CHAPITRE V
CAL
Salvo, Ripou et Bellem sont partis tôt ce matin pour Senoul où ils doivent pénétrer par le sud. Lou, Sistaz et moi avons embarqué dans le char vers 8 heures alors que le soleil était déjà haut. J'ai oublié d'appeler HI et j'attends d'être seul pour le faire.
Voilà la ville. Ça me fait quelque chose de voir ce que les Vahussis ont bâti après mon départ. C'est l'œuvre de mon ami Salvokrip, c'est lui qui a créé ce port. Des maisons basses en pierres sèches aux fenêtres fermées par des volets, Pas de vitres, le verre est trop cher encore pour le peuple. Des gens vont et viennent dans les rues dallées. De temps à autre, deux ou trois personnes s'arrêtent et échangent quelques mots hâtifs avec un demi-sourire et se quittent rapidement. Apparemment, mon truc commence à faire de l'effet et Sistaz me le confirme.
— Je trouve que les habitants sont plus animés qu'hier, dis donc!
On stoppe très vite le char sur une petite place et on descend notre baluchon individuel. Chacun passe son arc à l'épaule et nous avançons d'un pas de promeneur vers le port. Sur la jetée, un attroupement. On approche. Une inscription sur un mur en écriture vahussie, l'écriture phonétique que je leur ai donnée autrefois : « Un bon serviteur de Frahal ne kour pa, il kaval,é-é. »
C'est un jeu de mot sur « cavale », employée ici pour désigner une course désespérée, mais qui est aussi le nom d'un animal, un peu l'équivalent du porc terrien, dont le cri répété ressemble un peu à « hep-hep,hep-hep ». Or le Grand Homme, le patron des prêtres du Temple a l'habitude de ponctuer ses menaces de
« hé-hé ». Je ne suis pas mécontent de mon petit slogan. En tout cas, les personnes présentes ont l'air de se retenir pour ne pas rire.
Un groupe de six soldats armés de chiffons et de jarres d'eau arrivent en se pressant. Le gradé fait écarter les rangs des spectateurs, l'œil mauvais, et ses hommes se mettent à nettoyer le mur. Je reste planté sur place, l'air un peu goguenard sans doute parce que le gradé se tourne vers moi.
— Que fais-tu ici, toi, tu n'as pas de travail? Je secoue la tête.
— Non.
— Qui es-tu, il fait, soupçonneux, où habites-tu?
— Je suis un voyageur venu de très loin, je réponds en ajoutant innocemment, dis donc, qu'est-ce que c'est, Kaval?
Cette fois des rires partent dans la foule et le gradé se jette en avant la main levée. Je n'ai pas bougé et il stoppe juste contre moi la main toujours en l'air.
— Tu veux griller sur le bûcher? Il gronde.
— Je ne vois pas pourquoi je monterais sur un bûcher. Je te l'ai dit, je ne suis pas d'ici et je ne connais pas vos coutumes. Je t'ai seulement posé une question, pourquoi te fâches-tu? Est-ce l'habitude à Senoul de menacer les étrangers?
Il baisse lentement la main.
— Tu n'es pas un serviteur de Frahal? Les Hommes-de-Frahal ne sont pas parvenus jusqu'à ton pays?
Je secoue lentement la tête.
— Si tu n'as pas encore été initié, tu ne peux pas savoir quelle faute tu as commise, mais il te faudra te faire initier très vite.
— Pourquoi?
Il a l'air outré.
— Parce que tous les hommes sont des serviteurs de Frahal.
— Je ne suis le serviteur de personne, je suis un homme libre, je réponds. Veux-tu me forcer?
Cette fois, des soldats s'approchent de moi.
— Tu crois que mes hommes ne le pourraient pas?
— Si, bien sûr, je réponds. Mais si je suis initié de force, est-ce que ton dieu Frahal sera content? Quel genre de serviteur je pourrais être pour lui? Tu ne crois pas qu'il serait plus intelligent de me convaincre plutôt que de me forcer? As-tu jamais pensé à cela?
— Je ne sais pas ce que tu veux dire, il répond, têtu, mais ne te mets jamais plus en travers de ma route et fais-toi initier!
