CHAPITRE X

« Il y a deux méthodes pour devenir savant :
le raisonnement et l’expérience. »

Roger BACON, Opus majus.

Jean Vervins s’emmitoufla dans sa chape et s’appuya contre le parapet du château de Corfe sans se soucier du froid mordant ni du vent glacial qui tirait sur son capuchon. Le chemin de ronde était glissant, mais Vervins n’avait pas peur. Dans sa jeunesse il avait servi sur une cogghe de guerre et avait arpenté des ponts périlleux qui se dérobaient sous le pied, roulaient et tanguaient sur des mers grosses. Il tourna à droite ; il était à l’abri là-haut. Dix pas plus loin une sentinelle, blottie contre le mur crénelé, se réchauffait les mains au-dessus d’un petit brasero. Surprenant le regard de Vervins, l’homme leva la main ; le Français lui répondit et se détourna pour contempler la campagne enveloppée de brume. Vervins, bien décidé à échapper à la lourde atmosphère que faisait régner Craon, avait monté les marches conduisant aux remparts en s’appuyant sur sa canne. Il n’aimait pas le clerc royal ; son arrogance lui déplaisait et, surtout, il était opposé à ce méli-mélo de billevesées. Il désirait de toute son âme être de retour à Paris, enfermé dans sa chambre bien chaude au fond de sa grande demeure de la rue Saint-Sulpice. Il voulait retrouver ses livres et ses recueils, se promener dans les rues étroites, rencontrer ses amis dans les auberges et les tavernes ou pouvoir à nouveau débattre de termes de loi dans les profondeurs des écoles de la Sorbonne.

Vervins avait étudié l’oeuvre de frère Roger et avait jugé que feu le franciscain n’était qu’un songe-creux et un fanfaron. Il se remémora la déclaration de l’Opus minus : « Nulle peste n’égale l’opinion du vulgaire. Le vulgaire, aveugle et méchant, est l’obstacle et l’ennemi de tout progrès. » Comment un disciple de saint François, un soi-disant érudit, pouvait-il mépriser autrui à ce point ? Pourquoi tout ce secret ? Il se souvint que frère Roger, bien qu’il eût précisé n’avoir jamais vu une machine capable de voler, avait pourtant ajouté : « Je connais cependant le sage qui en a conçu une. » Comment pouvait-il dire cela ? Qu’est-ce que ça signifiait ? Vervins s’accouda à la muraille et, l’esprit ailleurs, se mit à arracher le lichen et la mousse qui la recouvraient. Il aimait par-dessus tout se promener dans les petites places de Paris où mimes et conteurs installaient leurs tréteaux improvisés et narraient légendes et histoires au grand ébahissement de la populace. En allait-il de même pour frère Roger ? Un homme qui faisait allusion à des merveilles, mais ne montrait jamais leur réalisation ? Les clercs anglais étaient aussi déconcertés que lui par le code du Secretus secretorum. N’était-ce que mascarade déguisée en érudition ? Y avait-il effectivement une clef ou était-ce une méchante farce de frère Roger ? Une façon de railler, de se gausser de ses collègues, en laissant accroire avec habileté que ce manuscrit contenait des révélations qui expliqueraient les merveilles décrites dans ses autres ouvrages ?

Vervins suivit le chemin de ronde du regard. Il avait envie d’enlever ses épais gants de laine pour se réchauffer les doigts au-dessus du feu, mais il voulait aussi à toute force être seul. Le Secretus secretorum était une chose, mais il y avait des questions plus urgentes, plus épineuses à résoudre. La mort de ses deux collègues l’avait plongé dans une inquiétude constante. Il devait, bien sûr, accepter l’évidence constatée de ses propres yeux. Destaples avait trépassé d’une attaque. La porte de sa chambre était fermée et verrouillée. Et Maître Crotoy avait glissé sur des marches abruptes et s’était rompu le col. Quelles autres explications aurait-on pu trouver ? Il n’y avait là aucune fourberie, sans doute. Mais pourquoi les avoir amenés ici, les avoir arrachés à leurs bien-aimées études, les avoir contraints à subir le malaise de la traversée et les rigueurs de cet hiver anglais dans un château isolé ?

Ses yeux revinrent vers la campagne. Les champs et les haies dormaient sous leur tapis de neige ; la brume, par endroits, se déchirait et laissait voir les arbres au loin. Les bruits du château montaient d’en bas et, au-delà des murailles, on entendait les croassements distants des corneilles et des corbeaux. Il était venu pour être seul ; où qu’il aille, il y avait ce fat de Craon ou le silencieux et lugubre garde du corps du clerc français, Bogo de Baiocis.

— Allez-vous bien, Messire ?

— Oui, répondit Vervins au garde, quoique je sois transi.

Il ferma les yeux. Ils partiraient peut-être bientôt et, quand ils seraient de retour à Paris, il accomplirait son voeu silencieux. Il se plongerait dans ses études et ne se laisserait plus entraîner, comme les autres, dans des débats de théorie politique. Il ne participerait plus à des critiques voilées sur le pouvoir de la Couronne, véritable raison de sa présence céans. Vervins était certain qu’on les châtiait en raison de leur déloyauté apparente envers les prétentions excessives de Philippe de France. On leur infligeait une dure leçon pour qu’ils n’oublient pas cet axiome de la loi romaine : « Voluntas principis habet vigorem legis », « La volonté du prince a force de loi ».

Une rafale particulièrement forte fit vaciller Vervins. À Paris, il aimait monter aux tours de Notre-Dame pour admirer la ville. Il n’en allait pas de même à Corfe. Il longea avec prudence le rebord du parapet en direction de la porte de la tour.

