CHAPITRE PREMIER
— Réveille-toi, Cal, réveille-toi.
La voix vient de loin et atteint difficilement le cerveau de l'homme encore profondément endormi. Il est moulé dans une combinaison d'intérieur qui souligne sa morphologie. Grand pour un Terrien avec son mètre quatre-vingt-deux, il a des épaules assez larges, sans pour autant être un colosse.
Longiligne, il montre une force plus nerveuse que musculaire. Le visage n'est pas beau au sens que l'on donnait sur Terre, mais intéressant, avec ses yeux bleu-gris assez clairs, des cheveux châtain clair et une expression curieuse, mélange d'ironie et de sensibilité. Une femme ne se retournerait pas sur son passage, mais elle serait facilement captivée par le charme des expressions du visage.
— Réveille-toi, Cal!
Cette fois, la voix l'a sorti du sommeil et il bouge avant d'ouvrir les yeux. Il regarde l'homme debout près de la couche électromagnétique et se redresse sur un coude, étonné :
— Louro! Mais... que fais-tu ici?
— Je ne suis pas Louro, répond le grand gaillard, mon nom est Lou, tu dois te souvenir.
Soudain, tout est clair dans l'esprit de Cal. Tout revient, la Base, les Vahussis, ses ordres donnés à HI, l'Ordinateur de coordination, avant de se placer en hibernation.
— Tu es le super-robot que j'ai commandé, n'est-ce pas?
— Oui.
— Recule-toi un peu que je t'examine.
Le robot fait quelques pas en arrière. Un vrai sosie de Louro le Vahussi. Un mètre quatre-vingt-quinze, la taille normale d'un Vahussi en bonne santé, les épaules ne sont pas très larges, tout comme celles des hommes de cette planète, le visage montre un menton volontaire, des yeux gris très clairs, les cheveux sont presque blancs, bien sûr, et les mains longues et puissantes.
Tout comme Louro autrefois.
— Magnifique, répond Cal, tu es parfait, impossible de voir en toi un robot. La peau est une merveille d'imitation. Elle est solide?
— Les essais ont montré une résistance cent cinquante fois supérieure à la peau humaine.
— Mais si néanmoins tu te faisais une déchirure, un observateur près de toi verrait-il apparaître tes circuits?
— Non. Sous la peau, une couche de résine ayant l'apparence de la chair a été placée. Elle est capable de secréter une petite quantité d'un liquide rouge rappelant le sang et elle est perpétuellement sous protection d'un champ magnétique qui l'empêche d'être percée plus profondément. Je peux réparer moi-même une déchirure éventuelle.
— Donne-moi tes caractéristiques?
— Elles sont supérieures dans tous les domaines à ce qui a été construit jusque-là. La miniaturisation a été poussée jusqu'au centième de millimètre. La pile solaire et les moteurs électromagnétiques sont dans le ventre, la poitrine contient les banques mémorielles, la tète l'instrumentation électronique et les organes de liaison et de surveillance. Le cou entier a été consacré à l'ordinateur de raisonnement analytique; les bras et les cuisses contiennent des micro-banques d'acquisition pour enregistrer ce qui surviendra après ma mise en service. Je peux être en liaison constante avec HI l'Ordinateur de la Base.
L'armement est contenu dans les avant-bras, les pieds et les yeux.
"Je possède un désintégrateur de portée moyenne et un électrocutant modulable à l'intensité exigée : douleur, évanouissement ou mort. Tout cela est intégré. Je possède aussi un compensateur de gravité intégré dans la couche de résine, sous la peau. Mes banques mémorielles fixes comprennent des acquis de Serviteur, de Comportement Humain, de Pilote Galactique, de Combattant, sans armes et avec, et mon ordinateur analytique a été approvisionné pour raisonner à partir des faits connus ou observés, et agir. La pile solaire a une durée raisonnable de cinq cents ans et j'ai la possibilité de la changer moi-même. »
Cal reste un instant silencieux, à la fois émerveillé et vaguement inquiet. Bien sûr, il avait commandé tout cela à HI avant de se placer en hibernation, mais le résultat, devant ses yeux, est impressionnant. Tout de même, il y a un petit quelque chose qui ne va pas.
