CHAPITRE II

« D’autres dissimulent leurs secrets...

derrière une méthode d’écriture particulière. »

Roger BACON, Opus majus.

Horehound et son compagnon Milkwort, silencieux comme des chevreuils mouchetés, se cachaient dans les ronces et les broussailles. Tapis, comme pétrifiés, ils surveillaient le chemin qui quittait la forêt en serpentant pour gravir les collines crayeuses vers le château de Corfe. Six semaines s’étaient écoulées depuis que Horehound avait découvert la jouvencelle assassinée dans les parages de la forteresse. Depuis lors il y en avait eu une autre, Gunhilda, dont le corps meurtri avait été trouvé parmi les tas d’ordures, dans un terrain en friche, dans l’enceinte même du château. Le père Matthew, en chaire et au pied de la croix du marché, s’était élevé avec force contre ces épouvantables meurtres. Mais à quoi bon ? Tuer faisait partie de la vie. On avait mis à prix la tête de Horehound parce que, pour survivre, lui et Milkwort devaient chasser, braconner les daims de Lord Edmund et larronner comme ils pouvaient. Ils avaient passé le mois de novembre à l’affût, piégeant chevreuils et conils, faisant sécher et salant la viande dans des cuves de saumure au plus profond de la forêt. L’Ancien, un membre de leur bande, leur avait conseillé de remplir leur garde-manger en prévision de l’hiver. Il avait prédit qu’il ne tarderait pas à neiger et que, à nouveau, pour Horehound et ses compagnons, la vie tiendrait à un fil.

C’était l’Avent et l’église se préparait à fêter la naissance de l’Enfant Jésus. Le père Matthew avait déjà orné la nef de St Pierre de verdure et ses ouailles ramassaient du bois dans le cimetière et les communaux pour construire une crèche. Mais des nouvelles et d’incessantes rumeurs avaient fait oublier tout cela ; la communauté était en émoi. Des étrangers allaient venir dans la contrée ! Le château de Corfe devait abriter une rencontre entre les clercs de France et d’Angleterre. Horehound ignorait qui était le roi de France. L’Ancien lui avait narré que le royaume de France s’étendait au-delà de la Manche et qu’il avait, jadis, été gouverné par les souverains anglais. Horehound avait prêté l’oreille aux racontars. Derrière La Taverne de la Forêt, installé sous les arbres à clabauder avec les torchepots de la grand-salle qu’une gibecière de délicieuse viande fraîche de lapin pouvait si aisément convaincre d’évoquer informations et événements locaux, Horehound avait fort bien joué l’émerveillement. Se tenir au courant était vital pour lui qui redoutait toujours que le capitaine du Dorset et sa troupe parcourent la région, prêts à traquer ses semblables. Il avait pressé les gâte-sauces de questions. Alors qu’il était assis entre Angelica et son époux Milkwort, les valets l’avaient d’abord taquiné. Ils avaient prétendu que des juges royaux arrivaient, suivis à grand fracas par le tombereau des exécutions, chargé d’un pilori, d’une potence et de fouets destinés à châtier Horehound et sa bande. Un garçon, plus insolent que les autres, avait même laissé entendre que Horehound était coupable du trépas des jouvencelles du coin. Le pendard avait clamé son innocence jusqu’à ce qu’on rie et le rassure. « Une Oreille », nommé ainsi parce qu’un chien lui avait arraché l’autre, avait prétendu que c’était à cause de « Jambon », ce qui avait déclenché d’autres rires, jusqu’à ce qu’il narre comme il convenait les détails qu’il avait appris de la bouche d’un soldat abruti par le vin : l’assemblée devait s’entretenir d’un franciscain appelé Roger Bacon, un homme de la région, né à Ilchester, juste de l’autre côté de la frontière avec le Somerset. Horehound avait écouté, yeux écarquillés. Même lui avait entendu des histoires à propos du frère magicien qui avait voyagé loin vers l’est pour étudier dans une grande ville.

— Pourquoi donc vouloir parler de lui ? s’était-il enquis.

Ses interlocuteurs s’étaient contentés de hocher la tête avant de reprendre leur discussion sur les horribles meurtres.

Les soupçons portaient sans conteste sur quelqu’un appartenant au château plutôt que sur un individu de la forêt ou sur l’un des villageois. Après tout, comme le souligna Une Oreille, que l’on jugeait plus sage que les autres, car il savait compter jusqu’à dix et connaissait ses lettres, les corps des pauvres bachelettes avaient été découverts soit dans l’enceinte du manoir, soit près de l’entrée. Horehound ne s’intéressait point à ces assassinats, tant que lui et les siens n’étaient pas mis en cause. Pourtant la présence des hommes du roi dans les parages l’inquiétait et l’« horreur de la forêt » jetait toujours une ombre profonde sur lui et son groupe. Il aurait aimé être débarrassé de tout ça, comme des ragots sur ce qu’on pouvait apercevoir dans les bois.

Telle la brume, les rumeurs de la nuit dernière avaient envahi les sentes secrètes de la forêt. Les hommes du roi étaient en chemin. Horehound et Milkwort étaient donc prêts. Ces étrangers... ils devaient en avoir le coeur net et y aurait-il jamais meilleure occasion qu’un matin brumeux du début de décembre, alors que la lumière était faible et la forêt ruisselante d’humidité, qu’ils avaient la panse pleine de brouet de salsifis et de gros morceaux de civet ?