— L’huis est clos, lui cria la sentinelle. Il l’est toujours.

Vervins souleva l’anneau de fer, mais il ne tourna pas. Exaspéré, il soupira et s’avança avec précaution vers le garde accroupi qui se leva afin de laisser passer le Français vers l’escalier extérieur. Vervins faisait attention. Il s’arrêta près du brasero et, ôtant un de ses gants, tendit les doigts au-dessus des charbons crépitants. Le garde sourit et poussa le brasero vers le mur pour libérer le passage. Alors que Vervins s’approchait pour le remercier, il sentit un terrible coup sur la nuque. Il tituba, lâcha sa canne, dérapa par-dessus le bord et alla s’écraser sur les dalles.

Le bruit du tocsin alerta Corbett et ses deux compagnons qui se précipitèrent dans la cour. Une petite foule entourait déjà le Français, qui gisait, le crâne éclaté comme un oeuf, sur les pavés glacés aux arêtes aiguës. Sir Edmund et ses officiers arrivèrent en courant, suivis par le père Andrew dont la canne ferrée cliquetait sur le sol. Peu après, Sanson se fraya un passage, jeta un coup d’oeil à son camarade et se pâma sur-le-champ. Craon survint. Il cria au gouverneur de faire tout de suite emporter Sanson à l’infirmerie tout en retournant le corps meurtri et sans vie de Vervins.

Corbett ne s’en mêla pas. Un témoin lui narra, le souffle court, qu’il avait vu le Français regardant les environs depuis l’aléoir{19}. Il avait entrepris de revenir sur ses pas pour rejoindre l’escalier extérieur quand il avait, semble-t-il, glissé et qu’il était tombé. Simon, l’apothicaire, fit placer la dépouille sur un brancard improvisé et fit pivoter la tête du défunt entre ses mains, de gauche à droite, cherchant du doigt les blessures.

— Le crâne est fracturé, expliqua-t-il en s’adressant au gouverneur. Tout craquelé et fissuré, comme une poterie. Il a sans doute heurté les pavés et la force de sa chute l’a vu tourbillonner comme une toupie. Sa tête a rebondi comme une balle en frappant le sol.

Corbett leva les yeux vers le chemin de ronde où rougeoyait encore le brasero. Il se remémora la remarque de Craon sur le plaisir qu’éprouvait Vervins à s’y promener. Le plus sinistre des hommes avait-il déjà décidé comment une autre personne de sa suite devait périr ?

— Où est la sentinelle, Sir Edmund ?

Le gouverneur fit signe à un mince jeune homme édenté, les yeux anxieux et le visage blême, de s’approcher. L’homme ne cessait d’essuyer ses mains moites sur son justaucorps sale. Corbett le prit par l’épaule et l’entraîna à l’écart de la foule pendant que Craon et Sir Edmund discutaient de ce qu’on devrait faire du corps.

— Ce n’était pas de ma faute, Messire, se justifia le soldat en se libérant de la forte poigne du magistrat, et en jetant des coups d’oeil inquiets vers Bolingbroke et Ranulf qui avaient apporté leur ceinturon pour s’en ceindre. Je ne l’ai point poussé. J’étais à moitié endormi.

Il désigna le rempart élancé.

— Je me trouvais dans un coin obscur. Je m’étais assis et me réchauffais les mains au-dessus du brasero. Le Français est arrivé. Je lui ai dit d’être prudent. Je n’ai pas bien compris ce qu’il m’a répondu, mais il a prétendu avoir servi sur des cogghes et avoir souvent gravi les marches de No’dam.

— Notre-Dame, corrigea Corbett.

— C’est ça, Messire. Il a dit qu’il aimait l’altitude et qu’il voulait voir la campagne. Je lui ai fait remarquer qu’il n’y avait pas grand-chose à voir. Il parlait tout seul et avait l’air préoccupé.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Il s’est dirigé vers la porte de la tour au bout de l’aléoir.

Corbett suivit la direction indiquée par son interlocuteur. La tour, épaisse et ronde, s’élançait à partir du baile et dominait le mur d’enceinte. C’était un endroit destiné au combat avec des meurtrières. Il en gagna l’arrière et pénétra dans l’étroit renfoncement. Il essaya d’ouvrir l’huis, mais il était fermé. Il revint vers le garde.

— Pourquoi cette porte est-elle close ?

— Ah ! répondit la sentinelle avec un petit sourire, le gouverneur est strict et ne veut pas qu’on monte là-haut pour se distraire.

Le magistrat examina le bâtiment. Construit dans le mur d’enceinte de la forteresse, il saillait un peu afin de permettre aux défenseurs d’attaquer les flancs des forces ennemies si elles essayaient d’ouvrir une brèche dans la muraille à coups de bélier. La porte de l’étroite entrée se trouvait de l’autre côté et on pouvait donc y passer sans être vu de la cour.

— Et l’huis d’en haut ?

— Fermé, lui aussi, admit la sentinelle. Sir Edmund n’aime pas que nous nous faufilions là pour y dormir.

Corbett alla de-ci de-là en contemplant le mur qui se dressait vertigineusement au-dessus de lui. L’entrée de la tour était si bien cachée qu’il aurait été facile de l’emprunter sans être vu. Elle était pourtant fermée, et, selon le garde, il en allait de même de celle d’en haut. Et il n’y avait personne sur les remparts, mis à part Vervins et la sentinelle. Un autre malencontreux accident ? Le Français avait-il perdu l’équilibre ? La formidable hauteur avait-elle été insoutenable pour lui ? Corbett comprit pourquoi le gouverneur devait se montrer sévère. Les portes des tours étaient souvent closes et les soldats devaient être bien visibles. Moult châteaux étaient tombés parce que les hommes avaient quitté leur poste.