— Dis-moi, je trouve ton visage particulièrement inexpressif; le comportement humain n'a pas l'air de fonctionner très bien.
— Seule la banque mémorielle de serviteur a été animée par HI avant ton réveil.
— Ah! C'est à moi de commander le reste en somme? J'aurais dû y penser. Je veux que tu animes tous tes circuits sans exception. A partir de maintenant, tu es en activité et à mon service.
Une sorte de miracle se produit. Le visage impénétrable du robot se met brusquement à vivre. Les joues se colorent, les yeux s'animent et une expression de gentillesse se peint sur les traits de la machine. Une fois encore, Cal a un petit frémissement.
— Dis-moi, Lou, qui peut te donner des ordres?
— Toi et HI.
« Hé! Là, ça ne va plus. Si jamais l'Ordinateur était contrôlé par quelqu'un d'autre, j'aurais de sacrés ennuis », songe Cal. D'un autre côté, il faut que HI puisse lui donner des ordres en cas d'urgence.
— Enregistre ceci dans ton ordinateur analytique : je veux qu'aucun ordre de HI ou de quiconque puisse mettre ma liberté ou ma vie en danger. C'est une notion de base qui ne pourra jamais être modifiée dans tes banques. C'est noté?
Lou hoche la tête, l'air grave. « Voilà, se dit Cal, j'ai maintenant un garde du corps comme jamais personne n'en a eu. J'imagine qu'à la longue, j'oublierai même qu'il s'agit d'un robot! »
— Bon! Eh bien, à moins d'un ordre contraire, désormais tu me suivras partout, à la fois pour me servir et pour me protéger de n'importe quel danger. Maintenant je vais prendre un bon bain et...
Accaparé par la présence de Lou qui lui rappelle son ami d'autrefois, il a oublié le reste. A-t-il été réveillé au bout de six cents ans comme il l'avait demandé ou s'est-il passé quelque chose? Il va pour le demander à Lou lorsqu'il se ravise. Autant passer tout de suite dans la salle de contrôle général de la Base qu'il a fait installer à côté de son appartement. Tout de suite il s'arrête devant une glace qui lui renvoie l'image d'un homme d'une trentaine d'années, une image qui le ramène trois ans en arrière, comme si les épreuves qu'il avait traversées depuis son arrivée sur cette planète avaient été effacées.
Son sens de l'humour prend soudain le dessus et il se fait une grimace. « Tu as peut-être un peu rajeuni, mon vieux, mais t'as pas l'air plus astucieux pour autant! Le traitement cellulaire sous hibernation est drôlement efficace... mais il ne fera jamais de toi un beau gosse! Bon, allez, au travail! »
La salle de contrôle est faiblement éclairée quand il s'assied dans le fauteuil devant le tableau semi-circulaire. D'un coup d'œil, il vérifie que tout est normal dans la Base, puis il bascule un interrupteur :
— Salut, HI! J'ai bien dormi, merci, dit-il avec son, petit sourire d'homme qui ne se prend pas trop au sérieux, fais-moi ton rapport.
— Le réveil a été provoqué par une analyse des événements, commence la voix métallique. Il y a cinq cent quatre-vingt-deux ans que tu dors et tes instructions ne prévoyaient un réveil que dans dix-huit ans.
— Que s'est-il passé depuis le début? demande Cal, sérieux maintenant.
