« En toute chose le libre arbitre est préservé. »
Roger BACON, Opus majus.
La cloche de la chapelle du château tintait, lugubre, quand Corbett, Ranulf et Chanson passèrent dans un grand bruit de sabots sous la herse béante et sur le pont-levis avant de s’évanouir dans le tourbillon de neige. Les prairies et les buissons alentour commençaient à se couvrir d’un blanc manteau. Après avoir réveillé Chanson d’un coup de pied, Ranulf lui avait crié de se chausser et de se rendre aux écuries le plus vite possible. Bien entendu Chanson avait mis des siècles à se lever. Ranulf avait dû lui enfiler ses bottes – même en se trompant de pied –, puis, l’ayant pris au collet pour lui faire descendre l’escalier, l’avait poussé à travers la cour sans tenir compte ni des gémissements de protestation du palefrenier ni des regards curieux que leur avaient jetés les gens qui les croisaient. Corbett patientait à l’écurie, emmitouflé dans sa chape, la tête et le visage dissimulés par son profond capuchon.
— J’ai pensé que je ferais mieux d’attendre, murmura-t-il.
Son écuyer murmura une obscénité entre ses dents et aida Chanson à seller leurs montures. Maintenant qu’ils se trouvaient en rase campagne, la peur envahit Ranulf. Il poussa son cheval à la hauteur de celui de son maître.
— Pourquoi sommes-nous ici, Sir Hugh ?
— Je te l’ai déjà dit, répondit le magistrat d’une voix qui sonnait creux sous son capuchon. Nous serons sous peu fort entravés dans nos mouvements. Je veux savoir où nous nous trouvons.
La peur de Ranulf fit place à une appréhension qui le glaça.
— Que craignez-vous, Sir Hugh ?
— Je suis inquiet, expliqua ce dernier en retenant sa monture et en claquant de la langue quand elle flanella. Pourquoi des pirates flamands rôdent-ils en plein hiver ? Il est vrai qu’on peut larronner sans peine, mais...
Ils chevauchèrent quelques instants en silence, puis Corbett fit pivoter son cheval et fixa la masse sombre de la forteresse. Il tendit la main gauche.
— À environ six miles au nord-est se trouve Wareham, une assez grande ville. Les envoyés français y ont sans doute logé la nuit dernière. Tout autour de nous s’étend une épaisse forêt en forme de croissant ; au sud de Corfe, à peu près à sept ou huit miles encore, il y a la mer. À l’est c’est un estuaire et à l’ouest un autre plus petit. Cette partie du comté est donc presque une île. On l’appelle Purbeck Island.
Il chassa les flocons de son visage.
— Quant au reste, voyons par nous-mêmes.
Ils pénétrèrent sous le couvert, tournèrent à droite en suivant le chemin et passèrent dans un village assoupi sous la neige. Les chaumines paraissaient désertes ; le cri isolé d’un enfant, l’aboiement d’un chien et la volute de fumée noire d’un feu de bois étaient les seuls signes de vie. Ils avancèrent. Corbett, apercevant le clocher de St Pierre-des-Bois, comprit qu’ils suivaient sans doute le sentier emprunté par Rebecca ce matin-là. Ils mirent pied à terre près de la grille du cimetière, attachèrent leurs chevaux et remontèrent l’allée jusqu’au porche construit sur le côté de l’église. La porte était ouverte et ils entrèrent dans la nef froide à l’odeur de moisi. C’était un endroit lugubre, dont le sol pavé était éclairé avec parcimonie par le rayon de lumière qui, de temps à autre, perçait les hautes fenêtres étroites. C’était, néanmoins, un endroit consacré, une chapelle ancienne aux piliers trapus, aux transepts étroits et aux murs chaulés. On avait placé des paniers d’herbes aromatiques au pied de chaque pilier et les prêtres successifs avaient engagé des peintres itinérants pour couvrir les parois de vives peintures, plutôt maladroites, mais dont les rouges, noirs et verts donnaient de la vigueur et de la force à leurs représentations des scènes de moisson et aux images du Christ et de Sa mère.
Le petit sanctuaire n’était pas délimité par un jubé, mais par un simple chancel. Au-delà, sur la gauche, se trouvait une ancienne chapelle de la Vierge ornée d’une statue de bois qui représentait Marie portant l’Enfant et, à droite, dans l’espace qui lui était dédié, saint Pierre sur un socle tenait, d’une main, les clefs du Royaume et de l’autre un filet. Le choeur lui-même était tout simple avec des niches et d’étroites alcôves de chaque côté pour poser les burettes de l’offertoire et les autres vases sacrés. Le maître-autel s’adossait au mur du fond. On y accédait par quelques marches abruptes. À droite de l’autel était suspendue la pyxide d’argent dans son étui eucharistique et, dessous, une chandelle sous une calotte de verre diffusait une lumière rouge. Corbett fit une génuflexion dans sa direction et se signa. Il était fasciné. La plupart des églises sentaient l’encens et la cire, mais celle-ci était différente. Il y flottait une odeur forte et acide qu’il ne pouvait reconnaître.