Soudain, Horehound se crispa. Les aubains approchaient, le clip-clop des sabots de leurs montures résonnant comme un battement de tambour. Il scruta le chemin. Les cavaliers, quatre en tout, émergèrent de la brume qui se dispersait. Trois d’entre eux chevauchaient de front et le dernier fermait la marche et essayait de venir à bout d’un poney de bât à l’air vicieux. Le cavalier du centre parlait et désignait avec de grands gestes la forteresse devant eux. Alors que la futaie s’éclaircissait, juste en face de l’endroit où se tapissaient Horehound et Milkwort, les arrivants s’arrêtèrent pour avoir une vue d’ensemble du château de Corfe. Ils ne parlaient pas l’anglo-normand, mais l’anglais afin que le quatrième, le palefrenier blond au visage de pleine lune qui louchait d’un oeil, puisse comprendre ce qui se disait. Le chef, que Horehound baptisa sur-le-champ l’« écuyer du roi », racontait l’histoire de la forteresse. Il narrait d’une voix forte qui portait comment, naguère, un roi avait été poignardé devant son portail tandis que des princes du sang étaient morts de faim dans les anciens cachots.

Horehound se fit plus attentif. L’homme qui parlait était le premier représentant du souverain qu’il voyait depuis des années et il se demanda quel titre il portait. Il tourna la tête et ouït le nom de « Sir Hugh ». Ce dernier, grand et svelte, avait la peau mate, de larges yeux bien fendus, un nez aigu au-dessus de ses lèvres pleines et de son menton rasé de près. « Un faucon pèlerin », se dit Horehound qui sentit le sang se figer dans ses veines. Le coquin vivait d’expédients et, à en juger par le calme, par l’autorité avec laquelle le nouveau venu s’exprimait, il sut qu’il était dangereux. Il était vêtu plutôt simplement, d’une cotte-hardie rouge foncé et de chausses vert pâle enfoncées dans de hautes bottes où tintaient des éperons scintillants. Un anneau brillait à son doigt et, sous sa chape, il portait le collier de son office suspendu au cou. Quand il se retourna et rabattit le capuchon de sa chape, Horehound constata que ses cheveux noirs striés de gris étaient tirés en arrière et noués sur la nuque.

Horehound examina les autres. Le plus proche de lui montait à califourchon un puissant cheval à la selle et aux harnais luisants. Il y avait du corbeau dans ce second envoyé du roi vêtu de cuir noir. Un large baudrier pendait en travers de sa poitrine et il avait glissé la garde en croix de son épée sous le pommeau de sa selle afin de pouvoir tirer son arme sans retard et sans peine. Ses vêtements noirs accentuaient la pâleur de son étroit visage sous sa chevelure d’un roux ardent. On devinait, à sa façon de se tenir, armes toujours à portée de main, que le « combattant » ― ainsi que le décrirait Horehound par la suite – était un clerc, mais aussi un tueur. Le cavalier le plus éloigné avait des cheveux blonds et coupés court et, avec sa chape sobre, ressemblait à un moine.

Horehound se tourna vers Milkwort et cligna de l’oeil. Son compagnon eut un grand sourire : son chef était satisfait. Les hommes du roi, n’ayant pas amené de soldats, ne les pourchasseraient point.

— Nous partons ? interrogea-t-il.

En remuant le pied, il fit bouger le buisson. Horehound, frappé de terreur, jeta un coup d’oeil vers le chemin. Les nouveaux venus s’étaient tus et fixaient l’endroit exact où ils se cachaient. Les deux pendards se figèrent. Le roux, le combattant, suivant le regard de son maître, sauta avec aisance de sa selle tout en tirant son épée. S’avançant à pas de loup sur le sentier, la main gauche dans le dos pour prendre le poignard qui y était attaché, il s’approcha de la rangée de broussailles et d’herbes entremêlées qui s’étendaient comme un filet entre les arbres. Horehound poussa Milkwort du coude.

— Allez ! murmura-t-il.

Les deux hommes pivotèrent sur leurs talons et, penchés en avant, se précipitèrent vers l’ombre des arbres enveloppés de brume.

— Laisse, Ranulf.

Sir Hugh Corbett, garde du Sceau privé, rassembla les rênes de sa monture. Ranulf rengaina son arme et retourna vers son cheval.

— En êtes-vous sûr, Messire ?

— Autant qu’il y a un Dieu dans le ciel, je pensais bien qu’il y avait quelqu’un.

Il fit une petite grimace.

— Peut-être des enfants du village : leur curiosité a dû être éveillée.

Ranulf-atte-Newgate, principal clerc de la chancellerie de la Cire verte, se demanda depuis quand son maître soupçonnait la présence de rôdeurs. Il était persuadé que ce n’était pas des enfants. Il avait distingué de larges épaules et des cheveux ébouriffés, et l’un d’entre eux portait à coup sûr une arbalète. Mais il n’y avait pas eu de véritable danger.

« Maître Longue Figure », comme Ranulf surnommait Corbett chaque fois qu’il en parlait avec Chanson le palefrenier, avait seulement voulu laisser souffler leurs chevaux avant d’aborder la rude montée vers la herse du château, ce qui expliquait leur brève pause. Ranulf lança un regard furieux à Chanson qui, à présent, lui souriait avec malice.