— Il n’y a qu’une explication, soupira Corbett.

— Vous y montez ? Faites attention ! Même Sir Edmund n’y envoie que les gardes qui ont l’habitude de se trouver si haut. Je me suis porté volontaire parce que ça vaut mieux que de creuser des latrines.

— Que s’est-il exactement passé, intervint Ranulf, quand Vervins est tombé ?

— Je vous l’ai déjà dit, à vous et à Sir Edmund, répondit l’homme. Le Français est monté, s’est appuyé contre la muraille et s’est retourné à plusieurs reprises pour me saluer. Puis il a décidé de redescendre. Il a essayé d’ouvrir la porte de la tour, mais elle était close. Il s’est dirigé vers moi en faisant très attention et la canne à la main. Il a enlevé un de ses gants pour se réchauffer les mains au brasero. Je me suis serré contre le mur pour lui laisser autant de place que possible. J’ai écarté le brasero, il a voulu passer, il a crié puis a glissé. J’ai vu tomber son corps, il a rebondi sur les pavés, a roulé et tourné comme une toupie. Il vaut mieux que je vous accompagne, Messire.

Précédés par le garde et ignorant les protestations du gouverneur, Corbett et Ranulf gravirent avec circonspection les marches que l’on avait pris la précaution de sabler pour éviter qu’elles ne soient glissantes. Le magistrat tenta de garder son calme et de ne pas regarder en bas en fixant l’homme qui se trouvait devant lui. Quand ils arrivèrent en haut, le charbon dans le petit brasero n’était plus que poussière grise, et le vent était fort et coupant. Corbett agrippa la corde qui courait sur toute la longueur du mur extérieur. Il avança doucement et se tourna pour contempler, par-dessus les remparts, la contrée enneigée. Il comprit alors pourquoi un homme comme Vervins venait ici, loin du bruit, des odeurs et de l’agitation de la forteresse. C’était l’occasion de savourer l’air frais et, si la sentinelle disait vrai, Vervins était habitué à de telles altitudes. Il en allait de même pour le roi Édouard. De fait, il avait un jour tenu conseil au sommet d’une tour, à la grande épouvante de certains de ses conseillers. Serrant la corde, Corbett se tourna avec prudence et jeta un coup d’oeil dans la cour. La profondeur de l’horrible précipice le saisit d’effroi.

— Mieux vaut ne pas regarder en bas, Messire, l’avertit son guide.

Le clerc se hasarda timidement le long du parapet. Vu d’en bas, le chemin de ronde semblait étroit, mais c’était en réalité un vaste passage d’au moins six pieds de large. Il allait de l’escalier qui le coupait en deux vers la tour au bout et, plus important, vers la porte de la tour que Vervins avait voulu ouvrir. C’est vers elle que le magistrat se dirigea. En chêne solide, elle était enduite d’une épaisse couche de goudron qui la protégeait des intempéries et renforcée par de gros clous de fer rouillés. Il empoigna l’anneau glacé qui ne bougea pas. Il revint donc sur ses pas. Ranulf s’était plaqué contre un créneau et le garde s’était assis sur ses talons à l’endroit d’où Vervins avait fait sa chute mortelle.

— Il était là, juste où vous vous trouvez, Messire, puis il a basculé.

— Et vous, où étiez-vous ?

— Ici, comme maintenant, Messire.

Corbett s’accroupit et tâta le sol du chemin de ronde en filtrant le grès et le sable entre ses doigts. Il n’y avait pas de glace en ce lieu et nulle fissure, nul éboulis qui aurait pu expliquer l’accident de Vervins. Il jeta un regard vers l’huis. Il avait aperçu quelque chose qui l’intriguait.

— Donc, Vervins...

Il s’empressa de remonter son capuchon quand une rafale de vent glaciale lui piqua le visage et lui remplit les yeux de larmes.

— Vervins tournait donc le dos à la tour, comme vous. Tenait-il sa canne ?

— Il a soudain poussé un cri, Messire, puis est tombé.

Le clerc revint vers la tour, faisant la sourde oreille aux grommellements de son écuyer qui regrettait déjà d’avoir suivi son maître sur ce chemin élevé et glacial. Il examina la porte. Il avait remarqué le cemel{20} juste au-dessus du niveau des yeux. C’était un morceau de bois carré d’un pied environ fixé à des charnières de cuir raide. Il le poussa, mais rien ne bougea. Il avait déjà vu des cemels de ce genre ; on pouvait les manipuler de l’intérieur afin que la sentinelle observe qui voulait entrer ou qui se promenait sur le chemin de ronde.

— Il ne s’ouvre que du dedans, Messire. Il tient par deux chevilles et est plutôt dur, cria le garde.

Corbett le remercia et, un Ranulf tout soulagé lui emboîtant le pas, descendit l’escalier pour regagner le baile. On avait emporté le corps de Vervins. Emmitouflé dans sa chape, Sir Edmund conversait non sans animation avec l’apothicaire.

— Un autre accident, Sir Hugh ?

Corbett lut la suspicion dans les yeux du gouverneur.

— Vous n’y croyez pas, n’est-ce pas ? répondit-il.

Sir Edmund, une grimace d’amertume aux lèvres, fit un geste de dénégation.

— J’aimerais pouvoir dire, Sir Hugh, expliqua-t-il en s’approchant, qu’un vieillard a perdu l’équilibre, mais Craon m’a raconté que Vervins ne redoutait pas ces hauteurs, qu’en fait il s’y plaisait, et mes soldats m’ont narré qu’il avait coutume de grimper sur les remparts. Cela semblait lui plaire. Vous êtes allé là-haut ; le chemin de ronde est large, sûr et sablé.

