PAUL AUSTER
OU L’HÉRITIER SANS TESTAMENT
L’Invention de la solitude constitue à la fois l’art poétique et l’ouvrage fondateur de Paul Auster. Qui veut le comprendre doit partir de là et tous ses autres livres ramènent à celui-ci. Roman-manifeste divisé en deux parties, le Portrait d’un homme invisible et le Livre de la mémoire, ce volume se place d’emblée sous le signe du remords : Paul Auster est devenu écrivain parce que son père, en mourant, lui a laissé un petit héritage qui l’a soustrait à la misère. Le décès du père n’a pas seulement libéré l’écriture, il a littéralement sauvé la vie du fils. Celui-ci n’en finira jamais de payer sa dette et de rembourser en bonne prose le terrifiant cadeau du trépassé. En guise d’acquittement, il s’attache ici à ressusciter la figure de cet homme qu’il connaissait mal. M. Auster père, propriétaire d’immeubles, était un personnage absent, « un bloc d’espace impénétrable ayant forme humaine » ; être invisible, « touriste de sa propre existence » il ne donnait jamais l’impression de pouvoir être situé et masquait cette évanescence par un bavardage perpétuel. Comment être soi-même au monde quand son propre père était hors jeu ? Ce proche qui lui était étranger l’a donc rendu étranger à lui-même. Il lui a interdit d’abord l’exutoire habituel des enfants : la rébellion. On ne se révolte pas contre un fantôme. Et l’auteur qui a dû perdre son père pour le découvrir multipliera ensuite dans ses romans les figures de géniteurs inconsistants, falots, pitoyables, tout encombrés de leur progéniture et incapables d’assumer leur paternité. Tel Pinocchio sortant Geppetto de la gueule du requin, Paul Auster devra sauver son père de l’oubli pour le remettre au monde et par là même justifier sa propre naissance. Au fur et à mesure que le récit progresse, dessinant du mort un visage de plus en plus complexe, une certitude s’impose : un père ça se mérite. En enfantant son propre parent à travers les mots, l’auteur rétablit les fils d’une transmission rompue et se donne la possibilité d’avoir des enfants à son tour.
Bref une subtile dialectique préside à cette intrigue. Il existe en effet selon Auster une fausse évidence de la proximité ; et l’anonymat n’est pas seulement le malheur des foules ou des cités mais aussi le cancer qui ronge les cellules familiales ou conjugales. Le côte à côte des êtres masque souvent un gouffre et seules la mort ou la distance peuvent les rapprocher. Nous sommes séparés des autres par ce qui nous relie à eux, nous sommes séparés de nous-mêmes par l’illusion de nous connaître. De même qu’il faut s’oublier pour avoir accès à une certaine vérité de soi, de même il faut quitter les autres pour les retrouver dans le prisme de la mémoire ou de l’éloignement. Le plus proche est le plus énigmatique et la distance comme le deuil et l’errance sont aussi les instruments d’une reconquête.
Au commencement sont donc la faute et la dépossession. Seuls un accident, une fêlure sortiront le moi de son apathie, de la pseudo-intimité qu’il entretient avec lui-même. Et ici commence la série des vertigineux paradoxes austériens. Premier paradoxe : l’enfermement est une modalité de l’exil. L’Invention de la solitude peut se lire comme un éloge des chambres et des endroits clos. Cette clôture n’a rien à voir avec un quelconque panégyrique de la vie privée ou du « cocooning » : il n’y a ni privé ni public dans cet univers romanesque puisque l’individu ne s’appartient pas, que son centre est hors de lui. Ce goût des espaces étroits où l’esprit peut se projeter sur les murs – et la recension de ce thème chez Hölderlin, Anne Frank, Collodi, Van Gogh ou Vermeer est passionnante – fait de la chambre une sorte d’utérus mental, le lieu d’une seconde naissance. Dans ce lieu fermé, le sujet accouche en quelque sorte de lui-même, il accède à la vie de l’esprit alors qu’il détenait déjà la vie biologique. Cette claustration le transforme en un naufragé volontaire, Robinson échoue en pleine ville, enkysté dans une minuscule fissure de l’habitat urbain. Ce naufrage est nécessaire même s’il ressemble à un suicide différé. Il faut mourir à soi-même, semble dire Auster, pour exister, il y a un sens rédempteur de l’annulation. De là ces héros qui chez lui se mettent en jeu jusqu’aux limites du dénuement physique ou de la faim. Cette passion autodestructrice et qui résiste de peu à l’anéantissement total (dans un mouvement analogue à ce que Paul Auster analyse chez Knut Hamsun) transforme le séjour dans la chambre en une sorte d’ascèse laïque sans transcendance, sans Dieu. Comme si à la mort réelle des pères devait répondre la mort fictive des fils, le personnage austérien est toujours prêt à s’offrir en sacrifice : seule vaut l’existence qui a fait l’expérience de la disparition.
