Il pose une feuille blanche sur la table devant lui et trace ces mots avec son stylo. Cela fut. Ce ne sera jamais plus.

 

 

Plus tard dans la journée, il revient dans sa chambre. Il prend une nouvelle feuille de papier et la pose sur la table devant lui. Il écrit jusqu’à ce que la page entière soit couverte de mots. Plus tard encore, quand il se relit, il a du mal à les déchiffrer. Ceux qu’il arrive à comprendre ne semblent pas dire ce qu’il croyait exprimer. Alors il sort pour dîner.

 

 

Ce soir-là, il se dit que demain est un autre jour. Dans sa tête commence à résonner la clameur de mots nouveaux, mais il ne les transcrit pas. Il décide de s’appeler A. Il va et vient entre la table et la fenêtre. Il allume la radio, puis l’éteint. Il fume une cigarette.

Puis il écrit. Cela fut. Ce ne sera jamais plus.

Veille de Noël, 1979. Sa vie ne semblait plus se dérouler dans le présent. Quand il ouvrait la radio pour écouter les nouvelles du monde, il se surprenait à les entendre comme les descriptions d’événements survenus depuis longtemps. Cette actualité dans laquelle il se trouvait, il avait l’impression de l’observer depuis le futur, et ce présent-passé était si dépassé que même les atrocités du jour, qui normalement l’auraient rempli d’indignation, lui paraissaient lointaines, comme si cette voix sur les ondes avait lu la chronique d’une civilisation perdue. Plus tard, à un moment de plus grande lucidité, il nommerait cette sensation la “nostalgie du présent”.

 

 

Poursuivre avec une description détaillée des systèmes classiques de mémorisation, assortie de cartes, de diagrammes et de dessins symboliques. Raymond Lull, par exemple, ou Robert Fludd, sans parler de Giordano Bruno, le fameux philosophe mort sur le bûcher en 1600. Lieux et images comme catalyseurs du souvenir d’autres lieux et d’autres images : objets, événements, vestiges enfouis de notre propre vie. Mnémotechnique. Poursuivre avec cette idée de Bruno, que la structure de la pensée humaine correspond à celle de la nature. Et conclure, par conséquent, que toute chose est, en un sens, reliée à toutes les autres.

En même temps, comme en parallèle à ce qui précède, un bref discours sur la chambre. Par exemple l’image d’un homme seul, assis dans une pièce. Comme dans Pascal : “Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer au repos dans une chambre.” dans la phrase : “Il a écrit le Livre de la mémoire dans cette chambre.”

 

 

Le Livre de la mémoire. Livre un.

Veille de Noël, 1979. Il est à New York, seul dans sa petite chambre au 6, Varick Street. Comme beaucoup d’immeubles du voisinage, celui-ci n’était à l’origine qu’un lieu de travail. Des traces de cette vie antérieure subsistent partout autour de lui : réseaux de mystérieuses tuyauteries, plafonds de tôle couverts de suie, radiateurs chuintants. Quand il pose les yeux sur le panneau de verre dépoli de la porte, il peut lire, à l’envers, ces lettres tracées avec maladresse : R. M. Pooley, électricien agréé. Il n’a jamais été prévu que des gens habitent ici. Cet endroit était destiné à des machines, à des crachoirs et à de la sueur.

Il ne peut pas appeler cela sa maison, mais depuis neuf mois c’est tout ce qu’il a. Quelques douzaines de livres, un matelas sur le sol, une table, trois chaises, un réchaud et un évier corrodé où ne coule que de l’eau froide. Les toilettes sont au bout du couloir, mais il ne les utilise que quand il doit chier. Il pisse dans l’évier. Depuis trois jours l’ascenseur est en panne et il hésite maintenant à sortir. Ce n’est pas que les dix volées d’escalier à grimper au retour lui fassent peur, mais il trouve déprimant de se donner tant de mal pour se retrouver dans cet endroit sinistre. S’il reste dans sa chambre pendant un laps de temps suffisant, il réussit généralement à la remplir de ses pensées, ce qui lui donne l’illusion d’en dissiper l’atmosphère lugubre, ou lui permet d’en avoir moins conscience. Chaque fois qu’il sort, il emporte ses pensées et, en son absence, la pièce se débarrasse progressivement des efforts qu’il avait fournis pour l’habiter. Quand il rentre, tout le processus est à recommencer et cela demande du travail, un vrai travail spirituel. Compte tenu de sa condition physique après cette ascension (les poumons tels des soufflets de forge, les jambes aussi raides et lourdes que des troncs d’arbre), il lui faut d’autant plus longtemps pour engager cette lutte intérieure. Dans l’intervalle, dans ce néant qui sépare l’instant où il ouvre la porte de celui où commence sa reconquête du vide, son esprit se débat en une panique sans nom. C’est comme s’il était obligé d’assister à sa propre disparition, comme si, en franchissant le seuil de cette chambre, il pénétrait dans une autre dimension, comme s’il s’installait à l’intérieur d’un trou noir.

Au-dessus de lui des nuages sombres passent devant la lucarne tachée de goudron et dérivent dans le soir de Manhattan. Au-dessous de lui, il entend la circulation qui se précipite vers le Holland Tunnel : des flots de voitures rentrent ce soir dans le New Jersey pour la veillée de Noël. Aucun bruit dans la chambre à côté. Les frères Pomponio, qui arrivent là tous les matins pour fabriquer, en fumant leurs cigares, des lettres en plastique destinées aux étalages – une entreprise qu’ils font tourner à raison de douze ou quatorze heures de travail par jour – sont probablement chez eux en train de se préparer au repas de réveillon. Tant mieux. Depuis quelque temps l’un d’eux passe la nuit dans son atelier et ses ronflements empêchent inexorablement A. de dormir. Il couche tout près de A., juste de l’autre côté de la cloison qui sépare leurs deux chambres, et, au fil des heures, A., allongé sur son lit, le regard perdu dans l’obscurité, essaie d’accorder le rythme de ses pensées au flux et au reflux des rêves adénoïdes et agités de son voisin. Les ronflements enflent progressivement et, à l’acmé de chaque cycle, deviennent longs, aigus, presque hystériques, comme si le ronfleur devait, la nuit venue, imiter le bruit de la machine qui le retient captif dans la journée. Pour une fois A. peut compter sur un sommeil calme et ininterrompu. Même la venue du père Noël ne le dérangera pas.

Solstice d’hiver : la période la plus sombre de l’année. À peine éveillé le matin, il sent que déjà le jour commence à lui échapper. Il n’a pas une lumière où s’engager, aucun sens du temps qui passe. Il a plutôt une sensation de portes qui se ferment, de serrures verrouillées. Une saison hermétique, un long repliement sur soi-même. Le monde extérieur, le monde tangible de la matière et des corps semble n’être plus qu’une émanation de son esprit. Il se sent glisser à travers les événements, rôder comme un fantôme autour de sa propre présence, comme s’il vivait quelque part à côté de lui-même – pas réellement ici, mais pas ailleurs non plus. Il formule quelque part en marge d’une pensée : Une obscurité dans les os ; noter ceci.