— Ce n’était peut-être pas des enfants, Ranulf, chuchota-t-il, mais de très gros conils. Ils deviennent énormes par ici.

Chanson était bien aise d’avoir l’occasion de taquiner Ranulf, dont l’une des peurs, comme il le lui avait avoué sans détour, était la campagne, avec ses bois menaçants, ses prairies désertes et ses étendues de terre sans trace d’habitation où les seuls bruits étaient le cri perçant des oiseaux et les craquements de mauvais augure sous les arbres qui bordaient le chemin. Ranulf, fils des ruelles et des venelles de Londres, ne tardait pas à se languir de ce qu’il appelait « la rassurante puanteur et la chaleur étouffante d’une ville ou d’une cité ». Ranulf glissa sa botte dans l’étrier et remonta en selle.

— Même si les conils étaient gros comme une maison, s’empressa-t-il de rétorquer, tu ne serais toujours pas capable d’en abattre un.

William Bolingbroke, clerc du Sceau privé qui était, il y a peu, revenu de Paris, entendit la remarque et se joignit à la moquerie. Chez les clercs de la chancellerie secrète, la maladresse de Chanson en tant qu’archer était notoire. Étant donné le strabisme évident dont son oeil était affligé, ce Clerc des écuries, muni d’une arme quelconque, était réputé plus dangereux pour lui-même que pour un ennemi en cotte de mailles.

— Nous devons continuer. Sir Edmund va nous attendre, remarqua Corbett en se penchant pour saisir le poignet de Bolingbroke. William, je suis heureux de vous voir parmi nous.

Il lui lança un clin d’oeil :

— Bien que je sois certain que le seigneur de Craon n’en éprouvera pas autant de satisfaction.

Corbett remonta son capuchon.

— Tout va bien, William ?

— Je suis curieux, Sir Hugh.

— Bien sûr, mais n’oubliez pas que ce qui a été fait dans l’ombre paraîtra bientôt en pleine lumière, commenta ce dernier en pressant son cheval. C’est du moins ce dont voudraient nous convaincre les Évangiles.

Ils quittèrent le couvert des arbres et, jouant des éperons, franchirent les terres crayeuses et herbues en direction du château érigé sur des tertres étagés successifs, ce qui lui conférait une position imprenable. Corbett avait visité Corfe des années auparavant. Ses parents avaient affermé une propriété dans le Devon et avaient emmené leur fils préféré voir les merveilles des bâtisseurs et des tailleurs de pierre du roi. Le magistrat avait travaillé à Londres et à Paris, mais même la vue de ces deux cités, sans parler du passage du temps, n’avait en rien amoindri l’effroi respectueux qu’il éprouvait devant cette redoutable forteresse avec ses hautes murailles crénelées, ses tours élancées ou trapues et ses tourelles à créneaux. Sur le donjon, au sommet de la colline, flottait la bannière royale d’Angleterre aux léopards d’or se détachant nettement sur le fond pourpre et, tout près, l’étendard personnel – lions d’argent couchant sur champ d’azur – de Sir Edmund Launge, le gouverneur.

Ils parvinrent enfin au château, passèrent le pont-levis dans un martèlement de sabots et s’engagèrent sous les dents acérées de la herse relevée. Ils traversèrent la basse-cour – le baile  –, encombrée comme une place de marché par ses étals, forges, écuries, cuisines et fours que l’on préparait en hâte pour une nouvelle journée laborieuse. Quelque part une cloche tinta et une corne de chasse résonna, presque noyée par les aboiements d’une meute de chiens de chasse impatients d’engloutir leur premier repas de la journée. Tout près du portail, sur des tables d’où le sang ruisselait comme de l’eau, le garennier déposait les corps dépouillés du gibier pour que le boucher les vide après avoir terminé la découpe d’un porc entier dont la hure tranchée, abandonnée dans un cuveau de saumure, effrayait les limiers curieux par son regard immobile et vitreux. Feux et braseros crépitaient. Tout autour des enfants dansaient et poussaient des cris perçants en écartant les mastiffs qui salivaient à l’odeur du jambon salé grésillant et dorant sur des grils improvisés. Des lavandières portaient avec peine des panières de vêtements malodorants jusqu’aux cuves qui les attendaient. Des verdiers suspendaient d’autres pièces de gibier à des perches pendant que les piqueurs tentaient de retenir les chiens tout en plaçant des jattes sous les gorges ouvertes des animaux et de la volaille pour recueillir le sang. Un peu plus loin, on sortait des écuries un cheval qui semblait boiter afin qu’un vétérinaire l’examine. Soldats et archers paressaient, leurs armes entassées près d’eux, et se serraient autour d’un foyer pour déjeuner de grossier pain de seigle, de saucisses épicées et d’un pichet de bière. Personne n’arrêta Corbett et ses compagnons. On les laissa traverser le baile, passer sur un second pont-levis enjambant un fossé à sec et entrer dans l’enceinte intérieure, un endroit plus calme, dominé par ses tours et son donjon élevés. Des gardes se tenaient dans l’ombre de la herse, plus du côté de la basse-cour, et des archers, sur les créneaux, se retournèrent pour assister à l’arrivée des nouveaux venus. Corbett tira sur les rênes et mit pied à terre. Il jeta un coup d’oeil vers le bâtiment principal, un manoir à lui tout seul. Construit en pierre solide et, pour la façade, en pierres de taille sur une base de briques rouges, il arborait un toit de tuiles noires et deux cheminées basses et trapues. C’était le logement personnel du gouverneur. Il comprenait une grand-salle, une cuisine, un solar, une resserre et des chambres à l’étage. Sir Edmund Launge, accompagné de son épouse et de sa fille, descendait déjà en hâte l’escalier pour les accueillir. Des valets d’écurie et des palefreniers s’empressèrent de s’occuper de leurs chevaux. Sir Edmund, écartant sans ménagement poules et canards qui poussaient des piaillements de protestation, s’avança à grands pas.