Deuxième paradoxe : la mort est le préliminaire à la résurrection. Puisque cette vie qui nous fut donnée par un autre ne vaut rien, la descente aux enfers est le seul moyen de se la réapproprier, de tuer le vieil homme en soi. La chambre est une prison qui nous ouvre les portes de la liberté ou pour le dire autrement le moi est un cachot dans lequel il faut accepter de s’immerger pour s’en évader. Si la claustration prélude au nomadisme, celui-ci en revanche servira aux protagonistes à se réconcilier avec eux-mêmes.
Troisième paradoxe austérien : le vagabondage est un auxiliaire de l’intimité. C’est le hasard, chez Auster, cette providence ironique et malicieuse, qui va casser la fausse division entre le proche et le lointain, le mien et le tien, le nôtre et le leur. Aussi loin qu’il parte, l’individu part à la rencontre de lui-même ; il est tendanciellement chez lui partout puisqu’il n’est pas chez lui dans sa propre maison :
« Pendant la guerre, le père de M., pour échapper aux nazis, s’était caché pendant plusieurs mois à Paris dans une chambre de bonne. Il avait finalement réussi à partir et à atteindre l’Amérique où il avait commencé une vie nouvelle. Des années s’étaient écoulées, plus de vingt années. M. était né, avait grandi et s’en allait maintenant étudier à Paris. Une fois là, il passait quelques semaines difficiles à chercher un logement. Au moment précis où, découragé, il allait y renoncer, il se trouvait une petite chambre de bonne. Aussitôt installé, il écrivait à son père pour lui annoncer la bonne nouvelle. Environ une semaine plus tard arrivait la réponse : ton adresse, écrivait le père de M., est celle de l’immeuble où je me suis caché pendant la guerre. Suivait une description détaillée de la chambre. C’était celle-là même que son fils venait de louer.”
Tout Auster est là dans cet amour des coïncidences qui font rimer les événements les plus lointains, les plus improbables. Il excelle à parsemer les aventures de ses personnages de corrélations qui ne signifient rien à priori mais à qui l’histoire donnera des prolongements inattendus. Le recensement des signes que le destin sème sur notre route est le seul moyen de combattre l’arbitraire : dans le désordre des jours surgissent en filigrane les traces d’un ordre qui semble nous régir mystérieusement. Il y a du sens dans le monde mais un sens qui est suggéré, jamais clairement énoncé. Tout chez Paul Auster arrive donc par hasard ; et quelle plus belle figure du hasard que l’héritage, événement aussi funeste que bénéfique. Comme si l’argent d’un mort était un don accablant par lequel il nous entraîne avec lui outre-tombe. La difficulté de cet art romanesque va donc être de conférer à la figure de l’imprévu le poids de la nécessité, de convertir sans cesse l’invraisemblable en inévitable, d’échapper à la gratuité. Le travail du romancier tient aussi du funambulisme : plonger les personnages dans des situations incohérentes, tisser ensuite entre eux un réseau d’analogies très denses, enchaîner de façon inéluctable les épisodes si bien que l’ouvrage refermé, l’histoire ne peut plus, pour le lecteur, se passer autrement. Ce goût des retournements, des brutales volte-face situe aussi Paul Auster dans une tradition picaresque aux antipodes de ses maîtres revendiqués, Kafka et Beckett.