Dans la journée, les radiateurs chauffent au maximum. Même maintenant, en plein cœur de l’hiver, il est obligé de laisser la fenêtre ouverte. Mais pendant la nuit il n’y a pas de chauffage du tout. Il dort tout habillé, avec deux ou trois chandails, emmitouflé dans un sac de couchage. Pendant les week-ends, le chauffage est coupé complètement, jour et nuit, et il lui est arrivé ces derniers temps, quand il essayait d’écrire, assis à sa table, de ne plus sentir le stylo entre ses doigts. Ce manque de confort, en soi, ne le dérange pas. Mais il a pour effet de le déséquilibrer, de le forcer à se maintenir en état permanent de vigilance. En dépit des apparences, cette chambre n’est pas un refuge. Il n’y a rien ici d’accueillant, aucun espoir d’une vacance du corps, où il pourrait se laisser séduire par les charmes de l’oubli. Ces quatre murs ne recèlent que les signes de sa propre inquiétude et pour trouver dans cet environnement un minimum de paix il lui faut s’enfoncer en lui-même de plus en plus profondément. Mais plus il s’enfoncera, moins il restera à pénétrer. Ceci lui paraît incontestable. Tôt ou tard, il va se consumer.

Quand le soir tombe, l’intensité électrique diminue de moitié, puis remonte, puis redescend, sans raison apparente. Comme si l’éclairage se trouvait sous le contrôle de quelque divinité fantasque. La Consolidated Edison tient aucun compte de cet endroit et personne ici n’a jamais dû payer le courant. De même, la compagnie du téléphone a refusé de reconnaître l’existence de A. Installé depuis neuf mois, l’appareil fonctionne sans problème ; mais jusqu’à présent A. n’a pas reçu de facture. Quand il a appelé l’autre jour pour régulariser la situation, on lui a soutenu qu’on n’avait jamais entendu parler de lui. Pour une raison ou une autre il a réussi à échapper aux griffes de l’ordinateur, et ses appels ne sont jamais comptabilisés. Son nom ne figure pas dans les livres. Il pourrait s’il en avait envie occuper ses moments perdus à téléphoner gratuitement aux quatre coins du monde. Mais en fait il n’a envie de parler à personne. Ni en Californie, ni à Paris, ni en Chine. L’univers s’est rétréci pour lui aux dimensions de cette chambre et, pendant tout le temps qu’il lui faudra pour comprendre cela, il doit rester où il est. Une seule chose est certaine : il ne peut être nulle part tant qu’il ne se trouve pas ici. Et s’il n’arrive pas à découvrir cet endroit, il serait absurde de penser à en chercher un autre.

 

 

La vie à l’intérieur de la baleine. Un commentaire sur Jonas, et la signification du refus de parler.

Texte parallèle : Geppetto dans le ventre du requin (une baleine dans la version de Disney) et l’histoire de sa délivrance par Pinocchio. Est-il vrai qu’on doit plonger dans les profondeurs de la mer pour sauver son père avant de devenir un vrai garçon ?

Première exposition de ces thèmes. Épisodes ultérieurs à suivre.

 

 

Ensuite, le naufrage. Crusoé sur son île. “Ce jeune homme pourrait vivre heureux, s’il voulait rester chez lui, mais s’il part à l’étranger il sera le plus malheureux du monde.” Conscience solitaire. Ou, comme le dit George Oppen, “le naufrage du singulier”.

Se figurer les vagues tout autour, l’eau aussi illimitée que l’air, et derrière lui la chaleur de la jungle. “Me voici séparé de l’humanité, solitaire, proscrit de la société humaine.”

Et Vendredi ? Non, pas encore. Il n’y a pas de Vendredi, du moins pas ici. Tout ce qui arrive est antérieur à ce moment-là. Ou bien : les vagues auront effacé les traces de pieds.

 

Premier commentaire sur la nature du hasard.

Voici le point de départ. Un de ses amis lui raconte une histoire. Plusieurs années passent, et un beau jour il se trouve y penser à nouveau. Le point de départ n’est pas cette histoire. C’est plutôt le fait de s’en être souvenu, par lequel il prend conscience que quelque chose est en train de lui arriver. Car cette anecdote ne lui serait pas revenue à l’esprit si la cause même du réveil de sa mémoire ne s’était déjà fait sentir. Sans le savoir, il a fouillé dans les profondeurs de souvenirs presque disparus, et maintenant que l’un d’eux remonte à la surface, il ne pourrait évaluer le temps pendant lequel il a fallu creuser.

Pendant la guerre, pour échapper aux nazis, le père de M. s’était caché pendant plusieurs mois à Paris dans une chambre de bonne. Il avait finalement réussi à partir et à atteindre l’Amérique, où il avait commencé une vie nouvelle. Des années s’étaient écoulées, plus de vingt années. M. était né, avait grandi, et s’en allait maintenant étudier à Paris. Une fois là, il passait quelques semaines difficiles à chercher un logement. Au moment précis où, découragé, il allait y renoncer, il se trouvait une petite chambre de bonne. Aussitôt installé, il écrivait à son père pour lui annoncer la bonne nouvelle. Environ une semaine plus tard arrivait la réponse : Ton adresse, écrivait le père de M., est celle de l’immeuble où je me suis caché pendant la guerre. Suivait une description détaillée de la chambre. C’était celle-là même que son fils venait de louer.

 

 

Le point de départ est donc cette chambre. Et puis cette autre chambre. Et au-delà, il y a le père, il y a le fils, et il y a la guerre. Parler de la peur, rappeler que l’homme qui se cachait dans cette mansarde était juif. Noter aussi que cela se passait à Pans, une ville d’où A. revenait à peine (le 15 décembre) et où il avait jadis vécu toute une année dans une chambre de bonne – il y avait écrit son premier recueil de poèmes et son propre père, à l’occasion de son unique voyage en Europe, y était un jour venu le voir. Se souvenir de la mort de son père. Et au-delà de tout cela, comprendre – c’est le plus important – que l’histoire de M. ne signifie rien.

Il s’agit bien, néanmoins, du point de départ. Le premier mot n’apparaît qu’au moment où plus rien ne peut être expliqué, à un point de l’expérience qui dépasse l’entendement. On est réduit à ne rien dire. Ou alors, à se dire : Voici ce qui me hante. Et se rendre compte, presque dans le même souffle, que soi-même on hante cela.

 

 

Il pose une feuille blanche sur la table devant lui et trace ces mots avec son stylo. Épigraphe possible pour le Livre de la mémoire.

Ensuite il ouvre un livre de Wallace Stevens (Opus Posthumous) et en copie la phrase suivante.

“En présence d’une réalité extraordinaire, la conscience prend la place de l’imagination.”

 

 

Plus tard dans la journée, il écrit sans arrêt pendant trois ou quatre heures. Après quoi, se relisant, il ne trouve d’intérêt qu’à un seul paragraphe. Bien qu’il ne sache pas trop ce qu’il en pense, il décide de le conserver pour référence future et le copie dans un carnet ligné :

Quand le père meurt, transcrit-il, le fils devient son propre père et son propre fils. Il observe son fils et se reconnaît sur le visage de l’enfant. Il imagine ce que voit celui-ci quand il le regarde et se sent devenir son propre père. Il en est ému, inexplicablement. Ce n’est pas tant par la vision du petit garçon, ni même par l’impression de se trouver à l’intérieur de son père, mais par ce qu’il aperçoit, dans son fils, de son propre passé disparu. Ce qu’il ressent, c’est peut-être la nostalgie de sa vie à lui, le souvenir de son enfance à lui, en tant que fils de son père. Il est alors bouleversé, inexplicablement, de bonheur et de tristesse à la fois, si c’est possible, comme s’il marchait à la fois vers l’avant et vers l’arrière, dans le futur et dans le passé. Et il y a des moments, des moments fréquents, où ces sensations sont si fortes que sa vie ne lui paraît plus se dérouler dans le présent.