Le magistrat pénétra dans la sacristie exiguë, une pièce nue aux murs chaulés, meublée d’une grande armoire, de coffres et d’arches et, sous un crucifix noir, d’une table sur laquelle on déployait les vêtements sacerdotaux. Il tourna la clef de la porte latérale, tira les verrous et jeta un coup d’oeil à l’extérieur. Cette partie du domaine de l’église était réservée au prêtre. Au bout se dressait une modeste maison de briques grises à un étage, avec un escalier menant à l’huis principal flanqué de fenêtres bouchées par des planches. La demeure semblait vétusté, mais le toit couvert d’ardoises noires scintillait aux endroits que la neige n’avait pas encore recouverts. Les clôtures treillissées et les monticules de terre firent penser à Corbett que le père Matthew était habile jardinier. Il distingua une statue et se demanda si elle représentait l’un des nombreux saints hommes ou saintes femmes que l’Église avait proclamés patrons des jardins et des carrés d’herbes.
— Que cherchez-vous, Sir Hugh ? s’inquiéta Ranulf.
Corbett regagna la sacristie et s’immobilisa devant le petit passage dans le chancel.
— Je pense aux jouvencelles qui ont été assassinées. Le seul lien entre elles, l’âge et le sexe mis à part, c’est qu’elles se retrouvaient toutes ici. Je me demande si leur mort...
Il ne termina pas sa phrase. Il retourna vers le porche latéral, s’assura que l’huis était bien fermé, et se dirigea vers l’entrée principale en s’arrêtant pour admirer les fonts baptismaux et, peinte sur un proche pilier, l’image de saint Christophe tenant l’Enfant Jésus. Puis il ouvrit la porte et sortit dans une rafale de neige. Il y eut un son semblable à un rapide battement d’ailes et un carreau d’arbalète s’écrasa avec un bruit sec sur la maçonnerie au-dessus de lui. Le magistrat fit promptement demi-tour et claqua la porte dans son dos. Ranulf, sur le qui-vive, tira son épée et Chanson son poignard. Le palefrenier était à présent tout à fait réveillé, mais il clignait des yeux et grommelait.
— Ils savent que nous n’avons pas d’arc. Qui que ce soit, ils n’ont pas l’intention de nous attaquer ! Ce trait avait valeur d’avertissement.
— Envoyé du roi ! cria une voix à travers la porte. Envoyés du roi, nous ne vous voulons pas de mal !
Corbett souleva le loquet, mais Ranulf le poussa de côté, ouvrit l’huis et franchit le seuil avant que son maître puisse l’en empêcher. Chanson l’imita et ils s’immobilisèrent sur la plus haute marche. Une silhouette surgit de derrière une pierre tombale délabrée. Elle était encapuchonnée et la neige couvrait sa tête et ses épaules. Corbett aperçut des chausses trouées, bien que les bottes fussent en bon état. On ne pouvait se tromper sur l’arbalète dont elle était munie. D’autres hommes – au moins une demi-douzaine – apparurent.
L’agresseur encapuchonné s’approcha en baissant son arme.
— Envoyé du roi...
Ranulf, épée tirée, dévala l’escalier.
— Restez où vous êtes ! cria l’homme d’une voix rauque.
Il leva la tête : son visage était dissimulé derrière un masque déchiré.
— Envoyés du roi, quoi qu’on en dise au château, nous ne sommes point coupables de la mort des jouvencelles ; ni de ce que vous pourriez voir dans la forêt.
— Que pourrais-je y voir ? interrogea Corbett en rejoignant Ranulf.
— L’horreur pendue dans les bois, lui fut-il répondu. Nous sommes de pauvres gens, la fange de la terre ; ne l’oubliez pas, nous ne tuons que pour nous nourrir.
L’homme encapuchonné leva la main et les hors-la-loi firent demi-tour et s’enfuirent. Ils escaladèrent le mur du cimetière et disparurent sous les arbres.
Les trois compagnons regardèrent un instant la neige qui tombait dru puis, rassemblant les chevaux, reprirent le chemin de la forteresse. Le jour devenait plus sombre et plus gris au fur et à mesure que la lumière baissait. La tempête s’était calmée, mais avait transformé la campagne en une étendue blanche et silencieuse, soulignant ainsi le noir des arbres et des buissons au-dessus desquels s’élançaient des oiseaux solitaires. Les ajoncs et le fourré craquaient sous la neige qui gouttait et glissait à terre. Ils parvinrent au chemin qui menait au portail principal du château en traversant des collines dénudées. Des torches de poix et des braseros rougeoyaient avec ardeur sur les remparts.
— On dirait un donjon de l’Enfer, maugréa Ranulf bien qu’il eût grand-hâte d’atteindre l’entrée et d’échapper à la solitude glaciale de la campagne.