L’errance a chez lui ceci d’original que loin de confronter un individu avec la froideur et l’hostilité du monde, elle le place face à lui-même, à des fragments de sa vie disséminée. Tout le ramène à soi et comme le huis clos de la chambre est un microcosme, le vaste monde est une chambre qui nous parle de nous dans un langage obscur. Chez soi cela peut être partout puisque chez soi n’est pas chez soi. L’Invention de la solitude annonce un thème que Paul Auster élèvera au rang d’une véritable obsession : le nomadisme par volonté de se cloîtrer, l’introspection pour mieux s’évader. (D’où l’attrait des pseudonymes et des non-lieux dans Cité de verre, cette capacité des êtres d’endosser d’autres identités, ce kaléidoscope de doubles, de sosies, de moi aléatoires, ces instants de suspension où le vivant choisit presque de s’incarner en un autre, autant de vertiges qui baignent cette trilogie dans une sorte de platonisme discret.) « Chercher à se trouver dans l’exil », cette formule qu’Auster utilise à propos de Thoreau s’applique parfaitement à lui. Il a su inverser tous les signes du départ et de la sédentarité : l’évasion est une expérience de l’intimité, le face à face celle de l’éloignement. Et cette inversion est peut-être née de l’expérience d’un petit garçon qui a éprouvé au contact de son père la solitude et l’absence absolues.
On comprend ce qui différencie Paul Auster d’autres écrivains de son temps, ce qui fait aussi son succès. Rien de moins narcissique que ce romancier obsédé de soi. C’est qu’il récuse deux attitudes fréquentes aujourd’hui : celle du moi orgueilleux maître de soi, sans attaches ni passé et celle du traditionaliste ou du minoritaire fier de son identité, de ses racines, de son peuple. Son point de vue est autre : il se reconnaît relié à une famille, à une tradition, à une culture mais d’un lien hautement problématique. Bref pour paraphraser le célèbre vers de René Char, l’héritage est ambigu : il manque le testament. Puisque rien ne fait sens à priori – c’est la malédiction même de la modernité – le moi, comme la solitude et la tradition, doit littéralement être inventé et recréé. Auster n’est pas un adepte de la différence, il ne revendique aucun statut particulier, ne se barricade pas dans une appartenance comme dans un ghetto. Il ne cherche pas ce qui sépare mais ce qui rapproche les hommes ; et ce qu’ils ont en commun, c’est un même désarroi devant leur identité. Mais il a évité aussi ce qui tue la littérature française depuis vingt ans : l’envahissante prolifération de l’autobiographie, du journal intime, le nombrilisme érigé en genre à part entière. Or cette littérature qui tend à rétrécir la vie au lieu de l’élargir se résout le plus souvent en un gémissement amer puisqu’elle traduit d’abord l’impossibilité d’échapper à soi. Et c’est l’ironie sinistre de ces livres que, voués à exhaler l’essence la plus intime des individus, leur subjectivité à nulle autre pareille, ils finissent par tous se ressembler comme s’ils étaient écrits par la même personne. Avec ces publications, l’écriture devient une activité séparatrice, contredisant sa vocation à l’universel. Et la célébration maniaque de sa différence ou de son intériorité expulse le lecteur qui ne veut pas se laisser attraper ou fasciner. Au lieu de créer un monde où tous puissent cohabiter, l’écrivain ne prend à la collectivité que l’outil commun, le langage, pour mieux s’en éloigner et dire combien il est unique. Toutes ces voix qui soliloquent et nous content leurs petites misères instaurent un univers de la surdité générale où chacun, parlant de soi, n’a plus le temps d’écouter les autres.
À rebours de cette débauche d’égotisme, Auster a écrit avec son Invention de la solitude un récit dont la force réside dans la simplicité même. À travers cette apparente banalité, le lecteur se retrouve et le roman redevient ce qu’il est, une patrie ouverte à tous les hommes sans distinction, un lieu d’accueil : « J’ai moins l’impression d’y avoir raconté l’histoire de ma vie que de m’être servi de moi pour explorer certaines questions qui nous sont communes à tous », dit Auster dans un entretien à propos de ce livre. Le héros austérien n’est pas quelqu’un qui se préfère, pour reprendre la définition brechtienne du bourgeois, mais quelqu’un qui doute et communique ce doute au lecteur. Et l’on s’identifie moins aux péripéties des protagonistes qu’à l’étrangeté qu’ils éprouvent à l’égard d’eux-mêmes, eux pour qui être quelqu’un ou devenir ce que l’on est semble constituer la difficulté suprême. Auster ne condamne pas, à la façon des classiques, la misère du moi face à la grandeur de Dieu, il fait pis, il dissout ce moi, le décrète inexistant. L’incertitude corrode jusqu’à nos fondations les plus intimes, le cœur de la personne est vide ou encombré de tant de parasites que cela équivaut à n’être rien.