 

 

La mémoire comme un lieu, un bâtiment, une succession de colonnes, de corniches et de portiques. Le corps à l’intérieur de l’esprit, comme si là-dedans nous déambulions d’un lieu à un autre, et le bruit de nos pas tandis que nous déambulons d’un lieu à un autre.

“Il faut se servir d’emplacements nombreux, écrit Cicéron, remarquables, bien distincts, et cependant peu éloignés les uns des autres ; employer des images saillantes, à vives arêtes, caractéristiques, qui puissent se présenter d’elles-mêmes et frapper aussitôt notre esprit…Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu’on y trace, l’arrangement et la disposition de ces images à l’écriture, et la parole à la lecture.”

 

 

Il y a dix jours qu’il est revenu de Paris. Il s’y était rendu pour raisons professionnelles et c’était la première fois depuis plus de cinq ans qu’il retournait à l’étranger. Le voyage, les conversations continuelles, les excès de boisson avec de vieux amis, le fait d’être si longtemps séparé de son petit garçon, tout l’avait lassé à la fin. Comme il disposait de quelques jours avant son retour, il a préféré les passer à Amsterdam, une ville où il n’était jamais allé. Il pensait : les tableaux. Mais une fois sur place, c’est par une visite imprévue qu’il a été le plus impressionné. Sans raison particulière (il feuilletait un guide trouvé dans sa chambre d’hôtel), il a décidé d’aller voir la maison d’Anne Frank, qu’on a transformée en musée. C’était un dimanche matin, gris et pluvieux, et les rues le long du canal étaient désertes. Il a grimpé l’escalier étroit et raide, et pénétré dans l’annexe secrète. Dans la chambre d’Anne Frank, cette chambre où le journal a été écrit, nue maintenant, avec encore aux murs les photos fanées de stars d’Hollywood qu’elle collectionnait, il s’est soudain aperçu qu’il pleurait. Sans les sanglots que provoquerait une douleur intérieure profonde, mais silencieusement, les joues inondées de larmes, simple réponse à la vie. C’est à ce moment, il s’en est rendu compte plus tard, que le Livre de la mémoire a commencé. Comme dans la phrase : “Elle a écrit son journal dans cette chambre.”

De cette pièce, qui donnait sur la cour, on apercevait la façade arrière de la maison où jadis Descartes a vécu. Il y a maintenant dans ce jardin des balançoires, des jouets d’enfants éparpillés dans l’herbe, de jolies petites fleurs. Ce jour-là, en regardant par la fenêtre, A. se demandait si les enfants à qui appartenaient ces jouets avaient la moindre idée de ce qui s’était passé trente-cinq ans plus tôt à l’endroit même où il se trouvait. Et si oui, quel effet cela pouvait faire de grandir dans l’ombre de la chambre d’Anne Frank.

Revenir à Pascal : “Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer au repos dans une chambre.” Au même moment à peu près où ces mots prenaient place dans les Pensées, Descartes écrivait, de son logis dans cette maison d’Amsterdam, à un ami qui vivait en France. “Quel autre pays, demandait-il avec enthousiasme, où l’on jouisse d’une liberté si entière ?” Dans un sens, tout peut être lu comme une glose sur tout le reste. Imaginer Anne Frank, par exemple, si elle avait survécu à la guerre, devenue étudiante à l’université d’Amsterdam, et lisant les Méditations de Descartes. Imaginer une solitude si écrasante, si inconsolable que pendant des centaines d’années on ne puisse plus respirer.

 

 

Il note avec une certaine fascination que l’anniversaire d’Anne Frank est le même que celui de son fils. Le 12 juin. Sous le signe des Gémeaux. L’image des jumeaux. Un monde où tout est double, où tout arrive toujours deux fois.

La mémoire : espace dans lequel un événement se produit pour la seconde fois.

 

 

 

Le Livre de la mémoire. Livre deux.

Le Dernier Testament d’Israël Lichtenstein.

Varsovie, le 31 juillet 1942.

“C’est avec ferveur et enthousiasme que je me suis mis à la tâche afin d’aider au rassemblement des archives. On m’en a confié la conservation. J’ai caché les documents. Personne à part moi n’est au courant. Je ne me suis confié qu’à mon ami Hersch Wasser, mon supérieur… Ils sont bien dissimulés. Plaise à Dieu qu’ils soient préservés. Ce sera ce que nous aurons accompli de plus beau et de meilleur en ces temps d’épouvante…Je sais que nous ne serons plus là. Survivre, rester en vie après des meurtres et des massacres aussi horribles serait impossible. C’est pourquoi je rédige ce testament qui est le mien. Peut-être ne suis-je pas digne qu’on se souvienne de moi, sinon pour avoir eu le courage de travailler au sein de la communauté Oneg Shabbat et de m’être trouvé le plus exposé, puisque je détenais tous les documents. Risquer ma propre tête serait peu de chose. Je risque celle de ma chère épouse Gele Seckstein et celle de mon trésor, ma petite fille, Margalit… Je ne veux ni gratitude, ni monument, ni louanges. Je voudrais qu’on se souvienne, afin que ma famille, mon frère et ma sœur qui vivent à l’étranger, puissent savoir ce que sont devenus mes restes… Je voudrais qu’on se souvienne de ma femme. Gele Seckstein, artiste, des douzaines d’œuvres, du talent, elle n’a pas réussi à exposer, pas pu se faire connaître du public. A travaillé parmi les enfants pendant les trois années de guerre, comme éducatrice, comme institutrice, a créé des décors, des costumes pour leurs spectacles, a reçu des prix. Ensemble, maintenant, nous nous préparons à accueillir la mort… Je voudrais qu’on se souvienne de ma petite fille. Margalit, vingt mois aujourd’hui. Elle a une maîtrise parfaite du yiddish, elle parle un yiddish pur. Dès neuf mois elle a commencé à s’exprimer clairement en yiddish. Pour l’intelligence, elle est l’égale d’enfants de trois ou quatre ans. Ceci n’est pas fanfaronnade. Il y a des témoins, ceux qui me le racontent, ce sont les enseignants de l’école du 68, rue Nowolipki…Je ne regrette pas ma vie ni celle de mon épouse. Mais je pleure pour la fillette si douée. Elle aussi mérite qu’on se souvienne d’elle… Puisse notre sacrifice racheter tous les autres juifs dans le monde entier. Je crois à la survivance de notre peuple. Les juifs ne seront pas anéantis. Nous, les juifs de Pologne, de Tchécoslovaquie, de Lituanie et de Lettonie, nous sommes les boucs émissaires pour tout Israël dans tous les autres pays.”