Puis il fait demi-tour et ordonne à ses hommes de poursuivre leur travail et je me détourne à mon tour, faisant face à la foule qui me dévisage. Pendant l'altercation, Lou et Sistaz se sont écartés de moi, prêts à intervenir. Je vais les rejoindre, lorsque je me fige. Parmi la foule, j'ai reconnu un visage : Divo! Je vais vers lui mais il s'écarte et commence à marcher d'un pas vif le long du quai. Sans faire signe aux autres, je le suis. Il pénètre plus loin dans une auberge où j'entre à mon tour. Trop tard malheureusement, deux soldats tiennent le jeune homme par le bras, pendant qu'un autre lui pose des questions.
— ... en route?
Divo, très rouge, répond tant bien que mal.
— Je... je suis revenu sur l'ordre du chef du convoi. Je suis venu porter un message.
— Toi, un prisonnier? Pourquoi pas un soldat? gueule le gradé.
Tu t'es évadé, c'est ça, hein? Cette fois, c'est le bûcher...
Un hurlement à droite et une fille bondit un couteau à la main.
— Sauve-toi, crie-t-elle, vite, sauve-toi.
L'espèce de sergent a fait volte-face et dégaine son épée. C'est un suicide, la fille n'a aucune chance! Je n'ai pas vraiment pensé à tout cela, c'est plutôt une évidence qui m'est apparue en même temps, ou peut-être une fraction de seconde avant que je ne plonge. Ma main droite, raidie, sabre l'avant-bras qui lâche l'épée. Dans le même temps, mon pied est parti vers le bas-ventre du soldat le plus proche. Il pousse un râle et tombe à genoux lâchant Divo qui se jette sur l'autre adversaire. Sans attendre, je reviens vers le gradé. Il était temps! De sa main valide, il a dégainé son poignard et avance vers la fille. Je pousse un hurlement qui le fige un instant, juste assez pour que, d'une bourrade, j'envoie sa future victime rouler à terre.
Je ne me reconnais pas. Tout cela vient tout droit de l'instruction hypnotique que j'ai reçue hier. Je n'ai jamais été un bagarreur, non que je sois plus lâche qu'un autre, mais sur Terre, mes occupations de logicien, sorte de super-organisateur, étaient bien loin de cela. Et depuis que je suis sur cette planète, j'ai surtout combattu d'instinct pour sauver ma peau, sans technique apprise. C'est pourquoi j'ai l'impression d'être dédoublé. L'un de mes doubles regarde l'autre agir et n'en revient pas! Aucune réflexion, mes bras et mes jambes agissent instinctivement, appliquant une solution à chaque situation nouvelle.
C'est ainsi que je me retrouve, jambes légèrement fléchies, les mains raides au bout de mes bras à demi tendus, face au sergent qui a l'air indécis. Sans attendre, j'attaque. Mon pied gauche fouette l'air et vient frapper le bras armé. Le poignard vole. Dans le même mouvement, mon poing serré, les jointures des phalanges en avant, frappe au plexus solaire. Ses yeux s'exorbitent, sa bouche s'ouvre toute grande et il tombe pendant que ma main gauche vient encore sabrer la base de son cou. Fini!
D'un coup d'œil, j'enregistre la fille qui se relève, stupéfaite, et Divo là-bas qui enfonce un poignard dans la poitrine du second garde. Le premier! Je l'avais oublié! Il tourne le dos et ramasse l'épée de son chef! Je crie :
— Divo, à toi!
Et je flanque au soldat un magistral coup de pied dans les fesses, au moment précis où il se relevait. En perte d'équilibre, il est projeté en avant et arrive sur Divo qui fait un petit pas de côté et plonge son poignard dans la poitrine offerte. Un râle.
Un fracas derrière moi, je me retourne pour voir deux autres soldats qui débouchent d'une pièce, au fond de la salle. Merde!
Ça c'est le coup dur! Ils ont déjà l'épée à la main... Mais avant que j'aie pu faire quoi que ce soit, le premier semble heurter quelque chose... et s'effondre, une flèche plantée en plein cœur; le second s'écroule à son tour. C'est à ce moment que j'enregistre le mouvement de la porte qui s'est ouverte à toute volée. A la vitesse phénoménale d'une machine commandée électroniquement, Lou a décoché une flèche. Avec un bon temps de retard, Sistaz a tiré lui aussi, remarquablement puisque d'instinct. Il a touché sa victime au ventre! Un sacré tireur lui aussi! Lou détend son arc et abaisse la seconde flèche qui aurait atteint le dernier soldat avant qu'il n'arrive sur moi, j'en suis sûr.
De sa voix tranquille, il me prévient.
— II y a des soldats qui arrivent sur le quai.