— Sir Hugh !

— Sir Edmund !

Ils se serrèrent la main et se donnèrent l’accolade. Corbett s’apprêtait à montrer le mandat délivré par le souverain quand Launge, d’un geste, repoussa le document et demanda à être présenté aux membres de son escorte.

Le magistrat s’exécuta. Il y eut un échange d’amabilités, on s’enquit de la santé de Lady Maeve, la femme de Corbett, et de celle de ses deux enfants, Édouard et Aliénor, qui portaient les prénoms du roi et de sa regrettée épouse. Corbett, curieux des réactions de Ranulf, savourait ce moment.

Sir Edmund était petit et râblé. Ses cheveux gris épars encadraient son visage carré hâlé par le soleil. Ses yeux étaient noirs et sa barbe et ses moustaches taillées avec soin. Il portait une cotte-hardie vert et or serrée à la taille par un ceinturon de cuir noir. Corbett connaissait depuis longtemps le gouverneur, à qui on avait confié cette importante forteresse, comme un vrai soldat, un habile jouteur, un des familiers du vieux roi. Lady Catherine Launge, joues vermeilles et chevelure grise presque cachées par une guimpe démodée, était bien en chair. Parée d’un bliaud bleu foncé et d’une ceinture d’argent, elle se dressa sur la pointe des pieds pour accueillir le magistrat avant de lui présenter celle qui ferait l’émerveillement de Ranulf, sa fille à la beauté éclatante. Constance était grande et élancée. Un filet brodé de joyaux retenait les tresses de sa chatoyante chevelure châtain cuivré. Elle portait une pelisse sur les épaules et sa sombre robe fauve soulignait son cou de cygne. Mais c’était son visage – ovale, au teint d’un blanc d’ivoire et aux traits parfaits rendus plus délicieux encore par la sérénité de ses yeux pers – qui frappa Corbett. Il fit un clin d’oeil à son écuyer, qui comprit alors pourquoi son maître lui avait annoncé une surprise et l’avait prié d’observer avec soin l’étiquette courtoise.

Une fois les salutations d’usage échangées, Sir Edmund insista pour que le magistrat et ses compagnons fassent un rapide tour du donjon et de la cour intérieure et soient présentés aux officiers de la garnison. Ranulf, quittant à contrecoeur Lady Constance, ne put faire moins que d’obéir. Corbett s’aperçut à quel point le château, avec sa force armée composée de chevaliers, de soldats et d’archers, auxquels s’ajoutait une compagnie de tireurs gallois entraînés à lâcher des volées de leurs longues flèches garnies de plumes d’oie, était une vraie place forte. Monter dans le donjon et les tours de l’enceinte intérieure lui coupa le souffle. Il devait, ainsi que son escorte, être logé à l’est du donjon, dans la tour du Sel, qui offrait une suite de pièces plutôt pauvres au mobilier réduit au strict nécessaire. Launge s’en expliqua en disant qu’il avait fait de son mieux. La chambre de Corbett se trouvait au premier étage ; ses trois compagnons s’en partageraient une au-dessus. Sir Hugh balaya d’un geste les excuses de son hôte et se déclara satisfait. Sa chambre, ronde, avait des murs chaulés et un parquet de bois recouvert de carpettes. Au centre se dressait un lit à quatre montants, réchauffé et protégé par des courtines de laine teinte. Une table, des chaires, des sellettes et un coffre de rangement en formaient l’ameublement et elle disposait de force chandelles et lumignons, car la fenêtre n’était qu’une ouverture carrée, fermée par une planche de bois. Il comprit que Launge avait tenté de l’aménager du mieux possible : la pièce disposait au moins d’une cheminée accotée au mur extérieur et flanquée de petits braseros sur roulettes.

— J’ai réservé la meilleure chambre au-dessus de la grand-salle au seigneur de Craon, expliqua Sir Edmund en levant les yeux au ciel. Pourtant, en ce qui me concerne, je le jetterais volontiers dans les douves !

Corbett se mit à rire et s’écarta pour laisser passer Chanson, qui, avec l’aide des serviteurs du château, apportait ses bagages et sa précieuse cassette de la chancellerie. Il insista pour qu’on la dépose sur-le-champ dans le coffre cerclé de fer, au pied du lit.

— C’est le plus solide de la maison, remarqua Launge. Votre cassette est arrivée hier, escortée par une troupe de lanciers et a passé la nuit dans ma chambre forte. Ce coffre est tout aussi sûr.

— Voilà bien ce qu’il me faut, répondit Corbett qui donna une tape affectueuse sur l’épaule du gouverneur, puis monta l’escalier à vis pour aller inspecter le logement de ses compagnons.