— La nation vahussie a progressé selon tes prévisions pendant deux cents ans environ. Les villages se sont agrandis et la nation a délimité naturellement son territoire depuis la rive ouest de la mer intérieure jusqu'aux plages de l'océan, à l'est. Des Vahussis ont porté très loin tes connaissances. Les villages ont chacun acquis une spécialisation, mais la construction de bateaux est leur principale industrie. Les constructeurs en sont maintenant à des bâtiments de la grandeur des gros bricks de l'histoire de la Terre. Ce sont des bateaux très solides et il y a peu de naufrages, aussi bien sur la mer intérieure que sur l'océan. Ils sont allés jusqu'à l'archipel du sud-est du continent et y ont laissé des émigrants. L'instinct de, voyageur des Vahussis s'est beaucoup développé et il a fait naître chez eux une vocation de marchands. Chaque Vahussi est un commerçant en puissance.
— Tout va bien alors?
— Non. Il y a un peu plus de deux cent quatre-vingts ans, des groupes d'hommes venus de l'Ouest ont pénétré dans le pays.
Ils avaient acquis eux aussi les connaissances que tu as données aux Vahussis mais ils étaient mieux ordonnés, moins individualistes. Ils avaient des petites armées, dont ils évitaient de se servir d'ailleurs, qui utilisaient abondamment la technique de l'arc et la stratégie militaire dont tu as donné des rudiments à tes amis.
— Est-ce que tu veux dire que les Vahussis n'ont pas été capables de poursuivre l'essor que je leur ai donné, qu'ils manquent d'imagination, qu'ils ne sont pas capables de créer à partir d'une base?
— Non, mais certains domaines les laissent complètement indifférents. Ils ont un extraordinaire courage — en mer par exemple mais n'ont pas le goût du combat. Ils ont inventé un système monétaire habile pour les échanges commerciaux, ils ont découvert aussi les banques, des ébauches de compensations financières et économiques ont déjà lieu, mais ils ne sont pas encore très organisés, chacun agissant pour soi, ou presque.
Cal hoche la tête, pensif.
— Et maintenant?
— Ces hommes de l'Ouest, les Porsages, se sont peu à peu implantés en pays vahussi qu'ils ont organisé, structuré lentement. Ils faisaient des constructions en dur et l'ont appris aux Vahussis.
—
Mes amis n'ont rien fait, ils ne se sont pas rebellés?
— Il n'y avait pas de raison pour cela. Aucune violence ou presque et tout s'est fait insensiblement. Les Porsages sont habiles et il n'y a rien à leur reprocher; c'est une lente action qui a modifié les choses. Ils absorbent les Vahussis sans le montrer.
Tout cela est un peu flou, et il n'y a pas d'élément justifiant ce réveil d'urgence, même si Cal pense effectivement que la situation mérite qu'il se rende compte lui-même.
— Tout cela s'est fait si lentement que les analyses hebdomadaires n'ont rien montré, poursuit la voix de l'ordinateur. Il a fallu le dépouillement des sondages décennaux pour qu'un élément révèle un danger. Les Vahussis n'ont plus d'enfants. La natalité a baissé de 50 % depuis trente ans et de 75 % dans les dix dernières années...
*
**Cal est venu s'installer dans la pièce de séjour de l'appartement.
Assis, allongé plutôt dans un grand fauteuil de cuir, il regarde pensif les grandes flammes qui dévorent des bûches dans la cheminée. C'est son luxe préféré, un rappel de la Terre où le bois était devenu si rare qu'une cheminée et surtout un feu de bois étaient devenus un signe de richesse.
Que se passe-t-il chez les Vahussis? Il se souvient très bien que les femmes ont cette particularité qu'elles ne sont fécondées que si elles le désirent, commandant elles-mêmes le processus.
Donc si elles n'ont plus d'enfants, c'est qu'elles l'ont délibérément choisi. Au fond c'est... Oui, c'est cela, une sorte de suicide de la race! Mais que s'est-il passé enfin? « Et mon fils, songe Cal, ma descendance du moins? »
— Lou, dit-il, sans tourner la tête, j'avais commandé la fabrication de trois autres robots comme toi et de deux cents robots à l'image des Vahussis, mais moins perfectionnés, est-ce que tout a été fait?