Ils passèrent à grand bruit sur le pont-levis où Corbett s’arrêta. Il se pencha vers ses compagnons et leur enjoignit de ne piper mot à quiconque de la confrontation du cimetière. Chanson se chargea de leurs montures et Ranulf se dirigea vers l’arrière-cuisine en prétendant qu’il avait encore faim. Le magistrat, lui, regagna sa chambre. Un serviteur attendait devant la porte. Corbett ouvrit l’huis et l’homme s’affaira à allumer les chandelles à éteignoir. Il usa d’un soufflet pour enflammer le brasero et redonna vite de la vigueur au maigre feu dans l’âtre, en déposant de nouvelles bûches sur une couche de charbon parsemée d’herbes qui embaumèrent la pièce d’une odeur printanière.
— Voilà, Monseigneur, déclara l’homme qui transpirait en usant de son soufflet pour ranimer les flammes et embraser le bois. Vous ne tarderez pas à être aussi au chaud qu’un cochon dans sa soue.
L’analogie fit sourire Corbett. Il aida le serviteur jusqu’à ce que tout fût en ordre puis lui donna une piécette et, quand il fut parti, ferma la porte derrière lui. Il ôta ses bottes d’un coup de pied et était sur le point de s’installer devant le feu quand il ouït un faible chant. S’approchant de la fenêtre, il ouvrit le volet et écouta attentivement. Il reconnut le plain-chant qui venait de la chapelle de St Jean-en-les-Murs et, toute fatigue envolée, s’empressa de renfiler ses bottes, quitta sa chambre et dévala l’escalier. Il rencontra son écuyer près de la tour, l’attrapa par le bras et, glissant et dérapant, ils se hâtèrent vers la chapelle du château à travers les ténèbres glacées. Ranulf aurait volontiers protesté, mais savait que c’eût été vain. Comme il l’avait fait observer à Chanson : « S’il est une chose que Maître Longue Figure aime, c’est chanter. »
La chapelle St Jean était un long bâtiment chaulé qui ressemblait à une grange, malgré les peintures qui couvraient les murs et les belles pierres dont était dallé le sol surélevé du choeur. L’autel, en marbre de Purbeck, paraissait rayonner à la lueur des cierges qui l’encadraient. Le père Matthew, assisté du père Andrew, s’affairait à former un choeur avec les membres de la garnison pour répéter les hymnes de l’Avent.
— Eh bien, Sir Hugh, dit-il en faisant signe au magistrat de les rejoindre, vous avez entendu les chants ?
— Par tous les anges, grommela Ranulf, bien sûr qu’il les a entendus !
Corbett fut de suite captivé par la musique et écouta un moment le choeur, dirigé par le père Matthew, entonner le « Puer natus nobis », « Il nous est né un Sauveur ». Le choeur était formé de jeunes garçons et d’hommes mûrs, mais le chant reposait en fait sur les archers gallois dont le magistrat admirait tout particulièrement les voix. Il marquait la mesure du pied en bougeant un peu les doigts comme s’il avait pu saisir l’essence même de l’hymne. Ranulf admit en silence que ce choeur, et surtout les archers, avait de belles voix qui portaient. Au manoir de Leighton, Sir Hugh avait formé son propre choeur avec des serviteurs et des métayers et, quand le cantique fut achevé, Corbett se lança dans une discussion passionnée avec les deux prêtres sur ce qu’ils appelaient « l’arrangement des voix ». Sir Edmund et ses officiers entrèrent en passant et restèrent médusés en voyant le sombre garde du Sceau privé arguer avec véhémence pour déterminer la place de chacun ou pour décider s’il valait mieux chanter en canon ou ensemble. Le coeur de Ranulf s’emballa quand Lady Constance, suivie de ses dames d’honneur, pénétra aussi dans la chapelle à présent encombrée et resplendissante de lumière, le père Matthew ayant allumé des cierges et des lumignons supplémentaires.
Les prêtres finirent par se laisser convaincre et les chanteurs, sous la direction du magistrat, se regroupèrent pour psalmodier l’introït, l’antienne d’introduction à la messe du jour de Noël : « Dominus dixit ad me, hodie genui te », « Le Seigneur m’a dit : Aujourd’hui je t’ai engendré ». Il fallut d’abord en apprendre les paroles aux participants. Corbett traduisit le latin – exercice de longue haleine, mais, comme à Leighton, la cadence musicale les aida à les mémoriser. Après bien de l’agitation, ils se placèrent en trois rangées pour représenter les tons variés. Ranulf, plutôt mal à l’aise sous le regard perçant de Lady Constance, se trouvait au centre. Quand on en eut fini, tout le monde se déclara fort satisfait et on entonna des airs plus populaires, dont l’un des célèbres chants de l’Avent commençant par la lettre O. En jetant un prompt coup d’oeil par-dessus son épaule, Ranulf aperçut son maître qui, les yeux clos, chantait avec ferveur. À la fin Sir Edmund et l’assemblée applaudirent avec enthousiasme. Corbett se retrouva emporté dans un autre ardent débat et Ranulf s’approcha en catimini de Lady Constance. Mais elle, comme si elle avait tout à fait perçu ses intentions, alla tout droit vers lui et s’arrêta, comme l’aurait fait Lady Maeve, la tête un peu inclinée, l’air sérieux, ses beaux yeux brillant d’un lire moqueur.