Corbett, Ranulf et Bolingbroke retrouvèrent ensuite Sir Edmund dans la salle du conseil, longue pièce au plafond bas sise au rez-de-chaussée du donjon. Ses étroites meurtrières l’éclairaient si mal que l’air était chargé de la fumée des chandelles et des torches. Sir Edmund ordonna que les portes soient closes et fit signe à Corbett de prendre place à un bout de la lourde table de chêne. Après leur avoir servi bière, pain et fromage, il s’installa à droite du magistrat, face à Ranulf et Bolingbroke. Il voulut savoir comment allait le roi et Corbett répondit avec diplomatie. Il n’estima pas opportun d’apprendre à Sir Edmund que le souverain était fort courroucé d’être pris au piège d’un traité de paix avec Philippe de France.

— Quelles sont vos difficultés céans, Sir Edmund ? La forteresse est bien pourvue en hommes ; vous ne manquez pas de soldats.

— Ils viennent de garnisons extérieures, fit observer le gouverneur.

— Pourquoi ?

— On a vu pulluler des pirates flamands au large du promontoire ; ils sont à bord de harenguiers protégés par des cogghes. D’après les rumeurs, ils ont fait des incursions dans les villages de la côte en Cornouailles, dans le Devon et dans le Dorset.

Corbett but sa bière en essayant d’oublier l’inquiétude qui lui serrait le coeur. Les écumeurs, abrités dans les ports des Pays-Bas, étaient une perpétuelle menace, mais pourquoi surgissaient-ils à ce moment ? Cela était-il lié à sa rencontre avec Craon au château de Corfe ? Le clerc avait maints espions – des officiers du port et des marins – qui lui fournissaient des renseignements sur ces hors-la-loi en Hainaut, dans les Flandres et le Brabant. Ces pendards étaient financés par des marchands, hommes puissants dans des villes comme Dordrecht, qui obtenaient des lettres patentes de leur souverain afin de harceler les navires des autres pays qui croisaient dans la Manche et la mer d’Irlande. Des princes étrangers pouvaient aussi les engager, comme l’avait souvent fait Édouard d’Angleterre lors de ses campagnes contre la France, l’Écosse et le pays de Galles. Étaient-ils à présent à la solde de Philippe de France ou n’était-ce que l’habituel piratage, plaie des côtes sud du royaume ?

— Cela vous soucie-t-il, Sir Hugh ?

— Bien sûr ! Les a-t-on aperçus dans les parages de Corfe ?

Sir Edmund fit un signe de dénégation :

— Cette place est trop puissante. Pourquoi se jeter dans la gueule du loup alors qu’on peut obtenir plus riche moisson dans les villages de pêcheurs de l’Ouest ?

— Avez-vous encore d’autres embarras ? insista Corbett. J’ai ouï dire que des jouvencelles avaient péri de malemort.

Le gouverneur se cacha le visage dans les mains.

— Par le ciel, j’aimerais que ce ne soit que des ragots ! Cinq corps en tout, frappés à bout portant par un carreau d’arbalète.

Il ôta ses mains et prit une profonde inspiration.

— On a trouvé trois cadavres sur des tas de fumier dans les cours du château ; deux autres à l’extérieur, l’un près des douves et l’autre aux abords de la poterne est.

— Quand ces assassinats ont-ils commencé ?

— Il y a environ deux mois... oui, c’est ça, précisa Sir Edmund en se mordillant les lèvres. Le premier a eu lieu vers la Saint-Michel. Il s’agissait d’une jeune fille du château qui servait à l’auberge voisine, La Taverne de la Forêt.

— On a donc découvert trois dépouilles dans l’enceinte, reprit Ranulf, et deux à l’extérieur ? Le meurtrier doit être quelqu’un qui vit ici.

Le gouverneur lança un regard torve à ce rouquin de clerc.

— Je suis parvenu à la même conclusion, Messire.

— Sans vouloir vous offenser, ajouta Ranulf tout sourire, fort désireux de se concilier le père de la belle femme qu’il venait de rencontrer et ne pouvait chasser de ses pensées.

— Mes officiers et moi-même avons enquêté, reprit Sir Edmund qui respira profondément. Les cinq filles relevaient toutes de la forteresse. Vous savez comment ça se passe. Corfe est un petit village en soi ; nous avons un vétérinaire, qui fait aussi office d’apothicaire, un petit marché, une chapelle desservie par le vieux père Andrew. Marchands, chaudronniers, colporteurs, bohémiens, voyageurs et vagabonds : tous vont et viennent.

Corbett leva les mains, les doigts écartés.

— Mais cinq cadavres ?

Le gouverneur ne put soutenir son regard.

— Cinq corps... en quoi ? L’espace de deux mois ? On ne peut mettre ce sanglant ouvrage sur le compte d’un homme de passage. L’assassin doit se trouver tout près, peut-être même à quelques pas de cette salle.

Il prit appui sur la table, repoussa sa chaire et, se dirigeant vers l’une des meurtrières, se tint sur le rebord pour jeter un coup d’oeil à l’extérieur. Il était las et avait trop chaud ; la touffeur était insupportable. Il avait mal dormi la nuit précédente et le trajet avait été glacial et malaisé. Il n’avait pas envie de rencontrer Craon et les renseignements que Bolingbroke avait rapportés de Paris l’alarmaient fort. Et cette affaire en plus ! Corbett pensa aux meurtres similaires auxquels il avait été confronté dans le Suffolk ou ailleurs, à ces hommes vicieux qui pourchassaient les jouvencelles pour les abattre comme une belette tuerait la volaille dans une basse-cour, fondant sur elles comme un faucon sur une colombe. Il y avait eu de semblables assassinats à Londres ; et même au sein du Conseil royal...