Le magistrat se tourna vers l’apothicaire.

— Avez-vous découvert d’autres blessures ? s’enquit-il.

— Non, aucune. Son crâne est tout craquelé et fendu, comme un pot brisé.

— Nulle trace de flèche ou de poignard ?

— Non, protesta l’apothicaire. Rien de semblable ! Il aurait pu être frappé par un gourdin, par le plat d’une épée ou même une pierre jetée par quelqu’un. Mais le garde n’a rien remarqué. Tout ce que je peux dire, conclut-il, c’est que son crâne n’est que plaies et fractures.

— Pourtant toutes ses blessures pourraient être la conséquence de sa chute, mais non la cause, ajouta Corbett.

— C’est exact, Messire. Bon, je suis gelé et je dois m’occuper d’un autre cadavre, déclara l’homme en s’éloignant d’un pas vif.

Le magistrat désigna l’huis de la tour.

— J’ai les clefs, déclara le gouverneur. Comme la sentinelle vous l’a sans doute signalé, j’exige que les deux portes soient closes. Il n’y en a qu’un jeu.

Sir Edmund ordonna à un serviteur d’aller quérir les clefs et quelques instants plus tard l’homme revint en courant, un gros trousseau cliquetant à la main. Obéissant à Corbett, il ouvrit la porte de la tour. Le clerc, suivi du gouverneur, de Bolingbroke et de Ranulf, pénétra dans les ténèbres à l’odeur de moisi. Le froid semblait plus vif encore dedans que dehors. Sir Edmund attrapa une mèche d’amadou sur le rebord de la fenêtre, alluma un lumignon et, le magistrat sur ses talons, les conduisit en haut en prenant maintes précautions. Dans la faible lumière, Corbett ne distingua rien d’anormal. Se tenant à la corde, ils passèrent devant des paliers desservant des pièces abandonnées et atteignirent enfin le petit couloir en haut où ils firent une pause, le souffle court. Le gouverneur ficha la torche dans l’un des supports fixés au mur et la flamme, attisée par les courants d’air, se mit à flamboyer, éclairant l’huis. Le magistrat nota qu’il n’était pas seulement fermé par une serrure, mais aussi par des verrous en bas et en haut. Il baissa les yeux sur les solides dalles de pierre. Là non plus il n’y avait rien de suspect. Autour du cemel il vit un petit halo de lumière et, desserrant les chevilles, il libéra la sangle de cuir et fit jouer le volet : on avait une bonne vue sur le chemin.

— Sir Edmund, auriez-vous l’obligeance... ?

D’un geste il ordonna aux autres de reculer et prit la posture d’un homme tenant une arbalète.

— À quoi pensez-vous, Sir Hugh ?

— Je n’ai pas de preuve, répondit le clerc en regardant par la trappe, mais ce cemel se rabat sans bruit. Les gonds sont en cuir et je l’ai actionné en silence. Se pourrait-il que quelqu’un, muni d’une arbalète et d’un carreau émoussé, ait épié Vervins d’ici ? Il serait aisé d’atteindre un homme à la nuque. Qu’en dis-tu, Ranulf ?

Il s’écarta comme son écuyer faisait aussi semblant d’être un archer.

— Une cible facile, constata Ranulf en ouvrant et en fermant le cemel qui joua sans le moindre bruit.

— Peut-être le tueur se tenait-il ici, déclara Corbett. Il pouvait, de temps en temps, ouvrir cette trappe et voir où se trouvait Vervins. Caché derrière cette porte, il devait entendre le Français aller et venir.

— Mais c’est impossible ! objecta le gouverneur. L’huis, en bas, est fermé, il n’y a qu’une clef et mon serviteur ne la confierait jamais à personne, pas même à vous, Sir Hugh, sans mon autorisation.

Le magistrat acquiesça, l’esprit ailleurs. Il remercia Sir Edmund et le pria de laisser la porte du bas ouverte afin qu’il puisse continuer ses investigations.

— Allez dans la cour, demanda-t-il à Bolingbroke. Examinez les pavés pour voir s’il y a un indice.

— Mais ils sont couverts de boue, remarqua Bolingbroke. Sir Hugh, c’est chercher une aiguille dans une botte de foin !

— Faites-le néanmoins, vous pourriez avoir de la chance.

Corbett reprit l’examen du panneau en l’ouvrant et en le fermant. Il demanda à Ranulf de descendre et d’ordonner à la sentinelle de reprendre sa garde sur les remparts et, quand ce fut fait, il se mit à manoeuvrer le cemel en criant à l’homme de le prévenir s’il remarquait quelque chose de bizarre. Au bout d’un moment, le soldat s’approcha de la porte et mit son visage dans l’ouverture.

— Sir Hugh, je me rends à peine compte que vous êtes là. Vous pourriez ouvrir et fermer la trappe que je ne le remarquerais pas. La porte est dans un renfoncement plein d’ombre et loin de la lumière.

Le magistrat le remercia, ferma le volet et s’assit sur ses talons dans le coin de l’escalier en soufflant sur ses doigts. Ranulf, adossé au mur, frappa du bout de sa botte contre la maçonnerie.

— Vous ne croyez tout de même pas que l’assassin était ici, Sir Hugh ?