— Qu’essayez-vous de faire, Maître Ranulf ? murmura-t-elle. Voulez-vous jouer au jeu du berceau avec moi ? Si vous avez quelque chose à dire, alors dites-le ! Ou désirez-vous autre chose ? M’entraîner à l’écart pour me chuchoter les doux mots des trouvères ?
Son regard se fit plus intense.
— Ou viendrez-vous sous ma fenêtre ce soir avec rebec et flûte pour louer le doux satin de ma peau et mes yeux qui... hum...
Elle fit un geste de la main. Ranulf s’empourpra et remercia Dieu en silence que Chanson ne fût pas là.
— Madame, bafouilla-t-il en apercevant son maître qui se dirigeait vers la porte. Madame, certaines tâches m’attendent.
Et, les joues brûlantes, il se précipita derrière Corbett.
— Ranulf !
Il pivota sur ses talons.
— Je voudrais que vous l’ayez fait, lui apprit Lady Constance à voix basse, je voudrais que vous le fassiez.
Ranulf ne put en supporter davantage, mais s’enfuit dans la nuit glacée en murmurant par-devers lui le Deo gratias.
L’esprit du magistrat était encore tout absorbé par les chants.
— Tu comprends, Ranulf, quand le groupe du milieu, là où la voix n’est pas aussi basse que dans la rangée de derrière ou celle de devant, est plus fourni...
Il poursuivit sa démonstration tout en traversant la cour enneigée. Des torches crépitaient dans les rafales et faisaient voler des étincelles, petits éclats de lumière qui grésillaient sur les pavés gelés. Le baile était bruyant : on poussait chariots et brouettes, on rentrait les chevaux aux écuries et le petit peuple du château s’abritait et se préparait en hâte à affronter les ténèbres glacées qui approchaient. Ranulf prit un rapide congé et son maître, songeant encore à la musique du choeur, regagna sa chambre. Il ferma l’huis, se versa un gobelet de vin et s’installa devant l’âtre. Il se rendit compte que Craon serait bientôt là. Il pensa au choeur de Leighton : peut-être devrait-on le diviser en deux et le placer dans des stalles ? Ses pensées revinrent à l’église ensevelie sous la neige et aux silhouettes encapuchonnées et masquées du cimetière. À quoi leur chef faisait-il allusion quand il parlait de l’horreur pendue dans les bois... ?
Ranulf secoua son maître pour le réveiller.
— Les Français sont arrivés ; il faut nous préparer.
Corbett s’éveilla avec peine. Son écuyer s’était déjà changé. Il portait une cotte-hardie bordée d’argent en drap vert de Lincoln sur une chemise de lin et des chausses brun foncé. Il s’était rasé, avait oint ses cheveux, glissé des bagues à ses doigts et bouclé, autour de sa taille, un étroit ceinturon de cuir d’où pendait le fourreau de sa dague.
— Lady Constance te trouvera parfait, plaisanta le magistrat.
Mais Ranulf, peu disposé à aborder ce sujet plus avant, se dirigeait déjà à grands pas vers la porte.
Des serviteurs, lourdement chargés de seaux d’eau bouillante destinée aux cuvettes du lavarium, entrèrent dans la pièce. Quand ils furent sortis, Corbett se dévêtit, se lava et se rasa, passa une tunique de lin propre, des braies et une chemise de batiste. Tout en fredonnant le cantique de l’offertoire du second dimanche de l’Avent, il sortit de son coffre de voyage une cotte-hardie arborant le rouge, le bleu et l’or de la maison royale. Il enfila des chausses noires et de souples bottes de cuir, puis glissa la chaîne d’argent filigranée indiquant son office autour de son cou et la chevalière de la chancellerie privée au majeur de sa main gauche. Ses compagnons arrivèrent alors qu’il se coiffait.
— J’ai fait de mon mieux, proclama Ranulf en désignant le palefrenier, resplendissant dans un justaucorps de laine neuf, les cheveux encore plus hirsutes qu’à l’accoutumée.
Les plaisanteries se poursuivaient encore quand Bolingbroke surgit et se mit à décrire l’arrivée des Français.
— J’ai visité le château, annonça-t-il en s’asseyant sur l’arche, au pied du lit. C’est une vraie garenne pourvue de plus de passages et de ruelles qu’aucun quartier de Londres.
Il jeta un coup d’oeil au magistrat.
— On parle de la promesse que vous avez faite...
— Je sais, je sais, reconnut ce dernier. Je n’aurais point dû.
La cloche du château, signal que les réjouissances allaient sous peu commencer, tinta et Corbett s’interrompit.