— Sir Hugh ?

— Je réfléchissais...

Le magistrat retourna vers la table. Il tapota l’épaule de son écuyer et jeta un coup d’oeil à Bolingbroke, à moitié endormi sur sa chaire.

— Je repensais, répéta-t-il en s’asseyant, à des meurtres du même genre. Ils ont été évoqués jusqu’à Westminster. Il s’agissait de jeunes femmes abattues, souvent violées, dont le corps avait été jeté dans un fleuve ou, parfois, enterré sous une mince couche de terre dans l’un des cimetières de la ville.

— Le meurtre existe depuis Caïn, fit observer Launge, et des jouvencelles ont été violées depuis le commencement des temps.

— Non, nous avons ici quelque chose de différent, insista Corbett en appuyant sa chope sur sa joue pour profiter de sa fraîcheur. Sir Edmund, vous avez bien entendu dire que la Chambre des lords et celle des communes ont entériné les mesures, la loi destinée à assainir les grand-routes et à rendre les chemins plus sûrs ? Et savez-vous pourquoi ? On prétend que la campagne change. Qu’il est devenu inutile de labourer la terre ou de l’ensemencer.

— On laisse pousser l’herbe, déclara le gouverneur, et paître les moutons. C’est comme ça dans le Dorset et le Devon. Que Dieu me pardonne, j’ai fait de même sur mes terres.

— Les marchands étrangers veulent toujours plus de notre laine, continua Corbett, et le roi Édouard la vend aux banquiers Frescobaldi qui, en échange, financent ses guerres. On compte douze hommes pour labourer, semer et récolter, mais un seul suffit à garder une centaine de moutons. Les villages meurent, les pauvres deviennent plus pauvres encore et ils se ruent en nombre dans les cités, Londres, Bristol, York, Carlisle, ou dans les grands châteaux comme Corfe. Les jouvencelles, parfois seules au monde, cherchent du travail ou un endroit pour poser leur tête. Ne serait-ce qu’à Southwark, on compte cinq mille catins, proies faciles pour les renards, les faucons et les belettes, tous ceux qui ont soif de sang.

Corbett s’interrompit, ne prêtant qu’à demi l’oreille aux bruits de la maison qui, indistincts, lui parvenaient à travers les épaisses murailles du donjon. Il éprouva un instant une profonde nostalgie en pensant à son foyer et se demanda ce que faisait Lady Maeve.

— Quelle heure est-il ? s’enquit-il en se tournant vers son hôte.

— Il doit être neuf heures, répondit ce dernier qui présenta ses excuses pour n’avoir pas fait allumer la bougie des heures{5}.

— Si nous le pouvons, soupira Corbett, nous vous aiderons à capturer le meurtrier. Avez-vous des soupçons ?

Launge eut un geste de dénégation.

Le magistrat se redressa.

— Le temps passe. Revenons à nos affaires. Quand les Français arrivent-ils ?

— Ils devraient être ici en fin d’après-midi. Le seigneur de Craon, sa garde, quatre professeurs de la Sorbonne et quelques archers royaux ont accosté à Douvres il y a trois jours. Pourquoi cette rencontre ? questionna Launge en se penchant en avant. Et pourquoi céans ?

— Il y a sept mois, expliqua le magistrat, Édouard d’Angleterre a ratifié le traité de paix de Paris avec son cousin bien-aimé, Philippe de France. Ils ont promis de régler tous leurs différends : la navigation en Manche et en mer d’Irlande, et les prétentions de Philippe de France sur certains territoires contestés dans le duché anglais de Gascogne. Notre monarque a dû accepter un mariage entre le prince de Galles et Isabelle, la fille unique de Philippe. Ce dernier ne se tient plus de joie ; il se voit en nouveau Charlemagne – le roi devant qui les autres souverains et princes devront s’incliner. Il attend avec impatience le jour où l’un de ses petits-fils s’assiéra sur le trône à Westminster et où un autre deviendra duc d’Aquitaine. Il espère que cela affaiblira la mainmise des Anglais sur le sud-ouest de la France et qu’il sera alors plus facile de faire de la Gascogne une part du patrimoine capétien. Philippe se considère comme le glorieux descendant de saint Louis. Il soutient que sa famille, les Capet, est de sang sacré. Il est aidé en cela par la papauté qui, comme vous le savez, en raison de querelles familiales à Rome, a dû s’installer en Avignon, dans le sud de la France.

Corbett ferma le poing.

— Les Français ont le pape sous leur coupe.

Il serra plus fort.

— Le traité de Paris est garanti par les châtiments les plus solennels que puisse imposer le Saint-Père.

— Et notre souverain désire s’en dégager.

— Bien sûr, acquiesça le magistrat. Il aimerait dire à Philippe de déchirer le traité, de renoncer à la Gascogne, de ne plus se mêler des affaires d’Écosse et de laisser le prince de Galles épouser qui il veut. Mais, en vérité, Édouard est pris au piège. S’il rompt le traité, il sera excommunié, maudit par la cloche, le livre et la chandelle et deviendra un paria en Europe. Il voudrait bien entrer en guerre, mais les barons de l’Échiquier affirment que le Trésor est vide.