— Je vais te dire ce que je crois, Ranulf : nous sommes perdus dans une forêt. La brume est épaisse, les arbres poussent dru et, quand ils sont plus clairsemés, ils ne révèlent qu’un marécage ou une fondrière. Je ne crois pas que ces trépas soient des accidents, je ne crois pas que Destaples soit mort d’une attaque, ni que Louis ait glissé dans un escalier dangereux. Pourquoi Monsieur Vervins, un homme fort habitué à l’altitude, qui venait se détendre et se distraire sur le chemin de ronde et qui était des plus prudents, pourquoi un tel homme pousserait-il un cri et ferait-il une chute mortelle ? C’est très habile, remarque.

Furieux, Corbett se mordit les lèvres.

— Il y a plus de contusions que de cheveux sur la tête de Vervins et je suis sûr que Craon affirmera à Sir Edmund que ce n’était pas de sa faute, que Vervins n’aurait point dû monter sur les remparts du château quand ils étaient verglacés.

Il se pencha et tira sur la chape de son écuyer.

— Il y a là quelque chose de trouble, mais je ne sais quoi. Craon se gausse de nous en secret.

— Si nous lui disons ce que nous avons découvert, fit observer Ranulf, il ne s’en gaussera que davantage. Mais il y a au moins un événement dont il ne peut nous accuser : la mort de Vervins. Nous étions avec vous dans votre chambre quand il est tombé.

— C’est vrai, rétorqua Corbett, mais je me demande où se trouvaient Monsieur de Craon et son taciturne écuyer ?

— En tout cas, pas céans, répondit Ranulf en aidant son maître à se relever. Vous oubliez toujours que la porte de la tour était fermée.

Les deux hommes retournèrent dans la cour où Bolingbroke, du bout de sa botte, fouillait encore dans la paille, les détritus et la glace.

— Il n’y a rien ici, grommela-t-il, rien du tout.

Il se frotta les mains et souffla sur ses doigts.

— Sir Hugh ! Sir Hugh !

Le gouverneur traversa la cour à toutes jambes et tendit un rollet à Corbett.

— En faisant la toilette de la dépouille de Maîtresse Feyner, nous avons trouvé ceci dans la poche de sa robe.

Le magistrat déroula le parchemin. C’était un rectangle découpé avec soin sur lequel étaient inscrites quelques lignes. L’écriture, en anglais, était soignée : Et assez de pain pour remplir la plus grande des panses, et des prunes de Damas qu’un pape pourrait déguster avant de chanter laudes.

— Grand Dieu, grommela le magistrat, que diantre est-ce là ?

Il tendit le vélin à son écuyer qui lut le texte à haute voix.

— Ce n’est pas nous qui l’avons rédigé, Sir Edmund, affirma Ranulf.

— Je l’ai montré à Craon qui prétend tout en ignorer, lui aussi. Il semble que Maîtresse Feyner l’ait emporté à La Taverne de la Forêt. On dirait que quelqu’un voulait acheter des provisions à Maître Reginald, mais pourquoi ce style fleuri ?

Corbett arracha le document des mains de Ranulf pour le relire. Un frisson de peur lui parcourut l’échiné : il avait vu assez de codes pour reconnaître un message secret.

— Nous avons aussi découvert deux pièces récemment frappées, ajouta le gouverneur. Je ne peux qu’en déduire que Maîtresse Feyner avait été payée pour remettre ce parchemin au tavernier, mais il n’en reste pas moins que c’est un curieux message. Je comprends la référence au pain, mais des prunes de Damas, en décembre... ?

Le clerc replia le vélin et le glissa dans son escarcelle.

— Et Vervins ? questionna-t-il.

Sir Edmund poussa un soupir d’exaspération.

— Victime d’une malencontreuse chute. Que peut-on ajouter ?

Corbett regagna sa chambre avec ses compagnons. Chanson avait ranimé le feu. Ils débattirent un moment du trépas de Vervins et du bizarre rollet découvert par le gouverneur. Les heures s’écoulaient. Corbett reprit son étude ; il avait au moins résolu un des mystères et en avait fait part à ses amis juste avant que sonne le tocsin.

— Est-ce vraiment pour cela que le roi nous a dépêchés ici ? s’étonna Chanson qui avait suivi la conversation avec grand intérêt.

Il était à présent installé en face de Corbett qui comparait les deux manuscrits posés sur ses genoux.

— Dans l’Opus tertium, expliqua-t-il, frère Roger fait une confession fort inattendue. Écoutez : « Ces vingt dernières années j’ai beaucoup travaillé pour atteindre la sagesse. »

Il leva les yeux.

— Puis il continue : « J’ai dépensé plus de deux mille livres en ouvrages secrets, en diverses expériences. » C’est ce qui est écrit dans la copie française de l’Opus tertium. Mais...

Le magistrat prit conscience du silence qui régnait dans la chambre. Ranulf et Bolingbroke s’approchèrent.

— ... comme j’allais l’expliquer en détail avant la chute de Vervins, dans la version de notre noble souverain, frère Roger prétend qu’il ne s’agit que de vingt livres.

Ranulf siffla entre ses dents.

— Laquelle est la bonne ? s’enquit Bolingbroke.

— La française, sans aucun doute. Notre roi a tenté d’intervenir dans le manuscrit. Il a effacé deux zéros.

— Êtes-vous sûr qu’il ne s’agit pas de livres françaises ? s’enquit Bolingbroke. La livre tournois ne vaut qu’un quart de sterling.

— Non, non, répondit le magistrat en hochant la tête. Frère Roger était anglais ; il parle de deux mille livres, une rançon de roi. Je vais te donner un exemple, Ranulf. Quand tu es devenu clerc de la Cire verte, on t’a enseigné les tâches dévolues à l’Échiquier. Te souviens-tu des instructions qu’on t’a données ?