— HI me fait savoir que oui, mais tu avais dit que tu donnerais des indications pour les banques.
— Ah oui! Dis-lui... Non, j'y vais moi-même. Il se lève lentement et retourne au Central Général.
— HI, les deux cents robots vahussis ont bien reçu un nom, comme je te l'avais commandé, et non un numéro?
— Oui.
— Bien, je veux qu'ils soient tous équipés d'une banque de Comportement Humain, de Combat, de Combat à mains nues, de Pilotes de Modules et de Technicien en Métallurgie. Ils seront groupés par quatre avec un chef de groupe. Cinq groupes formeront un élément et cinq éléments, une compagnie. Je veux aussi qu'ils reçoivent une banque d'utilisation des armes de l'époque. En dehors des arcs, qu'y a-t-il?
— Ce que tu appellerais des épées, assez lourdes, longues d'un mètre dix à un mètre vingt, des lances et des poignards, le tout dans un métal assez tendre. Ils n'ont pas encore découvert l'acier.
— Alors, tu dois trouver, dans tes archives ou celles de la Terre, des indications pour ce genre de combat. Fais-en l'analyse et compose des banques. Je veux aussi que Lou la reçoive, de même que les trois autres super-robots. A propos, tu leur donneras les noms de mes amis d'autrefois, Salvo pour me rappeler Salvokrip, Ripou et Belem.
— Bien.
Pas loquace HI, mais on ne peut guère attendre autre chose d'un ordinateur.
— Je veux que tout cela soit fait, disons dans trois heures. Je partirai ensuite. L'émetteur-récepteur de ma molaire gauche fonctionne encore, non?
— Oui.
— O.K.! Alors je m'en servirai. D'ici là, retrouve-moi mon descendant.
— Apparemment, il n'y en a plus. L'émetteur n'a pas bougé depuis trente ans.
Là, Cal marque le coup. Après tout, pour lui l'hibernation n'a duré qu'un instant et il revoit le joli bébé, là-bas, dans la case de Meztiyano, sa femme vahussie. Le bébé a disparu depuis des siècles, mais c'est un peu comme s'il venait seulement de mourir, pour Cal.
— A quel endroit? demande-t-il d'un ton plus sourd.
— Près d'un port créé au début de ton sommeil par Salvokrip : il s'appelle Senoul.
— C'est là que je vais me rendre. Tu prépareras un module.
Lou viendra avec moi. Que Salvo, Ripou et Belem se rendent à l'habitation que j'avais creusée dans le rocher, près de la mer intérieure et qu'ils m'y attendent. Une dernière chose : fais-moi construire un char à voile du genre de ceux que l'on utilise maintenant et tiens-le prêt à être déposé où je te le commanderai. As-tu recensé les ressources de la planète?
— Les gisements principaux seulement. Le second continent, au sud de l'Équateur, contient de formidables quantités de pétrole.
Le troisième, à cheval sur l'Équateur, le plus grand des trois, en contient aussi mais en nettement moindre quantité. Sur ce continent-ci, il y en a dans le grand désert, au Sud, et sur la côte nord. Il y a aussi un autre gisement, mais en mer, sur le plateau continental nord-ouest, le tout en assez faible quantité.
L'archipel n'a aucune ressource pétrolière. Pour les minerais, les trois continents en possèdent, l'uranium est en plus grande quantité dans le troisième. Suivant les ordres, les stocks de la base ont été reconstitués totalement sur des gisements marins à très basse profondeur.
— Bien, je n'ai pas le temps de m'occuper de tout cela maintenant, tu m'y feras penser plus tard.
— Oui.
— Tu nous apporteras des vêtements contemporains d'ici deux heures. J'ai besoin de réfléchir.