Dans le froid mordant, Sir Hugh conduisit son escorte à la salle des Anges. La longue pièce resplendissait à présent de lumière et de couleurs. On avait disposé de la verdure fraîche, des bûches s’entassaient dans la cheminée et de hautes flammes rugissaient dans l’âtre. Des braseros rougeoyaient et des navettes à encens prises dans l’église dispensaient leur fragrance épicée. Dans la galerie, des musiciens jouaient de la flûte et pinçaient les cordes d’une harpe. Sur l’estrade, la haute table était couverte de damas blanc et pichets, gobelets et flacons brillaient de tous leurs feux.
Craon et sa suite se tenaient devant le foyer et sirotaient des coupes de vin chaud. Corbett, un sourire de commande aux lèvres, mais tenant à respecter l’étiquette et le protocole, se dirigea vers eux avec assurance. Il donna l’accolade au Français rouquin à la mine sombre qui, il le savait bien, rêvait de l’occire, échangea l’oscuum pacis, le baiser de paix, avec la bouche qui l’avait maudit et serra les mains impatientes d’être souillées de son sang. Craon, lui aussi, observa les usages. Il recula, bras tendus, et accueillit Corbett en anglo-normand en lui offrant ses voeux de la plus gracieuse des façons. Le rival du magistrat portait aussi une livrée, celle d’une autre maison royale : une cotte-hardie bleu et blanc blasonnée de fleurs de lis d’argent. Ils échangèrent quelques compliments et levèrent leur coupe en l’honneur de leurs maîtres respectifs. Craon arborait un petit sourire satisfait sans chercher à dissimuler la rancoeur qui brillait dans ses yeux. On fit de nouvelles présentations. Ranulf adressa le plus élémentaire des signes de tête à Bogo de Baiocis, l’écuyer de Craon. Corbett présenta Bolingbroke d’un air glacial. Craon saisit la main de ce dernier et la serra avec force.
— Vous avez étudié à Paris, Messire ?
— En effet, Monseigneur, répondit Bolingbroke en anglais – de propos délibéré. Mais certains événements m’ont obligé à interrompre mes études.
Le sourire de Craon s’évanouit et il lâcha la main de son interlocuteur.
— Si vous revenez un jour, je me ferai un devoir de vous distraire. Il y a une très bonne auberge près du quai de la Madeleine.
Preste comme un serpent dans l’herbe, il se retourna tout de suite vers le magistrat.
— Sir Edmund m’a parlé de vos talents de chanteur. J’ai, moi aussi, chanté dans la chapelle royale de Saint-Denis.
Portant la main à sa poitrine, il s’inclina.
— Mon souverain m’a félicité de ma belle voix et ma fille Jehanne aime par-dessus tout m’accompagner dans ce splendide air « Companhon, farai un vers desconvenent ». Le connaissez-vous, Sir Hugh ? Il a été composé par Guillaume, duc d’Aquitaine, quand la Gascogne faisait partie du domaine de France.
Corbett ne put s’empêcher de rire devant l’ostensible insolence de la remarque de son interlocuteur. Celui-ci décida de jouer les innocents.
— Vous vous raillez de moi, Messire ? se gaussa le magistrat.
— L’oserais-je, Sir Hugh ? Ne pensez-vous pas que j’ai une belle voix et une fille tout aussi belle ? La prochaine fois que vous serez à Paris, il faut que je vous invite en ma demeure.
Son sourire s’élargit.
— Je vous assure que c’est loin, bien loin, du quai de la Madeleine.
Corbett cacha sa surprise. Il avait toujours considéré Craon comme un coquin baignant dans la ruse, la duplicité, et n’ayant ni famille ni passion. L’air moqueur de Ranulf laissait entendre que peut-être lui et son adversaire français avaient davantage en commun qu’il ne voulait l’admettre.
— Et vos compagnons ? s’enquit le magistrat.
Craon s’empressa d’introduire les quatre professeurs : Étienne Destaples, un maître de théologie de haute taille et décharné ; Jean Vervins, maigre et efflanqué, avec la figure lugubre de qui médite beaucoup, mais parle peu, était, comme Destaples, sec de peau et de ton. Les yeux las, nerveux, il devisait à voix basse avec Destaples et jetait alentour des coups d’oeil dédaigneux. Pierre Sanson, professeur de métaphysique, était plus affable et un sourire perpétuel fendait son petit visage replet. Il était, comme les autres, vêtu de noir et portait, sur les épaules, un épais pelisson bordé de fourrure. Le dernier présenté fut Louis Crotoy, petit homme à l’air aristocratique, yeux bleus perçants étirés vers les tempes et chevelure de neige. Contrairement à ses confrères, il prit Sir Hugh par la main et l’attira vers lui pour lui donner le baiser de paix. Corbett sentit le parfum cher à Crotoy. L’odeur le ramena des années en arrière, aux sombres salles de classe poussiéreuses des collèges d’Oxford.
— Je suis heureux de vous revoir, Sir Hugh ; un peu plus âgé, certes, mais juste un peu.
Il recula comme Craon s’interposait entre eux.
— Si je comprends bien, vous vous connaissez depuis longtemps ?