— Oui, oui, acquiesça l’écuyer. On nous a enjoint de retenir certains chiffres ; c’était un genre d’examen.

— Moi, déclara Corbett, bien des années auparavant, quand le grand Burnell m’a interrogé, il m’a demandé de mémoriser les revenus de la Couronne au début du règne du grand-père de notre roi. Si je ne me trompe pas, la recette de la Couronne, dans son intégralité, se montait à trente mille livres en 1216 ; c’est à peu près l’époque où a grandi frère Roger. Nous savons que le franciscain venait d’une famille plutôt pauvre d’Ilchester, juste au-delà de la frontière du Dorset.

Corbett s’interrompit.

— Ilchester, commenta-t-il à voix basse, n’est qu’à une journée de voyage d’ici. N’est-ce pas étrange ? Oui, oui, continua-t-il comme s’il s’adressait à son bonnet, les yeux fixés sur la flamme dansante de la chandelle, c’est très étrange, en vérité, que le roi nous ait envoyés ici, tout près de l’endroit où est né frère Roger.

— Sir Hugh ? demanda Ranulf en passant la main devant le visage de son maître, Sir Hugh, que marmonnez-vous ?

— Je ne marmonne point. Je me demande juste pourquoi le roi Édouard s’intéresse tant à frère Roger. Pourquoi il veut faire traduire le Secretus secretorum. Voilà un franciscain voué à la pauvreté qui déclare avoir dépensé, pour acquérir du savoir, une somme équivalant à presque le quinzième des revenus de la Couronne. Frère Roger, de naissance médiocre, érudit et franciscain ! Où a-t-il trouvé tant d’argent ? Comment, Seigneur, a-t-il pu débourser deux mille livres ?

— Il ment, déclara Bolingbroke. Il ment forcément.

— Pourquoi mentirait-il ? releva le magistrat. Je vous avouerai, William, que je crois que frère Roger a commis une erreur, qu’il a laissé passer quelque chose et que notre roi en a profité. Pour le dissimuler, même à nous, Édouard a essayé de modifier le texte. C’est la seule personne qui, ces derniers temps, a eu le manuscrit entre les mains, ajouta-t-il avec amertume. Regardez...

Il prit le document

— ... c’est évident et même fort maladroit. Le roi a fait de son mieux pour réduire la somme. Je l’ai lu et relu. Au début je ne l’ai considéré que comme une tache sur la page. Ce n’est qu’après avoir emprunté la copie de Crotoy que j’ai compris les intentions de notre rusé souverain. Édouard a dépensé un trésor dans sa guerre contre les Écossais. Il pense que frère Roger était un alchimiste capable de changer du vil métal en or. Il pense aussi que le Secretus secretorum lui démontrera comment il y était parvenu.

— Je n’y crois pas, remarqua Bolingbroke qui prit place sur une sellette. Je ne crois ni en l’alchimie ni en la pierre philosophale. Mais si le roi, lui, y croit, pourquoi voudrait-il partager son savoir avec les Français ?

Corbett leva la main en souriant.

— Ah, ce que vous ignorez, William, c’est que si les Français se montrent rusés, notre roi aussi. J’ai reçu d’Édouard des ordres stricts : comparer nos notes avec celles des Français et apprendre tout ce qu’ils savent. Je suis comme un batteur dans une grange. Je dois séparer le blé de la balle et m’assurer que seul le premier reviendra au roi d’Angleterre.

Il se mit à rire.

— Je suis certain que les mêmes instructions ont été données à Craon.

Il tapota le manuscrit relié.

— Je confronterai Édouard avec ce que je sais, je le prierai de se montrer moins méfiant. S’il m’en avait parlé dès le début, bien des difficultés auraient pu être évitées.

— Pouvons-nous traduire le Secretus ? s’enquit Ranulf.

— Peut-être. Nous avons discuté de tous les genres de codes, mais il en reste un, un langage secret.

Le magistrat prit le temps de rassembler ses idées.

— Frère Roger a rédigé le Secretus secretorum en latin. Il s’en est servi comme d’une base sur laquelle il a développé son propre chiffre, ce que les clercs nomment le « latin de cuisine ». Je m’explique. À chaque mot qui commence par une voyelle, a, e, i, o, u, on ajoute tout simplement la syllabe « whey ». Donc l’est latin devient « estwhey », amor devient « amorwhey ». C’est plutôt simple.

Il s’assit sur le tabouret du pupitre et les trois autres firent cercle autour de lui.

— Pour tout mot qui commence par une consonne, dit-il en faisant un clin d’oeil au palefrenier, c’est-à-dire une lettre qui n’est pas une voyelle, la première lettre est placée à la fin et on ajoute la syllabe « ay » au début. En latin, le mot pour « sont » est sunt qui se transforme en « ayunts ».

Corbett s’anima.

— Cette version est très simple. On peut changer les règles à son gré, mais tant que l’on connaît le mot secret, dans ce cas « whey » ou « ay », alors il est aisé de traduire n’importe quel code.

Il désigna le Secretus secretorum.

— Frère Roger a élaboré son langage secret sur ce principe. Si nous parvenions au moins à en découvrir la clef, alors le manuscrit pourrait nous livrer ses mystères et le roi pourrait avoir son trésor.

Il jeta sa plume sur la table.

— Mais c’est plus facile à dire qu’à faire.