Évidemment, le groupe de tout à l'heure! Notre bagarre a fait du bruit et les hurlements ont dû s'entendre. Je me tourne vers la fille.
— Il y a une porte derrière?
Elle ne répond pas, mais file en sautant par-dessus un ban. Divo a suivi et je démarre à mon tour. Une petite pièce basse, un couloir et une porte étroite. Une ruelle, derrière. La fille cavale à gauche, Divo à son côté. Sistaz m'a rejoint et Lou ferme la marche. Je sais qu'il n'a pas besoin de se retourner pour surveiller nos arrières. En fait, son électronique est indépendante des yeux, qu'on lui a mis surtout pour la vraisemblance.
D'ailleurs je le vois stopper alors que je me retourne, et décocher une flèche. Là-bas, un soldat qui passait la tête porte la main à sa gorge, un flot de sang coulant de sa bouche. Ça va les ralentir!
Le bout de la ruelle! Que faire? Tourner à droite vers la ville, ou à gauche vers le quai? Pas un chat et ça me décide. Impossible d'espérer se mêler à la foule inexistante et j'imagine que la ville peut être facilement bouclée. D'autant que nos petites blagues de cette nuit ont dû mettre les soldats sur le qui-vive. Donc, le quai.
— A gauche, je lance à Divo qui tourne sec.
Le quai. Au coin, je m'arrête et jette prudemment un œil.
Devant l'auberge, plus loin, des soldats gesticulent. Vers la droite, quelques pêcheurs chargent des paniers de poissons.
Tout de suite, je trouve la solution, les autres m'ont entouré.
— Divo, regarde les bateaux de pêche, le long du quai, sais-tu quel est le plus rapide?
Le garçon n'a pas un instant d'hésitation. Il a bien changé le bonhomme et cela me fait plaisir. Je ne sais pas pourquoi il me plaît.
— La coque noire.
C'est une sorte de sloop d'une douzaine de mètres, avec un petit mât à l'arrière. Un coup d'œil au vent. Ça va, on peut partir sur bâbord avec des voiles très gonflées. Plus d'hésitation.
— Suivez-moi, je dis, et j'avance à grands pas vers le bord du quai.
Le bateau n'est occupé que par deux hommes qui mettent de l'ordre dans les cordages. Une odeur de poisson. Les voiles sont ferlées le long des mâts. Au bord du quai, je saute sur le pont, suivi de Lou, et les deux matelots lèvent les yeux avec surprise.
— Le patron, c'est toi? Je demande au plus vieux. Il hoche lentement la tête. Je prends la bourse à ma ceinture.
— Tiens, cache-ça, c'est pour toi! Je t'emprunte ton bateau, tu le retrouveras dans quelques jours, je t'en donne ma parole.
Vite, grimpe sur le quai, je ne veux pas te faire de mal, mais les soldats sont à notre poursuite.
Il ouvre des yeux ronds, sans bouger.
— Lou, je lâche.
Le robot arrive, saisit le vieux sous les bras et le lance comme un paquet de linge vers le quai! Du coup, le matelot n'hésite pas et quitte le bateau croisant les autres qui embarquent à leur tour...
Il faut faire très vite maintenant, l'alerte peut être donnée d'un moment à l'autre, nous ne sommes pas à plus de deux cents mètres de l'auberge. Divo a aussitôt entrepris de libérer la grand-voile. La fille s'occupe du foc à l'avant et Sistaz, après un instant d'hésitation, commence à libérer la voile d'artimon. Je fonce libérer l'amarre avant pendant que Lou libère l'arrière.
Les deux Vahussis se tiennent debout le long du quai et d'autres matelots se sont arrêtés pour nous regarder. Le vieux tient toujours la bourse à la main.
— Cache ça, je lui jette à mi-voix; il n'est pas nécessaire que les soldats le voient.
Il a un sourire amusé et l'enfouit sous sa blouse. Son matelot m'a l'air de s'amuser lui aussi. Ils ont probablement compris que nous sommes les auteurs de l'agitation de ce matin.
— Vous n'y êtes pour rien, je leur lance encore, si on vous a pris votre bateau...
Ils hochent la tête encore et le jeune se penche.
— Bonne chance, Divo.
Le jeune gars a un geste de la main, avant de hisser la grand-voile.
— Le foc, je commande, envoyez le foc et bordez-le serré, laissez la grand-voile faseiller. Sistaz, envoie l'artimon mais laisse-le comme ça.