— C’est un grand honneur pour moi, répliqua Corbett. Quand on a entendu Maître Louis une fois, on ne l’oublie plus. Il donnait des conférences en logique à Oxford.
— Sir Hugh était mon élève préféré, répondit Crotoy. Non à cause de son sens de la logique, mais parce que je n’ai onc rencontré homme qui prenne les choses avec autant de sérieux.
Des rires accueillirent sa réflexion.
— Et voilà, reprit Crotoy, qu’on a besoin de ce sérieux.
Il parlait dans un anglo-normand rapide et, à ses regards, le magistrat comprit que ce vieil ami, ce professeur à la pensée aiguisée et à la parole percutante, désirait s’entretenir avec lui seul à seul.
Sir Edmund claqua des mains et ordonna aux serviteurs de remplir derechef les coupes et de distribuer de tendres tranches de pain épicé. La conversation dériva sur le temps, les horreurs de la traversée et l’histoire de la forteresse. Corbett tenta d’engager une conversation avec Crotoy mais chaque fois que le Français s’approchait, Craon ou l’un des autres apparaissait à ses côtés. Le magistrat tira Sir Edmund par la manche et lui chuchota quelques mots à propos des places à table. Le gouverneur acquiesça et promit de faire ce qu’il pourrait.
Quand une trompette sonna dans la galerie des musiciens pour annoncer que l’entrée allait être servie, Corbett se retrouva à gauche du gouverneur, Craon étant à la droite de ce dernier, mais, le plus important, c’est que Louis Crotoy était assis entre le magistrat et Ranulf. Les gobelets furent remplis de vin, des compliments furent échangés et le premier service commença : saumon grillé dans une sauce au vin et aux oignons, puis chapon épicé et poulet à la crème et au cumin. La boisson circulant sans compter, les visages s’empourpraient et les voix se faisaient plus fortes. La suite de Craon se détendit, le chef des envoyés français admettant tacitement qu’il ne pouvait guère interférer entre Sir Hugh et son vieux maître.
— Vous font-ils confiance ? interrogea le magistrat.
— Bien sûr, répondit Louis. Ils sont juste curieux, ajouta-t-il en donnant une petite tape sur la main de son voisin. Craon a fréquenté les collèges de Cambridge, Destaples a enseigné dans tout ce royaume et dans les universités de Lombardie. Le savoir n’a pas de frontière, Sir Hugh. Et vous, comment vous portez-vous ?
Ils bavardèrent quelques instants de sujets personnels. Corbett finit par repousser son écuelle d’argent.
— Frère Roger Bacon ?
— Je ne sais vraiment pas, Sir Hugh, si c’était un fol ou un génie.
— Avez-vous traduit Le Secret des secrets ?
— Bien sûr que non, mais le bruit court que Maître Thibault avait commencé, murmura Crotoy. Vous avez ouï les nouvelles, n’est-ce pas, Sir Hugh ? continua-t-il d’un air impassible. Il a donné une grande fête, une soirée de réjouissance, mais il y a eu un terrible accident. On prétend que des larrons ont tenté de dévaliser sa cave et, par hasard ou exprès, ont allumé un incendie qui a gagné toute la maison. Les hôtes ont eu la vie sauve, y compris moi, mais les hommes du roi qui ont été chargés d’enquêter affirment que dans la cave ils ont découvert trois corps, ou ce qu’il en restait : les dépouilles de Maître Thibault, d’une jeune femme qu’il courtisait et d’une autre personne, un étranger. Quelle soirée troublée ! Ils disent que l’un des voleurs, un clerc nommé Walter Ufford, était anglais. Je l’ai vu au festin, ce soir-là, en compagnie d’un homme qui ressemblait beaucoup à Bolingbroke, votre compagnon.
Le magistrat jeta un coup d’oeil à ce dernier, plongé dans une conversation avec Destaples. Il entendit évoquer la logique du célèbre théologien Abélard qui, dans son ouvrage Sic et Non, se raillait de ses collègues et de leur usage abusif des Saintes Écritures.
— Je ne crois pas que William se soit trouvé là-bas, observa Corbett en tournant la tête, mais s’il y était, et cela reste à prouver, je ferais des recherches plus approfondies.
Crotoy eut un petit rire.
— Et peut-être devriez-vous lui demander s’il a mis la main sur le trésor de Maître Thibault, sa copie du Secret des secrets. Notre souverain était furieux.
— À quel sujet ? questionna le magistrat. À cause du trépas de Maître Thibault ou du vol du manuscrit ?
— Bien des choses, répondit Crotoy d’une voix qui s’élevait à peine au-dessus du murmure, courroucent notre roi. Il est en colère contre moi et d’autres membres de l’université. Il s’est entouré de flatteurs, d’hommes comme Pierre Dubois, des sycophantes qui lui rappellent l’antique adage des juristes romains : « La volonté du prince a force de loi. » En vieillissant, Philippe supporte mal l’opposition.
— Qu’en est-il de l’intérêt qu’il porte aux théories de frère Bacon ?