Le magistrat s’étendit sur le lit pendant que Ranulf et Bolingbroke entamaient un ardent débat sur ce qu’il leur avait dit. Corbett s’allongea, n’écoutant que d’une oreille Chanson qui, ennuyé par le bavardage des clercs, avait recommencé à arranger un mors qui, proclamait-il, serait plus agréable à la bouche des chevaux. Corbett contemplait le baldaquin coloré au-dessus du lit. Il ne savait s’il devait rire ou pleurer devant la profonde duplicité du roi, mais c’était le propre d’Édouard, cet homme suspicieux et prudent, qui croyait sans hésitation – bien que pour des raisons différentes de celles que le Seigneur voulait signifier – que la main droite devait ignorer ce que faisait la main gauche.

« Où tout cela a-t-il commencé ? » s’interrogea Corbett. Jusqu’à l’été dernier, Édouard s’était employé à tenter de rompre le traité de Paris pour échapper à l’obligation morale et légale de marier le prince de Galles à Isabelle, la fille unique de Philippe. Le roi s’était acharné comme un mastiff sur un morceau de viande et n’avait pas laissé de repos à son officier. Le garde du Sceau privé s’était, pendant les mois chauds de juillet et août, rendu à la Tour alors que des flots incessants de rapports provenaient de ses agents en France, en Gascogne et en Flandres. Édouard avait prié et allumé de grands cierges devant ses saints favoris afin que les espions de Corbett trouvent un prétexte pour que les Anglais dénoncent le traité de Paris et tout ce qui en découlait. Les troupes de Philippe se massaient-elles sur la frontière gasconne ? Philippe céderait-il Mauléon, le château si disputé ? Les Français paieraient-ils la dot ? Insisteraient-ils afin que le prince de Galles aille à Paris pour une cérémonie de fiançailles ? Les navires français commençaient-ils à se rassembler dans les ports de la Manche ? Les perpétuelles demandes d’information du souverain avaient fini par exaspérer Corbett. À la fin, tout ce qu’il put prouver fut que Philippe était aussi rusé et astucieux qu’Édouard. Il y avait eu un répit en septembre. Le souverain s’était rendu au palais royal de Woodstock, tout près d’Oxford, et était revenu en portant aux nues les écrits de frère Roger Bacon. Les bibliothèques des collèges d’Oxford, de Cambridge et de tout le royaume furent pillées pour satisfaire le roi qui voulait rassembler les ouvrages du franciscain décédé. Le Secretus secretorum l’avait fasciné et il était entré dans une rage royale quand il avait appris que l’université de la Sorbonne, à Paris, en possédait une copie.

— Oui, murmura le magistrat, c’est là que tout a commencé.

— Sir Hugh ?

— Non, rien, Ranulf, je parlais tout seul.

Corbett poursuivit ses réflexions. Édouard avait envoyé des lettres parmi les plus flagorneuses à son « beau cousin » à Paris pour demander s’il serait possible que la Couronne française lui prête son exemplaire du Secretus secretorum. Bien entendu, Philippe avait refusé avec courtoisie. Néanmoins sa curiosité avait été piquée. Corbett ignorait si l’intérêt de son ennemi juré avait motivé Philippe ou s’il n’avait, en réalité, fait que suivre le même chemin. Les soupçons d’Édouard avaient, bien sûr, été éveillés et quand ses clercs, y compris Corbett, s’étaient avérés incapables de découvrir le code du manuscrit, le souverain anglais s’était abandonné à ses plus sombres doutes. Sa copie du livre était-elle tout à fait fiable ? Le magistrat avait reçu l’ordre strict de découvrir la vérité.

Il s’était rendu à Paris en personne pour donner ses instructions à Ufford et à Bolingbroke. Ces derniers avaient constaté que les Français avaient déjà copié le Secretus secretorum. Corbett leur avait demandé de mettre de côté toute autre activité et de dérober ou d’acheter, par tous les moyens possibles, la version française. Les deux hommes s’y étaient employés, furetant comme de bons limiers pour trouver une piste. Ils s’étaient réjouis quand un membre de l’université, qui semblait fort désireux de leur vendre des renseignements intéressants, les avait approchés. On les avait conviés au banquet de Maître Thibault et tout aurait dû se dérouler comme prévu. Ils avaient engagé le Roi des Clefs et, d’après ce qu’en savait Corbett, la jeune catin qui avait détourné l’attention de Maître Thibault, mais un contretemps était survenu. Thibault les avait dérangés et avait été tué ; Ufford et Bolingbroke avaient dû fuir pour sauver leur vie. Corbett se remémora l’horrible fin du Roi des Clefs dont la main avait subi des blessures si incurables qu’Ufford avait été obligé de lui trancher la gorge. Un trépas sinistre, se dit le magistrat, pour un homme qui s’était vanté de venir à bout de n’importe quelle serrure grâce à ses clefs et outils secrets. Ufford aussi avait été abattu et Bolingbroke n’avait sauvé sa vie que de justesse.

Officiellement, Édouard d’Angleterre ignorait tout de ces diaboliques menées et, par conséquent, l’échange de missives mielleuses entre lui et « son beau cousin de France » avait continué de plus belle. Philippe s’était montré des plus disposés à dépêcher une délégation en Angleterre et avait suggéré que, étant donné la rigueur de l’hiver, la réunion se tienne dans un endroit sûr de la côte sud, loin du tohu-bohu de Londres, mais assez près de Douvres. Édouard, aux anges, s’était frotté les mains de joie et avait sur-le-champ ordonné à Sir Edmund de préparer le château de Corfe. Et à présent ils étaient là. Les Français espéraient apprendre quelque chose des Anglais et Édouard priait le ciel que, à l’occasion de leurs discussions, Corbett tombe par hasard sur le code qui permettrait de traduire le Secretum secretorum et, peut-être, de découvrir la vraie raison de la fortune de frère Roger, sans parler d’autres révélations merveilleuses. Ranulf s’était gardé de rien dire, mais Bolingbroke avait prévenu le roi et le magistrat que Philippe ourdissait d’autres plans. Moult professeurs et savants de la Sorbonne, qu’inquiétaient le pouvoir grandissant de la couronne de France et les scandaleuses théories des juristes royaux