Cette œuvre traduit donc bien la passion généalogique d’un déraciné et il n’est pas indifférent qu’Auster soit un Américain tout entier tourné vers l’Europe. Mais cette proximité est trompeuse : sa lecture produit un double effet de familiarité et de dépaysement car Auster, profondément ancré dans le Nouveau Monde, enrichit le roman américain de thèmes européens plutôt qu’il n’écrit des livres européens en Amérique. L’Invention de la solitude, hommage au père disparu, se prolonge dans la deuxième partie par un salut chaleureux adressé à tous les poètes et penseurs qui ont influencé l’auteur. Écrire c’est se choisir d’autres pères pour compenser le sien, se découvrir relié spirituellement, devenir aussi plus que soi. La mémoire est immersion dans l’histoire de tous ces autres qui nous constituent. Le narrateur distingue une par une ces voix qui parlent en lui et doivent se décanter pour laisser libre place au noyau intime. Mais ce total est impossible à établir : le moi palimpseste, tel un oignon qu’on n’en finirait pas d’éplucher, résiste à l’énumération. Cette pérégrination dans les continents de la mémoire a beau être l’occasion d’un merveilleux voyage, elle n’apaise en rien la blessure : aussi loin qu’on aille, le moi est toujours hanté ou écartelé par les autres, il est une pièce emplie d’intrus et d’étrangers qui parlent à sa place. La démarche austérienne n’est bien sûr pas l’anamnèse proustienne, la tentative de figer la fuite du temps dans une œuvre d’art qui rachète par là même les imperfections de la vie. C’est une quête sans fin, sans résultat garanti et qui ne peut se conclure. Détective de soi, Paul Auster met une science très exacte du récit au service d’une enquête métaphysique : pourquoi y a-t-il un moi plutôt que rien ? Il emprunte le genre du roman policier et à l’abri de cette armature y glisse sa propre fiction. À la fin, pourtant, rien ne se résout. Chaque livre est bien une œuvre collective, l’hommage qu’un écrivain rend aux défunts et aux vivants qui l’ont aidé à écrire. Mais cette politesse envers les morts, cette manière de les convoquer à son chevet, de les convier à un vaste colloque à travers les siècles, n’éponge pas la dette. De même qu’un fils n’en finit pas de payer la mort de celui qui l’a engendré, de même le moi ne cesse jamais de régler son dû. Il pourrait même se définir de cette façon : le débiteur perpétuel, toujours en état d’obligation envers les autres. De là que la littérature doit inlassablement récrire le testament absent. Et si le prophète, selon l’aphorisme célèbre, est celui qui se souvient du futur, l’écrivain, selon Auster, serait celui qui prédit le passé, pour le fixer et s’en défaire. Mais les archives du souvenir sont à la fois confuses et sans fin ; et le greffier qui prétend les enregistrer s’égare dans un labyrinthe.
Paul Auster a totalement renouvelé le genre du roman de formation. Il a mis en lumière avec un rare talent la souffrance qu’il y a aujourd’hui à être un individu éjecté de la coquille protectrice d’une croyance ou d’une tradition. Au bout de ces longues recherches il ne délivre aucune sagesse. Chacun de ses romans esquisse l’amorce d’une rédemption et la repousse. La défaite de la réponse, c’est-à-dire du réconfort, l’entêtement à rester dans la douleur de la question, telle est la force de cette œuvre. Chacune des intrigues qu’il construit constitue une énigme un peu plus obscure une fois qu’on l’a dévoilée qu’avant. Sa littérature est comme un bref éclat de lumière qui va d’un mystère enfoui à un mystère exposé, une lueur entre deux ténèbres. « Le simple fait d’errer dans le désert n’implique pas l’existence de la Terre promise. » Tous ses personnages, vagabonds, joueurs, semi-clochards, paumes magnifiques, écrivains ratés, sont en route. Ils sont plus sereins en bout de course, tel ce Marco Stanley Fogg se tenant dans la trouble clarté lunaire face à l’Océan, à la fin de Moon Palace, ils ne sont jamais souverains. Leur odyssée chaotique ne connaît pas l’apaisement et toujours ils échouent à retrouver une innocence d’après le péché. L’écriture ne console pas du tourment, elle le déplace, l’approfondit ; l’écriture est vanité qui ne dit pas l’expérience de la perte et du dessaisissement. Peut-être l’œuvre déjà si riche de Paul Auster préfigure-t-elle ce qui devrait selon certains historiens, devenir la religion de l’avenir, le christiano-bouddhisme : le souci du salut personnel lié à une conscience aiguë de la précarité et du vide.
PASCAL BRUCKNER
FIN