— Si elles passionnent votre roi, il en va de même pour le nôtre. Il est indubitable que notre savant franciscain était un puits de science, mais c’est à nous de décider si cela vaut un sol.
— Thibault avait-il déchiffré le code ? interrogea Corbett. Puisque nous nous rencontrons, nous devons partager ce renseignement.
— Je le crois, ou du moins je crois qu’il avait commencé. Et à présent moi et mes compagnons devons achever la tâche pour gagner les bonnes grâces de notre maître. J’ai travaillé moult années sur les codes, Sir Hugh, sur les écrits de Polybe et d’autres Anciens, mais la clef dont Bacon usait pour dissimuler ses connaissances est la plus complexe que j’aie jamais vue.
— Et pourquoi, continua Corbett, a-t-on retrouvé Maître Thibault dans sa cave la nuit où il est mort ?
— C’est là que se trouvait sa chambre forte, expliqua Crotoy. J’étais dans la grand-salle, chez lui, ce soir-là. Je m’étais retiré. Les invités avaient trop bu et plus le temps passait, plus les filles de joie se laissaient aller. Je me trouvais près de l’huis quand Maître Thibault est arrivé. Je lui ai suggéré de se joindre à nous, mais il a refusé. La jouvencelle qui l’accompagnait, une ravissante catin, vraiment très belle, a aussi élevé des objections.
— Des objections ! s’exclama le magistrat.
Crotoy, d’un signe de la main, pria Corbett de baisser la voix.
— Oui, des objections. Elle a dit qu’il faisait froid et qu’elle ne voulait point descendre dans une cave glacée. « Tu me l’as pourtant demandé », a rétorqué Maître Thibault. Ils sont sortis et peu après des serviteurs ont annoncé que de la fumée et des flammes montaient du sous-sol.
Crotoy haussa les épaules.
— Et voilà que Ranulf...
Il se détourna en hâte, laissant le garde du Sceau privé à ses pensées. Sir Edmund était à présent plongé dans une conversation animée avec Craon. Il décrivait les fortifications du château de Corfe et les travaux qui devaient commencer dès que le printemps s’annoncerait. Corbett réfléchissait, le regard perdu dans sa coupe. Il avait prévenu Édouard que cette réunion à Corfe était fort périlleuse. Philippe et Craon tramaient quelque méfait, mais lequel exactement ? Et bien qu’il eût pressé Édouard de questions, ce dernier n’avait pas révélé les raisons du profond intérêt qu’il portait aux écrits de Roger Bacon.
Le magistrat parcourut la table du regard en scrutant les divers convives. Selon Bolingbroke qui, le visage cramoisi, débattait encore avec Destaples, il y avait eu à l’université de la Sorbonne un espion disposé à vendre l’exemplaire du Secret des secrets possédé par maître Thibault. Il l’avait, apparemment, fait contre espèces sonnantes et trébuchantes. Ce même individu n’avait-il été qu’une dupe, le moyen de piéger Ufford et Bolingbroke ? Mais, là encore, Craon aurait pu envoyer ses hommes dans la cave pour les y appréhender. Et pourquoi Maître Thibault était-il descendu ? D’après Crotoy, il semblait qu’il avait eu l’intention d’y rencontrer quelqu’un. Thibault était-il l’espion ? Et pour quelle raison Craon avait-il permis que la copie du Secret des secrets soit volée en premier lieu ? Ce manuscrit renfermait-il quelque chose de très dangereux ? Était-ce la raison de la rencontre à Corfe ?
Le magistrat porta sa coupe à ses lèvres, mais se reprit. Il devait garder l’esprit clair. Se rencognant dans sa chaire et serrant son gobelet, il sourit in petto. La logique ne pouvait reposer que sur ce qui arrivait, non sur ce qui pourrait arriver, comme le lui avait enseigné Crotoy. Il devrait donc attendre...
Alusia, la fille de Gilbert, se souvenait du choc qu’elle avait éprouvé en découvrant le corps de Rebecca. Elle s’était agenouillée près de lui sur le froid chemin pavé et avait ouï des cris stridents. À l’approche du père Matthew seulement, elle avait compris que c’était elle qui produisait ce terrible bruit. Le prêtre l’avait relevée en la serrant dans ses bras robustes puis lui avait caressé les cheveux pour tenter de la calmer. Il lui avait dit de rester près de la dépouille pendant qu’il courait à l’église chercher la charrette à bras. Elle l’avait aidé à y poser le cadavre de la pauvre Rebecca et à le couvrir de la toile tachée que le père Matthew avait rapportée. Une fois au château, Alusia avait été réconfortée par ses parents. Ils lui avaient fait boire une coupe de posset chaud venant des cuisines et son père s’était précipité chez Maîtresse Feyner pour quérir quelques grains de valériane qui lui permettraient de sommeiller.
