien tendues et puis les marchands ne savent pas combattre.
— Et ces bandits combattent bien, ils sont bien armés ?
— Oui, ce sont de bons soldats. Ils ne disent jamais un mot et ils ont le visage toujours caché derrière un morceau de drap.
Je suis en train de me demander si les prêtres ne sont pas un peu trop futés.
— Quelle est l'attitude des prêtres?
— Ils envoient des soldats à leur poursuite.
— Et alors?
— Je n'ai pas entendu dire qu'ils en avaient pris.
— Dis-moi : est-ce que les Seigneurs ont des soldats comme les prêtres?
— Oui, des soldats et des antlis.
Les antlis, ce sont des espèces d'immenses antilopes au pelage tacheté comme les léopards. Elles ont deux cornes sur la tête et sont des fauves redoutables. Alors je ne comprends pas très bien.
— Qu'est-ce qu'ils font avec les antlis?
— Ils montent sur leur dos, tiens!
— Et les bêtes les laissent faire?
— Oh! Tu ne connais pas! On leur coupe les cornes, tu vois, au ras de la tête et après les antlis deviennent doux et peureux comme des diss. On les habitue à porter une sorte de siège sur le dos et après un soldat y grimpe et guide l'animal. Ils sont capables de courir une journée entière sans s'arrêter, et ils vont trois fois plus vite que les meilleurs chars.
La cavalerie apparemment.
— Et il n'y a que des Seigneurs qui possèdent des antlis?
— Il y a quelques riches commerçants aussi, en ville, et des armateurs. Il faut beaucoup de vals pour acheter un antli.
— Le val, c'est la monnaie?
— Oui, c'est ça, une pièce de métal.
Je regarde Lou qui a l'air de me comprendre.
— Il faudra que l'on se procure des antlis, c'est sûrement plus rapide que des chars.
Sistaz ouvre des yeux ronds.
— Es-tu si riche que cela?
— Pas tellement, mais je suppose que l'on peut capturer et dresser un antli, non?
— A condition de le prendre jeune et de savoir, oui.
— Les amis de Lou sauront.
— Parce que tu as d'autres amis?
— Oui, beaucoup.
— Et ils savent se battre aussi bien que lui?
— Oui.
Il baisse la tête un moment.
— Tu vas faire la guerre aux prêtres, n'est-ce pas? Je me décide brusquement.
— Oui.
Il me regarde droit dans les yeux et finit par sourire. Un vrai sourire pour la première fois, qui éclaire son visage jusqu'aux yeux.
— Alors, je vais avec toi, dit-il tranquillement. Tu connais mal ce pays, moi, très bien. Et je tire juste à l'arc, je suis un bon combattant.
— Tu as confiance? Tu sais, mes amis obéissent toujours, le pourras-tu, toi qui es si indépendant?
— Je le pourrai, il confirme en hochant la tête. Je le pourrai, s'il s'agit de tuer les prêtres...
— Attention, je le préviens, mon but n'est pas de tuer. Je n'aime pas tuer. Il s'agit seulement de renvoyer les prêtres ailleurs, ça te convient?
— S'ils disparaissent, ça me va, dit-il à contrecœur.
Je lui tends la main, un geste que j'ai appris à ses ancêtres autrefois, et il me la serre. Eh bien! Voilà ma première recrue vahussie!