— Pierre Dubois, par exemple – , se méfiaient du roi de France. Les soupçons de Bolingbroke s’étaient révélés fondés. Corbett n’avait pas de preuve, mais il était persuadé que les trois morts qui avaient eu lieu ici étaient fort suspectes. Non seulement Philippe se débarrassait de ses opposants, mais il donnait un cruel avertissement aux autres membres de l’université : un même sort les attendait. Comme Pilate il pouvait s’en laver les mains, prétendre que les trépas étaient accidentels et, si on le soupçonnait, faire porter le blâme sur ces traîtres d’Anglais.

Et quoi encore ? Corbett essaya d’oublier l’oeuvre sanglante de Maîtresse Feyner. Il s’interrogea sur ce que les hors-la-loi avaient encore à lui apprendre. Il lui revint que les pirates flamands fort actifs en Manche et en mer d’Irlande inquiétaient le gouverneur. Sur quel fil tirer pour démêler l’écheveau ? Corbett revit Destaples gisant sur son lit, le pauvre Louis baignant dans son sang, le cou tordu, Vervins, tombé comme une pierre du rempart. Ces trois morts étaient-elles toutes des accidents ? Il ferma les yeux. Il examina à nouveau la question du trépas de trois hommes intelligents et fins qui ne se faisaient pas d’illusions sur leur royal maître et prenaient toutes les précautions pour assurer leur sécurité. Ils s’étaient tenus bien à l’écart de Craon et pourtant, s’il s’agissait de meurtres, ils avaient été assassinés par quelqu’un qui pouvait franchir des portes fermées pour commettre ces épouvantables crimes.

— Sir Hugh ?

Corbett ouvrit les yeux. La cloche de la forteresse sonnait avec force.

— Sir Hugh, le soir tombe, nous devons nous rendre à la salle des Anges, lui rappela Ranulf en se penchant sur lui.

— Retrouver Lady Constance ? gaba le magistrat.

Son écuyer fit demi-tour. Corbett entendit ses compagnons sortir et fermer l’huis derrière eux. Il se leva, se dirigea vers la table et fouilla parmi les morceaux de parchemin dont Bolingbroke et Ranulf s’étaient servis. Ils semblaient avoir cherché les codes employés par frère Roger pour élaborer son latin de cuisine. Corbett prit l’Opus tertium, le feuilleta puis alla à la première page sur laquelle Crotoy avait écrit « Jean, chapitre I, versets 6 et 8 ». Il examina la référence avec curiosité. Qu’avait voulu dire Louis ? Il alla quérir son psautier et tourna les pages jusqu’au premier chapitre de l’Évangile selon Saint-Jean, « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. » Puis il lut les versets 6 et 8 : « Il y eut un homme envoyé de Dieu ; son nom était Jean. [...] celui-là n’était pas la lumière, mais il avait à rendre témoignage à la lumière. »

Le clerc referma le psautier et le reposa sur la table. En furetant parmi les documents, il retrouva sa copie de l’Opus majus. Il l’avait étudié avec grande attention avant de quitter Westminster et le nom de Jean lui rappelait quelque chose. Il découvrit la référence au chapitre X. Bacon avait dédié cet ouvrage au pape Clément IV et l’avait envoyé au Souverain pontife par l’entremise d’un jeune homme qui était l’élève du franciscain depuis cinq ou six ans. Corbett s’absorba dans l’étude de la référence. John, semblait-il, n’avait pas plus de vingt ans à cette époque. Frère Roger en parlait comme d’un brillant élève, d’un remarquable érudit à qui il avait confié des connaissances secrètes. Il avait écrit : « Tout étudiant pourrait écouter avec profit ce jeune homme. Personne n’est aussi savant ; de bien des façons, ce jouvenceau est indispensable. » Et cette déclaration encore plus surprenante : « Il l’emporte même sur moi, qui ne suis plus qu’un vieil homme. » Le magistrat ferma le livre.

— Louis, Louis, murmura-t-il, que vouliez-vous dire ? Debout près du feu, il regardait le frêne blanc se rompre et s’effondrer sous l’effet de la chaleur. Crotoy avait été maître de logique ; il avait appris à Corbett qu’il existait souvent différentes voies pour parvenir à la même conclusion. Crotoy avait-il compris qu’on ne pourrait forcer le code ? Mais y avait-il d’autres moyens pour résoudre le mystère, pour découvrir qui était John, cet érudit ? Était-il toujours vivant, retiré en Angleterre ou en France ?

Corbett enfila ses bottes et prit sa chape. Il allait rejoindre les autres dans la salle des Anges. En mouchant la chandelle, il se souvint du curieux bout de vélin trouvé sur Maîtresse Feyner. Il avait oublié cette affaire, mais il lui faudrait y repenser. Pourquoi portait-elle ce message ? De qui venait-il ? Que signifiait-il ? Et assez de pain pour remplir la plus grande des panses, et des prunes de Damas qu’un pape pourrait déguster avant de chanter laudes. Comment disait-on « estomac » en français ? Ventre ? Corbett mit le garde-feu devant l’âtre. La missive n’avait été rédigée ni par lui ni par quelqu’un de sa suite. C’était un mystère pour Sir Edmund et, par conséquent, elle avait dû être écrite par Craon. Quelle autre machination tramait-il ?