 

 

Debout, immobile, il guette. Il s’assied. Il se met au lit. Il marche dans les rues. Il prend ses repas au Square Diner, seul dans une stalle, un journal étalé devant lui sur la table. Il ouvre son courrier. Il écrit des lettres. Debout, il guette. Il marche dans les rues. Il apprend d’un vieil ami anglais, T., que leurs deux familles sont originaires de la même ville d’Europe de l’Est (Stanislav). Avant la Première Guerre mondiale, cette ville faisait partie de l’Empire austro-hongrois ; entre les deux guerres, elle est passée à la Pologne ; et maintenant, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, à l’Union soviétique. Dans sa première lettre, T. se demande s’il ne se pourrait pas, après tout, qu’ils soient cousins. Dans la seconde, néanmoins, il apporte des éclaircissements. Une vieille tante lui a raconté qu’à Stanislav sa famille avait de la fortune ; la famille de A., par contre (et ceci correspond à ce que celui-ci a toujours su), était pauvre. Selon la tante de T., un parent de A. habitait un petit pavillon dans la propriété de la famille de T. Amoureux fou de la jeune fille de la maison, il l’avait demandée en mariage et elle l’avait éconduit. Il avait alors quitté Stanislav définitivement.

Cette histoire exerce sur A. une fascination particulière, parce que cet homme portait exactement le même nom que son fils.

Quelques semaines plus tard, il lit l’article suivant dans l’Encyclopédie juive :

“AUSTER, DANIEL (1893-1962). Juriste israélien et maire de Jérusalem. Auster, né à Stanislav (alors en Galicie occidentale), a étudié le droit à Vienne. Diplômé en 1914, il s’est installé en Palestine. Pendant la Première Guerre mondiale, engagé dans l’état-major du Corps expéditionnaire autrichien à Damas, il a assisté Arthur Ruppin pour l’envoi, de Constantinople, d’une aide financière aux yishuv affamés. Après la guerre, il a ouvert à Jérusalem un cabinet juridique qui représentait plusieurs intérêts judéo-arabes, et exercé les fonctions de secrétaire du département juridique de la Commission sioniste (1919-1920). En 1934, Auster a été élu au conseil municipal de Jérusalem et en 1935, adjoint au maire. Pendant les années 1936-1938 et 1944-1945, il a fait fonction de maire. En 1947-1948, aux Nations unies, il a défendu la cause juive contre la proposition d’internationalisation de Jérusalem. En 1948, Auster (représentant du parti progressiste) a été élu maire de Jérusalem, poste qu’il était le premier à occuper depuis l’indépendance d’Israël. Il y est resté jusqu’en 1951. En 1948, il a également fait partie du Conseil provisoire de l’État d’Israël. Il a présidé l’Association israélienne pour les Nations unies depuis sa création et jusqu’à sa mort.”

Durant ces trois jours à Amsterdam, il a passé son temps à se perdre. La ville a un plan circulaire (une série de cercles concentriques coupés par les canaux, hachurés par des centaines de petits ponts dont chacun donne accès à un autre, puis à un autre, indéfiniment) et on ne peut pas, comme ailleurs, “suivre” simplement une rue. Pour atteindre un endroit, il faut savoir d’avance par où aller. A. ne le savait pas, puisqu’il était étranger, et de plus il éprouvait une curieuse réticence à consulter un plan. Il a plu pendant trois jours, et pendant trois jours il a tourné en rond. Il se rendait compte que, comparée à New York (ou New Amsterdam, comme il se le répète volontiers depuis son retour), Amsterdam est petite, on pourrait probablement mémoriser ses rues en une dizaine de jours. Et même s’il était perdu, ne lui aurait-il pas été possible de demander son chemin à un passant ? En théorie, oui, mais en fait il était incapable de s’y résoudre. Non qu’il eût peur des inconnus, ou une répugnance physique à parler. C’était plus subtil : il hésitait à s’adresser en anglais aux Hollandais. Presque tout le monde, à Amsterdam, pratique un excellent anglais. Mais cette facilité de communication le troublait, comme si elle avait, d’une certaine manière, risqué de priver le lieu de son individualité. Non qu’il recherchât l’exotisme, mais il lui semblait que la ville y perdrait de son caractère propre – comme si le fait de parler sa langue pouvait rendre les Hollandais moins hollandais. S’il avait eu la certitude de n’être compris de personne, il n’aurait pas hésité à aborder un inconnu et à s’adresser à lui en anglais, dans un effort comique pour se faire comprendre à l’aide de mots, de gestes et de grimaces. Les choses étant ce qu’elles étaient, il ne se sentait pas disposé à violer l’identité nationale des Hollandais, même si eux, depuis longtemps, avaient consenti à un tel viol. Il se taisait donc. Marchait. Tournait en rond. Acceptait de se perdre. Parfois – il s’en apercevait ensuite –, parvenait à quelques mètres de sa destination mais, faute de savoir où tourner, s’engageait alors dans une mauvaise direction et s’éloignait de plus en plus de l’endroit vers lequel il croyait aller. L’idée lui est venue qu’il errait peut-être dans les cercles de l’enfer, que le plan de la ville avait été conçu comme une image du royaume des morts, sur la base de l’une ou l’autre représentation classique. Il s’est alors souvenu que plusieurs schémas du monde souterrain avaient été utilisés comme systèmes mnémotechniques par des écrivains du XVIe siècle traitant de ce sujet (Cosmas Rossellius, par exemple, dans son Thésaurus Artificiosae Memoriae, Venise, 1579). Et si Amsterdam était l’enfer, et l’enfer la mémoire, cela avait peut-être un sens, il s’en rendait compte, qu’il se perdît ainsi. Coupé de tout ce qui lui était familier, incapable d’apercevoir le moindre point de référence, il voyait ces pas qui ne le menaient nulle part le mener en lui-même. C’est en lui-même qu’il errait, qu’il se perdait. Loin de l’inquiéter, cette absence de repère devenait une source de bonheur, d’exaltation. Il s’en imprégnait jusqu’à la moelle. Comme à l’ultime instant précédant la découverte de quelque connaissance cachée, il s’en imprégnait jusqu’à la moelle en se disant, presque triomphalement : Je suis perdu.

 

 

Sa vie ne semblait plus se dérouler dans le présent. Chaque fois qu’il voyait un enfant, il essayait d’imaginer l’adulte qu’il serait un jour. Chaque fois qu’il voyait un vieillard, il tentait de se représenter l’enfant qu’il avait été.

C’était pis avec les femmes, particulièrement avec une femme jeune et belle. Il ne pouvait s’empêcher de considérer, derrière son visage, à travers la peau, le crâne anonyme. Et plus le visage était joli, plus il mettait d’ardeur à y détecter ces signes intrus, annonciateurs du futur : les rides naissantes, le menton promis à l’avachissement, un reflet de désillusion dans les yeux. Il superposait les masques : cette femme à quarante ans, à soixante, à quatre-vingts, comme s’il se sentait obligé de partir, de ce présent où il se trouvait, à la recherche du futur, tenu de dépister la mort qui vit en chacun de nous.

Quelque temps plus tard, il a rencontré une pensée similaire dans une des lettres de Flaubert à Louise Colet (août 1846) et le parallèle l’a frappé : “…C’est que je devine l’avenir, moi. C’est que sans cesse l’antithèse se dresse devant mes yeux. Je n’ai jamais vu un enfant sans penser qu’il deviendrait vieillard ni un berceau sans songer à une tombe. La contemplation d’une femme nue me fait rêver à son squelette.”