Le vent vient de l'avant et il faut faire pivoter le bateau pour prendre le vent sur tribord. La fille a compris, elle a frappé l'écoute de foc à un taquet et avec une gaffe pousse le quai.
Lentement, le bateau pivote. Voilà, le foc est en action maintenant. Elle s'y connaît la petite. Ce qui me rappelle que je ne sais pas d'où elle vient? Elle s'est jointe à nous à l'auberge.
Enfin, elle connaît Divo qu'elle a appelé par son nom.
Des hurlements. On a été repérés et des soldats arrivent en courant. Du coup le vieux patron et son matelot se mettent à hurler eux aussi, nous désignant du doigt. Bien joué!
Maintenant qu'on a été vus, ils en mettent un coup pour nous dénoncer... Je ris silencieusement.
— Lou, Sistaz, prenez vos arcs et soyez prêts à nous couvrir.
Le bateau a maintenant pivoté sous le vent et je fais border la grand-voile et la voile d'artimon qui se tendent tout de suite.
Nous sommes toujours à une quinzaine de mètres du quai mais le bateau prend de la vitesse. Ce n'est quand même pas gagné car il faut encore sortir du port dont l'entrée ne mesure qu'une cinquantaine de mètres, serrée entre deux digues. Or je vois des archers courir vers les extrémités.
— Tout le monde en bas, je commande en montrant la trappe de la cale, je vais attacher la barre pour passer devant les soldats.
Je saisis un filin et l'attache à la barre, puis je vais à mon tour me glisser par la trappe, tenant fermement l'autre extrémité. Ce n'est pas l'idéal mais je peux garder à peu près le bateau dans le vent et au cap de la pleine mer vers la sortie du port. Lou est à côté de moi, une flèche engagée sur son arc.
A deux cent cinquante mètres de la sortie, alors que j'aperçois des soldats en position, il commence à tirer. A une distance pareille, ça me semble impossible, mais j'avais oublié son ordinateur intégré. La première flèche dérive avec le vent et manque les soldats d'une dizaine de mètres. En revanche, eux, croyant à un hasard, ne bougent pas. Ainsi la seconde fait mouche! Un flottement dans leurs rangs et la troisième arrive, couchant encore un soldat. Cette fois, les autres s'éparpillent, cherchant un abri. Une minute plus tard ils ouvrent à leur tour les hostilités. J'ai le temps d'ordonner à Lou de se mettre à l'abri et je m'enfonce moi aussi dans l'obscurité de la cale, avant que des chocs ne m'apprennent que peu à peu notre coque se hérisse de flèches.
Je ressors rapidement la tête, pour voir où nous en sommes. Le bateau serre un peu trop le vent et je tire un poil sur mon filin pour abattre légèrement à la barre. L'entrée n'est plus qu'à trente-cinq ou quarante mètres. Des chocs ininterrompus maintenant. Je compte jusqu'à 50. On devrait avoir franchi la passe, déjà ça remue davantage. Un coup d'œil - oui, elle est derrière et les soldats n'insistent plus.
— Vous pouvez remonter, je dis, en sautant sur le pont pour aller prendre la barre en main.
Tout de suite, Divo et la fille vont voir s'il n'y a pas trop de mal.
Les voiles sont copieusement transpercées et le pont est devenu un véritable porc-épic, mais à part cela il n'y a pas grand mal. Je lofe légèrement pour serrer au plus près. Pour un bateau de pêche, il est assez rapide et n'est pas trop ralenti par les vagues qui ne dépassent guère cinquante centimètres avec une longue houle d'océan. Ça colle et je vire de bord, toujours au plus près serré, en longeant la côte vers le sud. Le vent est régulier et ça avance bien. Sistaz vient vers l'arrière la mine tracassée.
— Et les autres?
— Ne t'inquiète pas pour eux, ils quitteront la ville et nous attendrons au campement d'hier soir, n'est-ce pas, Lou?
Il acquiesce d'un signe de tête et je comprends qu'il transmet mon ordre, par radio, à ses trois « collègues ». Les robots sont constamment en liaison par impulsions radio, ce qui me fait penser que Salvo et les deux autres devaient vraiment être loin pour n'être pas intervenus pendant la poursuite. Lou avait pourtant dû la leur apprendre.
— De toute manière, je continue en regardant Lou, il n'est pas mauvais qu'ils observent un peu ce qui se passe, durant une heure ou deux. Il va y avoir des réactions aussi bien chez les prêtres que dans la population et ça, ça m'intéresse.
