PROLOGUE

« S’étendent donc sous nos yeux les régions remarquables
de l’Europe du Nord. »

Roger BACON, Opus majus.

Château royal de Poissy, fête de saint Barnabé, apôtre, juin 1303

Au château de Poissy, Philippe IV de France, surnommé « le Bel », était agenouillé dans la petite chapelle royale donnant sur la fontaine de la cour. Il aimait cet oratoire exigu, son ravissant dallage de losanges noirs, blancs et rouges, son prie-Dieu de chêne rembourré, ses splendides tapisseries dépeignant les exploits de son célèbre prédécesseur, le Capétien Louis IX, devenu saint Louis par la grâce de l’Église universelle. Philippe se tenait devant une statue de son glorieux ancêtre et, levant les yeux sur la sainte face, l’observait avec attention. Il faudrait qu’il s’entretienne avec le sculpteur. Il voulait que le visage de Louis ressemble au sien ; il n’y avait point là blasphème : Philippe n’était-il pas l’un de ses descendants directs ? Le même sang sacré des Capétiens ne coulait-il pas dans leurs veines ?

Le roi était donc agenouillé, immobile. Malgré la chaleur, il portait sur les épaules une pelisse bleue brodée de fleurs de lis d’or. Ses cheveux blond cendré, séparés au milieu par une raie, lui cachaient les oreilles. Sa moustache et sa barbe, de la même couleur, étaient taillées avec soin. Ses yeux bleu clair, dont maints de ses sujets redoutaient le regard, se posaient de-ci de-là, distraits par les flammes des innombrables lumignons et chandelles qui entouraient la statue. Le mémorial de saint Louis se dressait à gauche du maître-autel dans la chapelle construite selon les instructions précises de Philippe. C’était là que le souverain avait l’habitude de se retirer pour remercier Dieu, qu’il considérait comme un pair, et pour parler à son saint ancêtre, qu’il estimait être son envoyé à la cour céleste.

Il joignit les mains, doigts tendus vers le ciel. Il était si reconnaissant envers saint Louis ! Renonçant à son attitude en général glacée, il se pencha et baisa le socle de la statue. Il avait fait bien des rêves et voilà que ces rêves, grâce à l’intercession de saint Louis, étaient sur le point de devenir réalité. Il avait marié ses fils aux filles des trois puissants ducs de son royaume, s’assurant ainsi que des provinces – la Bourgogne, par exemple – passeraient sans conteste sous la férule capétienne. Le seul obstacle avait été, au sud-ouest, le duché de Gascogne aux fertiles vignes, détenu par Édouard d’Angleterre. Philippe sourit dans sa barbe, car là aussi la situation changeait. Profitant des difficultés que rencontrait Édouard dans sa campagne contre les Écossais, il l’avait menacé de guerre ouverte. Oh, quel plaisir de savourer le succès ! Le mois dernier, par le traité de Paris, Édouard d’Angleterre avait été obligé de reconnaître qu’en ce qui concernait la Gascogne, Philippe de France était son suzerain. Il avait aussi solennellement juré que le prince de Galles épouserait la fille unique de Philippe, encore une enfant, la princesse Isabelle, aux yeux bleu ciel et aux cheveux d’or, tout le portrait de son père.

Philippe, radieux, contempla le visage de son aïeul. « Un jour, murmura-t-il, mon petit-fils ceindra la couronne du Confesseur, ma fille sera reine d’Angleterre et son puîné duc de Gascogne ! » Le roi ne se tenait plus de joie : il avait mené à bien ce que le grand saint avait entrepris ; il rendrait à la France des frontières naturelles, la haute chaîne de montagnes au sud et les mers indomptées au nord et à l’ouest. Les Pays-Bas deviendraient ses obligés et le pouvoir de la France se ferait sentir à l’est jusqu’au Rhin. Le sourire de Philippe s’évanouit quand un bruit de toux retentit derrière lui. Il se signa avec lenteur et se releva non sans élégance de son prie-Dieu. Prenant les gants de soie glissés sous sa ceinture, il les enfila tout en fixant Monsieur Amaury de Craon, Gardien des secrets royaux.

L’air dur du souverain inquiéta ce dernier.

— Votre Majesté désirait me voir ? s’enquit-il.

Philippe sourit et, s’approchant à grands pas, prit à deux mains la tête de Craon et la serra sans ménagement.

— Amaury, Amaury, nous devons débattre de quelques sujets, Amaury.

Il conduisit Craon le roux, conseiller des plus insaisissables, vers un petit banc placé au milieu de la chapelle dans une alcôve étroite où il rencontrait d’ordinaire son confesseur pour lui chuchoter ses péchés et recevoir l’absolution. Il n’estimait pourtant pas en avoir besoin ; après tout, Dieu lui aussi était roi et il comprendrait. En tout cas, c’était un endroit parfait pour se retrouver et comploter : nulle oreille indiscrète ne pouvait traîner dans les parages et aucun espion ne pouvait prendre des notes.

Le roi s’assit en déployant pelisse et tunique autour de lui et, d’un geste, fit signe à Craon de s’installer à ses côtés.

— Eh bien, Amaury, j’ai lu votre document.

Il joua avec les glands rouges de ses gants de soie.

— Vous avez insisté, dit-il à voix basse, pour que j’aborde deux questions.

— La première, Sire, est Sir Hugh Corbett.

— Représente-t-il une difficulté, Amaury, ou est-ce dû à la haine que vous lui portez ?

Craon s’inclina imperceptiblement.

— Monseigneur, vous êtes toujours aussi perspicace. Je hais Corbett pour ce qu’il représente, pour ce qu’il dirige, cette Chancellerie secrète et sa légion d’espions.

— C’est vrai, c’est vrai, admit Philippe.

— Et la seconde, c’est l’université de la Sorbonne.

Craon baissa la tête, mais le long soupir que poussa son maître lui indiqua qu’il avait visé juste.

— Les juristes ! siffla le roi. Ces hommes sortis du ruisseau qui estiment que ma volonté n’a pas force de loi !

— Sire, nous pouvons prendre des mesures.

Philippe se pencha davantage, comme un prêtre écoutant un pénitent et, dans cette maison de Dieu, le roi de France et son chef des espions se mirent à tisser leur sanglante toile d’araignée pour attirer Édouard d’Angleterre au plus profond de leur bourbier.