 

Marcher dans un couloir d’hôpital et entendre un homme qui vient d’être amputé d’une jambe crier à tue-tête : J’ai mal, j’ai mal. Cet été-là (1979), tous les jours pendant plus d’un mois, traverser la ville pour se rendre à l’hôpital ; chaleur insupportable. Aider son grand-père à mettre ses fausses dents. Raser les joues du vieillard à l’aide d’un rasoir électrique. Lui lire dans le New York Post les résultats des matchs de baseball.

Première exposition de ces thèmes. Épisodes ultérieurs à suivre.

 

 

 

Deuxième commentaire sur la nature du hasard.

Il se souvient d’avoir manqué l’école un jour pluvieux d’avril 1962 avec son ami D. aller aux Polo Grounds assister à l’un des tout premiers matchs joués par les Mets de New York. Le stade était presque vide (huit ou neuf mille spectateurs), et les Mets ont été largement battus par les Pirates de Pittsburgh. Les deux amis étaient assis à côté d’un garçon de Harlem et A. se rappelle l’agréable aisance avec laquelle tous trois ont bavardé au cours de la partie.

Il n’est retourné qu’une fois aux Polo Grounds cours de cette saison, pour un match double contre les Dodgers à l’occasion du Memorial Day (jour du Souvenir, jour des Morts) : plus de cinquante mille personnes sur les gradins, un soleil resplendissant et un après-midi d’événements extravagants sur le terrain : un triple jeu, des coups de circuit sans que la balle sorte du stade, des doubles vols de base. Le même ami l’accompagnait ce jour-là et ils étaient assis dans un coin reculé du stade, rien à voir avec les bonnes places où ils avaient réussi à se faufiler lors du match précédent. Un moment donné, ils se sont levés pour aller chercher des hot-dogs et là, à peine quelques rangées plus bas sur les marches de béton, se trouvait le garçon qu’ils avaient rencontré en avril, installé cette fois à côté de sa mère. Ils se sont reconnus et salués chaleureusement, et chacun s’étonnait de la coïncidence de cette deuxième rencontre. Qu’on ne s’y trompe pas : l’improbabilité d’une telle rencontre était astronomique. Comme les deux amis, A. et D., le garçon qui était maintenant assis près de sa mère n’était pas revenu voir un seul match depuis ce jour pluvieux d’avril.

 

 

La mémoire : une chambre, un crâne, un crâne qui renferme la chambre dans laquelle un corps est assis. Comme dans cette image : “Un homme était assis seul dans sa chambre.”

“Grande, ô mon Dieu, est cette puissance de la mémoire ! s’étonne saint Augustin. […]C’est un sanctuaire immense, infini. Qui a jamais pénétré jusqu’au fond ? Ce n’est pourtant qu’une puissance de mon esprit, liée à ma nature : mais je ne puis concevoir intégralement ce que je suis. L’esprit est donc trop étroit pour se contenir lui-même ? Alors où reflue ce qu’il ne peut contenir de lui ? Serait hors de lui et non en lui ? Mais comment ne le contient-il pas ?”

 

Le Livre de la mémoire. Livre trois.

C’est à Paris, en 1965, qu’il a éprouvé pour la première fois les possibilités infinies d’un espace limité. Au hasard d’une rencontre dans un café avec un inconnu, on l’a présenté à S. À cette époque, l’été entre lycée et université, A. venait d’avoir dix ans et n’était encore jamais venu à Paris. Ce sont ses tout premiers souvenirs de cette ville où il devait passer plus tard une si grande partie de sa vie, et ils sont inévitablement liés à la notion de chambre.

Le quartier de la place Pinel, dans le treizième arrondissement, où habitait S., était un quartier ouvrier et, à cette époque, l’un des derniers vestiges du vieux Paris – le Paris dont on parle encore mais qui n’existe plus. S. un espace si réduit que cela ressemblait d’abord à un défi, une résistance à toute intrusion. Un seul occupant peu plait la pièce, deux personnes l’encombraient. Il était impossible de s’y déplacer sans contracter son corps pour le réduire à ses moindres dimensions, sans concentrer son esprit en un point infiniment petit au-dedans de soi. Ce n’est qu’à cette condition que l’on pouvait commencer à respirer, sentir la chambre se déployer, et se voir en explorer mentalement l’étendue démesurée et insondable. Car cette chambre contenait un univers entier, une cosmogonie en miniature comprenant tout ce qui existe de plus vaste, de plus distant, de plus inconnu. C’était une châsse, à peine plus grande qu’un corps humain, à la gloire de tout ce qui en dépasse les limites : la représentation, jusqu’au moindre détail, du monde intérieur d’un homme. S. avait littéralement réussi à s’entourer de ce qui se trouvait au-dedans de lui. L’espace qu’il habitait tenait du rêve, ses murs telle la peau d’un second corps autour du sien, comme si celui-ci avait été transformé en esprit, vivant instrument de pensée pure. C’était l’utérus, le ventre de la baleine, le lieu originel de l’imagination. En se situant dans cette obscurité, S. avait inventé un moyen de rêver les yeux ouverts.

Ancien élève de Vincent d’Indy, S. avait été considéré jadis comme un jeune compositeur plein de promesses. Aucune de ses œuvres n’avait pourtant été interprétée en public depuis plus de vingt ans. Naïf en toutes choses mais particulièrement en politique, il avait eu le tort de faire jouer à Paris, pendant la guerre, deux de ses plus importantes pièces orchestrales – la Symphonie de feu et l’Hommage à Jules Verne – qui demandaient chacune plus de cent trente musiciens. Et cela en 1943, quand l’occupation nazie battait son plein. À la fin de la guerre, on en avait conclu que S. avait été un collaborateur et, bien que rien ne fût plus éloigné de la vérité, il avait été boycotté par le monde musical français – insinuations, consentement tacite, jamais de confrontation directe. L’unique signe témoignant que ses collègues se souvenaient encore de lui était la carte de vœux qu’il recevait, chaque Noël, de Nadia Boulanger.

Bégayeur, innocent, porté sur le vin rouge, il était si dépourvu de malice, si ignorant de la méchanceté du monde qu’il aurait été bien incapable de se défendre contre ses accusateurs anonymes. Il s’était contenté de s’effacer, en se dissimulant derrière un masque d’excentricité. S’étant institué prêtre orthodoxe (il était russe), il portait une longue barbe et une soutane noire, et avait changé son nom en l’Abbaye de la Tour du Calame. Il continuait cependant – par à-coups, entre des périodes de stupeur – l’œuvre de sa vie : une composition pour trois orchestres et quatre chœurs dont l’exécution aurait duré douze jours. Du fond de sa misère et de son dénuement, il se tournait vers A. et déclarait, dans un bégaiement désespéré, ses yeux gris étincelants : “Tout est miraculeux. Il n’y a jamais eu d’époque plus merveilleuse que celle-ci.”