— Qu'est-ce que tu veux faire maintenant?
demande Sistaz au moment où Divo et la fille finissent de régler la grand-voile et le foc.
— On va suivre la côte un moment pour voir s'ils nous poursuivent.
— Nous poursuivre? En bateau?
— Non, au moment où l'on est parti, il n'y avait aucun brick à la voile et un appareillage demanderait beaucoup trop de temps. J'ai pensé aussi qu'ils pourraient essayer avec d'autres bateaux de pêche, mais ça n'a pas dû être possible en temps voulu, puisqu'il n'y a personne derrière. Non, ce que je me demande, c'est s'ils ne vont pas plutôt lancer des cavaliers sur des antlis, le long de la côte. Ça nous compliquerait la vie, il faudrait piquer sur la pleine mer pour revenir à la côte de nuit et je ne suis pas très chaud pour cela. Installe-toi avec Lou à l'avant et surveillez le rivage, d'accord?
Il incline la tête et se détourne. Une bonne recrue celui-là. Il est à l'aise dans la bagarre et ce me sera certainement très utile. A propos de recrue, il faudrait que j'en sache un peu plus sur cette fille qui nous a suivis d'autorité.
— Hé! Divo, tu veux venir par ici avec la jeune fille?
Je bricole un pilotage automatique de fortune en coinçant l'extrémité de la barre dans un filin fixé au plat-bord. Quand je reviens, face à l'avant, ils sont là tous les deux et je reçois en plein visage le regard de la fille. Je crois bien que j'en tressaille.
Pour une Vahussie, elle n'est pas très grande, c'est-à-dire un peu plus petite que mon mètre quatre-vingt-deux. Ses cheveux, très blonds, sont raides et encadrent un visage aux pommettes marquées et au bronzage léger. Pas la moindre ride. Sa peau est si lisse qu'on croirait une esquisse publicitaire! Ses sourcils sont un peu plus foncés et préparent au choc de ses yeux. Ils sont violets, d'un authentique violet, et non bleu sombre comme on le trouvait parfois sur Terre. Le regard me ' va droit à l'âme; elle a une tranquillité, une assurance, une force aussi, qui m'impressionnent.
Je ne sais combien de temps je suis resté comme ça. J'en prends brusquement conscience et mon désarroi doit se lire sur ma figure parce qu'il me semble voir traîner un semblant de sourire sur ses lèvres, mais si léger, si fugitif que je ne songe même pas à me raidir. Je tourne les yeux vers Divo, immobile et calme, lui aussi.
Je demande d'une voix un peu sourde :
— Qui est cette jeune fille, Divo?
— Casseline, ma sœur.
Quel âne! Maintenant qu'il me l'a dit, la ressemblance crève les yeux. Je leur fais signe de s'asseoir et m'accroupis à côté de la barre.
— Raconte.
Il baisse la tête, vaguement gêné.
— On a marché vite, après vous avoir quittés. En deux heures, nous étions arrivés. Les autres se sont installés. Déjà en marchant, ils avaient repris un peu confiance et en voyant la caverne si bien installée et protégée, leur moral est remonté.
On a mangé tout en discutant. Ils n'ont pas dû te faire grosse impression mais ce sont de braves gens, tu sais! Il leur a fallu du temps, mais ils ont assimilé ce qu'ils avaient vu et entendu. Il n'est plus possible de faire marche arrière, même si on pouvait s'expliquer avec les Hommes-de-F... enfin avec les prêtres. On passerait forcément au bûcher, pour l'exemple. Les prêtres ne peuvent pas faire autrement. Nous en sommes bien conscients.
Il n'y a plus d'autre solution que de me battre.
— C'est ce que vous avez décidé?
— Oui, je ne sais pas très bien ce qui en sortira, mais j'ai réfléchi. En ce moment les prêtres ont beau nous dire qu'ils les rattrapent souvent, je suppose qu'il y a des dizaines de Malfaisants...
— Je préfère dire des hommes libres, je le coupe.
— Si tu veux, enfin il y en a certainement plus qu'on ne le croit. Si je pouvais les trouver et leur parler pour les inciter à se battre et surtout à se battre ensemble, on formerait peut-être une compagnie de soldats. En tout cas, un nombre assez important.
— Pour quoi faire? je demande doucement. Il a un mouvement d'épaules.
— Je n'y ai pas encore pensé : se battre, oui, mais comment'?
Il faudra d'abord se procurer des armes. D'ici là, j'aurai le temps de réfléchir.