Alusia avait dormi longtemps et profondément et ce n’est qu’en se réveillant qu’elle avait pour de bon pris conscience du spectacle horrible qu’elle avait vu ce jour-là. Sir Edmund et le père Matthew étaient venus l’interroger, mais, encore sous l’effet du vin drogué, elle avait l’esprit confus. Elle avait expliqué qu’elle et son amie Rebecca avaient décidé de se retrouver près de la grille du cimetière afin de déposer des rameaux verts sur la tombe de Marion. Après tout, c’était la fête de sa sainte patronne et elles voulaient faire quelque chose pour marquer la mort de leur amie. Alusia avait décrit l’église et la forêt enneigée ; tout était calme. Elle se souvenait même des croassements des corbeaux et des corneilles.
— Mais, avaient insisté Sir Edmund et le père Matthew avec douceur, as-tu vu quelque chose ?
Alusia avait fait un signe de dénégation et évoqué le silence, la neige et la malheureuse Rebecca jetée comme un ballot de chiffon sur le chemin.
— As-tu aperçu quelque chose d’étrange ?
Alusia avait à nouveau fait signe que non. Elle ne se souvenait de rien, et pourtant, à présent qu’elle était plus réveillée et reposée, certains souvenirs commençaient à lui revenir. C’était comme quand elle s’était éveillée après la dernière Saint-Jean où elle s’était enivrée de cidre et avait dansé avec les autres sur la pelouse du château. Au début elle avait tout oublié, mais ensuite les souvenirs avaient afflué : elle avait embrassé ce garçon et cet autre et, beaucoup plus important, Martin, ce beau soldat qui la regardait de loin et avait retenu son attention. Il l’avait tenue serrée pendant que les danseurs tourbillonnaient et que l’air résonnait de la musique endiablée des tambours, des rebecs et des flûtes. C’était pareil à présent. Ses parents lui avaient narré ce qu’on avait fait du corps de Rebecca qui gisait, froid et rigide, dans le dépositaire près de l’église de château, la façon dont le père Matthew avait ramené à Corfe le cadavre et elle-même et comment il avait oint la dépouille...
Alusia, assise dans le lit de ses parents à l’étage de la petite maison bâtie contre le mur de la forteresse, essayait de toutes ses forces de se souvenir. Sir Edmund avait dit que l’envoyé du roi à qui rien n’échappait viendrait peut-être la questionner. Que pourrait-elle alors lui répondre ? Et pourtant les souvenirs étaient bien là. Elle était certaine d’avoir entrevu quelqu’un, juste une minute, près de la grille. Et que faisait le père Matthew sur le chemin ? Alusia se remémora que le père Andrew, à peu près à la même époque l’année d’avant, avait été appelé pour administrer les derniers sacrements à une sentinelle qui avait glissé du chemin de ronde et s’était tuée. Il s’était agenouillé et avait murmuré l’absolution à l’oreille du défunt. Pourquoi le père Matthew n’avait-il pas agi ainsi auprès de Rebecca ? Ce même père Matthew ne leur avait-il pas appris que l’âme ne quitte jamais le corps sur-le-champ et qu’on pouvait encore donner l’absolution et appliquer les saintes huiles des heures après le trépas ?
Alusia resta couchée, au chaud et à l’abri, jusqu’à ce qu’on l’appelle pour le souper. Puis elle alla rejoindre les autres jeunes filles rassemblées autour d’un grand feu de joie dans le baile du château. Un moment agréable où partager chaleur, bavardages et goulées d’un pichet de godale réchauffée par des braises et épicée de muscade râpée. Martin l’avait observée et elle, audacieuse, lui avait rendu ses regards. La terreur qu’elle avait ressentie le matin précédent l’avait rendue plus courageuse, comme si elle avait compris que la vie était fugace. Elle avait accepté de le retrouver à l’endroit habituel, à l’autre bout de la cour intérieure, et elle tenait toujours ses promesses.
Elle avait apporté un lumignon pris dans la besace de son père et, bien que le froid soit mordant, elle se tenait à présent dans le couloir désert et éboulé qui conduisait aux anciennes réserves, désaffectées, car les murs s’écroulaient. Depuis qu’il faisait froid, Martin et elle s’y retrouvaient souvent. L’endroit était sombre, sûr et tranquille, et ses parents la croiraient avec les autres jouvencelles. Elle espérait seulement que Martin apporterait le chauffe-main de bronze, cadeau de son frère aîné qui l’avait gagné dans un jeu d’adresse à un chaudronnier ambulant. Le récipient avait un couvercle et une poignée et, une fois plein de tisons ou de charbons ardents, était fort utile pour garder les mains chaudes par les glaciales nuits sombres comme celle-ci.
Alusia entendit du bruit et, soufflant la chandelle, s’enfonça plus avant dans la cave. Quelqu’un descendait l’escalier d’un pas léger.
— Alusia ! Alusia ! chuchota une voix douce.
La bachelette, pressée de rencontrer son amoureux, sortait déjà des ténèbres quand elle comprit son erreur. C’était trop tard. Elle aperçut une silhouette noire qui empêchait la lumière d’entrer. Elle ouït un « crick » et un « click ». Le carreau la frappa en haut de la poitrine et la renvoya s’affaisser dans l’ombre.