Le soleil ne pénétrait pas dans sa chambre, place Pinel. Il avait tendu devant la fenêtre une épaisse étoffe noire et le peu de lumière qu’il tolérait provenait de quelques lampes de faible intensité, disposées à des endroits stratégiques. À peine plus grande qu’un compartiment de chemin de fer de deuxième classe, cette chambre en avait plus ou moins la forme : étroite, haute, avec une seule fenêtre tout au fond. S. avait encombré cet espace minuscule d’une multitude d’objets, vestiges d’une vie entière : livres, photographies, manuscrits, fétiches personnels – tout ce qui présentait pour lui quelque importance. Le long de chaque mur, jusqu’au plafond, se dressaient des rayonnages ; surchargés par cette accumulation, tous plus ou moins affaissés et inclinés vers l’intérieur, il semblait que la moindre turbulence risquât d’en ébranler l’édifice et de précipiter sur S. la masse entière des objets. Il vivait, travaillait, mangeait et dormait dans son lit. Juste à sa gauche, de petites étagères étaient encastrées dans le mur, vide-poches qui paraissait receler tout ce qu’il souhaitait avoir sous la main au cours de la journée : stylos, crayons, encre, papier à musique, fume-cigarette, radio, canif, bouteilles de vin, pain, livres, loupe. À sa droite se trouvait un plateau fixé sur un support métallique, qu’il pouvait faire pivoter pour l’amener au-dessus du lit ou l’en écarter, et qu’il utilisait tour à tour comme bureau et pour prendre ses repas. C’était une vie à la Crusoé : naufragé au cœur de la ville. Car S. avait tout prévu. Il avait réussi, malgré sa pauvreté, à s’organiser avec plus d’efficacité que bien des millionnaires. Il était réaliste, en dépit des apparences, jusque dans ses excentricités. Un examen approfondi lui avait permis de connaître ce qui était nécessaire à sa survie et il admettait ses bizarreries comme conditions de son existence. Son attitude n’avait rien de timoré ni de pieux, n’évoquait en rien le renoncement d’un ermite. Il s’accommodait des circonstances avec passion, avec un joyeux enthousiasme, et en y repensant aujourd’hui, A. se rend compte qu’il n’a jamais rencontré personne aussi porté à rire, de si bon cœur et si souvent.

La composition gigantesque à laquelle S. se consacrait depuis quinze ans était loin d’être achevée. Il en parlait comme de son Work in Progress, en un écho conscient à Joyce, qu’il admirait profondément, ou alors comme du Dodécalogue, la décrivant comme l’ouvrage-à-accomplir-qu’on-accomplit-en-l’accomplissant. Il était peu probable qu’il s’imaginât l’achever un jour. Il paraissait accepter presque comme une donnée théologique le caractère inévitable de son échec et ce qui aurait conduit tout autre à une impasse désespérée était pour lui une source intarissable d’espoirs chimériques. À une époque antérieure, la plus sombre, peut-être, qu’il eût connue, il avait fait l’équation entre sa vie et son œuvre, et il n’était plus capable désormais de les distinguer l’une de l’autre. Toute idée alimentait son œuvre ; l’idée de son œuvre donnait un sens à sa vie. Si sa création avait appartenu à l’ordre du possible – un travail susceptible d’être terminé et, par conséquent, détaché de lui – son entreprise en eût été faussée. Il était essentiel d’échouer, mais de n’échouer que dans la tentative la plus incongrue que l’on pût concevoir. Paradoxalement, le résultat final était l’humilité, une manière de mesurer sa propre insignifiance par rapport à Dieu. Car des rêves tels que les siens ne pouvaient exister que dans l’esprit de Dieu. En rêvant ainsi, S. avait trouvé un moyen de participer à tout ce qui le dépassait, de se rapprocher de quelques pouces du cœur de l’infini.

Pendant plus d’un mois, au cours de cet été 1965, A. lui avait rendu visite deux ou trois fois par semaine. Il ne connaissait personne d’autre dans la ville et S. y était devenu son point d’attache. Il pouvait toujours compter sur lui pour être là, l’accueillir avec enthousiasme (à la russe : en l’embrassant sur les joues, trois fois, à gauche, à droite, à gauche) et ne demander qu’à bavarder. Plusieurs années après, dans une période de grande détresse, il a compris que la continuelle attirance exercée sur lui par ces rencontres avec S. provenait de ce que, grâce à elles, pour la première fois, il savait quelle impression cela fait d’avoir un père.

Son propre père était un personnage lointain, presque absent, avec lequel il avait très peu en commun. S., de son côté, avait deux fils adultes qui, se détournant tous deux de son exemple, avaient adopté vis-à-vis de l’existence une attitude agressive et hautaine. En plus de la relation naturelle qui existait entre eux, S. et A. étaient attirés l’un vers l’autre par des besoins convergents : pour l’un, celui d’un fils qui l’acceptât tel qu’il était ; pour l’autre, celui d’un père qui l’acceptât tel qu’il était. Ceci était renforcé par des coïncidences de dates : S. était né la même année que le père de A., qui était né la même année que le plus jeune fils de S. Avec A., S. assouvissait sa fringale de paternité en un curieux mélange de générosité et d’exigences. Il l’écoutait avec gravité et considérait son ambition de devenir écrivain comme le plus naturel des espoirs pour un jeune homme. Si A. avait souvent éprouvé, devant le comportement étrange et renfermé de son père, le sentiment d’être superflu dans sa vie, incapable de rien accomplir qui puisse l’impressionner, S. lui permettait, par sa vulnérabilité et son dénuement, de se sentir nécessaire. A. lui apportait à manger, l’approvisionnait en vin et en cigarettes, s’assurait qu’il ne se laissait pas mourir de faim – un danger réel. Car c’était là le problème avec S. : il ne demandait jamais rien à personne. Il attendait que le monde vînt à lui et s’en remettait à la chance pour son salut. Tôt ou tard, quelqu’un passerait bien : son ex-femme, l’un de ses fils, un ami. Même alors, il ne demandait rien. Mais il ne refusait rien non plus.

Chaque fois que A. arrivait avec un repas (généralement un poulet rôti provenant d’une charcuterie de la place d’Italie), cela se transformait en simulacre de festin, prétexte à célébration. “Ah, du poulet !” s’exclamait S. en mordant dans un pilon. Et puis tandis qu’il mastiquait, le jus dégoulinant dans sa barbe : “Ah, du poulet !” ponctué d’un rire espiègle et un peu moqueur, comme s’il avait considéré son appétit avec ironie sans toutefois renier le plaisir de manger. Dans ce rire, tout devenait absurde et lumineux. L’univers était retourné, balayé, et aussitôt rétabli comme une sorte de plaisanterie métaphysique. Un monde où il n’y avait pas de place pour un homme dépourvu du sens de son propre ridicule.

 

 

D’autres rencontres avec S. Échange de lettres entre Paris et New York, quelques photographies, le tout disparu aujourd’hui. En 1967 : un nouveau séjour de plusieurs mois. S. avait alors abandonné ses soutanes et repris son propre nom. Mais sa façon de s’habiller lorsqu’il faisait de petites balades dans les rues de son quartier était tout aussi merveilleuse. Béret, chemise de soie, écharpe, pantalons de gros velours, bottes d’équitation en cuir, canne d’ébène à pommeau d’argent : Paris vu par Hollywood vers les années vingt. Ce n’est peut-être pas un hasard si son plus jeune fils est devenu producteur de cinéma.