— Bien, mais ça ne me dit toujours pas ce que tu faisais en ville?
— Je venais prévenir Casseline de ne pas s'inquiéter de ce que l'on dirait de moi.
— Mais tu es connu, apparemment, en ville, tu prenais le risque d'être de nouveau arrêté et que ta sœur soit vraiment menacée par les prêtres. Et surtout, ils t'auraient fait dire où étaient tes amis.
— Je ne l'aurais jamais dit, me lance-t-il avec colère.
Je secoue la tête.
— Divo, tu me déçois. Est-ce que tu es assez naï pour croire que tu ne parlerais pas sous la torture Tout le monde parle, mon vieux. Et dire que j'étai en train de penser que les Vahussis avaient peut-être trouvé un chef! Tu as commis une erreur impardonnable et je me demande si...
— Est-ce que l'on sait toujours tout sans apprendre d'abord?
Laisse-lui un peu de temps.
D'une voix calme, assez basse pour une femme, la sœur de Divo vient d'intervenir pour la première fois Ces deux-là ont l'air très proches l'un de l'autre. Elle a pris tout de suite la défense de son frère à manière, si calme. Je la regarde et m'adresse à elle.
— Il se trouve que j'aime bien votre frère, Casseline, même si je le connais encore peu. Quelquefois l'amitié vient en un instant. Moi je lui laisserais bien tout le temps qu'il veut pour apprendre, mais croyez-vous que les prêtres seront aussi indulgents?
— Mais il devait me prévenir, venir me chercher, je lui serais utile et il le sait.
— Je n'en doute pas, mais pour moi il devait avant tout réfléchir, penser à tout ce qui pouvait se produire sur place et, après seulement, agir. S'il avait pénétré de nuit à Senoul, par exemple, il aurait diminué considérablement les risques. Et en outre, il aurait rencontré mes amis.
— Ce sont tes amis qui ont fait tout ça cette nuit? interroge Divo très vite.
— Oui.
— Pourquoi?
— Ce serait trop long à t'expliquer. Disons que ce que j'ai vu ne me plaît pas et que j'ai l'intention de mettre les prêtres à la porte de ce pays. Du moins, de les empêcher à l'avenir d'imposer quoi que ce soit.
Il sourit brusquement.
— Alors tu vas te battre?
— Je crois avoir déjà commencé, je réponds.
— Prends-moi avec toi, prends-moi, Cal, je t'en prie!
— Tu es déjà avec moi... Si tu veux, on reparlera de ça plus tard, tu n'as pas fini ton histoire.
— Ah oui! je suis entré dans la ville à l'aube et j'ai envoyé un gosse prévenir ma soeur que tout allait bien pour moi et lui fixer un rendez-vous sur le port, au « Bâtiment noir ». Je lui ai fait dire de m'attendre le temps qu'il faudrait.
— Que voulais-tu d'elle?
— Qu'elle me suive. C'est une fille extraordinaire, je t'assure, je lui demande souvent conseil.
— Mais ne sois pas aussi virulent, je n'ai rien contre elle, je fais en la regardant.
Casseline ébauche un petit sourire, mais ne répond pas.
— Autrefois les filles chassaient et se battaient même, dit-il comme pour se justifier.
Je lève les mains.
— Oh! Oh! Ça va, ça va, j'ai compris, elle est extraordinaire, je suis d'accord avec toi, O.K.! Il a l'air interloqué, puis se détend.
— C'est vrai que tu la trouves extraordinaire?
Du coup, il m'a cueilli à froid et... je crois bien que je rougis un peu. Aussitôt Casseline se met à rire de bon cœur. Elle a l'air si à l'aise, si habituée semble-t-il à l'effet qu'elle produit, que je me sens devenir mauvais. Mon regard durcit. Elle le voit immédiatement et s'arrête. Sa main vient se poser légèrement sur mon bras en signe d'excuse.
— Je te demande pardon, je suis bête.
— Non, certainement pas. Tu sais utiliser tes atouts, c'est tout.
Et je suis un homme comme les autres.
Son regard devient grave et elle est sur le point de répondre, mais finalement décide de se taire. Et intelligente, en plus!
— Tu as laissé des consignes aux autres avant de quitter la caverne, je demande à son frère?
— Ils doivent m'attendre là-bas.