Corbett s’interrompit pour laisser ses paroles faire tout leur effet. Le gouverneur n’ignorait rien de ce qu’il avait énoncé. Il avait, comme Corbett, combattu en Écosse où les princes refusaient de plier le genou devant Édouard. Des armées toujours plus nombreuses étaient expédiées au nord ; sans cesse, plus d’argent était dépensé.

— Nous en arrivons donc au frère Roger Bacon. Il naquit à Ilchester, dans le Somerset, pendant les dernières années du règne du roi Jean, le grand-père de l’actuel souverain. Ce fut, à Oxford et à Paris, un étudiant exceptionnel. Durant son séjour en France, il tomba sous l’influence de Pierre de Maricourt. Le bruit court que ce dernier était un magicien qui avait eu accès à des connaissances occultes.

Le magistrat regarda ses deux compagnons. Ranulf écoutait avec attention, comme c’était toujours le cas quand on évoquait instruction ou savoir. Bolingbroke s’était réveillé, curieux de découvrir les véritables raisons expliquant sa fuite loin de Paris et l’affreuse mort d’Ufford.

— Bacon entra dans l’ordre des Franciscains, continua Corbett. Il rédigea maints ouvrages : Opus majus, Opus minus, Opus tertium. Il diffusa bon nombre de ses traités

— L’Art du merveilleux et Des moyens de retarder les infirmités de la vieillesse, par exemple. Au début la papauté encouragea Bacon, mais il finit par être soupçonné d’hérésie et il fut emprisonné jusque peu avant sa mort en 1292, il y a onze ans. Ses écrits furent désapprouvés et on prétend qu’à son trépas, ses frères, les franciscains du prieuré d’Oxford, clouèrent ses manuscrits au mur et les laissèrent se désagréger. Ses disciples se dispersèrent. Nous avons ouï parler de l’un d’entre eux, un érudit nommé John, que Bacon dépêchait souvent auprès du Saint-Siège. Après la mort de frère Roger, ces élèves disparurent comme des volutes de fumée par un beau jour d’été.

— Qu’en est-il de ces secrets ? s’enquit Ranulf.

— J’ai étudié les écrits de frère Roger, répondit Corbett, tout comme l’a fait Maître William ici présent. Ses théories sont tout à fait surprenantes. Il affirme qu’on peut construire des séries de miroirs ou de verres qui permettront de voir de si près des endroits éloignés de plusieurs miles qu’on pourrait les toucher. Il prétend que César a eu recours à un engin de ce genre avant d’envahir la Grande-Bretagne.

Corbett s’échauffait en développant ce sujet.

— Il évoque des chariots circulant sans être tirés par des boeufs, des machines qui peuvent descendre au fond de la mer, des navires sans rameurs et même des engins volant dans les airs. Il parle aussi d’une poudre noire, un mélange de salpêtre et de diverses substances qui peut provoquer une explosion semblable à celle du tonnerre.

— Mais tout cela a déjà été suggéré, fit remarquer Bolingbroke. Le fameux Aristote affirmait jadis qu’il était possible de bâtir un appareil pour atteindre les abysses.

— Je sais, je sais, concéda Corbett, mais frère Roger est différent. Sa Grâce, le roi, et moi-même avons parcouru ses oeuvres. Bacon soutient formellement avoir vu quelques-unes de ces expériences fonctionner.

Corbett se rassit dans sa chaire et embrassa du regard l’austère pièce chaulée, si simple et si nue, où l’on ne voyait qu’un crucifix, quelques coffres et une desserte pour poser pichets et gobelets. Quel contraste avec ce qu’il décrivait !

— Impossible ! souffla Sir Edmund. Ce n’est là que sorcellerie, magie, fantaisies d’un enchanteur.

— Vraiment ? rétorqua Ranulf. À la Tour, les ingénieurs du roi travaillent sur des bombardes qui peuvent lancer un roc plus rudement et plus vite contre la muraille d’un château qu’une catapulte. Les Flamands sont en train de construire un bateau qui navigue d’une autre façon que les nôtres, ce qui rend leurs cogghes plus rapides et pourtant plus solides.

— Je sais, je sais, admit Sir Edmund en prenant une gorgée de bière. Mais pourquoi le roi s’intéresserait-il à tout cela ? Les écoles sont pleines de nouveaux prodiges ; on découvre de nouveaux manuscrits ; et même moi, vieux soldat, en ai eu vent. Tout comme vous, Sir Hugh. Vous avez débattu dans les collèges d’Oxford et avez écouté les professeurs.

— C’est exact, approuva Corbett en souriant. J’ai ouï parler de la tête de bronze magique qui profère des maximes de sagesse et on soutient que l’ordre des Templiers a découvert les secrets de Salomon, mais c’est – le magistrat grimaça – comme si quelqu’un affirmait pouvoir invoquer Satan. Il se peut qu’il en soit capable, mais Satan sortira-t-il de l’Enfer ?

Des rires accueillirent ses paroles et la tension se fit moins lourde.

— Frère Roger, pourtant, est différent. Pendant sa captivité il a écrit un autre livre, le Secretus secretorum, Le Secret des secrets, dans lequel il révèle, avec force détails, tout son savoir caché. Il l’a rédigé puis en a fait une copie. L’original a été apporté à Paris et la copie est restée en Angleterre.