En février 1971, A. est retourné à Paris, où il allait demeurer pendant trois ans et demi. Bien qu’il ne fût plus là en visiteur et que par conséquent son temps fût occupé, il a continué à voir S. assez régulièrement, à peu près tous les deux mois. Le lien entre eux existait toujours mais, avec le temps, A. s’est mis à se demander si leur relation actuelle ne reposait pas sur la mémoire de cet autre lien, formé six ans plus tôt. Il se trouve qu’après son retour à New York (juillet 1974) A. n’a plus écrit à S. Non qu’il eût cessé de penser à lui. Mais les souvenirs qu’il en gardait lui paraissaient plus importants que la perspective de renouer un jour le contact. C’est ainsi qu’il a commencé à ressentir de façon palpable, comme dans sa peau, le passage du temps. Sa mémoire lui suffisait. Et cette découverte, en elle-même, était stupéfiante.

Mais ce qui l’a étonné plus encore c’est que lorsqu’il est enfin retourné à Paris (en novembre 1979), après une absence de plus de cinq ans, il n’a pas rendu visite à S. Et cela en dépit de la ferme intention qu’il en avait. Pendant tout son séjour, long de plusieurs semaines, il s’est éveillé chaque matin en se disant : Aujourd’hui je dois trouver le temps de voir S., et puis, au fil de la journée, il s’inventait des excuses pour ne pas y aller. Il a commencé à comprendre que sa réticence était due à la peur. Mais la peur de quoi ? De remonter dans son propre passé ? De découvrir un présent en contradiction avec le passé, qui risquait donc d’altérer celui-ci et de détruire, par conséquent, les souvenirs qu’il voulait préserver ? Non, ce n’était pas si simple, il s’en rendait compte. Alors quoi ? Les jours passaient, et peu à peu il a vu clair. Il avait peur que S. ne soit mort. C’était irrationnel, il le savait. Mais parce que son père était mort depuis moins d’un an, et parce que l’importance que S. avait pour lui était précisément liée à la notion de père, il avait l’impression que d’une certaine manière la mort de l’un impliquait automatiquement celle de l’autre. Il avait beau se raisonner, c’était sa conviction. En plus, il se disait : Si je vais chez S., je vais apprendre qu’il est mort. Si je n’y vais pas, cela signifie qu’il vit. Il lui semblait donc pouvoir contribuer, par son absence, à maintenir S. en ce monde. Jour après jour, il déambulait dans Paris avec en tête l’image de S. Cent fois dans la journée, il s’imaginait entrant dans la petite chambre de la place Pinel. Et il demeurait malgré tout incapable de s’y rendre. C’est alors qu’il s’est aperçu que vivre ainsi était insoutenable.

 

 

Nouveau commentaire sur la nature du hasard.

Une photographie subsiste de sa dernière visite à S., à la fin de ces années parisiennes (1974). A. et S. sont debout, dehors, devant l’entrée de la maison de S. Chacun entoure de son bras les épaules de l’autre et leurs visages rayonnent manifestement d’amitié et de camaraderie. Cette image fait partie des rares souvenirs personnels qu’il a emportés Varick Street.

Cette photo qu’il examine maintenant (veille de Noël 1979) lui en rappelle une autre qu’il voyait jadis au mur de la chambre de S. : S. jeune, il peut avoir dix-huit ou dix-neuf ans, y pose avec un garçon de douze ou treize ans. La même évocation d’amitié, les mêmes sourires, les mêmes attitudes bras-autour-des-épaules. S. avait raconté à A. qu’il s’agissait du fils de Marina Tsvetaieva. Marina Tsvetaieva, qui, avec Mandelstam, était aux yeux de A. le plus grand poète russe. Regarder cette photo de 1974 c’est, pour A., imaginer la vie impossible de cette femme, cette vie à laquelle elle a mis fin en 1941, en se pendant. Elle avait habité en France pendant la plus grande partie des années écoulées entre la guerre civile et sa mort, dans le milieu des émigrés russes, la même communauté au sein de laquelle S. avait été élevé ; il l’avait connue et s’était lié d’amitié avec son fils, Mour ; Marina Tsvetaieva, qui avait écrit : “Passer sans laisser de trace / est peut-être la meilleure façon / de conquérir le temps et l’univers – / passer, et ne pas laisser une ombre / sur les murs…” ; qui avait écrit : “Je ne le voulais pas. Ou alors / pas cela. (En silence : écoute ! / Vouloir, c’est le propre des corps, / Dès lors l’un à l’autre – âmes nous / Voilà… )” ;qui avait écrit : “En ce monde-ci hyperchrétien / Les poètes sont des juifs.”

À leur retour à New York, en 1974, A. et sa femme s’étaient installés dans un immeuble de Riverside Drive. Parmi leurs voisins se trouvait un vieux médecin russe, Gregory Altschuller ; il avait plus de quatre-vingts ans, travaillait encore comme chercheur dans un des hôpitaux de la ville et partageait avec son épouse la passion de la littérature. Son père avait été le médecin personnel de Tolstoï et une énorme photographie de l’écrivain barbu, dûment dédicacée, d’une écriture également énorme, à son ami et docteur, trônait sur une table dans l’appartement de Riverside Drive. Au cours de leurs conversations, A. avait appris une chose qui lui avait paru pour le moins extraordinaire. Dans un petit village de la région de Prague, en plein cœur de l’hiver 1925, Gregory Altschuller avait accouché Marina Tsvetaieva de son fils, ce même fils qui deviendrait le garçon sur la photo au mur de S.

Mieux encore : cet accouchement était le seul qu’il eût pratiqué au cours de sa carrière.

“Il faisait nuit, écrivait il y a peu le docteur Altschuller, c’était le dernier jour de janvier 1925… Il neigeait, une tempête terrible qui ensevelissait tout. Un jeune Tchèque est arrivé chez moi en courant, du village où Tsvetaieva habitait avec sa famille, bien que son mari ne fût pas auprès d’elle à ce moment-là. Sa fille était partie aussi, avec son père. Marina était seule.

“Le gamin est entré en trombe en m’annonçant : « Pani Tsvetaieva voudrait que vous veniez tout de suite, elle a commencé d’accoucher ! Il faut vous dépêcher, le bébé arrive. » Que pouvais-je répondre ? Je me suis habillé rapidement et suis parti à travers la forêt, dans la neige jusqu’aux genoux, sous une tempête déchaînée. J’ai ouvert la porte et je suis entré. À la faible lueur d’une ampoule solitaire, j’ai vu des piles de livres dans un coin de la pièce ; ils atteignaient presque le plafond. Des déchets accumulés depuis plusieurs jours avaient été poussés dans un autre coin. Et Marina était là, au lit, fumant cigarette sur cigarette, avec son bébé déjà bien engagé. M’accueillant d’un joyeux : « Vous êtes presque en retard ! » Je cherchais partout quelque chose de propre, un peu de savon. Rien, pas un mouchoir frais, pas le moindre bout de quoi que ce soit. Elle fumait dans son lit, souriante, en disant : « Je vous avais prévenu que vous mettriez mon bébé au monde. Vous êtes là – c’est votre affaire maintenant, plus la mienne…»

“Tout s’est passé sans trop de mal. Mais le bébé est né avec le cordon ombilical si serré autour du cou qu’il pouvait à peine respirer. Il était bleu…