J'ai hâte d'être seul pour appeler HI et savoir ce qu'il en est de la presqu'île. S'il a pu y aménager un passage, le reste des travaux, si importants qu'ils soient, ne demande que très peu de temps avec des robots qui y travaillent trente heures sur trente avec leurs moyens fantastiques. Si ça ne marche pas, il faudra de toute façon que je trouve une base arrière où regrouper nos forces avant d'entamer le combat proprement dit. Et plus j'amènerai de gens à cette base, plus je formerai de messagers en quelque sorte, pour aller inciter les autres populations à se soulever.
En fait, il y a assez peu d'habitants en dehors .des villes. Les Vahussis sont peu cultivateurs dans la mesure où la nature est tellement généreuse que les légumes qu'ils mangent poussent en grand nombre sur des espaces restreints. Si bien qu'il suffit de cultiver sur un rayon de deux ou trois kilomètres autour d'une cité, pour la nourrir. En outre la mer produit chaque jour son lot de poissons. Donc tout le monde rentre en ville le soir et la campagne est peu peuplée. Peut-être aussi les prêtres y sont-ils pour quelque chose? Il est évident que pour tenir une population, on a intérêt à la rassembler en quelque endroit.
*
**Tout est calme ici.' Une grande forêt descend presque jusqu'à la côte rocheuse.
Après deux heures de navigation, les guetteurs ne voyant rien, j'ai décidé d'aborder. Autant ne pas trop s'éloigner, puisqu'il faudra refaire le chemin à pied. J'ai fini par trouver une longue anfractuosité, en biais dans les rochers. Il n'y a pas ou pratiquement pas de ressac à cet endroit. Nous sommes tous descendus à l'eau, sauf Casseline qui est restée à la barre. Avec son frère, ils ont eu un petit voilier quand ils étaient gosses, et elle se débrouille très bien. En poussant, tirant, nous écorchant bras et jambes, on a pu faire pénétrer le bateau, par l'arrière, dans la faille. Des branchages ont servi à camoufler les mâts et la proue. Je suis sûr qu'on ne peut plus le distinguer de la mer.
Pendant que les autres pêchent et cherchent des fruits pour nous nourrir, je m'éloigne avec Lou. Sous les arbres, je bascule ma dent et appelle HI.
— Où en es-tu à la presqu'île?
— Les travaux seront terminés après-demain soir.
— Ça marche alors, je fais, soulagé.
— Oui, il existe un sous-sol rocheux; le long du bord sud du marais. n a suffi d'y ajouter des tonnes de rochers. Le sol dur est maintenant à vingt centimètres sous le niveau du marais, sur six mètres de large. Rien n'est visible à la surface. Le passage est jalonné par des arbustes à résine tous les vingt mètres, il suffit de rester entre eux.
— Bien, excellent. J'ai oublié de te dire aussi que tu dois chercher dans la presqu'île, une sorte de carrière naturelle. Si elle n'existe pas, creuse-là au désintégrateur. Il faut y aménager un terrain d football et de rugby. Fais en sorte que les spectateurs puissent s'installer sur les bords de la carrière pour voir le jeu d'une dizaine de mètres de hauteur. Il est trop tôt pour créer des stades avec gradins, mais si on peut les remplacer par une disposition naturelle, ça ira.
« Autre chose : mets en chantier la coque d'une frégate à trois mâts, un bâtiment rapide. Calcule la voilure et établis des plans simples, sans explication, que tu laisseras sur le chantier. Je voudrais que les travaux en soient à la mi-coque. Je te donne une journée supplémentaire, après quoi tu retireras les robots magnétiques pour ne laisser que les robots de combat vahussis pour continuer le travail sur un rythme humain, en respectant la nuit. Il est possible que j'y envoie du monde n'importe quand.
Fais travailler les robots-vahussis par éléments de vingt sur la construction de deux ou trois corvettes. Des corvettes rapides, n'est-ce pas, il est temps de remplacer les bricks. Fais des calculs de coques efficaces, je veux des bateaux qui tiennent bien la mer, capables de résister à de grosses tempêtes, et rapides. »
— Bien.
— Maintenant, fais savoir à Salvo, Bellem et Ripou qu'ils doivent se faire engager aux chantiers navals de Senoul, en menuiserie, en charpente et aux forges, de façon à couvrir chaque secteur. Qu'ils se fassent des amis. Ils n'ont pas été repérés?
— Non.
— O.K.! Alors qu'ils continuent comme ça en attendant que je les fasse contacter. C'est compris?
— Compris.