— Est-ce pour cela qu’Ufford est mort ? l’interrompit Bolingbroke.

— Oui, répondit Corbett d’un ton plus sec qu’il ne le voulait.

— Avons-nous dérobé l’original ?

Le magistrat eut un geste de dénégation.

— Non. Vous n’avez volé qu’une seconde copie. C’est celle-là que vous avez ramenée à Westminster. Le roi Philippe en personne détient toujours l’original dans sa chambre forte.

— Quoi !

Bolingbroke aurait bondi si Ranulf, le retenant par le poignet, ne l’avait forcé à se rasseoir.

— Une copie ? s’exclama-t-il en faisant tomber la chope de la table. Est-ce pour ça que Walter a trépassé ? Nous avons donc échoué ?

— Pas du tout, expliqua Corbett d’une voix calme. Édouard d’Angleterre voulait savoir si sa copie et celle qui se trouve à Paris étaient similaires. Je suis heureux de pouvoir affirmer que c’est bien le cas.

— Que dit-elle ? interrogea Sir Edmund sans tenir compte de l’ire de Bolingbroke.

— C’est là que gît le lièvre, répondit Corbett qui se leva et alla quérir la chope.

Il la remplit derechef et la posa devant son clerc qu’il gratifia d’une tape amicale sur l’épaule avant de se rasseoir.

— Le Secretus secretorum est rédigé dans un code que nul ne peut déchiffrer. Celui qui y parviendra entrera dans un temple du savoir. Pendant des mois, les clercs de la chancellerie privée ont essayé tel ou tel système pour tenter de trouver la clef. Nous savons que ceux de Craon ont agi de même, mais sans résultat. Édouard est informé que Philippe possède Le Secret des secrets ; et les Français n’ignorent pas qu’Édouard en a une copie bel et bien valable.

— Ah, soupira Sir Edmund, je comprends à présent ! Philippe a invoqué le traité de paix, les clauses stipulant que lui et Édouard doivent travailler main dans la main.

— C’est exact, reprit le magistrat enjoignant le bout de ses doigts. Il a exigé, surtout depuis le vol de la copie de Paris, que les deux royaumes échangent leurs informations. Il me sait responsable des codes de la chancellerie, aussi a-t-il organisé cette réunion.

— Mais pourquoi céans ? interrogea Ranulf.

— Philippe se veut diplomate. Il tient à rassurer notre roi. Il a juste demandé que la réunion se déroule dans un château de la côte sud, ni à Douvres ni dans aucun des cinq ports{6}, mais bien loin du tohu-bohu des villes. Édouard a proposé Corfe et il a accepté. Craon amènera avec lui quatre professeurs de l’université, versés dans l’étude des manuscrits de Bacon et dans l’art du décodage. Ils nous retrouveront ici, moi, Bolingbroke et Maître Ranulf.

— De qui s’agit-il ? Comment s’appellent-ils ? voulut savoir Bolingbroke.

— Étienne Destaples, Jean Vervins, Pierre Sanson et Louis Crotoy.

Bolingbroke siffla entre ses dents.

— Ce sont tous des hommes éminents de la Sorbonne, des professeurs de droit et de théologie.

— Bien sûr, acquiesça Corbett. J’en connais d’ailleurs un, Louis Crotoy ; il a enseigné aux collèges d’Oxford. C’est un grand maître, à l’esprit aiguisé comme un couteau.

— Je n’y crois pas.

— Vous ne croyez pas à quoi ? demanda Ranulf en souriant.

Bolingbroke se contenta de hocher la tête. Il ôta sa chape, la jeta sur la table et chercha sa dague dans son fourreau de cuir.

— Philippe a de mauvaises intentions ; il y a là quelque déloyauté.

— Ce qui explique que nous nous retrouvions ici, rétorqua son maître. Pouvez-vous me redire, William, pourquoi Ufford a occis Maître Thibault ?

— Il a été obligé, expliqua Bolingbroke en se rasseyant et en se frottant le visage. Nous étions dans la cave et tentions d’ouvrir ce maudit coffre.

— Mais pourquoi ? insista Corbett. Pourquoi Thibault, qu’Ufford avait vu auparavant en train de s’ébattre avec une accorte catin, aurait-il renoncé à ses jeux amoureux, à la chaleur tiède et confortable de son lit, pendant une soirée de réjouissances, pour conduire cette femme dans une cave froide ? Que voulait-il lui montrer ? Un précieux manuscrit qu’elle ne pouvait comprendre ?

— Peut-être fanfaronnait-il ? suggéra Ranulf. Peut-être voulait-il l’impressionner ?

— Mais pourquoi à ce moment-là ? À cet instant précis de ce soir précis ?

Bolingbroke secoua la tête.

— Je l’ignore. Mais c’est vrai, je me suis fait la même réflexion. Vous me l’avez assez souvent demandé, Sir Hugh, et, à présent que les collègues de Thibault arrivent, vous me le demandez derechef. Je ne sais vraiment pas.

Il poussa un soupir d’exaspération.

— Je me suis aussi demandé comment Ufford a été piégé et capturé.

Il prit une profonde inspiration.

— Êtes-vous certain que le manuscrit que nous avons volé était authentique ? Philippe ne nous a-t-il pas simplement tous bernés ?