“J’ai fait des efforts désespérés pour le ranimer et il a enfin commencé à respirer ; de bleu, il est devenu rose. Pendant ce temps Marina fumait en silence, sans un mot, les yeux fixés sur le bébé, sur moi…

“Je suis revenu le lendemain et ensuite j’ai vu le bébé tous les dimanches pendant plusieurs semaines. Dans une lettre datée du 10 mai 1925, Marina écrivait : « Pour tout ce qui concerne Mour, Altschuller donne ses directives avec fierté et tendresse. Avant ses repas, Mour prend une cuiller à café de jus de citron sans sucre. Il est nourri selon les principes du professeur Czerny, qui a sauvé la vie à des milliers de nouveau-nés en Allemagne pendant la guerre. Altschuller vient le voir chaque dimanche. Percussion, auscultation, une sorte de calcul arithmétique. Après quoi il écrit pour moi le régime de la semaine, ce qu’il faut donner à Mour, combien de beurre, combien de citron, combien de lait, comment augmenter progressivement les quantités. Sans prendre de notes, il se souvient à chacune de ses visites de ce qu’il a prescrit la fois précédente… J’ai parfois une envie folle de lui prendre la main pour l’embrasser…»

“L’enfant a grandi rapidement, c’est devenu un gosse plein de santé, sa mère et ses amis l’adoraient. La dernière fois que je l’ai vu il n’avait pas un an. À cette époque Marina est partie en France, où elle a vécu pendant quatorze ans. Georges (le nom officiel de Mour) est allé à l’école et a étudié avec enthousiasme la littérature, la musique et les beaux-arts. En 1936 sa sœur Alia, qui avait à peine vingt ans, a quitté sa famille et la France pour retourner en Russie soviétique, à la suite de son père. Marina restait seule avec son petit garçon… dans des conditions matérielles et morales extrêmement dures. En 1939 elle a demandé un visa soviétique et a regagné Moscou avec son fils. Deux ans plus tard, en août 1941, sa vie atteignait son terme tragique…

“C’était encore la guerre. Le jeune Georges Efron était au front. « Adieu littérature, musique, études », écrivait-il à sa sœur. Il signait « Mour ». Soldat, il s’est conduit avec courage, en combattant intrépide ; il a participé à de nombreuses batailles et est mort en juillet 1944, l’une des centaines de victimes tombées près de Druika, sur le front ouest. Il n’avait que vingt ans.”

 

 

Le Livre de la mémoire. Livre quatre.

Plusieurs pages blanches. Poursuivre avec d’abondantes illustrations. De vieilles photos de famille, à chaque personne sa famille, en remontant aussi loin que possible dans les générations. Les regarder avec la plus grande attention.

Ensuite plusieurs séries de reproductions, à commencer par les portraits peints par Rembrandt de son fils Titus. Les y inclure tous : depuis l’image du petit garçon en 1650 (cheveux dorés, chapeau à plume rouge), et celle de l’enfant en 1655, “étudiant ses leçons” (pensif devant sa table, balançant un compas de la main gauche, le pouce droit appuyé contre son menton), jusqu’au Titus de 1658 (dix-sept ans, l’extraordinaire chapeau rouge et, comme l’a écrit un commentateur, “l’artiste a peint son fils avec le même regard pénétrant qu’il appliquait généralement à ses propres traits”) et enfin la dernière toile qui subsiste, du début de 1660 : “Le visage semble être celui d’un vieil homme affaibli, rongé par la maladie. Bien entendu, notre regard est averti – nous savons que Titus allait précéder son père dans la mort…”

Poursuivre avec le tableau (d’auteur inconnu) représentant sir Walter Raleigh avec son fils Wat à huit ans, en 1602, qui se trouve à Londres, à la National Portrait Gallery. À noter : l’étrange similitude de leurs attitudes. Père et fils posent de face, la main gauche sur la hanche, le pied droit pointé vers l’extérieur à quarante-cinq degrés, le pied gauche vers l’avant, et l’expression de farouche détermination du fils imite le regard assuré et impérieux du père. Se souvenir que lorsque Raleigh a été relâché après treize ans d’incarcération dans la tour de Londres (1618) et s’est lancé, pour laver son honneur, dans la fatale expédition de Guyane, Wat était avec lui. Se souvenir que Wat a perdu la vie dans la jungle, à la tête d’une charge téméraire contre les Espagnols. Raleigh à son épouse : “Jusqu’ici j’ignorais ce que douleur veut dire.” Et il est rentré en Angleterre, et a laissé le roi lui couper la tête.

Poursuivre avec d’autres photographies, plusieurs douzaines peut-être : le fils de Mallarmé, Anatole ; Anne Frank (“Sur cette photo-ci, on me voit telle que je voudrais être toujours. Alors j’aurais sûrement une chance à Hollywood. Mais ces temps-ci, hélas, je suis en général différente.”) ; Mour ; les enfants du Cambodge ; les enfants d’Atlanta. Les enfants morts. Les enfants qui vont disparaître, ceux qui sont morts. Himmler : “J’ai pris la décision d’anéantir tous les enfants juifs de la surface du globe.” Rien que des images. Parce que, à un certain point, on est amené par les mots à la conclusion qu’il n’est plus possible de parler. Parce que ces images sont l’indicible.

 

 

Il a passé la majeure partie de sa vie d’adulte à parcourir des villes, souvent étrangères. Il a passé la majeure partie de sa vie d’adulte, courbé sur un petit rectangle de bois, à se concentrer sur un rectangle de papier blanc plus petit encore. Il a passé la majeure partie de sa vie d’adulte à se lever, à s’asseoir et à marcher de long en large. Telles sont les limites du monde connu. Il écoute. S’il entend quelque chose, il se remet à écouter. Puis il attend. Il guette et attend. Et s’il commence à voir quelque chose, il guette et attend encore. Telles sont les limites du monde connu.

La chambre. Brève évocation de la chambre et / ou des dangers qui y sont tapis. Comme dans cette image : Hölderlin dans sa chambre.

Raviver le souvenir de ce voyage mystérieux : trois mois seul, à pied, à travers le Massif central, les doigts crispés, dans sa poche, autour d’un pistolet ; ce voyage de Bordeaux à Stuttgart (des centaines de kilomètres) qui a précédé les premiers vacillements de sa raison, en 1802.

“Mon cher, il y a longtemps que je ne t’ai écrit ; entre-temps j’ai été en France et j’ai vu la terre triste et solitaire, les bergers de la France méridionale et certaines beautés, hommes et femmes, qui ont grandi dans l’angoisse du doute patriotique et de la faim. L’élément puissant, le feu du ciel et le silence des hommes, leur vie dans la nature, modeste et contente, m’ont saisi constamment, et comme on le prétend des héros, je puis bien dire qu’Apollon m’a frappé.”

Arrivé à Stuttgart, “d’une pâleur mortelle, très maigre, les yeux vides et farouches, les cheveux longs, barbu, habillé comme un mendiant”, il s’est présenté devant son ami Matthison avec ce seul mot : “Hölderlin.”

Six mois plus tard, sa bien-aimée Suzette était morte. 1806, schizophrénie, et après cela, pendant trente-six ans, une bonne moitié de sa vie, il a vécu seul dans la tour que lui avait bâtie Zimmer, le charpentier de Tübingen – Zimmer, ce qui, en allemand, veut dire chambre.