— Dans les jours à venir, je dois envoyer du monde à la presqu'île — ce qui me fait penser qu'on doit lui trouver un nom
— je veux que tu les protèges discrètement. Laisse un robot à l'entrée du marais pour les guider, ils se présenteront comme les « Bâtisseurs ».
— Je le ferai.
— D'accord, c'est tout pour l'instant... Ah si! Où en es-tu avec les antlis?
— Il y en a 187 au dressage, mais il faut compter encore une semaine pour les premiers résultats.
— Bon, mais si tu peux le faire discrètement de nuit, enlèves-en aux prêtres dans les régions de l'intérieur. Ils sont déjà dressés et leur contact hâtera peut être les choses avec les sauvages. De toute façon, continue à enlever les jeunes bêtes des troupeaux. Va éventuellement jusqu'à mille têtes. Dès que tu en auras une cinquantaine de dressés, mène-les dans la presqu'île. Amène aussi dans la presqu'île une bonne quantité de minerai de fer déjà traité et construis une forge assez importante à l'écart des chantiers.
— Bon.
— C'est tout.
Je coupe et fais signe à Lou de revenir vers les autres. Ils ont déjà ramené des espèces de langoustes que Divo a pêchées.
Sistaz a creusé un trou dans le sol, les a recouvertes de sable, et il a allumé un feu au-dessus.
— Dans cinq minutes nous pourrons manger, avance-t-il en levant la tête.
Un vrai régal, ce truc! Je m'émerveille encore de cette planète!
Il suffit de plonger pour ramener des crustacés de ce genre.
Tout est fait pour la vie ici, pour une vie paisible. Pourquoi faut-il que les choses tournent mal? Au fond, il a suffi d'un homme un peu dingue pour lancer cette histoire de religion, et avec le temps on s'est trouvé devant cette situation. Enfin, je suis là pour donner un coup de balai. J'interromps la conversation des autres.
— Divo, tu vas aller retrouver tes amis à la caverne. Si tu les juges décidés à combattre, tu les amèneras loin d'ici, au sud, jusqu'à une longue presqu'île, à quatre cents kilomètres. Vous en aurez pour une dizaine de jours de marche. En longeant la côte, d'ici trois cents kilomètres, tu trouveras l'endroit sans mine. D'ailleurs il y aura un ami pour te guider lorsque vous arriverez à proximité. Tu lui diras : « Voici les Bâtisseurs » et il te répondra : « Qu'ils se joignent à nous. » N'oublie pas ces phrases, elles serviront à te faire reconnaître.
— Comment s'appelle cet endroit?
Là, je suis pris au dépourvu et puis, comme ça, je me souviens brusquement du nom d'un petit port européen de l'Atlantique.
— Cancale, K-A-N-K-A-L, je précise en écriture vahussie.
Casseline me jette un coup d'œil rapide.
— Qu'est-ce que ça veut dire, Kan?
— Comprends pas.
— Kal d'accord, mais Kan? Kan-kal?
Je m'étrangle avec la queue de la bestiole, que je dévorais.
Mince! Je vais passer pour la grosse tête, à donner mon nom aux villes! Je n'avais pas fait le rapprochement ! Trop tard maintenant.
— Ça ne veut rien dire, à ma connaissance. C'est le nom d'un petit port dans un pays très lointain, alors je l'ai donné à cet endroit que des amis à moi ont aménagé.
— Il y a longtemps qu'ils sont là? Intervient Divo, la bouche pleine. Je n'en avais jamais entendu parler.
— Ils n'aiment pas beaucoup les prêtres et n'ont jamais fait parler d'eux.
— Et toi, que vas-tu faire? demande Sistaz.
— Toi et Lou, vous allez m'accompagner à Senoul, on va essayer de se faire engager aux chantiers pour approcher les hommes qui y travaillent et tâcher de les inciter à quitter la ville.
— Tu ne crois pas que c'est dangereux? Dit Casseline.
Je hausse les épaules.
— Il n'y a guère qu'un sergent qui puisse me reconnaître.
J'éviterai les soldats.
— Mais tu ne connais pas la ville?
— Ce n'est pas grave.
— Il faut quelqu'un pour te guider, sinon tu vas faire une bêtise, poursuit-elle en me regardant droit dans les yeux : j'irai avec toi.
Je sens un fourmillement dans ma poitrine...
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, dis-je d'une voix mal assurée, en me levant.
J'ai l'impression d'entrevoir un petit sourire sur le visage de Sistaz avant qu'il ne se détourne.
— J'irai, dit Casseline, de son ton tranquille.